Humain barbare extraits

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Yvan Droumaguet

L’Humain et le barbare

Éditions Apogée


Merci à Sylvie Brosselin pour nos conversations et ses conseils qui m’ont beaucoup aidé.

« De même que l’homme civilisé est le meilleur de tous les animaux, celui qui ne connaît ni justice ni lois est le pire de tous. » Aristote, La Politique


Introduction La mémoire des dix-sept assassinats des 7 et 9 janvier à Paris reste et restera douloureuse. Des journalistes ont été exécutés pour avoir usé de leur liberté, des policiers pour faire leur métier, des juifs seulement pour être juifs. Comment qualifier ces crimes autrement qu’actes de barbarie ? Au même moment, au Nigéria, des milliers de personnes étaient massacrées par l’organisation islamiste Boko Haram (école « occidentale » interdite, en langue haoussa). Mais, reste et restera aussi, tragiquement mêlée à la tristesse, la mémoire heureuse de la marche du 11 janvier où se sont affirmés avec force et générosité le désir d’humanité et, contre la haine, le besoin d’amour. Était-ce la réponse de la civilisation à la barbarie ? Charlie était le nom que prenait, non une foule d’individus, mais une communauté humaine unie dans un désir de liberté, de fraternité et de paix. Mais, peut-être, n’était-ce là que besoin de faire le deuil et de se rassurer, de panser la blessure ? Le temps de 5


l’émotion est court. Pour agir dans la durée, faire que ce moment de grâce ne se perde pas dans la banalité du quotidien, nous avons besoin de réfléchir et de comprendre.

Comprendre la barbarie ? En effet, pour échapper à la barbarie, l’élan d’une émotion, aussi généreux soit-il, n’est pas suffisant. Et d’abord, qui sont les barbares ? Les auteurs de tous ces assassinats à Paris, au Nigéria, en Irak, en Syrie ou ailleurs ? Mais tous ceux qui, dans le monde, au Niger, en Algérie, au Pakistan… ont manifesté violemment contre « Charlie », au nom de leurs croyances, sont-ils aussi barbares ? Et, en France, ceux qui, parfois, ont approuvé les assassinats, barbares aussi ? Nous ne pouvons nous satisfaire du sentiment d’évidence qu’« ils » sont les barbares et que « nous » sommes les civilisés. Nous devons nous interroger sur la barbarie qui, peut-être, réside en chacun de nous. L’horreur ressentie devant ces assassinats exprime aussi la conscience que ce sont des êtres humains qui les ont commis. Et nous sommes des êtres humains. Mais, si la barbarie nous horrifie tant, c’est aussi parce qu’il y a en elle quelque chose d’obscur voire d’incompréhensible. Comment des humains peuvent-ils commettre des actes d’une telle cruauté à l’encontre d’autres humains ? Nous savons que cela 6


n’est pas nouveau et que de tels actes ont été commis à toutes les époques et sous toutes les latitudes. Alors, chercher à comprendre est nécessaire, sans doute aussi pour nous comprendre nous-mêmes, ne seraitce que pour éviter de croire que le barbare, c’est toujours nécessairement l’autre. Seul l’humain peut commettre un acte barbare si on admet que seul, parmi les vivants, il peut, consciemment et volontairement, provoquer de la souffrance. D’autre part, on ne reconnaît la barbarie que lorsque les victimes sont humaines, ce qui en exclut les souffrances infligées aux animaux.

L’homme et l’animal Le Code pénal français (art. 521.1) punit de deux ans d’emprisonnement : […] le fait, publiquement ou non, d’exercer des sévices graves, ou de nature sexuelle, ou de commettre des actes de cruauté envers un animal domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité.

L’article 222.1 punit de quinze ans de réclusion criminelle : […] le fait de soumettre une personne à des tortures ou à des actes de barbarie » (vingt ans quand la victime présente des caractéristiques particulières, mineur de quinze ans, ascendant, conjoint…).

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Le terme de barbarie est donc réservé à la cruauté envers une personne, c’est-à-dire un humain, sujet moral, quand l’animal est, seulement depuis le 15 avril 2014, reconnu par le Code civil, non plus comme « un bien meuble » mais comme « un être vivant doué de sensibilité ». Encore soumis au régime de propriété concernant les choses, l’animal est reconnu dans sa dimension sensible, ce qui ne suffit pas à faire de lui un être moral, une personne. Certes, cela s’accorde avec le Code pénal qui punit la cruauté envers l’animal, passive quand il s’agit de manque de nourriture ou de soins, active quand il y a intention de provoquer la souffrance. La distinction de l’animal et de la personne s’exprime, pénalement, par la distinction « des actes de cruauté » et « des actes de barbarie », distinction fondée non sur le degré de cruauté de l’acte mais sur le statut juridique de la victime. Il en est de même du meurtre et de l’assassinat qui concernent le fait de « donner la mort volontairement à autrui » (art. 221.1), donc à une personne, un humain. Tout en gardant à l’esprit le caractère problématique de cette distinction, qui renvoie, par exemple, à la question de la valeur du vivant non-humain ou encore au sens de la présence humaine dans le monde et aux rapports de l’humain avec les autres espèces et avec la nature en général, on peut accepter de réserver le terme de barbarie aux actes commis par des humains à l’encontre d’autres humains. 8


