Liscorno

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Jacques Josse

Jacques Josse

Liscorno Liscorno

Liscorno, village situé dans les Côtes-d’Armor, est devenu au fil du temps un point d’ancrage essentiel pour Jacques Josse. C’est là, à quelques kilomètres de l’océan, qu’a commencé son long cheminement en compagnie des écrivains. Il revient dans ce récit sur ses années fondatrices. En tissant des liens étroits entre les escapades qu’il réalisait alors grâce aux livres et ce qu’il percevait, au même moment, de la vie alentour, il dessine les contours d’une géographie intime et mentale qui dépasse frontières et limites de territoires. Peu à peu le hameau isolé s’ouvre au monde. Des silhouettes sortent de l’ombre. Les visiteurs se nomment London, Kerouac, Hrabal, Ginsberg, Michaux… Certains se jouent de l’imaginaire du lecteur. D’autres se confondent avec les habitués du bar du coin. Tous donnent des coups de coude à celui qui met sa mémoire en route pour restituer la richesse et la densité des années vécues au village.

12 € ISBN 978-2-84398-445-7

Éditions Apogée

Jacques Josse est né en 1953 dans les Côtesd’Armor. Il est l’auteur de plusieurs récits et romans, notamment Café Rousseau (La Digitale, 2000), Bavard au cheval mort et compagnie (Cadex, 2004), Les Buveurs de bière (La Digitale, 2005), Les Lisières (Apogée, 2008) et Cloués au port (Quidam, 2011).

Éditions Apogée


Collection créée et dirigée par André Crenn

Du même auteur, chez le même éditeur Vision claire d’un semblant d’absence au monde (poèmes), 2003 Les Lisières (récits), 2008 Journal d’absence (avec encres de Georges Le Bayon), 2010 Terminus Rennes (récit), 2012

© Photographie en couverture : Annette Debray Éditions Apogée, 2014 ISBN 978-2-84398-445-7


Jacques Josse

Liscorno

Éditions Apogée



L’arrivée à Liscorno

Des plaques de goudron fondu brillaient sur la chaussée. Les graviers crissaient sous les pneus. Faut faire gaffe, disait Paulo, qui conduisait clope au bec, on est chargé comme des mules, on peut chavirer dans n’importe quel tournant. Il hurlait pour couvrir le bruit du moteur. Coincé entre deux piles de couvertures à l’arrière, j’entendais résonner sa voix dès qu’il ouvrait la portière en sortant la tête hors de l’habitacle. Il faisait cela après chaque virage, pour vérifier la bonne tenue du chargement. Il gueulait, se raclait la gorge, crachait et s’en prenait à la chaleur, à la poussière, au manque de flotte. On va tous crever si ça continue, disait-il. Son camion peinait dans les côtes. Le soleil étincelait sur la tôle des hangars. Les 7


faneuses s’activaient dans les champs. Les ronces et les herbes folles pendaient du haut des talus jusqu’au bord des routes. J’avais à peine cinq ans. Il m’en reste quelques souvenirs. Des silhouettes, des scènes mal cadrées. Un type avec une fourche à l’épaule. Un autre, nu pieds dans des sabots emplis de paille, marchant en tenant un cheval par la bride. Je me souviens surtout des cahots et des embardées du véhicule. Des jurons du conducteur. Du camion bleu, avec tables et chaises empilées au-dessus des matelas et des deux buffets démontés, terminant son périple en se garant en marche arrière dans la cour. De mon père tendant les bras pour m’aider à descendre. De mes jambes flageolantes et de mes premiers pas hésitants sur le sol sec. Il devait être six heures du soir. C’était la fin du voyage de déménagement. Et le début d’une nouvelle aventure. Avec comme point de départ Liscorno, village bâti en terrasses, à flanc de coteau, comptant trois à quatre dizaines de maisons et plusieurs bâtiments de fermes. L’endroit, tel que je l’ai mémorisé ce jour-là, dans la moiteur de l’été 1958, semblait presque silencieux. On percevait le long bourdonnement des mouches et des abeilles. Au loin, une scie électrique. Et de ci, de là, le chant d’un coq à l’horloge déréglée, 8


un aboiement rauque, quelques beuglements de vaches. Assis sur le muret près d’un petit parterre, les hommes buvaient de la Valstar, « la bière des stars », avant de décharger le bahut. Ma mère cherchait et appelait mon frère Hugues qui, parti en reconnaissance dans le jardin envahi d’herbes et de fougères, n’était plus visible, du haut de ses deux ans, au milieu de cette jungle soumise aux guêpes, aux sauterelles et aux vipères. Mon père se roulait une cigarette tandis que Paulo s’essuyait le front en rappelant que l’ancienne locataire était morte, victime d’une insolation, en juin 1949, à l’endroit même où ils étaient en train de boire. Son mari, un ancien terre-neuvas, ce qui expliquait les poutres auréolées de sel au-dessus de la cheminée, là où les morues étaient mises à sécher, avait, quant à lui, rendu l’âme dans la chambre du bas. Construite sur une butte, la maison était exposée plein sud. À côté, il y avait le cellier et l’écurie. Et en face de celle-ci un puits ouvert, avec treuil et chaînes, près duquel se tenait le voisin unijambiste qui fut le premier à venir nous saluer. Il sautillait en s’appuyant sur une béquille. Quand Paulo lui demanda où il avait laissé sa jambe de bois, il répondit qu’elle le faisait salement souffrir depuis l’avant-veille et qu’il avait préféré ne pas 9


l’emboîter. À son avis, c’était signe d’orage. Il s’éclipsa en scrutant le ciel bleu. Mon père et Paulo crachèrent dans leurs mains et se dirigèrent vers le cul du camion. Debout à l’entrée de la cour, j’aspirais des bouffées d’air chaud. Je regardais vaguement le paysage. Un lézard glissait sur le mur. Le lieu commençait à entrer dans ma tête. J’habitais maintenant à Liscorno et l’inverse attendrait quelques années avant de devenir réalité. Pour l’heure, je fixais le clocher de la chapelle au-dessus du toit de la maison des grands-parents paternels (où vivait encore la grand-mère) tout en devinant, au bout de la route, le chemin de terre qui courait en pente raide vers la rivière et les moulins. Dans le lointain se dessinait un semblant de montagne légèrement bleutée et rabotée. C’était le Menez Bré. Il rehaussait d’un cran la ligne d’horizon. Que j’observerais mieux plus tard, perché sur une chaise, devant la lucarne grande ouverte, dans la mansarde qui allait peu à peu se muer en invisible (et minuscule) port d’attache, promis aux départs et aux retours, avec piquets d’amarrage imaginaires et anneaux réservés pour écrivains, livres et personnages en cavale.


« Il alla coller sa mine / Aux carreaux de sa voisine / Pour lui peindre ses regrets / D’avoir fait – Oh pas exprès ! – / Son honteux monstre de livre. » Tristan Corbière

La nuit où Tristan Corbière s’est invité dans la mansarde à Liscorno pour ne plus vraiment en ressortir est bien cochée dans ma mémoire. Je dois au poète contumace, au crapaud qui chante, à celui qui savait plus que quiconque ce que rogner et rognures signifiaient en poésie, la première lecture qui m’a physiquement bousculé. Ses strophes ont serré ferme et sans préambule (par temps de chien, courant de la mer d’Iroise jusqu’au Cap Horn) des poches de chairs sensibles à l’intérieur du ventre avant d’attaquer le très ténu réseau des nerfs pour finir par toucher, au plafond, 11


les pattes de l’araignée qui a électrisé, en un éclair, des zones où lire et écrire se chevauchaient. Tout est parti de là. Sans transe, sans sueur, sans visions floues. C’était l’hiver. Interminable et boueux. Auparavant, pour rentrer, j’avais pris le car à la gare routière de Saint-Brieuc. Long ruban de bitume gris bordant la mer sous la pluie. Repas, silence, devoirs. Puis escalier, draps froids et livre à peine extrait du cartable que déjà (le voilà) grand ouvert sous le menton. C’est à cet instant qu’il a débarqué. Quelques vers nés de « ça », ou si l’on préfère de lui, perdu dans un monde parisien où il avait appris à ne jamais faire le beau et à désécrire du mieux possible, loin du port de Roscoff, dans un « Bazar où rien n’est en pierre, / Où le soleil manque de ton », précédés d’un « What ? » ironiquement attribué à Shakespeare et servant d’épitaphe à l’autoportrait sans concession, ont suffi. Il s’est immiscé sous la charpente avec ses articulations grinçantes, son lyrisme en rupture de ban et son physique ingrat et tourmenté, celui d’un squelette ambulant et dégingandé, secoué par de fréquentes quintes de toux sèche. Il n’a pas mis longtemps à devenir ombre flottante s’élançant hors des Amours jaunes pour étendre sa frêle silhouette de chat écorché sous l’ampoule. Il portait en lui 12


sarcasme, désarroi, réconfort et offrait, mine de rien, surgissant de sa lointaine mort (cette nuit-là, elle craquait entre les planches en avançant vers son premier siècle), un peu de ce mal-être frotté d’écume qui m’allait droit au cœur. Ce sont d’abord mer et mort qui m’ont cogné dessus. L’une tonitruante et l’autre empreinte de douceur, l’une en rage, éructant, gueulant, ballottant avec fureur des hommes postés à bord de chaloupes prêtes à se briser sur les premiers récifs venus et l’autre étonnamment disposée au calme, aux caresses, à l’oubli, au répit. Corbière semblait vénérer l’une et l’autre en espérant atteindre leurs rives au plus tôt afin d’y déposer ses douleurs, ses infortunes, ses grimaces, ses fantaisies et, basta, rompre enfin les amarres avec cette vieille terre où ses os et ses bronches pourries ne faisaient de lui qu’un fracassé de plus. Ces traits nets, où se mélangeaient envie d’en découdre et colère de devoir supporter un corps incapable de le mener là où il aurait aimé s’exprimer (tant en mer qu’au fond du lit de celle qu’il appelait Marcelle), m’ont rendu proche de cet homme à qui il m’arrive encore de fixer d’improbables rendez-vous. Ceux-ci ne se déroulent plus dans la mansarde familiale mais dans un bar discret, un lieu étroit et chaleureux 13


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