Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-443-3 16 € TTC en France
Marie-Hélène Prouteau L’Enfant des vagues
Marie-Hélène Prouteau est professeure de lettres. Elle a publié des essais (Éditions Ellipses) et deux romans : Les Blessures fossiles (2008) et Les Balcons de la Loire (2012) aux Éditions La Part Commune. Originaire de Brest, elle vit aujourd’hui à Nantes.
L’Enfant des vagues
Éditions Apogée
Que se passe-t-il au pays des champs d’algues ? On n’entend plus la mer. L’enfant n’a pas les mots pour dire la mer assassinée. Les champs d’algues, pour lui, sont un talisman : avec l’océan, avec les rochers, ils bornent son monde. Ils sont aussi le territoire du père, goémonier, mystérieusement absent. Alors, ces oiseaux étouffés dans le pétrole, comment prendre de leurs nouvelles, s’interroge l’enfant. Il fait la promesse d’en relever chaque jour le nombre dans son carnet bleu. Son regard innocent se pose sur les hommes et les femmes accaparés, curieusement parfois, par le grand malheur qui les frappe. Aidé par le vieux monsieur devenu son ami, il s’éveille à luimême et à la vie qui se poursuit, obstinée, dans le flux des marées. D’une superbe écriture, l’auteure évoque à travers le regard d’un enfant la beauté de la mer et le drame des marées noires qui ont endeuillé à plusieurs reprises les côtes bretonnes.
Marie-Hélène Prouteau
L’Enfant des vagues
Collection « Piqué d’étoiles » créée par François Rannou, dirigée par Jacques Josse
Du même auteur : Les Balcons de la Loire, Éditions La Part Commune, 2012. Les Blessures fossiles, Éditions La Part Commune, 2008.
© Éditions Apogée, 2014 ISBN 978-2-84398-443-3
Marie-Hélène Prouteau
L’Enfant des vagues
Éditions Apogée
Sur les cartes de géographie, c’était une langue de terre posée à la corniche du monde. On l’appelait le pays des champs d’algues et des menhirs. D’un côté, il y avait le territoire des goémoniers et des pêcheurs. Comment dire la beauté des longues laminaires dorées qui ondulaient à fleur d’eau et se découvraient à marée basse ? De l’autre, un peu à l’intérieur, il y avait les terres et les champs au milieu desquels parfois s’était perdu un menhir solitaire. Depuis combien de temps le menhir raboté par les vents entendait-il s’élancer au loin le fracas sauvage des vagues contre les rochers ? Depuis combien de temps se penchait-il avec douceur en voyant les aigrettes de soie violette des fleurs d’artichauts, déployées à perte de vue ? Ceux qui travaillaient là menaient une vie dure, les uns juchés sur les talus arides, les autres ballottés sur les bateaux. Et tous, la poitrine soulevée au rythme des souffles du large, avaient la mer dans les yeux et fixaient 7
sur elle leurs regards. C’était ainsi dans ce pays : il y avait deux côtés, il y avait le côté de l’eau et celui de la terre, mais l’âme commune, c’était la mer. Dès qu’on venait au monde, elle était là comme une évidence. Inscrite pour toujours dans les corps. Comment était-ce possible ? Peut-être la magie de cette violente âpreté marine ? Les hommes et les femmes avaient la mer en eux. Au réveil ou quand ils arpentaient les grèves, dans l’air chargé de sel et d’iode, dans la marée qui rythme les heures et renouvelle les choses, dans le cri des goélands, dans le vent qui, des heures durant, affole maisons et bateaux de ses sifflements furieux. La mer était là. Ce qui les reliait à la mer, c’était un lien de chair. Ils connaissaient pourtant sa rudesse. Pluies et lames confondues, le vent avait toujours le dernier mot dans ce pays rincé par les assauts des vagues. Un jour, il arriva une chose terrible : là où il y avait eu vie et lumière, les couleurs n’eurent plus droit de séjour.
Le jour du grand malheur — c’était en février — l’enfant marchait sur le sentier côtier vers la Crique aux Douaniers. Le dévidoir bondissait dans sa main, le fil se perdait tout là-haut dans le vent et le cerf-volant planait, libre comme un oiseau. Les digues au loin ressemblaient à des bras protecteurs. L’enfant s’agenouilla et ramassa quelques galets tout plats. Ils étaient bien blancs, piqués de petites étoiles de quartz. Il ferait des ricochets sur la plage tout à l’heure. Il inspira profondément, huma l’air… Quelle odeur bizarre ! Il ramena la corde du cerfvolant et plia les ailes. Il ne sentait même plus le vent qui déboulait en grandes gifles dans les oyats affolés. Son corps était à l’affût. Curieusement, autour de lui, c’était le silence. Que se passe-t-il ? On n’entend plus la mer ! On n’entend plus la mer ! On n’entend plus la mer ! Il se mit à courir sur la dune qui faisait une sorte de corniche à cet endroit. La plage en contrebas était assez 9
loin. L’aspect de l’eau lui coupa le souffle. Ses doigts s’ouvrirent et les galets tombèrent un à un dans le sable, s’enfonçant tristement. Ce n’était plus de l’eau. Qu’estce que c’était ? Un immense drap noir. Aussi sombre, aussi épais, que celui qu’on avait posé sur le cercueil de grand-mère. Et le noir avance, envahit la plage, ce noir, ce… Les mots fuyaient-ils, eux aussi, épouvantés ? Ne restaient dans sa tête que des syllabes disjointes. La peur le gagnait. Il marqua un temps d’arrêt. Cours donc ! Cours ! Mais le cerf-volant sous son bras semblait le retenir à présent. Qu’est-ce que c’est ? Que se passe-t-il ? Il n’y a plus de vagues ! Quelques ondulations seulement, sans embruns, sans paquets de mer, sans rubans d’écume. Du haut de la dune, il distinguait une matière curieuse qui peinait à arriver sur la plage. Il frissonna. La mer se taisait toujours. Quoi ! Plus rien ne ressemble à rien. Où suis-je ? cria-t-il au vent. Où sont donc les vagues ? Où sont les algues à fleur d’eau ? Son cœur cognait comme une bête furieuse, il n’entendait plus que ces coups qu’on frappait en lui. Plus un bruit au-dehors. Fini le chant inépuisable de la mer ? Finis le choc des vagues sur le rivage, les cris des oiseaux ? Où sont les mouettes, les cormorans, les goélands ? Une étrange oppression serrait sa poitrine. Il tenait très fort le cerf-volant. Suis-je le seul à être vivant ? Le ventre de la mer était-il en train de se transformer ? L’espèce de gelée brunâtre qu’il voyait zigzaguer au loin, se frayait un chemin entre les rochers, les algues et les coques de bateaux renversées sur le sable… Ça engloutissait lentement la plage, coquillages, bouts de bois, galets,
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haveneaux oubliés. Une odeur à donner la nausée emplissait l’air. Qu’est-ce qui est le pire : l’odeur… Le silence de mort ? Et ce froid qui le pénétrait de l’intérieur. Ah ! Pas moyen d’arrêter le tremblement de ses mains, il n’y avait plus que cette peur glacée en lui. Tout était si bizarre. Bien sûr, il arrivait souvent que les choses lui échappent, que la vie autour de lui s’embrouille. N’était-il pas un enfant ? Mais aujourd’hui, que se passait-il ? Malgré sa terreur, il décida d’aller jusqu’à la pointe pour voir ce qui se passait. Ce cerf-volant… Il l’encombrait ! Il pensa le déposer dans l’ancienne maison du douanier. Le vent plus fort fit se lever des gerbes de sable. Il parvint devant l’énorme amas de rochers. Il aimait bien celui qui se trouvait en surplomb, curieusement fendu en deux, comme près de s’effondrer sur la petite maison. Il suivit sans encombre le passage étroit jusqu’à celle-ci, poussa la vieille porte et laissa son cerf-volant contre le mur. Dès que je peux, je reviens te récupérer. Il reprit le sentier côtier, les lèvres serrées. Il