Née le 31 décembre 1974, Laurine Rousselet a tout d’abord publié des recueils de poésie puis sont venues deux proses poétiques : L’Été de la trente et unième (L’Atelier des Brisants, 2007) et De l’or havanais (Apogée, 2010). Un recueil d’aphorismes Hasardismes paraît en 2011 (L’Inventaire). L’auteure collabore régulièrement à la revue Archipiélago, Mexico, et dirige avec Erwann Rougé Les Cahiers de l’Approche, Fougères, plaquette de poésie en bilingue. La Mise en jeu est son premier récit.
Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-414-3 15 € TTC en France
Laurine Rousselet
Laurine Rousselet La Mise en jeu
« Je portais une robe en soie, de coloris prune, coupée pour se sentir nue, les bretelles vives à glisser le long des bras. Comme maman, j’étais mince. Entre nous, une virgule de trente années célébrait l’étrange oripeau du temps dégrafé. »
La Mise en jeu
Éditions Apogée
Une voiture file sous un soleil estival et semble né‑ gocier les lacets d’une route de montagne avec facilité. Au volant, une femme, à ses côtés, sa fille. Le jazz de Charlie Parker les accompagne jusqu’au moment où, soudain, tout s’arrête. L’histoire bascule. On sait qu’il y a eu accident. D’autres personnages entrent en scène. Des fragments de leur vie passée, présente ou imaginaire nous parviennent. Tous sont intimement liés. Celle qui les res‑ titue se trouve hospitalisée à Ville‑Évrard, ce qui ne l’em‑ pêche pas de voyager à sa façon, entre humour et tragédie, entre vérité et mensonge, dans un théâtre d’ombres qui se déplace en suivant les méandres de sa pensée.
Collection « Piqué d’étoiles » créée par François Rannou, dirigée par Jacques Josse
Du même auteur chez Apogée De l’or havanais, 2010
Du même auteur chez d’autres éditeurs Hasardismes, aphorismes, illustrations Marko Velk, L’Inventaire, 2011 Amaliamour, livre d’artiste, gravures Albert Woda, Éditions de l’Eau, 2010 Faim et Faim, livre d’artiste, illustrations Guillaume Guintrand, Approches, 2010 El respir (en bilingue français/catalan), traduction Manuel Costa Pau, Llibres del Segle, 2008 Au jardin de la chair cernée, livre d’artiste, illustrations Thierry Le Saëc, La Canopée, 2008 L’Été de la trente et unième, L’Atelier des Brisants, 2007 Séquelles, Dumerchez, 2005 Mémoire de sel (en bilingue français/arabe), traduction Abed Azrié, L’Inventaire, 2004 Tambour, Dumerchez, 2003 L’Ange défunt, illustrations Hubert Haddad, Alain Lucien Benoît, 2003
© Éditions Apogée, 2012 ISBN 978-2-84398-414-3
Laurine Rousselet
La Mise en jeu
Éditions Apogée
Pour Jean et Yvonne. Pour Solange
« La vie est absurde avec ou sans néant. » Hubert Haddad
L’accident
La voiture avait déjà fait quelques lacets, cette vieille Peugeot au capot bardé de bossellements, qui se noyait les jours de pluie comme un bassin à flot et redémarrait toujours à grand‑peine. Mais aujourd’hui, le temps était radieux, obéissant à l’été. La flânerie se mélangeait à la vie gorgée d’un ciel bleu rieur. Nous montions depuis Sierre. Chandolin ne se laissait pas encore deviner. Je portais une robe en soie, de coloris prune, coupée pour se sentir nue, les bretelles vives à glisser le long des bras. Comme maman, j’étais mince. Entre nous, une virgule de trente années célébrait l’étrange oripeau du temps dégrafé. Le soleil brûlait mon noir pupillaire. Je devais froncer l’œil pour ne pas avoir mal. Quelques clignements de paupières avant de retrouver la respiration plus douce. Pas d’autre résistance. Ma poitrine, mes épaules prenaient des teintes rougeâtres. Dans la tête, les parfums de l’air du premier alpage, et je ne pensais qu’à ça. J’avais seize ans, c’était la fin de l’année au lycée. – Tu sais quoi, maman ? Il y a un nouveau magasin de lingerie fine dans notre quartier. Lili y a déjà fait un saut. Elle dit qu’il est chic. Il faudrait absolument qu’on y aille. 7
