FEMMES DE BRETAGNE IMAGES ET HIST OIRE
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Marie-Thérèse CLOITRE, maître de conférences à l’université de Bretagne occidentale, Brest Claude GESLIN, professeur à l’université Rennes 2/Haute-Bretagne, Rennes Didier GUYVARC’H, maître de conférences à l’IUFM de Bretagne, Rennes Hervé MARTIN, professeur à l’université Rennes 2/Haute-Bretagne, Rennes Fañch ROUDAUT, professeur à l’université de Bretagne occidentale, Brest
Dans la même collection :
Bretagne. Images et histoire.
© Apogée / Presses Universitaires de Rennes 1998 ISBN 2-84398-021-6 ISBN 2-86847-356-3 Dépôt légal : octobre 1998
F E M M E S DE BRETAG N E Images et Histoire DIRIGÉ PAR
ALAIN CROIX et CHRISTEL DOUARD
APOGÉE • PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES
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Sainte Apolline et son bourreau. Groupe sculpté en bois, fin du 15e siècle. Chapelle SaintJacques en Merléac (Côtes-d’Armor).
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Mélou Gélébart, agricultrice, et son père. Photographie de Didier Olivré, 1993.
p r o p o s Femmes, je vous aime… La voix de Julien Clerc transfigure un sentiment qui peut être sexiste mais n’en est pas moins indispensable à l’historien(ne) : ce livre veut concilier la démarche savante avec la tendresse, et peut-être l’amour, de la Bretagne, et de ses femmes. Histoire des femmes donc, mais avant tout histoire tout court, celle des femmes ne se concevant pas hors d’un contexte d’histoire aussi totale que possible, et d’une relation avec les hommes ambiguë mais incontournable : la vierge et martyre Apolline et son bourreau, autant que Mélou Gélébart, agricultrice, chef d’exploitation, assistée par son père. L’histoire des femmes est d’autant plus ambiguë que l’immense majorité des témoignages et des documents qui nous sont parvenus expriment des regards d’hommes. Ils nous privent, à l’évidence, d’une bonne part de l’intime. Ils nous obligent, surtout pour les périodes anciennes, à des détours qui consistent le plus souvent à ruser avec le religieux : les
La livraison du pain à Douarnenez. Photographie de Paul Gruyer, vers 1880.
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Le maire François-Louis Guillou et sa servante. Bas-relief de René Quillivic pour le monument aux morts de Guiclan (Finistère).
Publicité parue dans L’Express (17-23 juillet 1997).
miniatures des Livres d’heures ne sont pas conçues pour une histoire des femmes, mais comment sans elles saisir la toilette ou les tâches ménagères ? Le large recours à l’image, indispensable plus encore que pour une histoire des hommes, risque cependant de réduire l’histoire des femmes à celle des représentations. Ce n’est pas un hasard si les Bigoudènes sont surreprésentées dans la peinture et la photographie, jusqu’au ridicule publicitaire qui n’hésite pas à les associer à Plougastel, autre nom qui fleure bon la Bretagne profonde… ; le message est clair : même chez les ploucs, le monde sans fil est à Cette carte postale Neurdein d’une série intitulée « Coutumes, mœurs et costumes bretons » porte la légende Intérieur de ferme bretonne, chambre et étable commune (avant 1914). À partir d’un cas exceptionnel, la caricature de l’archaïsme breton.
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vous. Il nous appartient donc de ne pas congédier le réel, même quand il prend les aspects de la caricature.
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Le blé noir. Tableau d’Émile Bernard (1888). Au moment de la récolte, le blé noir (ou sarrasin), une des bases de l’alimentation de la population rurale bretonne, se pare d’un rouge intense.
C’est à bras-le-corps que les femmes d’Émile Bernard
servante honorée, pour une fois, à l’égal de son
moissonnent le blé noir, et la reconnaissance de la
« maître ».
réalité prend plus couramment encore les modestes
Il est donc possible d’accéder, avec prudence, à
allures du quotidien : la livraison du pain, ou la
l’histoire des femmes, à celle de toutes les femmes, 7 •
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Audierne, à l’entrée du port. Photographie de Victor Camus, vers 1910.
femme du pêcheur guettant à l’entrée du port aussi bien qu’aristocrate délicatement installée dans son confort du 18e siècle. Il est possible d’accéder à la société des femmes, de manière spectaculaire — quels yeux ! — avec les grandes noces du début du siècle, de manière plus intense dans le regard que deux vieilles femmes de Lampaul-Ploudalmézeau portent sur la fillette qui leur parle en breton : le symbole de la transmission d’une culture qui, l’on s’en doute bien, n’est pas simplement celle de la langue. L’exemple est bien utile pour nous garder de l’idéalisation : en La transmission de la langue : à Lampaul-Ploudalmézeau, la petite fille parle en breton aux deux femmes âgées. Photographie de Marc Le Tissier, vers 1975.
