Yves Buin a publié plusieurs biographies dont Thelonious Monk (POL, 1988/Le Castor Astral, 2002), Kerouac (Folio, Gallimard, 2006), Céline (Folio, Gallimard, 2009) et Paul Nizan, la Révolution éphémère (Denoël, 2012).
Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-422-8 15 € TTC en France
Yves Buin
Mémoire de Lazló Mémoire de Lazló
« Là-bas mon ami nous désignait des villes. Comment ne pas voir dômes et coupoles et les grands navires qui accostaient ? Je le suivais par les chemins et nous parlions de la mer, des terres inconnues, des estuaires et deltas larges comme le monde avec des milliers de feux dans la nuit. »
Éditions Apogée
Ce récit est un hommage à Herman Melville. L’auteur se glisse dans la peau d’un écrivain inconnu de la fin du dix-neuvième siècle devenu, par procuration, le narrateur d’un voyage lointain effectué par un autre, Lazló. Ce périple initiatique est une quête spirituelle et un long cheminement à la recherche de la connaissance et de l’amour absolu. Il s’effectue au gré de circonstances peu ordinaires qui mènent le héros à traverser des mondes étranges et peut-être même l’entremonde pour devenir légende.
Yves Buin
Collection « Piqué d’étoiles » créée par François Rannou, dirigée par Jacques Josse
© Éditions Apogée, 2013 ISBN 978-2-84398-422-8
Yves Buin
Mémoire de Lazló
Éditions Apogée
En janvier 1988, époque où je lisais assidûment Herman Melville, j’eus l’idée de cette histoire et en traçai l’esquisse. Je repris le texte un an plus tard, profitant de trois longues nuits consécutives de disponibilité dues à des pannes d’électricité. Je me trouvais alors dans un village du cœur de l’Inde où je passais quelques semaines. J’occupais une petite pièce isolée au milieu des arbres et, m’éclairant à la bougie, j’écrivis, m’identifiant par jeu à un obscur écrivain de la fin du xixe siècle — ce dont le style délibérement adopté dans ces pages témoigne —, à l’orée pathétique des grandes révolutions mentales qui allaient embraser le xxe, et qui aurait eu connaissance du « Vaisseau fantôme ». De mes notes, je décidai de faire un récit, en hommage à la grandeur de Melville.
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Un voyageur qui traverserait notre village n’y verrait rien de remarquable. Peut-être observerait-il que le cours du temps l’a peu affecté. D’être à l’écart de la grandroute suffit sans doute à expliquer cette immobilité. Si le voyageur grimpait au clocher dont l’architecture de bois comme celle de l’église a survécu aux siècles, il découvrirait, l’été, l’image est certes banale mais juste, l’océan des blés et, dès l’automne, et pour de longs mois, une infinitude désolée car nous sommes de la grande plaine et nous continuons la tâche de nos pères. Seules les plages vertes des bosquets et des prairies livrées à nos troupeaux peu nombreux le distrairaient de l’uniformité. Notre village est au creux des terres et notre pays une enclave. La forêt a disparu, les bois sont rares. Et le voyageur ne tarderait pas à nous quitter pour la ville, celle du lac, gagnée aux fantaisies de l’époque, où il retrouverait quelques apparences familières.
