Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-434-1 14 € TTC en France
Albert Bensoussan
Albert Bensoussan Guildo blues
Albert Bensoussan est né Alger où il a passé sa jeunesse. Il a enseigné à l’université de Rennes 2 de 1978 à 1995. Il est traducteurs d’auteurs hispanophones, notamment de Mario Vargas Llosa. Après Faille en 2011 et L’Immémorieuse en 2012, Guildo blues est le troisième livre qu’il publie aux éditions Apogée.
Guildo blues
Éditions Apogée
« J’ai toujours béni ce vent armoricain, qui lave le ciel et chasse les papillons noirs », s’écrie le narrateur du récit. Le deuil sied moins à la Bretagne qu’à Électre, et la grande marée des criques turbulentes a raison des scories et des laves. Méditation sur la mort et la vie — ou plutôt la survie. Comme le cornet à dés décide de l’avenir hasardeux, sans jamais l’abolir, le narrateur — veuf de fraîche date — prend, au fil des jours, le pouls de sa liberté, apprend à reconnaître, dans la redistribution des cartes sous le ciel délavé du Guildo, dans les Côtes-d’Armor, le visage du bonheur.
Du côté du Guildo « Ce grand corps de tristesse de Bretagne. » Julien Gracq
J’ai toujours préféré la mer à la terre, le cimetière marin à la lande humide et broussailleuse, l’Armor à l’Arcoat, comme l’on dit dans ce pays. Où je vis depuis si longtemps, après mon départ de là-bas — l’exode —, que des racines ont poussé et m’entravent de pieds. En fait, je suis ici pris aux rets — ou dit-on prisonnier ? De la vie ou du rêve, qu’est le vrai ? De la vie, de la mort, c’est là toute la question ! La mort de Marlé m’a amputé de la vie. Je me sens raccourci, irrémédiablement amenui, mais comme notre société quantifie tout, elle décide de ne me mutiler qu’à demi. C’est votre moitié qui est partie, celle qui depuis Adam est une côtelette
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retranchée du flanc, comme l’a popularisé l’image biblique, ou hyperbolique, de la Création. Il n’est pas bon que l’homme soit seul, lit-on dans la Genèse, dès le 2e chapitre ; alors Dieu le fait plonger en sommeil et lui arrache un bout de chair sur le côté — on ne sait de quel côté, à droite ? à gauche ? — avec quoi il va pétrir sa compagne, Ève. Adam est un peau-rouge — ainsi nommé parce que de terre : Adam vient du mot adama qui signifie la terre, qui est de couleur rouge, en hébreu adom ; d’où l’on dit : né de la terre, mort dans la terre. Et toujours dans le rouge. Retour à l’équilibre : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Marlé s’est transformée en cendres, et ses cendres sont forcément revenues à la glèbe. Cycle complet. Cercle clos. À l’arrivée, il n’y aura que poussière : cendres seront squelette disloqué, rongé, dissous, poudre. Cette cendre doit rejoindre son espace assigné. Son lieu d’origine. C’est rassurant de penser alors à cet éternel retour, et le serpent de la Création, qui semble avoir eu un différend avec la première femme, eh bien ! ce serpent-là s’est mordu la queue, tout en perdant ses pattes, ce qui le fait rampant pour l’éternité. Lui aussi fut un mutilé. C’est vrai que, dès la tombée du soir, l’angoisse me saisit. Me poigne. Une angoisse millénaire. Je revois — j’imagine — ces fous d’Incas, ligotant sur un disque de pierre le cercle ardent du soleil lorsqu’au crépuscule il épousait le marbre, et c’était sur l’inaccessible piton du Machu Picchu, au Pérou. La lumière était retenue là,
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prise aux rets, pendant que l’astre solaire, l’Inti, disaientils, poursuivait impérieusement sa course décadente. Le soleil allait se perdre derrière les crêtes cordillères, il disparaissait et c’était le grand froid de la nuit. Le matin venu, au front déchiqueté des Andes, il n’y avait plus trace de lumière sous la ligature des cordes, alors les prêtres immolaient quelque jeune vierge dont le sang recouvrait le disque granitique. Longtemps l’on a égorgé des corps — de préférence jeunes, à cause du potentiel d’énergie — pour abreuver le soleil d’une lumière défaillante, et cette défaillance est à la source de l’angoisse. La peur panique naissait de l’éclipse. (Le crépuscule m’effraie tellement que je baisse mes volets bien