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En Cornouaille : jeunes filles lors d’un repas de noces rÊunissant 2100 personnes. Carte postale Neurdein, avant 1914.
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Basse-Bretagne, les femmes transmettent moins que les hommes la langue bretonne… L’histoire des femmes est donc plus difficile que celle des hommes. Il nous faut sans cesse esprit critique garder. C’est plus important que dans les autres territoires de l’historien, car notre vision — celle des historiens comme les autres — est ici encombrée de stéréotypes et de préjugés parfois bien enracinés. Cela demande, en outre, plus d’efforts, tant est grande aujourd’hui la tentation de compenser les injustices du passé — et du présent — en proposant une image unique des femmes victimes d’une société d’hommes : la maîtresse et la servante, la patronne et l’ouvrière partagent à l’évidence des soucis communs, mais ceux-ci ne l’emportent certainement pas sur ce qui les sépare, même si nos ignorances ne nous
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Guillemette de Rosnyvinen de Piré. Tableau de Carle Van Loo, vers 1765.
Le décor femme ou la femme objet : épi de faîtage en terre cuite vernissée du 17e siècle (?) portant, en médaillon, l’effigie d’une femme censée représenter Marie de Médicis. Destiné à orner la toiture, l’objet, fabriqué à Chartres-deBretagne, provient d’une maison des environs de Rennes.
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La force de la transmission orale : Marie Huilliou-Goabic de Langonnet (Morbihan) chante, vers 1965, la gwerz (complainte) de Louis Le Ravallec relatant un crime commis en 1732. Photographie d’E. Raviart.
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L’engagement dans la vie publique : sur cette photographie prise au début des années 1930 au port Rhu, figure, au premier plan à droite, Joséphine Pencalet qui, si la loi l’avait alors permis, aurait exercé les fonctions de maire de Douarnenez.
permettent pas toujours d’apporter suffisamment de
être séduit par Marie Huilliou-Goabic chantant la
précisions.
gwerz de Louis Le Ravallec, et livrant ainsi l’histoire,
Il y a plus : la légitime sympathie pour les plus
venue de la seule transmission orale, d’un jeune
humbles — et les femmes ont dû, bien souvent, l’être
homme réellement assassiné en 1732 au soir du par-
plus que les hommes —, le souci plus ou moins
don de Saint-Fiacre du Faouët ? Comment ne pas être
conscient de corriger une injustice — celle de la vie,
ému par l’ouvrière sardinière Joséphine Pencalet, sym-
autant que celle des historiens — laissent à la séduc-
boliquement élue conseillère dans la première munici-
tion, et donc à la tentation de l’excessive complicité, un
palité communiste de France, à Douarnenez, deux
champ plus vaste qu’à l’habitude. Comment ne pas
décennies avant que les femmes n’obtiennent le droit 11 •
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La Bretagne. Tableau de François Ehrmann ornant la salle des fêtes de l’Hôtel de ville de Paris (1891).
de vote et l’éligi-
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bilité ? Et par la sainte
peintre François Ehrmann
Barbe de l’église paroissiale de
anticipe quelque peu sur la réa-
Lopérec ? Et par ces jeunes femmes
lité ; femme de vie surtout, à
anonymes, donatrice au 16e siècle d’un
l’exemple des petites Bigoudènes aux
vitrail à Peumerit-Cap pour l’une, manifestant en 1994 à Quimper avec d’autres lycéens pour l’autre ?
pieds nus qui apprennent la vie, les plus jeunes en jouant, les autres, déjà, en brodant. C’est aussi, avec autant de facilité que de
Histoire des femmes certes, mais donc aussi
sérieux, rappeler que
histoire de femmes : femme-image et femme-objet,
Le poète a toujours raison / [quand il] déclare
parce que c’est une part de la réalité ; femme-sym-
avec Aragon / La femme est l’avenir de
bole, comme celle qui tient la barre dans un tableau
l’homme.
