De la fragilité de la démocratie - Une lecture de Tocqueville

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Éditions Apogée — 11 € TTC ISBN 978-2-84398-469-3

Ateliers populaires de philosophie

Amine Boukerche

De la fragilité de la démocratie

Amine Boukerche, après un doctorat en génie civil à l’INSA de Rennes, s’est tourné vers la philosophie.Titulaire d’un DEA de philosophie en bioéthique, il est aujourd’hui professeur de philosophie au lycée René-Cassin de Montfort.

ÉDITIONS APOGÉE

Gabriel Mahéo

Aimer se dit en plusieurs sens ÉDITIONS APOGÉE

Longtemps méconnu, éclipsé par les figures de Marx et de Freud qui ont dominé le XXe siècle, Tocqueville est revenu aujourd’hui sur le devant la scène. On découvre, à travers la lecture de ses textes, à quel point il fut visionnaire. En faisant de l’avènement de la recherche de l’égalité des conditions, c’est-à-dire de la démocratie, une loi historique universelle qui travaille les sociétés, les transforme et détermine, en même temps, les individus qui la composent, Tocqueville nous révèle le sens même de l’histoire. Toutefois, nous prévient Tocqueville, si nous n’y prenons pas garde, obnubilée qu’elle est par l’égalisation des conditions, la démocratie peut sombrer dans le despotisme. Des pouvoirs arbitraires, d’un genre nouveau, pourraient surgir de la démocratie et éteindre, sans recourir à la violence, la passion légitime des hommes pour la liberté. C’est tout l’intérêt de cette lecture de Tocqueville que de nous éveiller à ce qu’il avait déjà prédit, dès la première moitié du XIXe, sur l’évolution des sociétés modernes afin de mieux comprendre notre présent.

DE la De la

fragilité

démocratie

Une lecture de Tocqueville

Amine Boukerche


Ateliers populaires de philosophie collection dirigée par Nathalie Monnin Cette collection a pour objet de publier des conférences données à Rennes par des professeurs de philosophie dans le cadre de la Société bretonne de philosophie. La vocation de cette association (loi 1901) est de mettre l’exercice de la pensée à la portée de tout citoyen, quelle que soit sa formation. Ces textes s’adressent ainsi au plus large public. Dans la même collection : Le Sens de la vie, Gérard Amicel L’Amour, échec de la philosophie ?, Yvan Droumaguet Qui sont les bêtes ?, Didier Heulot Une histoire philosophique de la nature Les Arts et l’expérience de l’espace Patricia Limido-Heulot Aimer se dit en plusieurs sens, Gabriel Mahéo Qu’est-ce que penser librement ?, Une histoire de la vérité Nathalie Monnin À paraître : La Monstruosité. Réflexions sur la nature humaine, Gérard Amicel La Philosophie de la danse, Sandrine Servy

© Éditions Apogée, 2015 ISBN 978-2-84398-469-3


Amine Boukerche

De la fragilité de la démocratie Une lecture de Tocqueville

Éditions Apogée


Introduction Né en 1805, Tocqueville est encore un inconnu quand éclate, à la fin de juillet 1830, la révolution des Trois Glorieuses. Même s’il n’a que vingt-cinq ans à l’époque, Tocqueville cerne bien les prétentions de Charles x, qui croit détourner l’attention de l’opinion publique française en s’emparant d’Alger. Le roi veut, par cette victoire facile, faire oublier la remise en cause des acquis de la Révolution de 1789, en promulguant des lois liberticides. Quelques jours plus tard, Charles x est forcé d’abdiquer en faveur de Louis-Philippe qui devient le nouveau roi de France. Dix-huit ans plus tard, Tocqueville est un homme politique reconnu. Député, il siège à l’Assemblée nationale aux côtés de Victor Hugo et de Lamartine, depuis bientôt une dizaine d’années. C’est aussi un homme de lettres honoré depuis le succès de De la démocratie en Amérique. En 1848, il assiste à la Révolution de février et à la déroute de Louis Philippe. Dans un premier temps, il collabore avec Louis Napoléon, alors qu’il n’était pas favorable à sa candidature à la présidence. Il soupçonnait déjà chez ce dernier des velléités pour le despotisme. Pourtant Tocqueville ira jusqu’à accepter d’occuper le poste de ministre des Affaires étrangères pendant six mois. Le coup d’État de 1851, qu’il ne cautionne pas, mettra fin à cette collaboration. Il connaîtra même un peu la prison mais n’ira pas jusqu’à subir l’exil comme Victor Hugo. Après cela, il mettra un terme à sa 7


