Jean Peltier, armateur à Nantes au Siècle des lumières

Page 1

Passionné par l’histoire de la marine, Jacques D. de Certaines a déjà publié Fricambault, une famille nivernaise dans la marine sous Louis XIII et Louis XIV et Objets de marins qui ont obtenu respectivement le prix de l’Aiguillon en 2002 et le prix Albatros en 2008.

Éditions Apogée - 18 € TTC ISBN 978-2-84398-399-3

Jacques D. de Certaines

Jean Peltier, armateur à Nantes au Siècle des lumières

L’histoire maritime a souvent négligé les armateurs sans qui, pourtant, les navires de commerce ne prendraient pas la mer. À Nantes, Jean Peltier a lui-même peu navigué mais sa vie témoigne bien des enjeux de la marine marchande du xviiie siècle. Fils d’un modeste négociant de l’île de Ré, ayant fait des études universitaires — fait rare à cette époque — il s’est installé à Nantes, premier port marchand de France. Dans cette biographie romancée, d’une remarquable rigueur historique, nous découvrons qu’il a armé à la traite négrière, aidé les insurgents d’Amérique et transporté les Acadiens en Louisiane avant de s’installer à Port-Louis dans l’actuelle île Maurice. Franc-maçon, il a participé au financement de la publication des œuvres de Voltaire, est devenu abolitionniste après avoir été négrier et représente parfaitement la bourgeoisie nantaise cultivée qui a préparé la Révolution avant d’être dépassée par elle.

Jacques D. de Certaines Préface d’André Lespagnol

Jean Peltier Armateur à Nantes au Siècle des lumières

Éditions Apogée



Jacques D. de Certaines

Jean Peltier,

armateur à Nantes au Siècle des lumières

Préface d’André Lespagnol

Professeur honoraire d’histoire moderne à l’université de Rennes 2

Éditions Apogée



SOMMAIRE

Préface 7 Avant-propos 13 Chapitre 1. Saint-Martin-de-Ré 17 Chapitre 2. La Diligente 39 Chapitre 3. Armateur et négrier 57 Chapitre 4. Bourgeois au Siècle des lumières 73 Chapitre 5. « Il faut secourir les Américains » 87 Chapitre 6. Ouvrir un front en Orient 105 Chapitre 7. Le bonheur en Louisiane 115 Chapitre 8. Fâcheuses affaires de Jean-Gabriel 129 Chapitre 9. Le soleil à Port-Louis 141 Remerciements 157 Repères chronologiques 1750-1800 159 Arbre généalogique de J. Peltier 161 Index des noms de navires 163 Index des noms d’armateurs 166 Index des noms de marins 167 Index des autres noms de famille 169 Orientations bibliographiques 173

5



Préface

C’est avec la plume alerte d’un véritable romancier que Jacques de Certaines nous offre cette biographie de Jean Peltier, armateur nantais au Siècle des lumières. Mais les charmes de la forme « romancée » ne sauraient occulter qu’il s’agit, sur le fond, d’une véritable biographie historique qui retrace de manière précise le parcours d’un personnage bien réel, en s’appuyant sur une base documentaire solide et notamment les archives collectées par un descendant de Jean Peltier. Le jeu en valait la chandelle car Jacques de Certaines fait ainsi resurgir de l’ombre un personnage singulier dont la trajectoire, avec ses aléas, ses choix et ses contradictions, illustre bien le positionnement complexe du négociant français au Siècle des lumières et sous la Révolution. Ce parcours nous éclaire tout d’abord sur les diversités des mécanismes d’ascension sociale au sein de la bourgeoisie française du xviiie siècle. Fils cadet d’un marchand de médiocre envergure de SaintMartin-de-Ré, petit port de cabotage actif aux confins du Poitou, de l’Aunis et de la Saintonge, Jean Peltier, à la différence de ses frères aînés, ne semble pas avoir été destiné au commerce mais plutôt à une carrière dans les offices ou la basoche, comme le suggère son orientation — originale pour l’époque — vers des études longues, à l’université d’Angers, en faculté des arts puis de droit. Avec comme conséquences logiques, un mariage avantageux avec la fille d’un « procureur fiscal » angevin et l’acquisition d’une charge d’inspecteur des ports et quais de la rivière de Loire, entre Nantes et Ingrandes. Mais en 1763, études faites, Jean Peltier était venu s’installer à Nantes, où résidait l’un de ses frères, et cette décision, signe évident de

7


l’attractivité de la place ligérienne, allait changer le cours de son destin. Car ce choix, partagé avec tant de jeunes gens ambitieux de toute la France de l’Ouest, le plaçait au cœur d’une cité portuaire devenue, en ce milieu du xviiie siècle, une grande place marchande d’envergure internationale, au sein d’une économie atlantique en plein développement. Nantes disposait, il est vrai, d’atouts exceptionnellement favorables, en combinant la situation d’un port de façade atlantique, positionné entre péninsule ibérique et Europe du Nord-Ouest, et largement ouvert sur l’océan, sans les risques d’enfermement des ports de la Manche, avec le site d’un port de « rivière » (au risque cependant de l’ensablement croissant de l’estuaire qui limitait à Paimbœuf la remontée de gros navires) ; ce qui permettait la liaison par l’axe fluvial de la Loire avec un vaste hinterland, jusqu’au cœur du pays, et par canal jusqu’au marché parisien lui-même. Cela avait permis à Nantes de devenir dès les xv-xvie siècles un grand port interrégional immergé dans les courants du commerce maritime ouest-européen et ses produits-clés — le sel, les vins, les blés — de l’Andalousie à la Baltique. S’était alors créé un lien privilégié avec l’Espagne castillane autour de l’axe maritime Nantes-Bilbao, acheminant des flux d’échange alternés de laines de Castille et de toiles de Bretagne, sous l’égide de l’organisation commerciale de la « Contractation » que dominait la puissante colonie de marchands espagnols installés sur les bords de la Loire. Dès le milieu du xviie siècle cependant, cette « heure espagnole » s’était estompée, et Nantes avait su rebondir en prenant son tournant vers le « grand large » atlantique pour se hisser en un siècle au statut de grand port international. Cette ouverture atlantique s’était faite en deux temps. Elle avait commencé par la création de la route « en droiture » vers les îles antillaises, amorcée dès 1635-1640, avec une accélération dans les années 1680 (55 navires expédiés aux îles par an en 1684-1688). Celle-ci s’était faite en liaison directe avec la construction d’une « économie de plantation » aux îles (Petites Antilles d’abord, puis Saint-Domingue après 1690), qui exigeait des flux d’approvisionnement en vivres (farine, vin, morue), produits manufacturés divers et main-d’œuvre « d’engagés », et fournissait au retour des denrées coloniales — tabac et indigo d’abord puis bientôt le sucre. Cette première phase avait permis à Nantes de s’imposer dès le début du xviiie siècle comme le premier port d’armement français avec une flotte de 150 navires de plus de 100 tonneaux en 1704.

8


Le port était prêt à s’engager dans une deuxième phase de son expansion atlantique, en lien avec l’essor de l’économie de plantation sucrière, notamment à Saint-Domingue, et à ses besoins croissants en main-d’œuvre servile importée d’Afrique, que ne pouvaient satisfaire les compagnies privilégiées créées par l’État. À partir de 1706 les Nantais se lancèrent alors dans le « trafic triangulaire » entre la France, les côtes d’Afrique noire et les îles, c’est-à-dire la traite négrière à grande échelle, qui devint leur spécialité, avec plus de la moitié des armements français effectués entre 1713-1743, et 28 à 30 navires armés par an en 1749-1754, avec de gros moyens financiers et les profits spectaculaires que générait ce commerce des esclaves. Au total, en ces années 1760 où le jeune Peltier vient s’installer sur les bords de la Loire, au lendemain des perturbations de la guerre de Sept Ans, Nantes armant chaque année 70 navires « en droiture » et 25 pour la traite négrière et recevait 110 navires des Îles revenant chargés de sucre, café, coton, indigo, dont une partie était redistribuée par la navigation fluviale sur la Loire vers le marché intérieur français, et l’autre moitié réexportée vers l’Irlande, la Hollande, la Baltique par une noria — 2 à 300 par an — de caboteurs, surtout hollandais et hanséates, faisant de Nantes — à l’instar de Bordeaux — un point d’articulation entre économie atlantique et économie nord-européenne. Avec, autour de ces puissants trafics commerciaux, un environnement industriel diversifié : constructions navales dans l’estuaire, « indiennage » produisant des cotonnades — les fameuses « guinées » bleues pour la traite, raffinage sucrier. Quoi d’étonnant que cette grande place internationale bouillonnante d’activités, cosmopolite, où l’on croisait à la bourse ou sur les quais Hollandais et Irlandais, Hanséates et Suisses pionniers de l’indiennage, ait attiré les jeunes talents ambitieux de la France de l’Ouest désireux d’atteindre la fortune en saisissant les multiples opportunités du « commerce de mer », et au premier chef, hors de toute considération morale, le formidable « gisement de profits » que constituait en ce milieu xviiie siècle la traite négrière, le commerce des esclaves. Telle est bien l’opportunité que saisit notre bachelier en droit et inspecteur de la navigation fluviale lorsque, après un court apprentissage du métier d’armateur avec un caboteur naviguant dans le golfe de Biscaye, il se lança en 1771 dans le « grand jeu » négociant avec son premier armement négrier. Sauf que dans ce domaine ses modestes