Sainte Barbe. Statue en kersanton (1590), église paroissiale de Lopérec (Finistère).
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Portrait d’une jeune femme : vestiges d’une verrière du 16e siècle, église paroissiale de Peumerit (Finistère).
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Le crochet et le jeu : petites filles devant l’église de Pont-l’Abbé. Photographie de Constant Puyo, vers 1900.
Manifestation de lycéens à Quimper en 1994. Photographie de Vefa Le Bris du Rest.
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L’enfantement (la naissance du Christ), haut-relief en kersanton. Détail du calvaire de Tronoën, Saint-Jean-Trolimon (Finistère).
Statue de la Vierge à l’Enfant. Ancienne abbaye de Rillé, Fougères (Ille-et-Vilaine).
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la Nativité sont figurés. La Vierge en gésine, allongée, la poitrine découverte, porte l’Enfant Jésus, assistée de saint Joseph. C’est dans cette position inhabituelle, et non pas assise comme de coutume, qu’elle reçoit l’hommage des Rois venus d’Orient. C’est peut-être en même temps une représentation de l’accouchement idéal, moins construite et chargée de sens que sur l’un des panneaux du calvaire de Tronoën (1470-1490), où la jeune accouchée aux seins épanouis a quelque chose de l’Ève d’Autun. L’Enfant, ici, n’est plus un poupon : petit garçon, vêtu d’une longue robe, il porte la boule du monde et s’apprête, bien droit, à proclamer la vérité.
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L’allaitement est figuré de manière plus particulière encore avec sainte Gwenn, héritière présumée de la déesse-mère, telle qu’elle est figurée à la chapelle Saint-Vennec de Briec un peu plus tard. « Teirbronn » (trois mamelles), elle allaite Guénolé, laissant ses deux autres seins à découvert. À ses côtés, se tiennent debout ses deux autres fils, Gwennec et Jacut, nommément désignés sur des phylactères. La Vierge à l’Enfant (milieu du 15e siècle) de l’ancienne abbaye de Rillé, près de Fougères, relève du type de Marie éducatrice au livre ouvert, mais elle n’apprend pas vraiment à lire à Jésus, à la différence des saintes Anne « maîtresses d’école » attestées en divers lieux. La distance reste grande entre cette Vierge lisante et l'Enfant-Dieu qui sait tout par avance. De toute manière, la mère apprenant à lire à son enfant ne peut être qu’un cas exceptionnel dans la Bretagne médiévale. Toute mère en revanche peut éprouver les souffrances endurées par Marie pâmée de douleur et la Vierge de Pitié. Celle d’Orvault, qui tient sur ses genoux son fils torturé, constitue une belle composition pyramidale de la fin du 15e ou du début du 16e siècle. Pour comprendre l’impact éventuel d’une telle représentation, il faut penser aux variations des prédicateurs sur les incommensurables
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douleurs de la mère de Jésus et à la création de confréries de Notre-Dame de Pitié. Le thème entretient aussi un antijudaïsme persistant, malgré l’absence des juifs à cette époque en Bretagne.
Statue de sainte Gwenn et de ses trois fils. Chapelle Saint-Vennec, Briec (Finistère).
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La vie de sainte Marguerite d’Antioche, telle qu’elle est relatée en dix-huit panneaux à la chapelle Notre-Dame-du-Tertre de Châtelaudren, n’a rien à voir avec un itinéraire féminin ordinaire, mais elle peut se lire elle aussi selon deux registres. Le peintre, à l’œuvre dans les années 1450-1475, illustre un chapitre de la Légende dorée avec délicatesse et alacrité. En choisissant de se faire baptiser à l’âge de raison, Marguerite a suscité la haine de son père. Devenue bergère, elle attire par sa beauté l’attention du préfet Olibrius, dont un messager vient la demander en mariage. Comme la jeune fille ne veut pas renoncer à sa religion pour épouser un païen, Olibrius la fait arrêter et battre, suspendue à un chevalet, puis l’emprisonne. Dans sa geôle, la sainte est avalée par un dragon dont elle sort saine et sauve par la vertu du signe de la croix. Comme elle persiste dans son refus du paganisme, elle subit tour à tour l’ardeur de torches enflammées et les rigueurs de l’immersion dans un bassin, pour être finalement décapitée. Avant de mourir, elle a énoncé une promesse destinée à lui attirer la dévotion des femmes enceintes : toute femme en couches qui se recommandera à moi enfantera heureusement. Sans s’arrêter au rôle utilitaire de la sainte, on peut se demander si son histoire ne symbolise pas, en la poussant à l’extrême, la violence couramment imposée par les hommes aux femmes, de la pression verbale à la contrainte physique.
Vierge de Pitié en pierre calcaire, vers 1500, provenant de la chapelle du château d’Orvault (Loire-Atlantique).
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Scènes de la vie de sainte Marguerite d’Antioche. Peintures sur lambris, fin du 15e siècle. Chapelle Notre-Dame du Tertre, Châtelaudren (Côtes-d’Armor).
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Autoportrait de Franรงois Valentin peignant sa femme (1796).
Dans la vie sociale,
sous le regard de l’homme L’historien qui veut évoquer les hiérarchies sociales se trouve confronté à un déséquilibre des sources – encore plus accentué s’agissant de l’iconographie que de la documentation écrite – entre ce que, par commodité, l’on peut appeler le peuple et les élites. Celles-ci sont en effet sur-représentées par rapport à leur poids numérique. À l’intérieur du peuple lui-même, les plus pauvres échappent à peu près totalement au regard des créateurs et ils n’ont, bien sûr, pas les moyens, en auraient-ils l’envie, de faire peindre leur portrait. Tout cela, qui est vrai de l’ensemble de la population, s’applique peut-être encore plus aux femmes. Celles du peuple qui ont financé, conjointement avec leurs maris, ce qui a des chances d’être leur propre représentation, l’ont, par exemple, fait figurer, en bas-relief de pierre, sur le linteau de maisons assez solides pour défier les siècles et assez heureuses pour ne pas avoir été détruites par l’homme. Cela donne ainsi, dans le pays de Pontivy, le couple propriétaire d’une riche ferme de Neulliac ou encore ce couple de Kerdréan, en Cléguérec, deux têtes séparées par un pichet et par une coupe à boire et identifiables comme étant celles de commerçants, cabaretiers ou pintiers. Dans les deux cas, la femme est à la droite de l’homme, comme le Fils à celle du Père. Hasard, peut-être ? Ou, plutôt, une marque supplémentaire de l’infériorité féminine.
C’est aussi en vertu d’une vision inégalitaire des sexes que l’Église impose aux femmes de cacher leurs cheveux dans les édifices du culte. Celles du peuple le font systématiquement même en dehors des lieux saints. La coiffe de la cabaretière de Cléguérec n’apparaît pas avec assez de netteté pour permettre de longs commentaires. Il faut tout de même rappeler que la diversification des costumes en fonction de la géographie, de la profession et du statut social n’a pas attendu le 19e siècle. À la fin du 18e siècle, les quelques gravures de Valentin illustrant le Voyage dans le Finistère de Cambry en portent témoignage pour les femmes des environs de Quimper et de Pont-l’Abbé. Une sculpture antérieure d’un siècle semble aller dans le même sens pour ce qui est de la région de Pontivy. Un doute subsiste quand même sur le statut social de la femme en prières de la chapelle du Guelhouit en Melrand. S’agit-il d’une personne
Le linteau sculpté d’une maison (18e siècle) à Kerdréan en Cléguérec (Morbihan).
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d’un milieu non-paysan, voire d’une noble, ou bien peut-on l’identifier à une paysanne ? À l’appui de la seconde hypothèse, la situation de la statuette au sommet d’un retable dédié à saint Isidore, le patron des laboureurs. Les paysannes, du moins les plus riches, avaient-elles déjà adopté, dans les années 1680, les éléments de ce costume, qui sont ceux que l’on retrouvera chez les femmes du peuple de la région de Pontivy aux 19e et 20e siècles, et notamment la coiffe de cérémonie ? Le doute, pour le moment, ne peut être levé et notre connaissance iconographique du costume paysan en général, et féminin en particulier, passe à peu près exclusivement par des documents de nature religieuse. Or, les saintes sont, de toute façon, moins nombreuses que les saints et les artistes ne vont pas, en outre, revêtir de hardes leurs statues. Les paysannes ne bénéficient pas d’un équivalent féminin de saint Isidore et, pour les pauvres, il n’existe pas de groupes similaires à celui de saint Yves. Que reste-t-il ? Quelques éléments sans doute aussi décoratifs que symboliques, comme cette paysanne du porche de Daoulas. Faute de pouvoir évoquer le réalisme des vêtements, peut-on parler de celui de la situation ? La femme porte dans sa main droite une grappe de raisins, et son tablier, qu’elle a relevé, déborde des mêmes fruits. Elle tient dans la main gauche un objet utilisable pour la vendange. Travaille-t-elle pour le compte de l’abbaye, puisque, dans notre région, la vigne est fortement liée au christianisme ? Ou bien le sculpteur a-t-il voulu, comme peut le laisser penser la grossièreté des traits de son visage, faire une allusion à la consommation de vin à des fins profanes ? Le raisin lui-même n’entre pas dans les habitudes alimentaires des paysans. Quant au vin, il arrive en grands quantités par le relais d’innombrables ports et havres. Il manque de toute façon l’explication d’origine, ce qui n’est pas toujours le cas, s’agissant d’une source, elle aussi religieuse, mais d’un autre genre, les « cartes » de Michel Le Nobletz. Elles fourmillent de petits personnages, en qui il serait tentant de chercher les Bretonnes et les Bretons de la première moitié du 17e siècle. Hélas ! La finalité des documents est purement pédagogique : la représentation
Statue de femme en prière (vers 1683). Retable de la chapelle du Guelhouit en Melrand (Morbihan).
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La servante aux pourceaux. Détail de la carte du Miroir du monde de Michel Le Nobletz (vers 1630). ▲
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du vêtement doit identifier clairement le porteur aux yeux du public. Nous avons donc affaire à une synthèse de la réalité, de l’image que se fait le public de chaque type social… et de l’image que s’en font Le Nobletz peut-être, ses peintres sûrement. Le plus réaliste dans la servante aux pourceaux, ce sont donc les animaux, encore proches des sangliers, et aussi la confirmation que leur soin est confié aux femmes. Ici, la servante pourrait aussi bien être la fermière car, dans les familles paysannes de l’époque – et elles constituent une énorme majorité –, la division sexuelle des tâches est en général précise et immuable, et la basse-cour revient aux femmes. Leur domaine presque réservé est quand même la maison. Dans la journée, surtout au moment des grands travaux, les hommes en sont souvent
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Paysanne aux raisins. Détail du porche de l’église de Daoulas (Finistère). Le berceau. Gravure d’Olivier Perrin (1808).
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L’arrachage des pommes de terre. Lithographie d’Henri Rivière, 1906.
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La paye des veuves de marins, Tréguier (Côtes-d’Armor). Carte postale Neurdein, vers 1900.
humaine, mais permettant aussi de nourrir les cochons qui désormais assurent sous forme de lard l’apport de viande nécessaire aux rudes travailleurs de la terre. On se contente le plus souvent d’une récolte couvrant les besoins de la famille. Mais ici et là la culture de la pomme de terre primeur se développe, dès le milieu du siècle dans le pays bigouden, très vite aussi dans le pays malouin. Les femmes sont présentes à toutes les étapes de sa culture. Lors des semences, elles jettent la pomme de terre dans le trou fait à la houe par l’homme et rebouché par le
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coup suivant. Elles sont là lors de l’arrachage, triant les pommes de terre, les secouant dans de grands paniers d’osier pour enlever le reste de terre, les mettant en sacs. Dans le même temps on a brûlé les fanes mises en tas, à moins qu’elles ne soient utilisées aussi pour nourrir le bétail. Charles Le Goffic, dans L’âme bretonne, évoque bien ces femmes de marins-pêcheurs des côtes finistériennes qui s’embarquent parfois avec les hommes participant à la pêche au merlu et au maquereau. Plus souvent cependant, elles restent à terre et s’occupent, seules, de l’exploitation familiale. C’est le cas en particulier des îliennes, que ce soit à Sein, Ouessant, Groix. L’homme n’y a aucun contact avec la terre, ignorant même parfois où se trouvent les parcelles. Ailleurs, la femme est seule du fait de son veuvage car les drames de la mer sont nombreux et beaucoup d’hommes ne reviennent pas, du fait aussi des longues campagnes de la pêche à la morue dans les arrière-pays de SaintMalo et de la baie de Saint-Brieuc. Il lui faut alors subvenir à tout. Certaines activités sont liées en aval à des prolongements industriels. La culture du lin s’est maintenue dans le Léon et le Trégor grâce aux efforts conjugués de la Société linière de Landerneau et du Conseil général des Côtes-du-Nord. Les femmes participent aux différentes opérations du travail du lin. Il s’agit surtout désormais d’alimenter les fabriques mécaniques des villes, mais on continue cependant à réaliser un tissu rustique en mélangeant fils de lin et de chanvre avec de la laine pour la fabrication de vêtements communs. Il en est de même pour la récolte du goémon. Les femmes ramassent les algues déposées par la mer sur les plages et, à certaines époques de l’année déterminées par l’administration, elles pénètrent, avec les hommes et les enfants, dans la mer à marée basse pour couper avec la faucille la précieuse récolte qu’il est en revanche interdit d’arracher mais qu’il faut ensuite ramener sur la terre ferme. Le danger est alors partout et il s’agit de ne pas glisser sur les rochers. Une partie contribue à fertiliser les terres proches de la mer, leur fournissant azote et potasse ; cela explique la richesse des régions de Saint-Pol-de-Léon, d’Yffiniac, de Plougastel ou de Saint-Malo consacrées très tôt aux cultures spéciali-
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La ramasseuse de goémon. Tableau d’Alfred Guillou, 1890.
Les brûleuses de varec’h. Tableau de Georges Clairin, vers 1863.
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Marchandes de beurre (Nantes). Lithographie de Jules Grandjouan, 1899.
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sées et les femmes sont largement sollicitées pour les récoltes : oignons, choux-fleurs, artichauts, fraises, qui alimentent les marchés des grandes villes dès l’apparition du chemin de fer sous le Second Empire ou sont exportées vers la GrandeBretagne. À d’autres moments, en automne, les algues, séchées, sont entassées sur des fours dallés divisés en carrés par des pierres, puis brûlées, donnant des pains de soude riches en iode qui sont alors vendus aux usines réparties sur le littoral, en particulier finistérien, et transformés en produits pharmaceutiques. La paysanne bretonne accompagne son mari au marché. Il est souvent hebdomadaire au bourg voisin ; mais on peut se déplacer beaucoup plus loin, vers la ville quand les moyens de communication le permettent. Les paysannes des alentours fréquentent les marchés des grandes villes : Nantes, Quimper, Rennes… On prend ainsi le bateau à vapeur à Nort-sur-Erdre pour aller sur les marchés nantais. La paysanne s’installe sous les halles et y vend le surplus de sa basse-cour, qui a d’abord servi à l’alimentation familiale : des œufs, des volailles, du beurre, parfois des légumes et des fruits, parfois aussi un cochon. C’est souvent une rentrée d’argent frais indispensable pour assurer les dépenses courantes du ménage. Ce contact avec les femmes de la ville, qui constituent en général une clientèle d’habituées, représente incontestablement un élément d’ouverture considérable pour la femme de la campagne confinée le reste du temps à la communauté féminine du cercle villageois. En outre, la femme bretonne, même lorsqu’elle n’a pas la charge exclusive de la ferme, est présente aussi — en tout cas plus qu’ailleurs — sur les champs de foire aux bestiaux où règne traditionnellement l’homme. Elle sait parfaitement y discuter âprement prix et conditions de vente aux côtés de son mari. Diverses activités féminines traditionnelles sont liées au monde rural, contribuant à cette ouverture des paysannes vers l’extérieur. Ce sont les marchandes de lait dans les villes, les tenancières de cabaret où l’on se retrouve après la foire, les marchandes de nourriture qu’on rencontre partout où il y a une concentration de foule et qui confectionnent sur place crêpes et galettes, les buralistes chez qui l’on se procure le tabac nécessaire à la pipe que
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Scène de marché : la vente de cochons à Châteaulin (Finistère). Photographie de Jean-Marie Le Doaré, vers 1910.
La marchande de crêpes. Tableau de Jean-Baptiste Trayer, 1866.
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Femmes à l’entrée du port d’Audierne, vers 1910. Photographie de Victor Camus.
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Ex-voto. Tableau d’Henri Royer, vers 1898.
La veuve de l’île de Sein. Tableau d’Émile Renouf, 1880.
seconde moitié du 19e siècle. L’image souligne alors l’écart entre la femme des populations maritimes et celle qui fréquente la plage et les bains de mer, que le registre soit humoristique, publicitaire, ou d’un ton plus sérieux. Le contraste devient alors saisissant entre la grave épouse du pêcheur venu déposer un ex-voto à la Vierge, la jeune veuve de l’île de Sein vêtue de noir sur fond d’un océan de tous les périls qui lui a pris son mari, ou les pietà marines de Charles Cottet à la fin du siècle, et les jeunes mères, ou les jeunes filles modernes, jouant sur la plage ou se baignant dans une atmosphère de repos, de loisir et de bonheur à Perros-Guirec, vues par Maurice Denis. L’histoire personnelle du peintre contribue certes à l’irénisme de la scène, mais celle-ci est bien révélatrice d’un autre monde féminin. Le lieu de vacances prend alors le relais de 110 •
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Soir de septembre (Plage de Trestignel à Perros-Guirec). Tableau de Maurice Denis, 1911.
la ville dans un processus d’uniformisation des apparences qui gagne les femmes autochtones à un degré parfois suffisant pour susciter la nostalgie du visiteur, surpris précisément de ce changement d’image qu’il a contribué à créer. En 1877, Alfred de Courcy ne reconnaît pas les femmes du Pouliguen ou de Batz qu’il avait décrites en 1840 pour la première édition des Français peints par eux-mêmes. La jeune paludière qui le sert « n’avait plus la coiffe
aux bandeaux égyptiens, elle lisait des romans, elle avait vu Le Tour du Monde en quatre-vingts jours au théâtre de Nantes. » La part de la tradition reste cependant bien prépondérante dans la réalité jusqu’à la première guerre mondiale, permettant d’autant mieux à l’iconographie de la préférer à une modernité plus anonyme et de fixer la femme en Bretagne plutôt dans la fidélité à l’héritage reçu que dans sa remise en cause. 111 •
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Joute à la godille des filles de pêcheurs lors de la fête nautique devant l’Abri du marin de Sainte-Marine (Finistère). Photographie de Jacques de Thézac, 1921.
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Jutage des petits pois en 1919 à l’usine Hénaff de Pouldreuzic (Finistère). Madame Hénaff, en coiffe, est à gauche devant son mari. La coiffe a une double fonction, identitaire et hygiénique.
Une équipe de riveurs à bord du paquebot Normandie, en chantier à Saint-Nazaire en 1931 ; la jeune fille est préposée au chauffage des rivets qui sont ensuite posés par les hommes.
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La révolte des sardinières. Tableau de Charles Tillon. Manifestation entre les ports du Guilvinec et de Lesconil pendant le grève de 1926.
Un nouveau monde émerge pourtant, même si les apparences peuvent être trompeuses. Ainsi en va-t-il de la coiffe. Attribut des femmes, elle ne les empêche pas de participer à des activités réputées réservées aux hommes. Signe d'appartenance, elle peut changer de fonction. Les ouvrières des conserveries sont tenues de la porter car, en imposant les cheveux tirés, elle permet de respecter les normes d'hygiène du monde industriel. Symbole de la tradition voire du passéisme, elle peut devenir un emblème de luttes sociales d'avant-garde. Le 21 novembre 1924, 1 800 Penn sardin, ouvrières des 25 sardineries de Douarnenez, se mettent en grève pour obtenir leurs 25 sous de l’heure : Pemp real a vo ! Six semaines plus tard, les patrons de 21 usines acceptent l'augmentation. Le succès des femmes
douarnenistes incite ouvriers et ouvrières du pays bigouden à se lancer à leur tour dans le mouvement. En juillet 1926, soutenues par la CGTU, les Bigoudènes de Lesconil manifestent sur le port du Guilvinec, drapeau rouge en tête et chantant L'Internationale. La portée symbolique est si forte, la rupture des représentations telle que Charles Tillon, secrétaire confédéral de la CGTU, ancien mutin de la mer Noire, décide de peindre cet événement qui prend à contre-pied les stéréotypes. Mais alors que les ouvrières sont très largement majoritaires à Douarnenez en 1924, elles ne représentent que 40 % des membres du comité de grève. La question est donc posée aux organisations militantes de l'entre-deux-guerres des structures spécifiques pour les femmes. L'exemple de Saint143 •