carrière politique. Il mourra huit ans plus tard, en 1859. Il n’aura pas eu le temps de savourer le grand succès que connaîtra sa dernière œuvre : L’Ancien Régime et la Révolution. Tocqueville est plus connu comme homme de lettres, beaucoup moins comme homme politique. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la passion première de Tocqueville n’était pas l’écriture mais la politique. Son ambition n’était pas de marquer l’histoire en tant qu’écrivain mais en tant qu’homme politique. Il voulait suivre la même voie que son père et son grand-père, qui avaient été, en leurs temps, des acteurs de la vie politique française. On connaît peu les engagements politiques de Tocqueville, alors qu’ils furent marquants. Il fut un fervent défenseur de l’abolition de l’esclavage, tout en étant aussi un partisan convaincu de la colonisation de l’Algérie. On pourrait voir dans ces prises de position opposées (refus de l’esclavage d’un côté, acquiescement à la colonisation de l’autre) des contradictions à l’œuvre chez Tocqueville. Une tension entre l’homme politique et le penseur. Rien de moins sûr. La pensée de Tocqueville est souvent en accord avec sa conception de la politique. Ce qui favorise ces malentendus, c’est la difficulté de ses textes. Celui qui lit Tocqueville ne peut rester indifférent à la beauté et la force du style. Toutefois, l’apparente simplicité de son propos est trompeuse. C’est souvent le risque que courent les textes « qui ont l’air » simples, à l’instar de Rousseau ou de Platon. Tocqueville est faussement simple. Il n’est jamais à l’abri d’une mauvaise interprétation. La limpidité de la langue cache une pensée exigeante et tout en nuances. Cela dit, si l’histoire a oublié le Tocqueville politique, elle a, par contre, retenu l’homme de lettres. De la démocratie en Amérique, dont la première partie paraît en 1835 et la seconde en 1840, a connu un vif succès dès sa première édition. Cette œuvre est le fruit de la somme importante

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de notes, rapportées par Tocqueville lors d’un séjour de plus d’une année aux États-Unis en compagnie de son ami Beaumont. Les Américains ne s’y trompent pas. Ils reconnaissent en Tocqueville le penseur français qui a su si bien les cerner. Mais il ne faudrait pas croire pour autant que cette œuvre est un éloge aveugle de la démocratie américaine. Si Tocqueville, effectivement, loue beaucoup d’aspects de la démocratie américaine, il en critique aussi nombre d’autres. À la complexité de la pensée de Tocqueville s’ajoute une autre difficulté. Où classer cet auteur ? Dans quelle discipline ? Tocqueville est-il un sociologue, un historien, un penseur du politique, un économiste, un philosophe ? Il est vrai que cet auteur est déroutant à plus d’un titre car il est à la fois un sociologue à l’œil aiguisé, un historien hors pair, un penseur politique lucide, un économiste avisé et, d’une certaine manière, un philosophe. Tocqueville était un excellent observateur des sociétés qu’il visitait. Il savait déceler l’esprit d’un peuple et ses motivations profondes en interrogeant son histoire. Sa sociologie ne peut être déconnectée de l’histoire, car toute société est le fruit d’une évolution historique précise qui la distingue des autres sociétés. Mais ce travail d’investigation scientifique n’était qu’un moyen en vue d’une fin qui était autre : la politique. De ce point de vue, Tocqueville est un classique. La connaissance, pour lui, a pour finalité d’éclairer l’action. Il cherche à connaître le réel pour le transformer. Si la politique est affaire d’organisation du vivre ensemble, alors il faut, d’abord et avant tout, connaître les individus qui font société. Sans cette science des sociétés, l’action politique risque d’être vaine et finalement échouer. Tocqueville était d’une certaine manière un philosophe, car même s’il a reçu une solide formation classique dans ce domaine, il se méfiait, cependant, des constructions théoriques abstraites, faites la plume à la main, selon son

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I La démocratie La démocratie : le meilleur des régimes De tous les régimes de gouvernement, la démocratie jouit d’un prestige indiscutable aux yeux de l’opinion commune. Elle est considérée comme le meilleur des systèmes politiques quant à l’organisation du vivre ensemble. Pourtant, cette opinion n’est pas partagée par tous les philosophes. Loin de là. En philosophie politique, on s’accorde, en général, à distinguer trois sortes de régimes de gouvernement. Le critère retenu pour différencier ces régimes est le nombre de gouvernants. Le gouvernement d’un seul (monos) est dit monarchique. Le gouvernement d’un petit nombre (oligos) est l’oligarchie. Il est nommé aristocratie, quand ce sont les meilleurs (aristoï) qui gouvernent. Quant à la démocratie, elle est le régime politique où le peuple (démos) dans son ensemble gouverne. Le régime qui a la faveur de la plupart des philosophes est l’aristocratie. La raison ? Le gouvernement des hommes étant une affaire trop sérieuse, il ne peut être confié à tous. Il faut des compétences pour gouverner. Celles-ci ne peuvent se trouver que chez une élite. C’est au nom de cette compétence que le plus grand nombre est exclu de l’exercice du pouvoir politique.

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Platon, dans La République, défend le régime aristocratique et pourfend la démocratie. Il estime que seuls ceux qui ont reçu la meilleure éducation, ceux qui ont suivi un certain parcours pour devenir philosophes, ont les capacités nécessaires pour gouverner la Cité. Ce sont les vrais aristoï, qui sont à même d’exercer le pouvoir dans la Cité et de façon juste. L’aristocratie est le régime de l’excellence, car la politique, pour Platon, est affaire de connaissance. Aujourd’hui, on entend souvent dire que la politique est affaire de spécialistes, qu’elle serait un métier à part entière, qui exige des compétences spécifiques. Cette conception aristo-technocratique de la politique, que l’opinion commune soutient, n’est pas si éloignée que cela de la pensée platonicienne. Du coup, cette même opinion qui porte la démocratie aux nues et la considère comme le meilleur des régimes, opte, dans les faits, et sans en avoir conscience, pour une conception aristocratique, « technocratique », de l’exercice du pouvoir politique. Là s’arrête l’accord entre l’opinion commune et Platon. Ce dernier condamne la démocratie de façon définitive car ce régime politique est le fruit d’une dégénérescence, d’une déliquescence de la Cité. C’est un régime bâtard voué à la disparition. Platon considère que, quand l’aristocratie perd, en quelque sorte, son âme, qu’elle se corrompt, elle perd aussi la science de l’harmonie, tellement nécessaire, à la réalisation d’une Cité juste. L’aristocratie se transforme alors et se désagrège en donnant naissance à deux catégories d’hommes. D’un côté, ceux avides d’honneurs et de pouvoir, qui constitueront une timocratie. De l’autre, ceux assoiffés de richesse qui formeront une oligarchie. Timocratie et oligarchie sont les rejetons de la déchéance de l’aristocratie. Leur opposition fatale engendrera un désordre qui aura pour nom : démocratie. Celle-ci, pour Platon, est littéralement la prise du pouvoir par les pauvres, car la

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démocratie est liée à la recherche de la richesse. Une fois ce régime installé, son issue ne peut être que l’anarchie qui, à son tour, favorisera fatalement l’avènement de la tyrannie. La boucle est bouclée. De nos cours d’histoire sur la Grèce antique, nous avons appris que la démocratie a vu le jour à Athènes. Or, trente ans après le décès de Périclès, présenté par la vulgate historique comme le père de la démocratie, Socrate est condamné à boire la ciguë. Pour Platon, la mise à mort injuste de Socrate est la preuve qu’une Cité démocratique est incapable de reconnaître la qualité de ses citoyens, puisqu’elle a éliminé l’homme le plus juste qui soit dans tout Athènes. Pour son disciple Platon, cette dérive intrinsèque à la démocratie fait de ce régime plus un problème qu’une solution. À l’inverse, pour Rousseau dans Du contrat social, la démocratie est le meilleur des régimes. Sauf que celuici est si parfait qu’il semble difficilement réalisable parmi les hommes. Une démocratie est un régime dans lequel le peuple étant souverain, il exprimerait la volonté générale à travers les lois et se constituerait en magistrat collectif pour l’exécuter. Or, pour Rousseau, cette forme politique est difficile à réaliser, car : Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit nombre soit gouverné. Cette impossibilité s’explique par le fait que le peuple ne peut passer la majeure partie de son temps à délibérer et à diriger les affaires de la Cité. D’où, la nécessité de déléguer et de répartir « les fonctions du gouvernement » qui seront tenues par le petit nombre. Ce besoin de répartir l’exercice du pouvoir suppose le recours à plusieurs magistrats. Ceuxci deviennent des « gouvernants » qui acquièrent l’habitude de maîtriser les affaires de la Cité. La politique devient alors l’affaire de quelques-uns et non de tous. C’est pour cela, et à