avant la chute de l’astre, tire les rideaux, fais la nuit le jour, puis allume toutes mes lumières pour me rassurer : oui, cette nuit encore mon ciel de lit sera clair, et mon cœur réchauffé.) Mais Dieu ne réclame pas — n’exige plus — l’immolation des hommes. Le feu de Dieu n’a nul besoin de sang humain ou animal pour continuer à brûler. Nous savons bien que le soleil est périssable, mais nous savons aussi que le feu — celui du Cosmos, celui de l’Infini étoilé — est éternel, hors du temps. Le Cosmos est une toile d’araignée peuplée de trous — des trous noirs —, faufilée de myriades de soleils, qui n’ont que faire de notre misère humaine. Pourtant les hommes de par le vaste monde croient encore que — selon le beau titre d’Anatole France — les
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Dieux ont soif. L’un des plus grands livres écrits sur la Terreur — au temps de la Révolution française. Quand donc les descendants des Incas, où qu’ils soient, n’en quel pays, cesseront-ils de croire qu’il faut abondamment, quotidiennement asperger de sang le disque de pierre où le soleil s’est fugitivement posé ? La nuit : le meurtre du jour. Je toise tout l’univers depuis ce balcon en forêt au-dessus de la plage. Armor. Amor. Et me réjouis de ce grand corps de tristesse. Oui, je me rassasie de lande, rocs et sable, me soûle de marée et me grise de houle — tiens, un double alexandrin, étalon d’équilibre. Le monde est beau, rassurante cette Bretagne où rien n’est jamais excessif, surtout pas la laideur. D’où je suis, je caresse la beauté et sais que cela vaut la peine de… Ne serait-ce que par curiosité.
Marlé « Et sur elle se refermait le manteau vivant de sa conque. » Paul Valéry
Je fais aujourd’hui l’expérience d’une mutilation. Marlé m’a quitté, et la Loi m’a obligé à écrire noir sur blanc que la coquille s’était rompue et le contrat déchiré : elle est partie et son nom fut effacé — ou plutôt biffé — du livret de famille. Il a fallu tourner la page et inscrire la date du 2 janvier 2012 à 20 heures 45, heure officielle et légale de son départ de la terre — je veux dire de son arrivée dans la terre — quel qu’en soit le moyen : elle avait souhaité la crémation, n’ayant aucune sympathie pour la vermine. Els cucs… els cucs…, répétait-elle en catalan, les vers… les vers… Elle ne voulait pas être enfouie, livrée à l’humide, à la putréfaction. Je sais que ce soir-là elle a
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cessé de me presser la main, et que ma main s’est refroidie dans la sienne, que sa gorge a cessé de se soulever, que son souffle s’est fondu en silence, son regard fondu au noir à vingt heures précises. Jamais mort n’a été aucunement en retard, avec une précision pendulaire. Et c’est d’autant plus curieux que toute sa vie, ma femme a été à la bourre, loupant même souvent le train, ou l’avion, car il fallait toujours courir et au dernier moment il manquait invariablement quelque chose : vrai, elle n’était pas douée pour les départs, mais son ultime envol, elle ne l’a pas raté, malgré cette heure officielle et fantaisiste qu’a notée le légiste, et qui n’était que l’heure de son retard coutumier. La suffisance de ce médecin, pourquoi se serait-il pressé ? La mort peut attendre. Eh bien ! non, cuistre imbu, ma Marlé ne t’a pas attendu, son rancard était le plus important de sa vie, inéluctable, aussi précis qu’une courbe inscrite sur du papier millimétrique. Tiens, celle d’un cœur qui ralentit parce qu’il entre en gare et stoppe juste en bout de quai sans nulle envie de dépasser les plots. Malgré tout l’art du freinage, choc violent et ce bruit du dernier soupir, fracassant, indélébile à mon oreille, à jamais acouphène. Elle a soufflé encore, dans ses derniers instants, sa chemise était trempée, elle crachait la fumée, son pouls accélérait, puis décélérait, elle faisait encore naître quelque bulle sur ses lèvres, et le bleu colorait ses ongles, la peau se marbrait, la machine allait stopper. Et tout s’est arrêté net quand j’ai abaissé le pavillon. Ou dit-on baissé pavillon ? Mes mains sont retombées sur son corps