9


« facultés », même renforcées par les apports de son beau-père, ne pouvaient suffire pour des investissements se chiffrant cette fois en centaines de milliers de livres, imposant le recours à des commanditaires, et faisant surgir en arrière-plan la figure de Carrié de Monthieu, qui fut le principal financier de ses armements, négriers et autres, durant quasiment 20 ans. À travers cette connexion avec ce personnage sulfureux, la trajectoire individuelle de notre modeste self-made-man croise en fait un univers de bien plus grande envergure, qui nous fait sortir du périmètre classique du « commerce nantais ». Nous entrons ici dans l’univers des grands brasseurs d’affaires parisiens du règne de Louis XVI, engagés dans de multiples affaires — souvent troubles — se situant moins dans le commerce « classique » que dans le domaine plus obscur des fournitures d’armes, d’approvisionnements et de services logistiques aux États, qu’il s’agisse des monarchies françaises ou espagnoles, et de l’État américain naissant. Avec ce trio infernal avec qui, de fil en aiguille il entre en relations d’affaires — Carrié de Monthieu (fabricant et trafiquant d’armes), Baudard de Saint-James (trésorier de la Marine et fournisseur d’approvisionnements en tout genre pour celle-ci) et Caron de Beaumarchais, (trafiquant d’armes) — pour la bonne cause des Insurgents américains autant qu’auteur de théâtre « révolutionnaire » à succès, marchant sans cesse sur le fil du rasoir entre la fortune et la renommée, la faillite et la prison, notre modeste armateur nantais se trouve entraîné comme prêtenom et opérateur technique d’armement, dans la spirale de leurs affaires à haut risque, pour le meilleur (un enrichissement certain pendant quinze ans), comme pour le pire, jusqu’à la quasi-faillite en 1787. On peut d’ailleurs s’interroger sur l’origine de cette connexion parisienne de Jean Peltier, en suggérant qu’elle n’est peut-être pas étrangère à son appartenance à la franc-maçonnerie, grande créatrice de réseaux sociaux, qui étaient certes des réseaux de connivence intellectuelle mais aussi d’affaires. De ce point de vue Jean Peltier, bénéficiant d’un niveau d’éducation au-dessus de la moyenne du milieu négociant grâce à ses études universitaires, était aussi un homme des Lumières, qui avait trouvé à Nantes, grande place culturelle et intellectuelle autant que marchande, comme l’atteste le témoignage admiratif d’Arthur Young, un milieu ouvert, grâce notamment aux loges maçonniques et aux sociétés de lecture, aux mouvements d’idées de son temps. À cet égard on peut penser, comme le suggère Jacques de Certaines, que l’armateur négrier a pu trouver dans ces discussions matière à s’interroger sur la légitimité de « l’infâme commerce » qu’il venait de

10


pratiquer de manière intensive durant cinq ans et à refroidir ses ardeurs, même si la marche à la guerre et les nouvelles opportunités de profit qu’elle offrait – tel le trafic d’armes avec les Insurgents américains — ont pu peser tout autant. De même c’est peut-être à ce climat intellectuel des Lumières et à la mythologie du paradis exotique qu’exprimait Paul et Virginie qu’on doit sa dernière tentative de rétablissement de ses affaires – personnelles et familiales — qui le fit prendre la mer, pour la première fois, à 56 ans, en 1790 pour l’île de France, vers cet océan Indien qui apparaissait en cette fin du xviiie siècle comme le dernier eldorado du commerce français, bouclant ainsi la boucle d’une course après la fortune et le bonheur qui se termina finalement à Nantes, où il était revenu en 1798, dans la solitude et la médiocrité. À défaut de constituer une figure emblématique du grand négociant nantais du xviiie siècle, le parcours singulier de Jean Peltier éclaire le profil du bourgeois du Siècle des lumières, avec ses contradictions, entre l’argent et les valeurs du progrès, entre le parcours du self-made-man en quête d’enrichissement rapide et la participation aux grands débats sur la libération du genre humain, avec une sincérité dont témoigne cependant sa dernière initiative lorsqu’il proposait en 1799 de repartir comme « médiateur » pour impulser « en douceur » la fin de l’esclavage aux îles Mascareignes. Merci donc à Jacques de Certaines d’avoir fait sortir de l’ombre cette personnalité originale, et d’avoir tenté, par la magie de la plume, de le faire revivre, au sens littéral du terme.

André Lespagnol

Professeur honoraire d’histoire moderne à l’université de Rennes 2



Chapitre 1 Saint-Martin-de-Ré

Comme l’a écrit mon ami Beaumarchais : « Si le temps se mesure par les évènements qui le remplissent, j’ai vécu deux cent ans. » Est-ce une chance ou une malchance que d’avoir vécu une des époques les plus agitées de notre Histoire que ce soit par les guerres, les aléas du commerce, les idées nouvelles ou les malheurs (qu’ils avaient bien recherchés) de nos princes ? J’ai été pauvre puis riche puis de nouveau pauvre au gré des affaires financières où ceux qui se disaient mes amis m’ont parfois mis dans le plus grand embarras. Capitaliste, c’est ainsi qu’ils m’avaient porté sur le recensement de 1796 à l’île de France 8, capitaliste sans beaucoup de capitaux. Devenu rentier sans plus guère de rentes, j’écris de ce modeste logement dans la maison de mon ami l’armateur Mathurin Trottier, place Scévola 9. Je le loue pour une modique somme, n’ayant plus la chance d’être encore le noble marchand que j’étais devenu ; les troubles divers, les guerres et l’incurie des princes ont ruiné notre beau port de Nantes. Que Dieu fasse que le commerce reprenne car cette semaine je n’ai réussi à faire venir par la Loire qu’une caisse de clincaillerie et aujourd’hui nous n’en sommes qu’à traiter un baril de clous et un ballot de mercerie ! Mon gendre François Michaud prépare activement l’armement de La Félicité en partance pour Tranquebar aux Indes, en passant par l’île de France. Il partira bientôt mais sans moi, je me sens trop vieux et fatigué pour faire ce voyage. À la fin de cette vie mouvementée, bonheurs et malheurs s’entrechoquent dans ma mémoire. Je n’ai jamais eu le loisir, jusqu’à présent, de laisser une trace écrite de ce qu’un vieil homme peut retirer de son passage sur la terre comme de sa circulation sur les mers. De crainte que 8. 9.

Aujourd’hui, l’île Maurice. La Petite Hollande sur l’île Feydeau.

17


ma mémoire ne se perde, en ce début d’hiver de l’an neuf 10 qui s’annonce bien froid, je prends donc la plume et l’encrier pour mes enfants et petits-enfants, ainsi que pour vous, ma chère femme restée à l’île de France avec votre Augustin 11. Puisse cette ode à ma postérité vous instruire utilement 12 ! Ce siècle qui commence verra-t-il votre bonheur ? Je vous le souhaite de tout mon cœur. Je ne suis pas né le cul dans la tarte. Si mon pauvre père ne m’a pas laissé la fortune qui permettait d’acheter aussi bien les navires que les alliances ou les titres de noblesse (Qu’en aurais-je d’ailleurs fait en cette fin de siècle bouleversée ?), il m’a sans doute légué bien plus : l’honnête ambition de ne devoir mon bien qu’à mon travail. C’est donc en lui rendant d’abord l’hommage qu’il mérite que je me dois de commencer le récit de ma vie. Simon Peltier, ce vénéré père, est né à la fin du siècle dernier à l’apogée du règne de Louis XIV. C’était un homme qui avait dû être fort bien fait dans sa jeunesse et en avait conservé toute la vigueur jusqu’à sa mort en 1746 selon le calendrier du temps des rois. Il s’installa vers la fin de la Régence dans l’échoppe que tenait déjà mon grand-père, sur le quai principal du port dans le bourg de Saint-Martin sur la côte nord de l’île de Ré. Son premier entrepôt était en bois et, après le grand incendie de Rennes qui avait duré presque une semaine entière et fait des milliers de morts en 1720, il jugea plus prudent de le reconstruire en pierres ; de toute façon, depuis la grande tempête de janvier 1719, le toit était à refaire ; ce qui consolait mon père, c’est que le même coup de vent avait arraché à Paris la moitié du toit des Tuileries. Cet entrepôt drainait le commerce qui par la Sèvre débouchait sur la baie de l’Aiguillon : chanvre de la vallée de la Courance, angélique de Niort, mogette d’Arçais, fraises de Prin, vin de Bessines, anguilles salées de Magné, platille de Cholet 13, eaux-de-vie de Priaires, sabots d’Irleau… Tous ces produits descendaient sur Bazouin dans les batais ; c’est ainsi que l’on appelait les barques à fond plat des maraîchins, 10. L’an IX du calendrier révolutionnaire correspond à 1801. 11. Augustin Pitot (1782-1802), fils du premier mariage de sa seconde épouse avec l’armateur Robert Pitot. 12. Allusion à la brouille célèbre entre Voltaire et Jean-Baptiste Rousseau en 1722 ; celuici avait publié une Ode à la postérité, ce qui lui valut la remarque impertinente de Voltaire : « Savez-vous, notre maître, que je ne crois pas que cette ode arrive jamais à son adresse. » 13. Toile de lin de grande qualité, très prisée à l’exportation.

18


poussées par une perche ou une rame, plus rarement dotées d’une voile et qui pouvaient circuler sur la Sèvre comme dans les conches. Pour relayer son commerce dans l’intérieur des terres, il avait installé un entrepôt à Coulon aux confins de l’Aunis, du Poitou et de la Saintonge ; on disait à l’époque qu’un cabanier coulonnais sans batai était comme un corps sans âme. À douze ans, je l’avais accompagné jusqu’à Niort dans une des dernières tournées commerciales avant sa mort ; ce voyage représentait pour l’enfant que j’étais l’équivalent d’un embarquement pour les Indes. À Bazouin, les marchandises étaient transbordées sur les gabares qui passaient l’embouchure envasée de la Sèvre pour aller desservir Rochefort, Ré et La Rochelle. On appelait aussi ces bateaux de mer des borneurs ; ils allaient de port en port comme sur une route terrestre inlassablement parcourue entre les mêmes bornes. Ce n’est que peu avant sa mort que mon père voulut étendre ses ambitions au-delà du pertuis breton jusqu’au golfe de Gascogne et diversifier ses relations d’affaires aux toiles d’Angers, au vin clairet de Bordeaux auquel, hélas, les Anglais préféraient alors le vin du Portugal coupé d’eau-de-vie, aux armes de la fonderie de Ruelle et aux nombreuses salines qui parsèment nos côtes. Dès l’enfance, je fus donc familiarisé avec les âpres discussions sur le prix des fournitures aussi bien que sur les aléas de la navigation. J’en ai surtout retenu que face aux marchands, tout doit se risquer et peut se gagner mais que face à la mer, il faut rester humble. L’art du marchand exige en effet une bonne foi mitigée que mon éducation chrétienne, ni très convaincue ni très convaincante, ne contrariait guère. J’en restais à cette philosophie que Marivaux avait si bien exprimée : « On est chrétien, mais on est marchand : ce sont deux contraires, c’est le froid et le chaud, il faut vivre et se sauver. Que fait-on ? On cherche un tempérament : comme chrétien, je m’abstiendrais d’un gain exorbitant ; comme marchand, je le ferais raisonnable, le malheur est que ce n’est presque jamais le chrétien mais le marchand qui fixe ce raisonnable 14. » C’est ce même réalisme de négociant qui me gouverna lorsque je me suis lancé plus tard dans le commerce triangulaire. J’aurai l’occasion de revenir sur cette partie de ma vie. Mon père avait toujours rêvé d’ouvrir à ses enfants ces espaces inaccessibles qu’étaient pour lui les puissantes fabriques et entrepôts 14. Marivaux, Journaux, p. 15-18.

19


des marchands de la Fosse à Nantes. Pourtant les Bretons n’avaient pas bonne réputation à cette époque ; je me rappelle cette observation de Louis de Béchameil qui fut surtout connu pour avoir inventé une sauce assez insipide à mon avis : « Les Bretons en général ne sont ni industrieux, ni laborieux, ce qui fait que les habitants du milieu de la province sont assez pauvres, l’ivrognerie peut y contribuer beaucoup, car c’est un vice auquel ils sont sujets, aussi bien qu’à la chicane 15… » Pour qu’un jour je puisse faire bonne figure dans cette grande ville de Nantes, il m’incita à entrer à l’université dès que j’en aurais l’âge, idée surprenante à cette époque pour un modeste marchand de Ré. Après mon mariage je réussis à m’établir comme armateur à Nantes élargissant le réseau familial des Indes orientales aux Indes occidentales. Mon père était alors décédé et ne vit pas ma réussite, ce qui heureusement lui épargna aussi d’assister à mes déboires ultérieurs causés par de bien peu fiables associés. Il devait souffrir de la mauvaise condition faite aux marchands mais il ne s’en plaignit jamais. Dès cette époque, les philosophes commençaient à pérorer contre les nobles emplumés mais leurs écrits n’atteignaient sûrement pas encore le village de Saint-Martin où les conversations se limitaient plutôt au prix des céréales, aux récoltes de sel ou à l’état de la mer. Je n’ai lu Voltaire que plus tard, lorsque j’ai contribué à l’édition de ses œuvres à l’initiative de Beaumarchais au début des années 1780 à Kehl. Il écrivait l’année de ma naissance : « En France, est marquis qui veut, et quiconque arrive à Paris du fond de sa province avec de l’argent à dépenser… peut mépriser souverainement un négociant ; le négociant entend lui-même parler si souvent avec dédain de sa profession qu’il est assez sot pour en rougir. Je ne sais pourtant lequel est le plus utile à l’État, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grand seigneur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde. » Ainsi, afin de gagner un peu de la considération favorable au négoce, j’avoue avoir transformé le nom de mon épouse et, l’associant au mien, n’ai pas hésité, au moins pendant un temps, à signer « Peltier du Doyer ». 15. Saint-Simon qualifiait familièrement Béchameil du sobriquet de « bec-à-miel ». Cf. J. Berenger et J. Meyer, La Bretagne à la fin du xviiiesiècle, p. 157.

20


Chapitre 2 La Diligente

Se faire une place à Nantes n’était pas, quoique l’on ait pu en dire après coup, chose si facile que cela ; s’il y avait eu de grandes fortunes, elles n’étaient pas pour autant prêtes à partager. Pourtant, le traité de Paris signé le 10 février 1763 avait permis le renouveau du commerce et les chantiers débordaient d’activité pour reconstruire notre flotte 42. Les affaires repartaient donc, sauf bien sûr avec le Canada et la Louisiane que nous avions perdus 43. Nantes connaissait donc une période de fort développement et on discutait beaucoup de son embellissement en rapport avec sa richesse retrouvée 44. Le vin, le sel, les toiles ou le bois permettaient de vivre mais non de s’enrichir. Or, comme j’ai pu déjà le dire, telle était notre ambition commune à Gabrielle et à moi, rappelée quotidiennement par la vue des beaux hôtels récemment construits sur pilotis dans l’ancienne île sableuse de la Saulzaie devenue la riche île Feydeau avec leurs belles façades de tuffeau, leurs balcons et leurs mascarons si évocateurs de 42. D’après Jean Meyer (op.cit., p. 80-81), le nombre moyen de navires armés à Nantes entre 1756 et 1762 était de 25/an. Dès 1763, il remontait à 127, puis 175 en 1764 et 184 en 1765. Cette chute pendant la guerre de Sept Ans n’a rien d’étonnant : de 1754 à 1759, le port de Nantes avait perdu 109 navires, soit l’équivalent de 17 millions de livres. 43. La perte du Canada a entraîné la fin du marché de la fourrure qu’avait La Rochelle. Les Rochelais se sont alors tournés vers la traite négrière, constituant avec Bordeaux, Le Havre et Saint-Malo une nouvelle concurrence pour les Nantais. 44. C’est le siècle où Nantes perdit ses remparts et devint une ville ouverte, symbole de son rayonnement commercial mais qui faillit provoquer sa perte lors des guerres de Vendée. De projet en projet, la ville se développait vers l’ouest pour agrandir son port : projet de Portail en 1741, d’Abeille en 1750, de Ceineray en 1761… En 1766, fut élaboré un « Plan général pour la commodité et l’embellissement de la ville ». Le grand urbaniste de l’époque a été Gérard Mellier, maire de Nantes de 1720 à 1729, dont les plans mirent un demi-siècle à se réaliser. Mellier était un défenseur de la traite sous le prétexte original d’éviter le surpeuplement de l’Afrique : « Les pays d’Afrique sont si nombreux, écrivait-il, qu’il leur serait difficile de subsister si, par le trafic des esclaves, ils n’étaient déchargés tous les ans d’une partie de ceux qui les habitent. » Déjà à l’époque, cette argumentation n’était pas admise par tous. En 1769, Bernardin de Saint-Pierre écrivait dans son post-scriptum au Voyage à l’Isle de France : « Je ne sais si le café et le sucre sont nécessaires au bonheur de l’Europe mais je sais bien que ces deux végétaux ont fait le malheur de deux parties du monde. On a dépeuplé l’Amérique afin d’avoir une terre pour les planter ; on a dépeuplé l’Afrique afin d’avoir une nation pour les cultiver. »