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moins d’une vertu implacable de tous, que la démocratie est bien difficile à réaliser : S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes. C’est parce que la démocratie directe est impossible, que les peuples ont recours à la représentation. Or, cette dernière court toujours le risque de ne pas être fidèlement représentative de l’ensemble des citoyens. C’est ainsi que la volonté générale peut être trahie et détournée au profit de certains intérêts particuliers. Pourtant, si la démocratie directe est impossible et la représentation indépassable, n’est-ce pas sur cette dernière qu’il faudrait se pencher pour sauver ce régime politique ?

Démocratie et représentation L’opinion affirme qu’il y a des marqueurs qui permettent de distinguer les régimes démocratiques de ceux qui ne le sont pas. Mais selon quels critères ? Il y aurait des pratiques qui manifestent l’existence de la démocratie dans un État. Le multipartisme, le suffrage universel, la liberté de la presse, le respect des libertés individuelles, etc., sont autant de signes qui permettent de reconnaître les régimes démocratiques et de hiérarchiser les États. Est-ce pour autant suffisant pour définir la démocratie ? La question peut paraître saugrenue, car la démocratie est censée être connue. Pourtant la question se pose, car mis à part le fait que son étymologie laisse entendre que la démocratie est le gouvernement de tous, quelle est sa définition ? Aristote, dans Les Politiques, répond en partie à cette question. Pour définir la démocratie, il faudrait se poser la question de savoir à qui doit revenir l’exercice du pouvoir 15


Table des matières

Introduction 7 I – La démocratie 12 La démocratie le meilleur des régimes 12 Démocratie et représentation 15 II – De la démocratie en Amérique

20 Démocratie, égalité et vertu 20 Démocratie et bien-être 25 Démocratie et Histoire 32 III – Démocratie et tyrannie

40 Le problème de la tyrannie 40 Tyrannie et majorité 43 Tyrannie de la majorité et souveraineté 44 Tyrannie de la majorité et liberté de penser 52 IV – Despotisme et démocratie

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Tyrannie ou despotisme 57 Démocratie et liberté 59 Démocratie et individualisme 62 Démocratie et centralisation 67 Démocratie et douceur 71

Conclusion 75 Bibliographie 78


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Amine Boukerche

De la fragilité de la démocratie

Amine Boukerche, après un doctorat en génie civil à l’INSA de Rennes, s’est tourné vers la philosophie.Titulaire d’un DEA de philosophie en bioéthique, il est aujourd’hui professeur de philosophie au lycée René-Cassin de Montfort.

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Longtemps méconnu, éclipsé par les figures de Marx et de Freud qui ont dominé le XXe siècle, Tocqueville est revenu aujourd’hui sur le devant la scène. On découvre, à travers la lecture de ses textes, à quel point il fut visionnaire. En faisant de l’avènement de la recherche de l’égalité des conditions, c’est-à-dire de la démocratie, une loi historique universelle qui travaille les sociétés, les transforme et détermine, en même temps, les individus qui la composent, Tocqueville nous révèle le sens même de l’histoire. Toutefois, nous prévient Tocqueville, si nous n’y prenons pas garde, obnubilée qu’elle est par l’égalisation des conditions, la démocratie peut sombrer dans le despotisme. Des pouvoirs arbitraires, d’un genre nouveau, pourraient surgir de la démocratie et éteindre, sans recourir à la violence, la passion légitime des hommes pour la liberté. C’est tout l’intérêt de cette lecture de Tocqueville que de nous éveiller à ce qu’il avait déjà prédit, dès la première moitié du XIXe, sur l’évolution des sociétés modernes afin de mieux comprendre notre présent.

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