fut surpris de ne pas voir passer vers les digues le bateau blanc qui faisait chaque jour la navette avec l’Île Basse. Pourtant, c’était son heure. Plus loin, sur une levée de dune, au croisement du sentier et de la grand-route, les gens du bourg arrivaient et s’attroupaient. Il aperçut des visages familiers. Jean-Ba, Hervé et d’autres, avec les mines fermées des jours de mauvaise pêche. Tous les regards fixaient un même point au large. Quelque chose d’étrange, d’incroyable. Ses yeux se fatiguaient à force de regarder. Un bateau gigantesque se démenait dans les vagues. Sa coque brisée était prise de furieuses convulsions. Chaque
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assaut de la mer faisait tressaillir deux mâchoires géantes au-dessus des eaux. La peur ne le quittait pas. Il eut l’impression que le Cyclope entrouvrait son œil unique et l’épiait, en grognant et crachant tout ce qu’il pouvait. Le terrible Cyclope qu’affronte Ulysse dans le livre qu’il aimait tant lire. Cette gueule effrayante, cette pupille noire… Comme mes mains sont moites, comme mes jambes tremblent ! Si ça pouvait s’arrêter. Si je pouvais retourner jouer avec mon cerf-volant, disait une petite voix en lui. Arc-boutés face au vent, ceux du bourg, ceux des fermes allaient et venaient sur la dune, l’air complètement perdu. Ils restent comme deux ronds de flan, se dit-il. – Un pétrolier échoué… Quatrième marée noire ! Ça peut plus durer, lança, à côté de lui, le vieux tout ridé, tandis qu’une vilaine grimace déformait son visage. – Quatrième quoi ? balbutia l’enfant qui ne connaissait pas ces mots jetés pêle-mêle au vent. Il n’y eut pas de réponse. Personne ne cherchait le moins du monde à écouter ou à répondre. Il se passait quelque chose de terrible. Mais quoi ? Il battit en retraite en rongeant son frein. Tout semblait aller de travers ! Était-ce son imagination ? Il avait l’habitude que les autres se moquent gentiment de lui : « Écoute, tout ça, c’est dans ta tête. Était-ce pour de vrai aujourd’hui ? » Le vent de plus en plus fort déchaînait ses sifflements qu’il connaissait bien. Ses grands bruits d’ailes venus du fond de la mer, aujourd’hui, lui serraient la gorge.
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Des gamins de la ferme d’à côté déboulèrent près de lui en riant, légers, insouciants en ce jour de vacances. Ils s’immobilisèrent, soudain muets, et se mirent à jeter des regards apeurés vers le large. L’enfant, le cœur chaviré, continuait de trembler. Il reconnut plus loin la veste écossaise à carreaux. – Gaby ! Il s’empressa de courir vers son oncle. Une chance que je le trouve ici, se dit-il, un peu rassuré en l’embrassant. Il a l’œil effaré des homards pris dans les casiers. Le voilà qui paraît carrément plus vieux que ses vingt-cinq ans, même avec ses cheveux longs. Gaby restait silencieux, le visage sombre. L’enfant eut brusquement envie de lui prendre la main. Il hésita un instant, gêné, en lorgnant les autres gamins — tant pis s’ils me voient faire. Sa main saisit finalement la grande main rude. Il sentit qu’elle serrait fort la sienne. – Encore un de ces voyous des mers ! brailla son oncle dans le vent. Des sanglots étouffés, près de lui. C’était Jean-Ba. Un dur à cuire qui avait fini la saison de la Saint-Jacques, deux doigts broyés par une poulie. L’enfant vit son torse massif se soulever à plusieurs reprises. Il n’en revenait pas : Jean-Ba pleurait. À côté, le patron du MarieTempête fermait rageusement les poings. Incroyable, sa pomme d’Adam qui bougeait sans arrêt. Jean-Ba se laissa tomber à terre : – Ça doit être comme ça la fin du monde. La fin du monde, se dit l’enfant, si seulement j’avais écouté au catéchisme quand le curé parlait, je
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