Éditions Apogée — 11 € TTC ISBN 978-2-84398-470-9
Ateliers populaires de philosophie
Nathalie Monnin
Une histoire de la vérité
Nathalie Monnin, agrégée de philosophie, est professeur à Redon. Elle a publié, aux Éditions Pleins Feux, On ne naît pas femme : on le devient (2005), aux Belles-lettres, Sartre (2008) et aux Éditions Apogée, Qu’est-ce que penser librement ? (2014).
ÉDITIONS APOGÉE
Même si nous n’en avons pas tout à fait conscience, nous nous représentons la vérité comme ce qui ne change pas. Ce que nos parents nous ont dit, ce que nos amis nous disent, nous y croyons — peut-être parce que le désir de croire à la vérité, tellement sécurisant, est plus fort que l’acceptation du changement. On a cependant bien souvent changé de vérités au cours de l’histoire, tant scientifiques, politiques, morales que dans nos simples existences. Ainsi, loin que la vérité se confonde avec une sorte d’éternité qui copierait la réalité, ne faut-il pas lui accorder un caractère historique, en ce qu’elle serait, comme nous tous, soumise au temps et à son élaboration ? Cette méditation sur la vérité invite à un exercice de désillusion : se déprendre de notre désir de vérité pour accepter la réalité non telle qu’on la voudrait, immobile et rassurante, mais telle qu’elle est : en changement perpétuel, imprévisible et imprédictible. Exercice contre-nature, certes, mais essentiel pour vivre dans le bon sens : celui d’une temporalité créatrice.
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Histoire De la
vérité Nathalie Monnin
Ateliers populaires de philosophie collection dirigée par Nathalie Monnin Cette collection a pour objet de publier des conférences données à Rennes par des professeurs de philosophie dans le cadre de la Société bretonne de philosophie. La vocation de cette association (loi 1901) est de mettre l’exercice de la pensée à la portée de tout citoyen, quelle que soit sa formation. Ces textes s’adressent ainsi au plus large public. Dans la même collection : Le Sens de la vie, Gérard Amicel De la fragilité de la démocratie. Une lecture de Tocqueville, Amine Boukerche L’Amour, échec de la philosophie ?, Yvan Droumaguet Qui sont les bêtes ?, Didier Heulot Une histoire philosophique de la nature, Les Arts et l’expérience de l’espace, Patricia Limido-Heulot Aimer se dit en plusieurs sens, Gabriel Mahéo Qu’est-ce que penser librement ?, Nathalie Monnin À paraître : La Monstruosité. Réflexions sur la nature humaine, Gérard Amicel La Philosophie de la danse, Sandrine Servy
© Éditions Apogée, 2015 ISBN 978-2-84398-470-9
Nathalie Monnin
Une histoire de la vérité
Éditions Apogée
I Du sens commun sur la vérité Ce que nous entendons par vérité On pourrait croire que la question de la vérité est réservée aux scientifiques et aux intellectuels — à une minorité de spécialistes et d’experts à qui nous serions très heureux de déléguer ces fastidieuses recherches sur la vérité, ou plutôt sur les vérités : de notre univers, la vérité de notre passé historique et archéologique, la vérité de nos choix économiques et sociétaux, la vérité de notre santé et même la vérité de nos choix personnels quand nous consultons des psychologues. Autant de spécialistes qui savent et à qui nous faisons confiance. Qu’un homme politique, lors d’un débat, brandisse quelques chiffres sur le chômage ou la croissance, et nous le trouvons informé et fiable. Les chiffres nous paraissent le gage du sérieux car ils sont objectifs, c’est-à-dire non soumis à la fantaisie et à la variation de nos désirs. La science, grâce à ses outils mathématiques en particulier, nous apparaît ainsi être le paradigme de la vérité. Pourtant, la science elle-même ne progresse pas de manière linéaire en accumulant les vérités mais, comme le dit Bachelard, elle progresse d’erreurs en erreurs rectifiées, scandées par quelques révolutions : la révolution copernicienne, avec le passage du système géocentrique au système héliocentrique, la révolution biologique, avec la découverte 5