L’humain et l’inhumain Des êtres humains peuvent donc agir de façon inhumaine, contraire à l’humanité ; cela non seulement parce qu’ils portent volontairement atteinte à la vie et à la dignité d’autrui en infligeant des souffrances physiques et morales de toutes sortes mais aussi à l’humanité qui est en eux. On pourrait même dire qu’ils portent une atteinte plus grave et plus profonde à leur propre humanité, en détruisant peutêtre définitivement en eux toute possibilité d’accéder à une vie vraiment humaine. C’est le sens des paroles de Socrate, dans Gorgias de Platon, qui, contre son adversaire Calliclès et plus généralement contre l’opinion commune, soutient que l’injustice, sous toutes ses formes, est plus mauvaise pour celui qui la commet que pour celui qui la subit. Calliclès, je nie que la chose la plus laide soit d’être frappé au visage injustement, d’avoir un membre tranché ou de se faire voler sa bourse. En revanche, ce qui est plus laid et plus mauvais, c’est de porter atteinte injustement à ma personne et à mes biens, c’est de voler, c’est d’asservir des êtres humains […] car un tel acte est plus laid et plus mauvais pour l’homme qui est l’auteur de pareilles injustices que pour moi qui les subis.

Il ne faut pas voir ici, de la part de Socrate, un simple goût du paradoxe mais une question 9


essentielle : celle du plus grand mal. Or, si les souffrances sont un mal pour celui qui subit l’injustice, le plus grand mal est celui que l’on se fait à soi-même en la commettant. De ce point de vue, les actes les plus violents, les plus cruels sont les plus destructeurs pour celui qui les commet parce qu’il s’exclut en les commettant de la possibilité même d’être humain ; il devient inhumain, monstrueux. Si les victimes à Charlie Hebdo ou dans le magasin Hyper Cacher ont perdu la vie, leurs assassins, en plus de la vie, ont perdu leur humanité. C’est là une manière de dire que chacun est responsable de son humanité ou de son inhumanité. Certes, on peut penser que l’auteur d’actes barbares, s’il est conscient du mal infligé à autrui, n’est pas conscient du mal qu’il se fait. D’autre part, l’horreur que nous ressentons face à de tels actes et à leurs auteurs n’en est pas diminuée. Cette horreur est accrue par la stupeur de l’incompréhension : comment est-ce possible ? Est-ce là quelque chose de pensable ou ce qui échappe à toute raison ? Toutefois, si l’acte barbare nous semble en dehors de toute raison en tant qu’il manifesterait soit une sorte d’état primitif d’une humanité dominée par des pulsions meurtrières, soit un fanatisme religieux ou politique ne connaissant plus aucune limite, cela

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ne signifie pas qu’il soit inexplicable ni même qu’il soit dénué de tout sens. D’autre part, on ne peut a priori exclure l’existence d’une barbarie que l’on pourrait dire policée, d’une barbarie qui agirait au nom même de ce qui est censé la combattre, la civilisation. Où est donc la frontière qui sépare barbarie et civilisation ?


I Le barbare : l’autre du civilisé ? 1) Barbares et sauvages Le mot « barbare » est d’origine grecque : barbaros. Pour les Grecs, être barbare, c’est d’abord ne pas être Grec et, plus particulièrement, ne pas parler le grec. Ainsi, le barbare apparaît d’emblée comme l’autre du civilisé, ici le Grec. Le barbare ne se désigne pas lui-même comme tel, on peut alors comprendre la grande diversité de ceux qui, tout au long de l’histoire, seront ainsi nommés. Ce double caractère d’être défini par l’autre, le civilisé, et de revêtir des traits différents (ainsi les Romains seront d’abord des barbares pour les Grecs avant que les barbares soient les non-Romains) semble indiquer qu’il n’y a pas une essence du barbare qui serait définissable par elle-même mais que le barbare n’existe que dans une relation où il est le négatif de celui qui s’identifie à l’humanité en s’affirmant comme civilisé.

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Langage et communauté Chez les Grecs, le mot « barbare » est formé par onomatopée, il désigne celui dont le parler imite le chant des oiseaux. Le mot apparaît pour la première fois dans L’Iliade où, à la fin du « Chant ii », Homère (viiie siècle av. JC), énumérant les peuples combattant aux côtés des Troyens parle des Cariens « au parler sauvage », barbarophonoi. Le parler des Cariens, rude, grossier, était considéré comme proche de la nature. Pour les Grecs, le logos sera indissociablement langage et pensée, parole et raison. Aristote écrit, au début de La Politique, qu’il ne faut pas confondre les sons de la voix (les phonoi) avec la parole (le logos). Si, dit-il, la nature a donné aux animaux un organe leur permettant d’exprimer leurs sensations de douleur et de plaisir, seuls les humains disposent de l’organe de la parole en vue de s’exprimer et communiquer sur ce qui est utile et nuisible, juste et injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils ont la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une famille et une Cité [polis].

Eschyle, dans Les Perses, barbares ennemis des Grecs et qui viennent d’être vaincus à Salamine

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Table des matières Introduction 5 Comprendre la barbarie ? L’homme et l’animal L’humain et l’inhumain

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I. Le barbare : l’autre du civilisé ?

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1) Barbares et sauvages 13 2) Primitifs et civilisés 22

II. La barbarie : réalité ou fiction ?

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1) « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » 2) Le barbare : « l’homme qui croit à la barbarie » ?

32 38

III. Barbarie et civilisation

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1) « La barbarie n’est pas inhumaine » 2) Raison, droits de l’homme et dignité

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IV. Totalitarisme et démocratie 59 1) La barbarie totalitaire 59 2) La démocratie : civilisation ou barbarie policée ? 65

V. Barbarie et nature humaine

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1) La haine et la violence 2) L’homme, un loup pour l’homme ?

73 78

Dépasser la barbarie 83 Bibliographie 92 Table des matières 95



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