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Au village nous ne nous séparions jamais. Nous étions trois — quatre si j’y ajoute Malvina qui nous rejoindra — lui, Tibor et moi. J’avais huit ans quand il est arrivé. Lui, quelques mois de plus. Ses parents disparus — il ne sut jamais trop comment — il fut l’objet d’une petite querelle de famille. Deux oncles voulaient sa garde. L’un, veuf, se vit écarté et l’autre qui était marié accueillit mon ami. Il vécut alors chez ce dernier, un brave comme sa femme, estimé de tous. Le temps que l’administration se décidât entre ces deux solutions, il séjourna dans une institution charitable. Sa tristesse émut l’un des frères éducateurs qui lui fit cadeau d’un livre : « Les merveilles de la mer. » Il m’a donné peu avant son départ le livre à l’épaisse reliure de couleur bleue dont la dorure s’écaille. Que de fois en avons-nous contemplé les gravures : monstres marins, baleiniers, chalutiers, ports nichés au creux des baies, tempêtes déchaînées, peuplades saluant les conquérants ou femmes de marins attendant sur le môle. Le livre bleu fut la pierre précieuse de l’épopée qui rayonna sur notre jeunesse. Quand nous aidions aux travaux des champs, quand nous croisions une carriole sur la route, il nous arrivait de ne reconnaître ni les lieux ni ceux qui nous saluaient, trop pris que nous étions par la verve de mon ami et l’échafaudage des aventures que nous goûterions. En ce registre mon ami était maître. Il débordait d’évocations toutes plus luxuriantes les unes que les autres dont je ne peux penser que le livre bleu était la seule inspiration. Pour nous qui n’étions pas de la plus grande culture
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mon ami parlait en visionnaire et prophète. Je le revois forçant le pas, emporté, ou bien, soudain muet, fixant les horizons, nous invitant à voir ce que, prétendument, il voyait si loin de nos terres. Mais il passait aussi par de longs silences et, alors, ses mots nous manquaient. Je ne prétends pas que mon ami était un créateur de monde ou que le génie de la langue l’habitait. Non, il était éveillé au voyage et il avait la force de ses rêves. Il ne nous dédaignait pas. Il n’imaginait pas que nous ne pussions pas être ensemble partout, plus tard, bientôt. Peut-être avancera-t-on qu’il s’agissait plus là de pauvres visions que d’une révolte envers un confinement inéluctable — si nous restions au pays de nos pères — que le temps et la raison apaiseraient en les tarissant. Mais mon ami les a crues et moi je les conte. Du lieu secret de nos rendez-vous, en été, nous regardions l’infini des blés qui ondulaient. En été, chez nous, la chaleur est accablante et le ciel est démesurement bleu. C’est la mer. À l’horizon, le bleu est pâle, et la lumière qui joue sur les faibles reliefs de nos collines permet de croire à la mer, là-bas, juste au bout du pays. Quant aux orages si fréquents ces jours-là, ils nous ouvraient l’aire des cyclones. Là-bas mon ami nous désignait des villes. Comment ne pas voir dômes et coupoles et les grands navires qui accostaient ? Je le suivais par les chemins et nous parlions de la mer, des terres inconnues, des estuaires et deltas larges comme le monde avec des milliers de feux dans la nuit. Ou bien c’était des rivages écrasés de soleil, la roche blanche et nulle âme qui vive, seuls connus des oiseaux,
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tropiques hantés par la mort, tandis que l’étrave fendait silencieusement les flots d’une eau étale. Ainsi lui et moi étions la mer. Un jour à l’âge de raison, il est parti. Il a vu la mer. Il a traversé la mer. Il s’est perdu. Depuis, je suis seul avec mes souvenirs. Je ratiocine. Pour m’accompagner, j’ai ses lettres. Son testament. Le poème de la mer. Le papier a jauni, mais les mots sont gravés. Ils sont là.
À ma prime adolescence, et pour quelques années, j’allai à la ville — celle du lac — pour des études. Son père demanda à Tibor de demeurer à la ferme. Mon ami, lui, persévéra au village pour apprendre, selon le vœu de son oncle, le métier du bois et chanter à l’église. Il aimait la musique, il apprit la première gamme de la mer. Nous nous écrivions. Nous partagions le temps des vacances. Quand il le pouvait Tibor nous rejoignait. La ferme l’accaparait. Il craignait d’y perdre sa vie. Son père ayant peu le goût du rêve, Tibor ne s’ouvrit jamais à quiconque de nos équipées. Pourtant le feu du voyage continuait de nous brûler. En ville, au pensionnat, les cours terminés, je connaissais les nuits étoilées de l’insomnie où les mots de mon ami me guidaient sur des terres que les cartographes feignent encore d’ignorer. Au début, de par la séparation d’avec les miens et d’avec mon ami, l’enchanteur des espaces, j’étais cloîtré et avais le cœur gros. Je n’étais plus un enfant et cependant j’étais au bord des larmes. Les avais-je donc tant aimés ces chemins entre les blés que berçait la rumeur de la mer ?
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Je n’eus guère de chance avec la géographie. Les leçons se succédaient, insipides. Nulle vie n’animait les cartes murales défraîchies. Nous ânonnions. Où s’étaient donc enfuis les charmes et sortilèges des consonances barbares qui parlaient des routes du monde et des parcours maritimes que nous tracions sur le livre bleu ? Le temps passa. Je m’habituai. Subsistait en moi notre lueur commune : un jour, nous partirions. Seul mon ami avec son regard d’enfant sur les immensités pouvait ouvrir la lourde porte de la geôle qui s’était refermée sur moi, prisonnier, mais frotté à la liberté.
Mon diplôme obtenu, je pris un poste à l’école du village voisin. Quelques lieues nous séparaient que mon ami et moi franchissions aisément à tour de rôle. Nous décidâmes de mettre en commun nos économies. Le trésor était encore maigre qui devait préparer le grand voyage quand il advint que l’oncle, le veuf, mourut, confiant à mon ami, son neveu, un modeste héritage qui décuplait toutefois notre fortune. Désormais, il nous était possible de quitter notre terre du cœur des terres. Mon ami devint fébrile. Enfin, tout paraissait vraisemblable. L’hésitation n’était plus permise. Tibor nous quitta alors des suites d’une fièvre du cerveau. Peut-on y voir un signe ? Avait-il donc rêvé en vain et voyagé nulle part ? Il s’était peu écarté du village et allait quelquefois en ville. Il aimait les mots de mon ami et ne s’exprimait qu’avec parcimonie. Je sais qu’il imitait les oiseaux et connaissait tout du renard qu’il ne chassait pas. Au
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cimetière notre tristesse fut grande. Nous revînmes souvent sur sa tombe et nous nous y attardions. Malvina nous rejoignait. Depuis toujours elle n’avait d’yeux que pour mon ami, et Tibor s’était épris d’elle sans qu’il songeât à se déclarer. Nous devisions du voyage auprès de Tibor que nous ne pouvions imaginer mort afin qu’il sût nos projets. Nous prêtâmes serment de ne jamais l’oublier où que nous fussions. À la détermination de mon ami, Malvina comprit qu’elle devait renoncer à l’espoir d’être à lui. De fait, trop conforme au sort des femmes de nos pays, elle ne lui aurait pas avoué ses sentiments. Et lui ne la voyait que comme une amie. Elle se rapprocha de moi, me vit seul chaque fois qu’elle le put. Elle se confia. Sa vie, elle la concevait sans méandre. Elle était sur terre pour accomplir la mission des femmes qui est, près d’un homme, de perpétuer la vie. C’était là pour elle la forme indépassable de la destinée et de l’amour. La vie au village s’accordait à cette convenance qui est peut-être, hors du tohu-bohu et des incitations scabreuses des villes, l’expression d’une sérénité. Telle était Malvina, jolie, tendre, qui, ailleurs, eût pu prétendre à plus et qui, ici, se préparait à une vie sans surprise où persisterait, on ne pouvait en douter, le souvenir de mon ami. Sans qu’elle le dît, d’évidence pour elle ce voyage était folie. Comment aurait-elle pu entendre que le désir des hommes est dans le renouvellement perpétuel et, qu’à l’écouter, le risque d’être insaisissable est important ? Pour elle, nous allions rompre avec la terre de nos pères et nous abîmer dans la vanité des dépaysements. Elle
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affirmait que nous nous exposions grandement à nous perdre. M’influença-t-elle, me fit-elle comprendre que je n’étais que dans l’illusion de moi-même et engagé dans un rêve ancien qui n’était pas le mien ? Je n’avais pas la conviction foncière de mon ami et m’aperçus que j’avais peu à opposer à Malvina. Jamais, poursuivait-elle, l’agitation ne me permettrait de trouver ce que je cherchais. Aller au bout du monde et pour atteindre quoi ? Je n’étais que mots et images, vibrations d’inimaginables lointains. Sur cette évanescence pouvais-je donc bâtir ma vie ? Elle n’y résisterait pas, alors que mon métier, la communauté du village et même la répétition uniforme des jours avaient vertu de permanence ancestrale. La vie s’y tenait et elle tenait la vie. Mon ami devina-t-il mes hésitations, mon insensible glissement vers la perplexité ? Au début, il n’en fit rien paraître et continua à préciser avec moi tous les détails du prochain départ. Puis, fixant la date, il s’enquit de mon accord. Je fus duplice et quelque peu lamentable en prétextant de différer. Il comprit et me regarda avec ce que je crus être de l’amour. Pressentait-il que, d’ici peu, il me saluerait pour ne me revoir jamais ? J’étais, Tibor disparu, le seul compagnon fidèle de l’enfance du rêve, aussi proche qu’un frère, celui avec lequel il voulait partager le plus précieux du temps de la vie et je me dérobais. Il m’offrait un inestimable trésor et je le repoussais. Par mes atermoiements j’entrais dans le commun des hommes. Peu acceptent l’exigence de leurs inclinations les plus intimes. Peu accèdent à ce qui les gouverne. La majorité préfère subsister en deçà, observer de loin ses
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propres feux semblables aux navires d’une armada qui brûleraient, illuminant les eaux durant de longues heures dans la nuit. La majorité vit dans ce reflet et je me rangeai parmi elle. Notre flamme n’est tolérable que si nous ne nous y consumons point. Et moi, j’ai eu peur. Pourquoi suis-je resté ? Sans doute ne le saurai-je jamais. Dire que le sourire et la perspicacité de Malvina qui allait devenir ma compagne et de laquelle j’acceptai bien des rendez-vous me firent hésiter et renoncer serait une bien piètre explication. Après toutes ces années, mon ignorance quant aux raisons de mon attitude me demeure profonde. J’ai invoqué des justifications vagues et générales. Je les maintiens et m’en contente.
Le vieil oncle, la tante, Malvina et moi accompagnâmes mon ami à la gare un matin pour le premier train, au milieu des paysans, les paniers plein d’œufs frais et de légumes. C’était l’aube en un automne d’une douceur inhabituelle. Je revois toujours la belle lumière d’or poudreuse troublée par la fumée de la locomotive qui s’approchait et j’entends encore son signal strident qui fit taire les bavardages. Se souvient-il, lui, de ces quatre silhouettes fantomatiques, dont celle effacée de Malvina, qui agitaient les mains ? Et moi, savais-je que ce train qui s’éloignait était l’adieu à ma jeunesse ? Qu’importe, il n’y avait pas là pour mon ami matière à trop d’effusions mais, il l’espérait, la simple occasion d’un au revoir. Dès que le hasard ou les circonstances l’auraient fixé en quelque place, il y avait insisté, il me ferait venir.
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Pour l’heure, il m’écrirait chaque jour afin que je partage au travers des vallées, des forêts et des villes entrevues la lente approche des rivages tant espérés. Chaque mot de lui serait une annonce de la beauté.
La première lettre le signala dans un port du Nord. Il s’éloigna au plus vite de la gare centrale en briques rouges. Jamais il n’avait vu tant de monde. Il demanda la mer. On la lui indiqua bien qu’une excitation, naturelle en ce cas, le fit paraître tel un forcené, un exalté. Impatient, il se précipita, parvint aux quais. Et il la vit. Grise avec des reflets verdâtres sous un ciel bas. Un vent froid et humide venait du large. Et c’est ce vent et cette odeur qu’il sentit avant tout tandis qu’il enjambait les cordages, se faufilant parmi l’amas des caisses, évitant les porteurs qui chargeaient et déchargeaient les navires alors que d’autres s’approchaient dont il devinait les mâts au loin. Donc, il la vit. Il demeura face à elle de longues heures et cette méditation lui deviendra désormais familière. Une pluie fine, sembla-t-il, l’en éveilla. Il faisait nuit. La mer était un flux. Il ne la voyait pas. Il savait qu’elle était là. Dormit-il ? Aux aurores il se tenait déjà sur le quai. Les nuages l’attendaient qui couraient sur les vagues et les nuages de la mer ne ressemblaient pas à ceux de la terre. L’eau était toujours grise, plus sombre, grondante. Il marcha le long des quais. Les pêcheurs s’en revenaient. Les paniers où frétillait le poisson s’échangeaient. Des yeux morts le regardaient qui n’avaient jamais vu la lumière.
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