de l’évolution des espèces puis de la génétique, la révolution en sciences physiques avec la relativité et la découverte des quantas. Ce qui était vrai hier s’avère faux aujourd’hui, et, à ce compte, on peut se demander si ce qu’on pense être vrai aujourd’hui ne sera pas faux demain. Où donc, ou à quand une vérité définitive et indubitable ? La question n’est pas de moindre importance puisqu’elle semble bien accompagner l’histoire même des sciences à chacune de ses remises en question, exprimant l’espoir de savoir enfin et définitivement. Cet espoir ne me paraît ni vain, ni futile, ni simple curiosité passagère et superficielle, ni même réservé aux problèmes scientifiques ; il me paraît au contraire extrêmement sérieux en ce qu’il traduit un besoin fondamental de l’être humain, une constante préoccupation qui traverse chacun d’entre nous à chacun de nos pas. Notre rapport au monde et aux autres est d’emblée fondé sur le postulat de leur vérité : nous postulons que ce que nous vivons est vrai — et non imaginé ou irréel — comme nous postulons que ce que nous disent les autres est vrai. Nous le postulons sans le savoir : nous ne pourrions pas vivre sans cette confiance primordiale, mais nous n’y avons jamais pensé, tant la confiance dans la solidité des autres et du monde est spontanée et ancrée en nous dès le début de notre vie. La méfiance à l’égard du discours d’un autre ne vient qu’après coup, après trahison — et la première trahison est toujours une grande déception. Pourquoi ? Qu’est-ce donc qui est touché en nous pour qu’une parole, parce qu’elle s’avère mensongère, nous soit aussi cruelle ? Qu’il s’agisse d’un proche ou d’un homme politique, nous détestons être trompés. La vérité nous tient à cœur, pour des raisons qui ne sont ni scientifiques ni philosophiques.
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C’est dire si la question de la vérité déborde largement le seul terrain des spécialistes : elle nous concerne tous, au plus profond de notre être. Mais pourquoi ? Que détestonsnous dans le mensonge ? Être trompé, certes. Mais nous tournons en rond : nous détestons le mensonge parce que nous aimons la vérité. Et nous aimons la vérité parce que nous détestons le mensonge. Comment dépasser ce cercle ? Interrogeons plus précisément ce que nous détestons et pourquoi. Nous sommes particulièrement sévères avec les amis ou les hommes politiques qui ne tiennent pas leur parole. Ils donnent l’impression de dire ce que nous avons envie d’entendre avant les élections, mais une fois au pouvoir, comme par enchantement, leur discours change et il ne leur est plus possible de faire ce qu’ils avaient dit. Nous les traitons invariablement de menteurs. N’est-ce pas parce que nous supposons que la parole vraie est celle qui tient dans le temps ? La parole devient vraie le jour où elle passe à la réalisation, mais si elle n’y passe pas, elle était fausse, dit-on. Que les conditions, économiques ou autres, aient changé entre les moments pré et post-électoral n’entrent pas en compte : une parole vraie est d’abord une parole qui tient dans le temps. Ainsi, le preneur d’otages sème le doute quand il dit qu’il va tuer un otage toutes les quinze minutes si on ne lui donne pas ce qu’il veut. On se dit : « Et s’il disait la vérité ? » c’est-à-dire : s’il mettait réellement en pratique ses menaces ? Bluffe-t-il ou dit-il vrai ? Ce faisant, nous supposons qu’il existe une vérité de ce qui va se faire — et nous cherchons à la découvrir avant qu’elle n’advienne, pour anticiper, prévoir. Nous ne nous demandons pas où existerait cette vérité : mais souvent, à propos de choix, affectifs ou professionnels, que nous devons faire pour nous-mêmes,
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nous imaginons que tout serait déjà écrit dans un grandlivre, le grand-livre du monde — et il n’y aurait plus qu’à trouver le moyen de lire. C’est pourquoi nous associons sans l’ombre d’un doute l’idée de vérité à celle d’éternité et pensons qu’il nous manque juste les bonnes lunettes ou la bonne méthode pour déchiffrer ce qui va arriver ou ce qu’on doit choisir. Tel est le sens commun : nous entendons par vérité ce qui est immuable, éternel, la parole qui tient dans le temps et ne varie pas. De là vient notre incapacité ou notre profonde difficulté à saisir le processus du temps : si le temps est ce qui fait que tout n’est pas donné d’un coup, comme le rappelle Bergson, il est normal que rien ne puisse être prévisible. Qu’en est-il alors de la nature exacte de la vérité ? Comment concilier ce monde imprévisible avec notre préoccupation fondamentale de prévoir et de savoir la vérité ? Il me semble que cette contradiction entre, d’un côté, la réalité imprévisible et contingente du monde et, de l’autre, notre besoin d’immuabilité et de vérité, est le propre de notre condition, tiraillée entre l’attrait vers l’éternel et l’immuable et le constat, regrettable, du perpétuel changement du monde et de nos désirs. Jurer fidélité à l’âme sœur a-t-il d’autre vertu que de conjurer les intermittences du cœur ? Nous tenons tant à tout prévoir et anticiper que nous définissons la vérité comme ce qui ne change jamais — et mesurons les menteurs à l’aune de cette définition, peutêtre pas forcément la plus judicieuse. Est vrai, ainsi, ce qui est éternel, immuable, objectif et nécessaire : en résumé, ce qui est, pour soi-même, et qui ne dépend jamais de notre perception (comme les illusions perceptives), de notre bon vouloir, de nos caprices, de nos sentiments, de tout ce qui est variable et mouvant dans un sujet. Mais est-ce là une
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II De la vérité pour les sciences Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est, spirituellement rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé. Gaston Bachelard
Le vacillement de l’idée d’une vérité objective Les philosophes modernes, sous l’impulsion de Descartes, ont pris les sciences et, en particulier, les mathématiques, comme modèle de la vérité parce qu’ils avaient l’expérience d’une science dont les résultats étaient absolument certains, universels, objectifs et éternels. En cela, leur conception de la vérité rencontre, comme on l’a vu, celle du sens commun qui pense que la vérité de chaque chose ou chaque situation existe réellement, écrite quelque part dans une sorte de grand livre. Cette idée n’est pas loin de celle qu’Einstein se faisait de la recherche scientifique : les concepts physiques, comme la force, la gravité, l’énergie, ne sont pas des descriptions issues de la nature elle-même, mais ce sont bien des inventions de notre esprit, des « créations libres de l’esprit humain », comme il l’écrit avec Infeld dans L’Évolution des
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idées en physique. Mais cette invention n’est pas fantaisiste. Einstein poursuit : « Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ces observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d’une telle comparaison. » Le monde est ce qu’il est, et il existe, selon Einstein, une vérité objective du monde que nous pouvons sans doute approcher, mais sans jamais savoir exactement si nous l’avons atteinte. Pour ce point, on peut dire qu’il reste dans la lignée de la pensée classique de Descartes où l’homme est face à la nature, sans se demander si sa perception de la nature correspond effectivement à ce qu’elle est en ellemême, ou bien si cette perception n’est pas déjà modifiée, sans qu’il s’en aperçoive, par le simple fait d’être présent au monde. La question porte sur l’acte même de connaître : est-il neutre et purement objectif, ou bien n’est-il pas inconsciemment envahi ou parasité par d’autres concepts ou idées ? On pourrait aller plus loin encore, en se demandant si la présence de l’homme ne modifie pas la nature elle-même, et non plus seulement l’acte de connaître, ce qui obligerait à repenser le statut même de la vérité : découverte ou invention ? Dire, en effet, que nous découvrons la vérité, c’est supposer qu’elle existe en soi-même, qu’elle attend qu’on 24