– Ta, ta, ta, encore des achats. Et mon porte-monnaie, alors ? – Je n’ai pas dit a-che-ter, j’ai dit re-gar-der. – Oui, oui, je te vois venir… À l’antenne, de vieux morceaux de jazz emmenés par Charlie Parker. Ma mère sifflotait. Ses joues gonflaient à hauteur du refrain. Des rires tapissaient l’escalade. Le be‑bop prenait de l’altitude avec nous. Des coups de gong dans la poitrine n’étaient pas en reste du bonheur. Maman s’était forgé un genre : casquette blanche, quelques effiloches de cheveux sur le cou, lunettes noires, les joues remontées par la joie. Elle était si belle avec sa tenue de lin, bien qu’avachie dans le champ de la durée. Ce voyage dansait en moi dans l’enchantement des collisions de l’œil avec le paysage ; un torrent herculéen hurlait sa perte, des masures éclopées par une solitude totale, des monstres de conifères laissant présager un vent de folie, buses, choucas balançaient leurs ailes promptement. De tous côtés, des randonneurs disséminés, petits points noirs d’ébène, s’engouffraient dans des sentiers très vite obscurs à notre vue. Peu de voitures circulaient à cette heure. Je me sentais rougir de bien‑être. Les secondes, des trouées dans la liberté. On grimpe depuis cinquante minutes environ. À la radio, le jazz contre une voix navrante. Ma mère affiche un rictus de mécontentement. Je remonte ma fenêtre. Changement de fréquence. Sans doute l’air trop froid. Un doigt occupé par une démangeaison au coin de l’œil. Un bruit lissé. Un dehors devenu dedans. Un cri
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« Lola ». Cœur à la volée. Dans l’échappée, des rivières rouge sang. Maintenant le temps recule. Je ne sais pas pourquoi — me mettre enfin à dessiner. Pas encore de transistor dans ma chambre. — Quand je n’entends plus rien, il y a toujours cet œil vide devant moi qui me regarde. Si durement. Affreux manège quand même.
Ville-Évrard, le 25 mars « Mourir à la condition d’écrire. » Voilà le nouveau titre qu’a choisi Aimée pour son roman. Il lui semble tout dire. Les épaules en arrière, contre la porte, elle l’annonce, lèvres pincées, tirant nerveusement sur ses longs cheveux roux. Pour la circonstance, elle a ôté ses lunettes, et retrouve à nu son beau visage rond, éclairé par l’assurance laiteuse de sa jeunesse et le bleu azur de ses yeux. Assis près du poêle à bois, Quentin approuve innocemment, de toute sa hauteur de petit homme, l’embrasse, trop fort, mais elle ne se retire pas. Un flacon d’eau de violette répandu de son fait sur la table presse Sidonie, écœurée par la fragrance, à ouvrir les deux vantaux de la fenêtre d’un geste sûr. Il regarde sa mère, lui et ses mots à la bouche qui tombent toujours à côté : « Ça s’est mal goupillé, c’est pas ma faute. » Sidonie esquisse un sourire dans la pénombre de la pièce et renoue avec la bonne humeur en s’avançant pour lui pincer la joue. Durant cet hiver, je le sais, plus que la cheminée que la vieille n’a jamais mise en route, c’est le poêle à bois qui les réchauffe tous. C’était un de ces matins où la Seine est brume. L’église venait de sonner sept coups. Le marché prenait place au bout de la rue de la Chance. Le bruit des ferrailles ne me dérangeait plus depuis longtemps. Aimée n’avait pas à me dire : « Lola, arrête de râler ! Laisse-les travailler ! 10
Comme tu m’énerves quand tu pestes comme ça, je te jure ! » Les primeurs se saluaient, déplaçaient machinalement leurs caisses des camions aux étals, avant, plus tranquilles, de tailler une bavette. On entendait souvent rire : – Oh, nom d’un chien, ce qu’il fait froid ! – Eh, