Alain Ferry
Le Fils d’Étienne Le Fils d’Étienne
« Quand j’ai publié El-Kous, je promettais d’écrire ultérieurement un autre livre où “je raconterais mon père et moi”. Mon père, Étienne Ferry, n’est plus là, maintenant que je tiens ma promesse. El-Kous était en Algérie un domaine viticole où il exerçait le triple métier de mécanicien, d’électricien et de caviste. Au soir de sa vie il rédigea ses mémoires. C’est dans cet écrit que j’ai puisé pour composer notre face-àface d’outre sa tombe et restaurer notre passé familial. Ainsi défilent des images de mort liées aux atrocités de la guerre d’indépendance ou à la cruauté du destin individuel (la mort de ma mère et celle de mon frère puîné), mais aussi des figures d’amour nées de l’expérience, de la culture ou de la fantasmagorie, telle Elvire la belle Maltaise dont ma grand-mère couturière prenait les mesures sous mes yeux enfantins, ou la stellaire Gina Lollobrigida qui projetait sa vénusté au cinéma comme sur les écrans de mes rêveries exubérantes. Étienne en Algérie, Le Fils d’Étienne en littérature : le père mort et le fils encore là s’embrassent dans ces pages, en croisant leurs mots, leurs rédactions et les mailles de leur mémoire. »
Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-458-7 20 € TTC en France
Éditions Apogée
Alain Ferry est né en 1939 en Algérie. Agrégé de lettres classiques, il a enseigné pendant plus de trente ans au Prytanée de La Flèche. En 2009, il reçoit le prix Médicis dans la catégorie essai pour son roman Mémoire d’un fou d’Emma. Il a publié en 2013 Rhapsodie pour un librique défunt aux éditions Apogée.
Alain Ferry
De la langue et du style de mon père Mon père ne disait pas de gros mots. Dans ses colères subites et violentes, peut-être le faisait-il avec les mots d’arabe qu’alors il vociférait. Du lexique cru il n’était pas davantage un usager gaillard. Il s’est marié quatre fois. C’était un sanguin. Son visage rougeaud contrastait avec la peau blanche de son torse quand, suant sur un écrou rouillé, il tombait la chemisette pour mieux forcer sur la clé à griffe. Sa face avait en toute saison la couleur de latérite qu’en été on voyait à ses avant-bras et à la moitié de ses bras au-dessus des coudes. Cependant son langage ne s’encrassait jamais. Il va de soi qu’il ne nous a pas touché un mot des choses sexuelles. À cela j’ai repensé quand j’eus à consulter l’Encyclopédie de l’amour en Islam de Malek Chebel. Mon père m’avait dit qu’en arabe el kous signifie la courbe. Savait-il ce que Malek Chebel m’a appris ? Kous est un mot du registre érotique. Du moins de l’érotologie arabe ancienne d’où il se transcrit avec deux s : kouss (ou keuss) désigne la vulve. Acception rappelée au début de l’article vagin, de l’article vulve (j’ai préféré ne pas chercher à savoir si kous, la courbe, et kouss, la vulve, sont
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de la même famille). L’article keuss comporte une citation du Jardin parfumé : « El-keuss, la vulve. Ce nom sert à désigner la vulve d’une femme jeune entre toutes ». L’auteur du dictionnaire observe que Le Jardin parfumé ne décrit pas « la position dite en 69 ». Il fait cette observation à l’article cunnilinctus. Il y a quelques années ce terme, qui n’a sans doute jamais été prononcé par mon père, me remit en mémoire son enterrement, ou plus étroitement l’église de l’Isle-Adam où ses obsèques ne furent pas célébrées. Je consultais cette fois l’Érotique de l’art publié par Lo Duca aux éditions de La Jeune Parque. Plus déluré qu’Étienne, plus libre en son expression fut le sculpteur du groupe d’amants qu’on admire encore au portail adamois de l’église Saint-Martin : Lo Duca en commente la reproduction, nostalgique d’un temps où le clergé souffrait qu’un lieu de culte montrât aux fidèles l’idiotisme du métier d’aimer consistant à lécher le miel de femme, gourmandise de tous les âges puisqu’elle est bénie de Mandiargues, de Cranach ou d’Aristophane. Revenant dans le même ouvrage sur l’érotique soif qui s’étanche à la cluse d’une amie succulente, Lo Duca quitte les périphrases : il nomme carrément le cunnilinctus et salue la mémoire des moines tolérants qui, pour égayer la maison de Dieu, y firent sculpter en pleine lumière ce jeu de chat qui lape et de chatte lapée. D’ailleurs sa gratitude aurait pu aller au camerlingue qui voulut bien payer le salaire du sculpteur (un feuillet volant, que je ne me rappelais plus avoir glissé entre les pages de Lo Duca, me notifiait qu’une reproduction du bas baiser taillé en tendre pierre à L’Isle-Adam pour instruire les paroissiens illettrés mais aptes à comprendre une image, se voit en grand format dans le numéro de la revue Obliques consacré à Sade ; je n’y avais pas précisé si ce document illustrait un goût propre à un héros particulier de l’univers sadien, monde où les hommes ne sont
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guère friands du lait qui mouille le calice de leurs maîtresses ; mais je ne puis tout de suite me reporter à la revue en question, l’ayant donnée ainsi que d’autres qui ne me serviraient plus à une association caritative, un jour que je voulais remédier au trop-plein de ma bibliothèque.) Je reviens à mon père, pour qui ce latin n’eût été qu’un terme opaque, sinon malhonnête. Dans ses mémoires existe un passage où il dit que dans notre société les gros mots n’étaient pas en usage. Décrivant monsieur Aribaud, le chef comptable d’El-Kous, il fait une digression sur sa femme : Monsieur Aribaud était un brave homme, que nous estimions tous. Il avait remis un peu d’ordre dans les trois domaines que possédaient les Germain. Veuf, il s’était remarié à une Niçoise, très travailleuse. Elle n’était pas très belle, mais savait se maquiller, même trop, si on la voyait de près. Je peux en parler, car les premiers temps, je la conduisais à Bône où elle faisait son marché. Un jeudi, alors que j’avais pu éviter un accident à cause d’un chauffeur qui nous doublait en 3e position, madame Aribaud, assise près de moi, a insulté ce chauffeur et lui a sorti de ces grossièretés que je n’en croyais pas mes oreilles. Un chapelet pas très catholique. Il est vrai que Nice, c’est la France ! On ne disait pas, nous, de si gros mots.
Je ne sais quels mots grossiers, pas trop gros, s’autorisaient les El-Koussiens. Purée ! Merde ! Putain ! Diocane à Madone ! J’ai parfois entendu de ces interjections, un peu vertes, grasses ou huileuses comme l’essence extraite du cajeput. Elles échappaient à ceux que mordait soudain une sensation vive, liée par exemple à une nouvelle digne d’admiration ou à une crise de colère. Certaines giclaient comme une rafale de mitraillette. Je m’amuse de voir chez mon père l’idée que la France était comme par nature portée sur les mots crus ou vilains. Sur quoi
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fondait-il cette impression ? Faisait-il allusion aux libertés de langue qu’il prêtait aux Français qu’avant 1962 il imaginait sans les connaître, en nourrissant son opinion d’un savoir tiré d’émissions entendues sur radio Monte-Carlo, ou de films populaires aux dialogues poissards ? À moins qu’il ne se référât au parler des ouvriers qu’il côtoya en usine après son rapatriement, et dont la franchise crache quelquefois des gauloiseries plutôt que des périphrases subtilement alambiquées. Le style de mon père. Pour l’analyser il y aurait la méthode lansonnienne. Ou celle de Charles Mauron. Ou encore le tri des critiques universitaires qui, pour avoir le spectre d’une interprétation thématique, traquent dans les textes les expressions les plus fréquentes. Avec cette approche j’ai discerné qu’Étienne aimait valoriser les travaux accomplis à El-Kous par des équipes qu’il dirigeait. « Salut chef ! » J’ai souvent entendu ses camarades l’aborder de cette façon qui n’était pas un Ave, Cæsar, mais qui en possédait un peu l’accent. Je retranscris donc un passage où figure la formule « sous mes ordres », dont j’ai perçu la récurrence sous sa plume. En même temps ces lignes poseront une touche de gris sombre à son portrait, tout en étant un éloge des travailleurs, de tous les travailleurs, qui construisirent El-Kous, et le pied meurtri d’Abdessalem dont on verra l’accident symbolisera la colonisation qui, sans toujours vouloir être maligne exprès, n’a pas fait que du bien : En période de vendanges, j’avais sous mes ordres 60 à 70 hommes, que j’embauchais moi-même, au grand désespoir de ne pouvoir à ma guise leur donner le salaire qu’ils méritaient, car, pour les patrons, les Arabes étaient tous pareils, des tireau-flanc. Il me fallait faire maintes supplications au gérant, monsieur Émile Dubourdeaux, pour qu’il rajoute 50 centimes ou un franc à un bon ouvrier. Mais j’avais toujours mon équipe,