39


nos activités coloniales. Quelles étaient les opportunités à saisir ? Nous passâmes de longues soirées, au coin de la cheminée, à réfléchir sur la manière d’investir au mieux l’or que nous n’avions guère. Gabrielle était plus prudente mais moi je ne rêvais que de ce que ces messieurs de Saint-Malo avaient appelé la « grande aventure » : risquer gros mais gagner plus encore. Je n’étais pourtant pas isolé à Nantes ; mon frère François s’y était installé en 1755 et, par son mariage un an plus tard avec Marie-Élizabeth, la fille du négociant nantais Toussaint Chevas, il avait été introduit dans les milieux actifs de cette grande ville. Contrairement aux Malouins, ni la course 45 ni la morue ne me tentaient ; j’étais fils de négociant et non fils de guerrier ou de terreneuvier ! Pour bien comprendre ce qu’étaient nos discussions, je me permettrai, au risque de paraître aussi pédant qu’un maître de l’université, de rappeler ce qui, depuis un demi-siècle, faisait la fortune de mes nouveaux voisins nantais. Ils avaient d’abord vécu du trafic des ressources locales le long de la Loire, à une époque où le sel et le vin avaient quelques succès. Jusqu’en 1733, Nantes recevait une part du trafic de la Compagnie des Indes mais lorsque toute l’activité de cette société fut regroupée sur Lorient, nos compatriotes durent rechercher d’autres débouchés pour leurs navires. Ils armaient aussi en droiture pour les Indes d’Amérique, alimentant leurs marchands avec nos produits et ramenant sucre, cacao ou indigo. Ces nouvelles cultures nécessitaient des bras et le transport des « engagés » conforta l’approvisionnement des marchands : ces volontaires étaient en général des miséreux de nos régions qui signaient un contrat de trois ans auprès d’un planteur, au bout duquel, s’ils n’étaient pas morts avant, ils pouvaient bénéficier de lopins de terre pour s’installer à leur compte ou avaient le droit de revenir. C’est pourquoi on les appelait des «  trente-six mois ». En réalité, les transports de retour étaient rares et les armateurs négociaient au départ le rachat de l’obligation de les ramener en France s’ils le demandaient ; cette obligation était tellement peu appliquée qu’elle fut supprimée en 1774.

45. Il serait intéressant de comparer les stratégies et modèles économiques de la guerre de course à Saint-Malo au xviie siècle et de la traite à Nantes au xviiie siècle. Contrairement à l’image qui reste des corsaires, la course au même titre que la traite recherchait le gain et non la gloire. En témoigne cette remarque d’un commissaire de la marine en poste à Saint-Malo au début du xviiie siècle : « Il n’y a que l’espoir du gain qui engage les armateurs de Saint-Malo à faire la guerre contre les ennemis de l’État. » (cf. A. Lespagnol, Entre l’argent et la gloire, la course malouine au temps de Louis XIV, Rennes, Apogée, 1995).

40


Lorsque les plantations s’agrandirent considérablement, cette maind’œuvre, souvent usée au départ et de plus en plus difficile à recruter, devint largement insuffisante. On eut alors l’idée d’aller chercher les bras là où ils étaient, chez les Noirs d’Afrique dont l’Église avait décrété le commerce licite dès le début du xve siècle 46. Cela présentait beaucoup d’avantages : on pouvait les choisir jeunes et donc vigoureux et surtout c’était des esclaves et non des domestiques libres qu’il fallait payer et qui revendiquaient, au moins en théorie, des droits d’humanité. Il suffisait en réalité de passer de marchand d’hommes libres à marchand d’esclaves, ce qui modifiait le circuit commercial et l’organisation de la cargaison mais non le principe de base. Gabrielle, sans doute travaillée par un instinct de maternité à ce stade de notre vie conjugale, me prédisait la faillite de ce commerce car, disait-elle, si on met ensemble des hommes et des femmes, ils se reproduiraient aussi bien en Amérique qu’en Afrique et il n’y aurait bientôt plus besoin d’en importer autant. La logique du commerce lui donnait tort : elle concevait les Noirs d’Amérique comme une population comparable à la nôtre, ce qui était contraire aux principes élémentaires de la rentabilité. Une Négresse est peu rentable dans une plantation, elle met comme nous neuf mois à se reproduire, beaucoup d’autres à allaiter et ses enfants ne seront pas corvéables avant une bonne dizaine d’années. De plus, elle risque de faire aussi des filles que la morale chrétienne interdit de détruire à la naissance. Les esclaves devaient être considérés, selon le code Noir de 1685, comme des biens meubles, immédiatement rentables mais usables, et qu’il faudrait donc toujours renouveler ; hélas pour les planteurs, ils finissent bien par mourir ou devenir impotents comme nous. C’est pour cela qu’il fallait choisir surtout des jeunes hommes sur les côtes d’Afrique et que les femmes valaient beaucoup moins, ne servant qu’à compléter les cargaisons pour fournir les domestiques de maison qui étaient nécessaires aux Amériques comme chez nous. Ainsi un homme livré à Saint-Domingue se vendait au moins six cents livres mais une femme cinq cents tout au plus et encore moins si elle était enceinte. Le coût de l’achat était amorti en un an et demi de travail, ce qui laissait une bonne rentabilité pour le planteur. De plus la demande croissante de main-d’œuvre faisait monter les prix à la livraison et ce mouvement ne risquait pas de s’inverser.

46. Par exemple, le pape Léon X (1513-1521) ne voyait aucun inconvénient à la traite, « les Africains n’étant pas chrétiens ».

41


Pour un Nantais, il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises cargaisons, il n’y a que des cargaisons qui paient ! Même les religieux en convenaient : le père Labat 47 ne justifiait-il pas l’esclavage, dès la fin du siècle dernier, en disant que pour pouvoir leur apporter la foi chrétienne, il fallait d’abord les enlever de force à leur milieu et on parlait beaucoup à cette époque du jésuite La Valette qui avait investi lourdement dans un trafic associant achats de Noirs et exploitations sucrières à la Martinique. Contrairement à Gabrielle, j’étais donc convaincu que notre avenir était dans ce type de commerce triangulaire 48 qui était cependant momentanément contrarié par nos finances. La mise-hors 49 d’un navire négrier coûtait de huit cents à mille livres par tonneau 50, soit plus de dix fois notre richesse commune pour un navire de deux cents à trois cents « pièces d’Inde 51 ». Mais la fortune d’un négociant ne réside-t-elle pas d’abord dans le crédit qu’on lui accorde et celui-ci dans sa force de persuasion ? L’envie de réussir me fournirait bien, j’en étais convaincu, des arguments imparables pour décider les financiers. Le lecteur se demande sans doute comment deux jeunes mariés pouvaient à l’époque imaginer bâtir leur fortune sur le commerce d’hommes définitivement enchaînés, même si l’Église l’autorisait et si Nantes s’en était enrichi au point de reprendre à Bordeaux le rang de premier port de France. À cela je pourrais d’abord répondre que ce 47. J.-B. Labat, Voyage aux Isles, réédition par M. Le Bris, Paris, Phébus, 1993. 48. Contrairement à ce que l’on pense parfois, le commerce triangulaire n’est pas synonyme de traite négrière. Un commerce triangulaire existait déjà pour la flotte morutière : départ de Saint-Malo avec le sel, pêche et salage à Terre-Neuve, livraison de la « morue sèche » dans les ports d’Espagne et de Méditerranée (« L’Europe catholique du carême » selon A. Lespagnol, op. cit., p. 13) et retour à Saint-Malo avec vins, huile, savon… 49. Ensemble des investissements nécessaires à l’armement. 50. Un tonneau de jauge représentait 2,83 m3. Les coûts des mises-hors pour la traite apparaissent beaucoup plus élevés (150 000 livres en moyenne par navire d’après Jean Meyer) que ceux cités par A. Lespagnol (op.cit., p. 115-117) pour l’armement corsaire à la fin du xviie siècle : 150 à 250 livres par tonneau. Pour comparer, il faut tenir compte de la période d’inflation (environ 30 %) au début du xviiie siècle et jusqu’à la stabilisation par le cardinal de Fleury, ministre en 1726. Les calculs de coût de mise-hors par tonneau réalisés par A.Lespagnol pour trois navires corsaires donnent 333 livres en 1710 (pour « La Couronne »), 591 livres en 1744 (« La Grande Biche ») et 733 livres en 1781 (« La Duchesse de Polignac »). De plus un armement à la traite est nécessairement plus cher qu’un armement corsaire : expédition plus longue, avance aux équipages, emplette pour négocier les achats d’esclaves… 51. Une « pièce d’Inde » était en général un jeune adulte vigoureux et en bonne santé mais, pour écouler les esclaves moins prisés, on associait souvent dans une même « pièce d’Inde » des souffreteux, femmes ou enfants que l’on faisait passer avec l’élément de valeur.