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chaud de tout ce long galop d’agonie et qui bientôt a chaviré dans le froid. Ses yeux entrouverts me voyaient-ils encore ? Ontils imprimé l’ultime image d’amant-aimé-ami-amour ? M’ont-ils emprisonné en profonde rétine ? J’ai replié ses bras le long du corps, déprimé ses dociles paupières, déplissé ses phalanges. Nulle veine sur son cou, palpitation zéro. Dans nos étreintes, au paroxysme, elle avait ce geste qui tant me bouleversait, joignant les cils comme la chute du rideau, une forme de pudeur, mais laissant toujours filtrer un rayon de feu, et cette flèche était toujours retour de flamme. Mon seul état était l’épris. D’autres diront l’amoureux. Mais je me plaisais à cette prison arachnéenne. Je m’étalais sur sa toile. Me vautrais. Me laissais embobeliner. Je relis ce poème d’Héctor Abad, mon ami de Medellín, en Colombie : Dulce esposa, hermosa cárcel Douce épouse, belle geôle… J’ai trop aimé, mon enjôleuse, la prison de tes bras. Et maintenant ma liberté, qui ne guide pas mes pas, dresse ses barreaux. Je voulais disparaître en elle. Il m’arrivait même de placer ma tête entre ses cuisses et feindre que j’allais retourner dedans, retrouver le cours génésiaque et le ventre porteur. Protecteur. Tout ton corps Marlé, toute
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ta beauté, toute ta lumière ont volé dans les langues de feu. À deux pas de là, fallait-il que je l’aime, s’est écriée celle qui fut la jeune Magda rescapée d’Auschwitz, pour venir, moi, jusqu’au four crématoire ! La déportée a saisi ma main, nous avions froid tous les deux. La crémation se ferait de l’autre côté, sous verre. Derrière la vitre, je t’ai vue glisser sur le rail, en plan incliné, et t’en aller raviver l’astre sublime, celui qui fait sortir les âmes et les hausse jusqu’à l’ineffable, la ténébreuse lumière de l’éternité. Deux heures après, tu étais de retour, transformée, transfigurée. Et te voilà enfermée, toi devenue si petite, si inconsistante — non insignifiante —, dans un vase couleur vert, comme tu l’aimais, ton urne… Était-il encore chaud le vase de Marlé, m’a demandé Josselin, mon ami armoricain, comme chaude était l’urne de mon frère que l’on m’a remise après sa crémation, et que j’ai fait passer au cercle de famille, circulant de bras en bras, pour que chacun sente une ultime fois la chaleur du défunt ? Ce guetteur de brumes était ce soir-là veilleur de cendres. Sur le bûcher du mont Moriah Isaac a été ligoté par son père comme l’exigeait de lui le Créateur. Abraham lève son couteau mais l’ange arrête sa main et substitue un agneau à l’enfant du sacrifice. Une tête contre une tête, j’y reviendrai. Mais Isaac vit dans sa chair les préparatifs de l’holocauste, il voit son père assembler les boisseaux, approcher la flamme, affûter le couteau, il sent ses chairs douloureuses sous les liens et la ligature,
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il sait qu’il va être brûlé, alors il exhale ces vers simples et sublimes — dans la poésie qu’en a tirée le poète Yehouda ben Chemouel de Fez au xiie siècle, et que les Juifs scandent et chantent, au milieu des larmes, au rude jeûne de Kippour : … quand le feu consumera ma chair Prends avec toi ce qui restera de mes cendres Et dis à Sarah : ceci est le parfum d’Isaac. Mais au crématorium de Vern-sur-Seiche, moderne à souhait et aseptique, au demeurant prix spécial du jury Architecture Bretagne 2010 — toi qui aimais tant les musées et les arts de la pierre —, nulle odeur, sinon celle de la moquette. Une odeur de neuf. Un parfum de veuf. Je sais seulement que ma main était brûlante lorsque j’ai pris le vase qui contenait ma femme. Et l’ai porté jusqu’à l’alcôve où il reposa plusieurs nuits avant l’envol. Au chevet. À mes pieds. Où il est, papa ? a demandé le plus jeune des fils de Micaela en scrutant, au cimetière de Rennes, le parterre fleuri du jardin du souvenir où l’on avait dispersé son géniteur. Mais il n’y avait qu’un arbre au-dessus de l’herbe folle. Que deviennent les cendres lorsque l’urne est descellée et s’envole la poussière aux quatre vents de la colère armoricaine ? Comme a volé Chloah, l’enfant qui n’a pas vécu et qui, cendre, s’est éclipsée sur les eaux ?
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