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qui me servait de cadre. D’abord mon second : Slimen, le brave des braves. Son fils adoptif, le petit Salah, que je faisais travailler pendant les vendanges, à l’âge de 7 ou 8 ans ; je ne lui donnais pas de grosses tâches ; je le mettais devant une grille qu’il nettoyait de temps en temps. C’était surtout pour le moqqadem que je le faisais travailler. Mais plus grand, ce petit Salah est devenu mon bras droit, très consciencieux, toujours au courant de tout. Je pouvais compter sur lui, surtout pour le dosage de l’SO2 en période de vendanges, et à la surveillance des cuves à fermentation. Comme il est heureux, pour un responsable ou un chef, d’avoir des bons ouvriers, consciencieux et intelligents. Tout est facile et agréable, alors que c’est le contraire lorsque la main-d’œuvre ne vaut rien. Je continue à faire le tour de mon équipe : Assouna, très brave, mais rusé et cossard, je l’aimais bien quand même. Il parlait le français et l’écrivait. Il était toujours propre et parfumé. Je le savais coureur de femmes, par son cousin Allèla, qui un jour, le sachant avec une belle, avait mis le feu au gourbi, et ensuite il avait appelé au secours. Les deux amoureux avaient pu se sauver juste à temps. Cela avait fait grand bruit à l’époque. Allèla : bien aussi. Je l’ai donné par la suite à mon père comme manœuvre, et mon père en a été content. C’est lui qui a pris, et occupe à présent, ma maison à El-Kous. Majid, gros travailleur ; c’est lui qui tous les soirs faisait de l’herbe et soignait mes lapins. Laïdi, dévoué entre tous, infatigable, s’occupait de notre poulailler, du jardin, et de nettoyer les cages à lapins. Et parfois il était un peu notre bonne à la maison. Il n’y perdait rien. Rosette le récompensait, lui donnait du lait, et parfois du linge pour habiller ses enfants. Je n’oublie pas le Bakouche : comme son surnom arabe l’indique, cet homme était sourd. Il était muet aussi, attrache, comme ça se disait en arabe. D’ailleurs très intelligent ; et grand buveur : pour un verre de vin il acceptait les corvées les plus pénibles, comme de nettoyer notre cochonnier. Et le Chaïb Ali ? Ce terrible malin avait fait languir presque dix ans le pauvre Douce
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Une exception dans la retenue d’Étienne Toute règle a son exception. J’ai une fois entendu mon père dire une chose leste de son intimité sexuelle. Ma mère fut sa seconde femme. Elle était belle, il l’aima beaucoup, lui fit cinq garçons, je me rappelle comme tendrement il regardait son visage fatigué par la maladie, et tout donne à croire qu’il fut un mari fidèle pendant les vingt-cinq ans de leur vie commune. Nous fûmes surpris, non pas seulement contristés, quand très vite après sa mort il s’inscrivit à une agence matrimoniale pour se trouver une nouvelle compagne. Il fit des essais, eut des liaisons sinistres, épousa une femme russe plus cultivée que lui, fine et fragile, dont il divorça bientôt. Acharné, il se remaria, solide sur ses soixante-cinq ans, à une normande d’Yvetot, rude, musclée comme une vache qui vit et vêle au pré. Je le rencontrai dans les débuts de leur accointance et il me fit, chose inouïe, une confidence sur sa vitalité ; sa partenaire lui avait dit au fort de leur première nuit : « Au moins t’as l’oiseau qui regarde vers la casquette et pas vers les pantoufles ; tu l’as raide comme un manche à balai. » Quoique ce compliment surpassât celui que diffusait
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Le Fils d’Étienne Le Fils d’Étienne
« Quand j’ai publié El-Kous, je promettais d’écrire ultérieurement un autre livre où “je raconterais mon père et moi”. Mon père, Étienne Ferry, n’est plus là, maintenant que je tiens ma promesse. El-Kous était en Algérie un domaine viticole où il exerçait le triple métier de mécanicien, d’électricien et de caviste. Au soir de sa vie il rédigea ses mémoires. C’est dans cet écrit que j’ai puisé pour composer notre face-àface d’outre sa tombe et restaurer notre passé familial. Ainsi défilent des images de mort liées aux atrocités de la guerre d’indépendance ou à la cruauté du destin individuel (la mort de ma mère et celle de mon frère puîné), mais aussi des figures d’amour nées de l’expérience, de la culture ou de la fantasmagorie, telle Elvire la belle Maltaise dont ma grand-mère couturière prenait les mesures sous mes yeux enfantins, ou la stellaire Gina Lollobrigida qui projetait sa vénusté au cinéma comme sur les écrans de mes rêveries exubérantes. Étienne en Algérie, Le Fils d’Étienne en littérature : le père mort et le fils encore là s’embrassent dans ces pages, en croisant leurs mots, leurs rédactions et les mailles de leur mémoire. »
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Alain Ferry est né en 1939 en Algérie. Agrégé de lettres classiques, il a enseigné pendant plus de trente ans au Prytanée de La Flèche. En 2009, il reçoit le prix Médicis dans la catégorie essai pour son roman Mémoire d’un fou d’Emma. Il a publié en 2013 Rhapsodie pour un librique défunt aux éditions Apogée.
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