42


Chapitre 3 Armateur et négrier

Les revenus que j’ai tirés personnellement de l’expédition de La Diligente ainsi que la satisfaction de Monthieu à la suite de cette première affaire réussie ouvraient la porte à de plus grandes ambitions pour l’armement Peltier-Dudoyer. Au cours de ma longue vie, j’ai ainsi participé jusqu’en 1792 à la mise-hors de près de soixante-dix navires, le dernier étant L’Aimable Suzanne 85. Cette vie d’armateur a été dans l’ensemble plutôt heureuse car je n’ai eu à déplorer, en plus de vingt ans, que l’explosion du Duc du Châtelet « sauté par la poudre » en rivière de Loire en 1779, quatre naufrages mais avec récupération du navire avarié 86 et quelques prises par les Anglais 87. Ces fortunes de mer comme disent les marins, pour moi ce serait plutôt des infortunes, n’étaient pourtant que les risques normaux souvent couverts en temps de paix par les assurances 88. Une grande partie de mon activité d’armateur a été liée à la guerre d’Amérique bien que, au départ, ma richesse soit surtout venue de la traite négrière. En effet, l’évolution de mes idées m’a fait ensuite renoncer à cette activité dans laquelle je m’étais investi initialement avec l’aveuglement que peut provoquer l’appât du gain chez un modeste marchand rétais débarquant à Nantes. Je me dois cependant de dire que 85. Jean Meyer (L’Armement nantais dans la deuxième moitié du xviiie siècle, EHESS, 1999, p. 80) estime à 7656 le nombre d’armements à Nantes entre 1735 et1793, dont environ un cinquième seulement en traite négrière. 86. Il s’agit du Franklin naufragé le 4 septembre 1779 près de Mindin, de La Duchesse de Choiseul à la Nouvelle Angleterre le 5 mai 1778, de L’Aimable Eugénie à SaintDomingue le 23 mai 1783, et du Comte d’Angevilliers près de Lorient le 5 décembre 1787. 87. D’après Jean Meyer (op.cit., p. 8-9), 83 navires négriers ont été perdus sur les 1 500 armés à Nantes au xviiie siècle, soit environ 5 %. L’armement Peltier se situe donc dans la moyenne. 88. Au milieu du xviiie siècle à Nantes, deux sociétés monopolisaient les assurances : la première avec Montaudoin, Grou, de Luynes… et la seconde avec Walsh, Leray, Bertrand… La prime d’assurance était de 1 à 2 % avec une franchise de 5 % de la valeur assurée (cf. Jean Meyer, op.cit., p. 149). Certains armateurs allaient s’assurer à Londres, ce qui facilitait la transaction en cas de prise… par les Anglais !

57


cette traite cruelle fit rapidement ma richesse 89 mais j’en ai été bien puni, sans doute par les dieux d’Afrique qui doivent bien valoir le nôtre, car j’ai ensuite presque tout perdu. Afin de ne pas vous cacher, mes chers enfants, cette partie moins glorieuse de mon existence, voilà comment j’ai arraché à leur terre africaine, entre 1771 et 1775, environ deux mille Nègres, Négresses et Négrillons. Que leurs enfants survivants dans les plantations d’Amérique veuillent bien me pardonner. Mon deuxième armement négrier, après celui de La Diligente a donc été L’Aimable Thérèse, navire de deux cents tonneaux et quatre canons, son équipage de quarante-huit marins étant commandé par un Nantais dans la force de l’âge, Adrien Doutreau. Monthieu avait de nouveau participé au financement ainsi que Fremont, le constructeur du navire. Monthieu et moi-même souhaitions des navires neufs ou récents, rapides et bien équipés ; nous pensions en effet que les excès d’économies sur les navires se transformaient le plus souvent en lourdes pertes sur les résultats. Plus le temps passe, plus les Nègres trépassent 90. Nos capitaines redoutaient le calme plat aussi fort que leurs gencives redoutaient le scorbut. J’eus de nombreuses discussions avec Fremont sur l’intérêt d’appliquer la nouveauté qui consistait à doubler les coques d’une feuille de cuivre pour les protéger dans les mers chaudes où sévissaient les tarets et autres bestioles fort nuisibles. On commençait à en parler mais, à cette date, aucun Nantais ne s’y était encore risqué. La protection traditionnelle était d’enduire les coques en chêne d’une sorte de plâtras de chaux et de poils de vache tenus en place par un bardage léger en bois résineux. Cela ne durait en général pas longtemps et n’empêchait guère les tarets de proliférer jusqu’à atteindre plus d’un demi-pied de long. 89. Jean Peltier a été un des riches armateurs nantais comme en témoigne l’enquête faite sur la construction navale de 1763 à 1786 par le commissaire aux classes Poujet (ADLA, cote C5 155). S’il ne faisait pas partie de la petite dizaine des grandes familles ayant armé plus de 100 navires (par ordre décroissant, les Montaudoin largement en tête, de Luynes, Bouteiller, Bertrand, Grou, Drouin, Richard, Arnous et Mosneron-Dupin), il se situait avec 45 navires au même niveau que les Walsh, Portier de Lantimo, Tessier, Millet, etc. (cf. Jean Meyer, op.cit., p. 265-267). 90. D’après Jean Meyer (op. cit., p. 9) se référant aux travaux de P. Curtin (The Atlantic Slave Trade : a census, Wisconsin, 1969), les pertes moyennes en esclaves étaient de l’ordre de 18 %, à comparer avec les pertes dans les équipages qui étaient de 13 à 14 % en moyenne. Dans de mauvaises conditions d’armement ou lors de voyages trop longs, ces pertes ont pu dépasser les 50 %.