vienne la dévoiler. Dans cette perspective, la vérité du monde existerait, comme le mécanisme de la montre existe effectivement dans le boîtier, et ni notre présence ni nos visées de connaissance n’y changeraient rien. Si tel était le cas, on pourrait donner raison à Descartes, qui pensait que la science, dotée d’une bonne méthode, progresserait linéairement de vérités en vérité, dans un accroissement perpétuel. Mais l’histoire des sciences montre que la progression tient plutôt d’une évolution par sauts et ruptures et, parfois, par révolution. La plus fameuse, la révolution copernicienne, décentre l’homme lui-même de la représentation qu’il se faisait de sa place dans le monde et au regard de Dieu, avec les conséquences religieuses qui ont suivi. La découverte de Darwin sur l’évolution des espèces (1859), à laquelle lui-même, très croyant, a tant résisté, représente un second bouleversement dans la représentation que l’homme se faisait de lui-même. On aurait pu croire que ces vacillements de la science provenaient du fait que la nature, extérieure à l’homme, est compliquée à saisir, mais qu’en revanche, les mathématiques restaient un lieu assuré et sécurisant de vérités objectives. Il n’en est rien toutefois, comme l’ont montré l’avènement des géométries non euclidiennes au début du xixe siècle puis le théorème d’incomplétude de Gödel au début du xxe siècle. Les mathématiques ne sont pas ce qu’on croyait, comme si une sorte de résistance était possible de leur part à nos efforts de formalisation : productions de notre esprit, il semble qu’elles lui échappent. D’où les discussions qui porteront sur l’existence des êtres mathématiques : existent-ils indépendamment de notre esprit, comme les Idées platoniciennes ? Et si ces êtres n’existent pas, s’il s’agit bien d’une invention de notre esprit, pourquoi ne peut-on
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Table des matières
I – Du sens commun sur la vérité 5 Ce que nous entendons par vérité 5 La vérité selon Platon 9 Trouver une bonne méthode : Descartes 14 Trois remarques 19 II – De la vérité pour les sciences 23 Le vacillement de l’idée d’une vérité objective 23 Réflexions philosophiques sur les conditions des progrès scientifiques 27 Ce que nous pouvons dire de la nature de la vérité maintenant 30
III – Penser la réalité — pour de vrai ? 36 La conception naturelle de la vérité et de la réalité 37 L’illusion rétroactive du vrai 39 Penser le temps pour comprendre la réalité 44 Regard intelligent et regard intuitif 46 IV – Comment penser la vérité si la réalité est mouvante ?
53 Collaborer avec les réalités 55 Perspectivisme contre relativisme 60 Vérité et valeur 66
Conclusion 71 Bibliographie 75 Filmographie 77 Table des matières 78
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Une histoire de la vérité
Nathalie Monnin, agrégée de philosophie, est professeur à Redon. Elle a publié, aux Éditions Pleins Feux, On ne naît pas femme : on le devient (2005), aux Belles-lettres, Sartre (2008) et aux Éditions Apogée, Qu’est-ce que penser librement ? (2014).
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Même si nous n’en avons pas tout à fait conscience, nous nous représentons la vérité comme ce qui ne change pas. Ce que nos parents nous ont dit, ce que nos amis nous disent, nous y croyons — peut-être parce que le désir de croire à la vérité, tellement sécurisant, est plus fort que l’acceptation du changement. On a cependant bien souvent changé de vérités au cours de l’histoire, tant scientifiques, politiques, morales que dans nos simples existences. Ainsi, loin que la vérité se confonde avec une sorte d’éternité qui copierait la réalité, ne faut-il pas lui accorder un caractère historique, en ce qu’elle serait, comme nous tous, soumise au temps et à son élaboration ? Cette méditation sur la vérité invite à un exercice de désillusion : se déprendre de notre désir de vérité pour accepter la réalité non telle qu’on la voudrait, immobile et rassurante, mais telle qu’elle est : en changement perpétuel, imprévisible et imprédictible. Exercice contre-nature, certes, mais essentiel pour vivre dans le bon sens : celui d’une temporalité créatrice.
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vérité Nathalie Monnin