58


On envisagea alors de clouter les coques avec des clous en fer à grosse tête souvent forgés à Nantes mais cela favorisait la fixation des algues et anatifes qui freinaient beaucoup les navires. Un revêtement en feuilles de cuivre tel que le pratiquaient les Anglais augmentait d’environ un cinquième le prix d’une coque, ce qui me parut considérable. Pour un vaisseau de deux cents tonneaux comme L’Aimable Thérèse, il aurait fallu près de trois cents feuilles de cuivre de cinq pieds sur un et demi que l’on ne pouvait trouver qu’à Hambourg. Cela représentait plus de trois mille cinq cents livres de cuivre et plus de six cents de clous. De plus, de drôles de choses se produisaient avec les clous de fer utilisés pour fixer ces plaques de cuivre : le fer semblait se manger tout seul et le cuivre se détachait. Enfin, une méthode venue de nos ennemis anglais 91 ne pouvait paraître que suspecte à un bon français. En accord avec Fremont, nous décidâmes donc de jouer la prudence et de laisser à d’autres le soin d’évaluer cette trop coûteuse nouveauté. Je dois avouer que cette technique s’est répandue par la suite notamment après que l’on a remplacé les clous en fer par des clous en cuivre. Un des auteurs de cette évolution fut un gascon, le chevalier de Borda, qui, à l’époque, naviguait dans les mers chaudes pour le compte de l’Académie des sciences et de l’Académie de marine et était donc bien placé pour percevoir l’urgence d’améliorer la protection des coques. Après un débat passionné qui anima le port de Brest en 1779, il réussit à imposer son idée. Revenons-en à L’Aimable Thérèse. Elle a quitté Nantes pour la côte d’Afrique le 17 avril 1772. La traversée n’a pas été particulièrement rapide car elle ne fit sa première escale devant Banjul dans la rivière de Gambie que deux mois plus tard. Elle y chargea une cargaison de trois cents serers et wolofs, les plus noirs des Nègres, disait-on. C’était des cultivateurs du Sine-Saloum faciles à adapter aux plantations d’Amérique. 91. Le doublage des coques en cuivre avait commencé vers 1760 en Angleterre où la métallurgie du cuivre était mieux maîtrisée qu’en France. Cela constitua un avantage pour la Royal Navy pendant la guerre d’Amérique. L’adoption du doublage en cuivre fut lente en France. En 1782, lors du combat de l’escadre de La Motte-Picquet au cap Spartel, le chevalier de Cotignon se plaignait que les coques des ennemis anglais étaient toutes doublées de cuivre et les nôtres d’huîtres ! L’opinion changea peu après : en 1784, toute l’escadre des Antilles était doublée de cuivre à Cadix (p. 117 et sq in Mémoires du chevalier de Cotignon, gentilhomme nivernais, officier de marine de sa majesté Louis le seizième, présenté par le médecin-général A. Carré, Grenoble, Éditions des 4 Seigneurs, 1974).

59



Chapitre 5 « Il faut secourir les Américains 146 »�

En mai 1776, Turgot, plutôt hostile à soutenir les colons américains, passait la main à Vergennes qui y était beaucoup plus favorable. Pourtant Turgot, plus proche des philosophes, ne pouvait qu’avoir de la sympathie pour cette noble cause mais il craignait de voir la France assumer une nouvelle guerre contre les Anglais 147. Vergennes au contraire y voyait une unique opportunité pour porter un coup fatal à nos ennemis de toujours, d’autant plus qu’on lui avait rapporté qu’ils attaqueraient nos îles aussitôt qu’ils en auraient fini avec les insurgents 148. Toutefois la question politique était bien plus compliquée et faisait le cœur d’interminables polémiques au cercle de lecture. D’après l’intendant de la marine à Toulon, Pierre-Victor Malouet : « Si la puissance des insurgents a déjà toute la consistance annoncée dans les papiers publics… le véritable intérêt des Anglais serait même d’accélérer [cette résolution] sans s’exposer à l’humiliation d’une défaite 149. » Sur ce point, comme sur celui de l’esclavage des Nègres, je n’étais pas d’accord avec lui. En effet, tout le débat était là : les Anglais seraient-ils assez intelligents pour percevoir leur véritable intérêt, faire naître un peuple qui serait leur allié naturel, comme le pensait Turgot, ou partageraient-ils avec les rois de France et d’Espagne la crainte viscérale des idées nouvelles ?

146.  Beaumarchais dans son Mémoire à Louis XVI, 29 février 1776. 147. Plus ouvert aux idées nouvelles que Vergennes, Turgot pensait que le système colonial était condamné à court ou moyen terme et donc que cela n’était pas nécessaire de soutenir pour cela les Américains au risque d’ouvrir un conflit coûteux et risqué avec l’Angleterre : « Le premier coup de canon, disait-il, forcerait l’État à faire banqueroute. » 148. C’est du moins ce qu’Arthur Lee avait fait croire à Beaumarchais pour l’aider à convaincre Vergennes. 149.  Cf. Étienne Taillemite, Louis XVI ou le navigateur immobile, Paris, Payot, 2002.

87


Ces coquins d’anglais n’iraient-ils pas jusqu’à retourner contre nous les insurgents à cause du Canada et de la Louisiane 150 ? Ce sont les Américains eux-mêmes qui précipitèrent les choses en proclamant le 4 juillet leur indépendance et donc la guerre contre les Anglais. Il faut dire que cela faisait plus de dix ans que se multipliaient les incidents avec le pouvoir colonial. Ils n’avaient d’ailleurs pas que des ennemis sur le vieux continent : le parti de William Pitt les soutenait. Il est vrai que ce dernier, lors d’une réception à Mansion House en septembre 1775 chez le lord-maire de Londres, s’était glorifié d’être haï du roi que, pour sa part, il se vantait de mépriser. Nous autres français n’étions pas en guerre contre les Anglais, ce qui obligeait à organiser notre soutien dans la plus grande discrétion 151. C’est Beaumarchais qui en fut le principal artisan. En effet, il connaissait bien la cour d’Angleterre. Il y avait été en mission en 1775 pour traiter le retour en France de la « chevalière » d’Éon et y avait rencontré les milieux américanophiles. De plus il se vantait de posséder la langue et les lois anglaises mieux que les savants du pays. Il m’entraîna dans cette aventure par l’intermédiaire, encore une fois, de Monthieu et c’est un curieux attelage que nous avons formé ensemble 152. Monthieu me raconta plus tard comment Beaumarchais l’avait présenté au représentant américain, Silas Deane, lors d’un souper à

150. Malouet, dans un rapport au ministre Sartine, annonçait : « C’est une erreur de croire que les Anglais-Américains se lieront avec nous contre les Anglais-Européens dont l’esprit, les mœurs, la religion, l’affinité les rapprochent sans aucun germe d’éloignement et de division nationale, tandis que tout concourt à nous éloigner d’eux et les invite à partager nos dépouilles. » 151. « Occupé depuis longtemps du désir d’aider les braves américains à secouer le joug anglais, j’ai déjà tenté diverses manières d’ouvrir un commerce sûr et secret entre le Congrès général et une maison que je forme à ce sujet. Par la voie de nos îles ou directement, je ferai en sorte de pourvoir le continent des objets dont les Américains auront besoin et qu’ils ne peuvent plus tirer d’Angleterre » (lettre de Beaumarchais à Silas Deane, 18 juillet 1776). 152. Il semble que Francy (homme de confiance de Beaumarchais) et Peltier aient toujours été en bon accord. Malgré un incident à propos de Nicolas Baudin, il en fut de même avec Peltier dont Beaumarchais saluait avec confiance la probité (lettre à Francy du 16 février 1782). Par contre, Beaumarchais ne tarda pas à se faire une juste opinion sur Monthieu comme en témoigne ce jugement sévère dans une lettre à Francy : « Que Dieu me préserve de jamais compter sur lui pour rien… c’est un étrange ami que notre ami… tout va de travers dès qu’il y touche… Ce Monthieu est un étrange homme avec son ignorance crasse et son air capable… »

88


Paris le 18 septembre 1776. En effet Deane cherchait à acheter 153 de quoi équiper l’armée des insurgents. Beaumarchais cherchait un armateur et un fournisseur d’armes. Monthieu avait les fournitures et se reposait sur moi pour l’armement. Nous avions tous les trois, Beaumarchais, Monthieu et moi-même, la même appétence pour les affaires et l’argent à gagner dans cette nouvelle aventure. Le marché s’annonçait important puisque les insurgents voulaient équiper au moins vingt-cinq mille hommes 154. Pour tromper lord Stormont, l’ambassadeur d’Angleterre, et ses espions qui surveillaient de près l’activité de nos ports, Beaumarchais, jamais à court d’idées, inventa une société à consonance espagnole « Roderigue Hortalez et Cie » qui pourrait livrer à Boston, Newport ou Charleston armes et munitions sous couvert d’expéditions purement pacifiques vers nos îles d’Amérique. Il installa le siège de cette entreprise chez lui à Paris dans l’hôtel de Hollande, rue Vieille-du-Temple. Soutenu par le ministre Vergennes, il obtint du roi une contribution d’un million de livres et autant du roi Charles III d’Espagne qu’il compléta par l’engagement de divers investisseurs privés pour des montants de dix à trente mille livres chacun. Monthieu, intéressé par la vente d’armes, a sans doute été un des premiers à souscrire mais il ne m’en a jamais parlé, la discrétion étant une règle d’or dans ce genre d’affaires. Quelques nobles se joignirent au projet de façon anonyme car ils ne voulaient pas déroger 155. Le 15 octobre, un accord commercial entre Monthieu, la Compagnie Roderigue Hortalez et Silas Deane était signé à Paris 156. Monthieu s’engageait à faire armer des navires pour transporter mille six cents tonnes d’armes et marchandises au tarif de deux cents livres la tonne. Il devait aussi transporter des officiers et soldats au tarif respectivement de cinq cent cinquante et deux cent cinquante livres par passager. Les matelots transportés, hors équipage, étaient facturés cent cinquante livres. En cas de prise par les Anglais ou naufrage, le Congrès américain s’engageait à payer sur la base des factures de marchandises embarquées et 153. Il y aura plus tard des contestations lorsque les Américains prétendirent que les livraisons réalisées par Beaumarchais étaient des « cadeaux » de la France et non des ventes. C’était mal connaître Beaumarchais. Ce débat se prolongea bien après la mort des protagonistes. 154. Faisant le bilan en 1777, après seulement un an d’exploitation, les seules armes livrées au Congrès dépassaient cinq millions de livres. 155. Ce fut le cas notamment des marquis de Saint-Aignan et de l’Aubespine que Beaumarchais recommanda de n’inscrire que sous leurs initiales. 156. New York Historical Society, Silas Deane papers, dossier B. Franklin, index Carié de Monthieu.

89


passagers inscrits sur le livre de bord. Les Américains avaient aussi besoin de poudre ; c’est mon ami, Guillard Dumesnil, le Vénérable de notre loge et directeur de la manufacture des poudres de Nantes, qui devait la fournir. Sa manufacture vendait la poudre cinq sols la livre alors qu’elle en aurait coûté vingt à trente en Hollande mais elle était revendue vingt sols au Congrès. Les navires devaient revenir chargés de tabac de Virginie, les Américains s’engageant à effectuer déchargement et chargement en moins de deux mois. À la même époque, le Dr Barbeu du Bourg, un ami de Franklin, essayait aussi d’obtenir le monopole de la livraison d’armes mais le ministre Vergennes ne put que lui répondre qu’il était déjà attribué à Beaumarchais et Monthieu. Il ne me restait plus qu’à trouver les navires et organiser l’armement à Nantes comme devaient le faire les autres correspondants de Beaumarchais dans les ports de France : Emery à Dunkerque, Eyries et Lecouvreur au Havre, Garnault et Richemont à La Rochelle, Tretard et Gaschet à Bordeaux. Le problème était que Nantes était particulièrement surveillé par les espions anglais 157. En effet Le Dickinson, navire américain commandé par William Meston, venait d’être capturé par les Anglais au large de Brest et détourné sur Bristol. Il arrivait de Philadelphie et devait livrer à Nantes une cargaison de tabac et surtout un paquet de lettres prouvant qu’un gros trafic avec l’Amérique était organisé avec l’accord tacite du roi de France. Le destinataire en était mon collègue, Arthur de Montaudouin, négociant-armateur à Nantes et admirateur de Voltaire dont il avait donné le nom à l’un de ses bateaux en 1774. Il y eut bien sûr une série de plaintes diplomatiques et les ministres se sentirent obligés de nier le trafic qu’ils avaient encouragé et de faire semblant de sévir quand un armateur était pris « la main dans le sac ».

157. Quatre raisons faisaient de Nantes un partenaire privilégié pour les Américains et donc un port à surveiller pour les espions anglais : les navires nantais avaient l’habitude des trafics illicites avec l’Amérique pour contourner les lois anglaises, le commerce triangulaire ou direct avec les îles d’Amérique était une couverture pour les routes vers le continent américain, les besoins en armes de la traite négrière justifiaient des chargements à Nantes et Nantes, bastion breton de la franc-maçonnerie, était une ville particulièrement réceptrice des idées nouvelles (cf. Ph. Carrer, La Bretagne et la guerre d’Indépendance américaine, Rennes, Les Portes du Large, 2005, p. 64-69). J. Meyer en conclut : « Nulle ville n’épousa en France la cause de la liberté, plus que Nantes. »

90


Chapitre 9 Le soleil à Port-Louis

Comme je viens de vous le raconter, la fin des années 80 ne fut pas pour moi une époque bien radieuse. Les fantaisies politiques et financières de Jean-Gabriel, le sentiment accentué par ma défaite électorale que les négociants ne pourraient plus gérer comme il le faudrait la prospérité de Nantes 253, l’impression, justifiée ou non, que mon gendre Michaud était prêt à se passer de moi et une certaine lassitude sans doute liée à mon âge me laissaient sans grand enthousiasme, un peu comme ces grosses méduses flasques qui s’échouent sur nos plages. Du côté de la famille, cette période de ma vie fut tout aussi triste. Le 26 mai 1788, j’ai conduit à sa dernière demeure, le cimetière de la paroisse Sainte-Croix, ma pauvre Gabrielle dont la santé déclinait déjà depuis plusieurs mois. Le ciel était gris et le curé fit un prêche sans saveur ni odeur comme cette espèce le fait trop souvent quand l’office religieux ne les intéresse pas plus que la personne décédée. Que de chemin parcouru depuis mon premier passage à Gonnord, que de rêves partagés et en partie réalisés avant qu’ils ne se transforment en cauchemars ! Un malheur n’arrivant jamais seul : en novembre de l’année d’après, ma fille, l’épouse de François Michaud, perdait ses deux aînés. Comme je l’ai déjà évoqué, j’ai eu pendant cette difficile année 1789 le soutien amical de Marie-Louise Hélène Le Chault, la veuve de mon ami Pitot. Elle venait souvent à Nantes et sa volonté de vivre après le décès de son mari était pour moi un exemple et comme un rayon de soleil dans mon ciel bien gris. Alors que j’avais tendance à me voir comme un négociant ruiné et un homme fini, elle me parlait des affaires à réaliser à l’île de France et du climat qui pouvait rendre la joie au

253. Suffren écrivait dès mai 1788 : « L’orage menace, le tonnerre gronde… Il y a un vent de révolte à Paris. » Le climat était le même à Nantes et en Bretagne. Les raisons de ce départ étaient-elles politiques, entrepreneuriales ou sentimentales ? Probablement un peu tout à la fois. Pour sa part, Jean-Gabriel a relié le départ de son père vers l’Orient aux conséquences de son engagement politique (cf. H. Maspero-Clerc, op. cit., p. 1).

141


plus désespéré 254. C’est à ce moment que parut le livre de Bernardin de Saint-Pierre Paul et Virginie ; elle l’acheta pour me l’offrir. Je rêvais donc à mon tour de vivre « à l’ombre des cocotiers, des bananiers et des citronniers en fleur » dans une nature « riche, variée, aimable, magnifique, mystérieuse ». En plus des paysages idylliques qu’évoquait Bernardin de Saint-Pierre, c’est aussi l’espoir des héros de ce roman que Manon, c’est ainsi que j’appelais Mme Pitot, voulait me faire partager. On ne part pas à l’île de France si l’on n’a pas un passé à oublier : Paul et Virginie étaient les enfants du malheur. Madame de La Tour, la mère de Virginie, voulait y fuir ses échecs en France tandis que la Bretonne Marguerite, la mère de Paul, voulait effacer la faute de sa vie. Paul voulait faire fortune aux Indes pour pouvoir épouser Virginie. Ne disait-on pas en effet que l’île de France était « un bon pays où tout le monde faisait fortune, excepté les paresseux ». De plus, l’Assemblée nationale avait déclaré le 3 avril 1790 que le commerce avec l’Inde était libre pour tous les Français 255. En mars 1790, Manon décida de partir pour l’île de France où elle devait s’occuper des affaires de son défunt mari. Alors que je commençais seulement à retrouver du goût à la vie, ce départ créa pour moi un grand vide et je me rendis compte qu’elle était devenue beaucoup plus qu’une amie. Elle embarqua à Nantes comme passager payant sur Le Bénézech, capitaine Nicolas Guesdon 256, dont le propriétaire était le sieur Tessier qui le destinait au commerce sur la côte orientale de l’Afrique. Son fils Augustin, âgé de cinq ans, l’accompagnait. Ils devaient tous deux arriver fin août à l’île de France, heureusement pour eux car le navire fit naufrage sur la côte du Mozambique deux mois plus tard. Plus je relisais le roman de Bernardin de Saint-Pierre que Manon m’avait laissé en partant, plus je rêvais de la rejoindre pour recommencer une nouvelle vie comme Paul et Virginie. Je confiai à un navire nantais en partance pour Port-Louis une lettre qui ne pouvait pas ne pas lui faire comprendre mes sentiments. J’ai précipitamment acheté à 254. Après plusieurs longues escales à Port-Louis à la fin des années 1780, le chevalier de Cotignon en décrit bien les charmes au moment de son retour en France : « Adieu donc, lieux enchantés, bals et concerts, et vous, belles dames qui faites l’enchantement du Port-Louis… En général, il n’y a pas de pays comme l’île de France ; les habitants y sont d’une gaité sans exemple, doux, affables, prévenants et reçoivent les étrangers avec une joie infinie… Adieu donc charmant pays, et vous qui l’habitez… » (op. cit., p. 409-414). 255. Cela découlait de l’abolition des privilèges de la Compagnie de Calonne, anciennement Compagnie des Indes. 256. Nicolas Guesdon avait déjà navigué sur la côte est de l’Afrique à bord du Breton armé par Peltier.


Saint-Malo un bon navire que j’ai aussitôt rebaptisé L’Aimable Manon. Au cas où ma lettre ne lui serait pas parvenue, le nom du navire qui me déposerait à Port-Louis devait être un message tout aussi clair. C’est d’ailleurs un oncle de Manon, Jacob Duguen qui en assura l’armement. Le navire, commandé par un Malouin, Louis-Marin Tassard, partit de Saint-Malo le 27 mai 1790 et s’arrêta à Nantes pour embarquer sa cargaison et compléter son équipage. C’est là que j’embarquai pour ce qui devait être la première grande navigation de ma vie, moi qui avais envoyé tant de navires et d’équipages vers l’Ouest comme vers l’Est. Nous avons dégolfé avec ce que le capitaine appelait un « temps de demoiselle ». Sans doute étais-je plus fragile qu’une demoiselle car durant trois journées qui me parurent interminables j’avais l’estomac pensif, et même bien plus ! Le capitaine m’incitait à manger pour me lester le corps afin de « tenir au vent » comme il disait. J’ai d’abord cru que j’allais mourir, puis j’ai regretté de ne pas mourir mais petit à petit mes entrailles de terrien ont dû s’adapter. Pendant ces heures interminables où je gisais sur ma banette, sans doute plus verdâtre que blanc, je réalisai à quel supplice j’avais envoyé tant de marins… et de Nègres. Pour les Nègres, cela n’avait sûrement dérangé personne à part eux et les marins, eux, avaient l’habitude. Pour Manon, je crois que j’aurais été prêt à souffrir encore longtemps. Le navire fit d’abord du sud puis, après les îles que l’on nomme Canaries, il infléchit sa route au suroît en direction de l’embouchure du fleuve Amazone pour suivre les vents portants avant de repartir vers l’est en direction du Cap. C’est ainsi que voyagent les marins par des routes qui paraissent étranges aux terriens qui les lisent sur une carte. Pourquoi tant de chemin pour aller d’un point à un autre ? C’est là, me dit en riant le capitaine, tout l’art de la navigation ! Nous eûmes ensuite plusieurs jours de beau temps chaud avec un vent portant fort agréable. J’observais avec attention les manœuvres pour essayer de les comprendre et me les faire expliquer. Je prenais ainsi connaissance de la vie de marin mais je reconnais que c’était une découverte bien tardive pour un vieil armateur. Je vécus aussi un certain nombre d’étapes qui jalonnent la progression d’un navigateur : voir pour la première fois souffler une baleine, découvrir au matin un poisson-volant sur le pont, admirer la nuit la Croix du Sud… Mais tout ce qui me ravissait paraissait bien ordinaire aux vieux loups de mer qui m’entouraient. Ainsi, un matin nous nous retrouvâmes entourés par une grande troupe de dauphins, sans doute plus d’une centaine mais je n’aurais

143


pas pu les compter. Ils suivaient une route identique à la nôtre et venaient sauter devant notre étrave comme s’ils avaient organisé entre eux un concours d’acrobaties. Un vieux gabier, Breton de la région de Kersaint, poussa un cri de joie. Je crus d’abord qu’il exprimait comme moi son admiration pour la beauté incomparable du spectacle mais il se précipita dans le poste avant et en ressortit armé d’un harpon relié à un filin. Debout sur le bossoir de capon, il visa soigneusement et piqua un dauphin qui fut promptement hissé à bord par les matelots. Le maître coq sortit alors de sa cambuse avec un grand coutelas et découpa un bon morceau de viande dans le dauphin qui agonisait sur le pont. Le sang gicla mais c’est surtout le regard d’incompréhension du dauphin qui me glaça. Comment ces humains qu’il considérait comme des amis avaient pu lui faire cela ? Le dauphin, délesté de quelques tranches de viande, fut rejeté à la mer et un seau d’eau sur le pont vint effacer le crime. Au carré, les morceaux furent servis grillés et, bien que rêvant de viande fraîche comme tous les marins en mer depuis de longues semaines, je n’ai pas pu y toucher. Les marins disent que c’est une viande délicieuse mais leur cœur est vraiment trop endurci… ou le mien trop tendre pour partager ce « délice » avec eux. C’est au large du Brésil, mais trop loin pour voir la mer devenir jaune avec les flots de l’Amazone, que nous passâmes la ligne de l’équateur. À midi, avec un instrument compliqué que tous mes capitaines utilisent mais dont je n’ai jamais vraiment compris le fonctionnement, Tassard releva la hauteur du soleil puis il fit signe au premier maître qui lui répondit avec un joyeux sourire : « Parfait capitaine, je vais tout préparer pour la fin de journée. » Curieux, j’essayai de savoir ce qui se tramait mais personne ne voulut me répondre. Deux heures avant le coucher du soleil, alors que je somnolais sur ma banette, un matelot vint me chercher en me disant que le capitaine m’attendait sur le pont. Je pensais être invité à quelque rafraîchissement qu’il servait à ses officiers et passagers lorsque la mer était belle et que la journée avait été chaude. Lorsque j’arrivai sur le pont, la plus grande partie de l’équipage, costumée de façon grotesque, y était rassemblée autour d’un trône et d’une grande baille de trois pieds de profondeur remplie d’eau de mer. Ils s’étaient noircis le visage avec le cul des marmites, portaient des fausses barbes en filasse et étaient armés de divers instruments de cuisine. Ils étaient rangés en deux groupes distincts : les « chevaliers » qui n’avaient passé la ligne qu’une seule fois et les « dignitaires » qui l’avaient franchie plusieurs fois. Je me retrouvai avec les autres passagers, les mousses et quelques matelots devant cette sorte de tribunal de

144


la mer. Le maître d’équipage, représentant sa majesté Neptune empereur des océans, commandait la cérémonie, assisté du valet du capitaine déguisé en femme avec deux pommes de racage en guise de seins, pour représenter la plaisante Amphitrite. Neptune prit alors la parole : « – Moi, Neptune, empereur de toutes les mers, je vous autorise, vous tous, vulgaires néophytes des eaux du nord, à pénétrer dans l’univers austral. Mais avant de m’occuper de votre baptême, il me semble que L’Aimable Manon est autant que vous une néophyte du nord. Que l’on baptise donc d’abord le navire dont les frais de la cérémonie seront bien entendu à votre charge. Allez donc chercher vos bourses… et en courant s’il vous plaît. » Nous ne pûmes que nous exécuter pour revenir, toujours en trottinant sous la surveillance des gardes de Neptune, verser nos oboles, à proportion des moyens de chacun, dans la soupière posée aux pieds de Neptune. Les charpentiers du bord se sont alors saisis de haches en faisant semblant d’aller couper les mâts. Neptune s’écria alors : « – Arrêtez charpentiers. Les néophytes ont accepté de s’unir pour me racheter les mâts que je m’apprêtais à prélever comme taxe de passage. Grâce à eux, L’Aimable Manon peut garder son gréement pour continuer sa route. Qu’ils en soient remerciés par le droit qu’ils ont ainsi acquis d’être baptisés à leur tour. » Le premier servant de Neptune se rendit alors sur la dunette et versant une louche d’eau sur le pont, il s’écria : « – Te voilà Aimable Manon dépucelée par le grand sud. Porte donc sans encombre ce vaillant équipage et ces néophytes à leur destination. À condition qu’ils soient eux-mêmes baptisés car on ne pénètre pas souillé d’impuretés dans les mers australes. Fecit in hoc die solennis sentancia dei Neptunus et plouf in bassina ! Amen ! Les chevaliers et les dignitaires se précipitèrent alors sur nous et, après nous avoir barbouillés le visage de farine pour nous blanchir de nos fautes passées, nous fûmes l’un après l’autre plongés trois fois dans le baquet sous les quolibets des anciens. Puis nous eûmes à poser le doigt sur un point de la carte du grand sud, ce qui nous donna un nom de baptême. C’est ainsi que je fus baptisé « Île aux rats », un petit rocher entre Madagascar et les Mascareignes, ce qui était sans doute une ironique vengeance des marins envers un armateur. Selon la tradition, nos oboles servirent à payer le vin qui anima la fête qui se prolongea tard dans la nuit.

145


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.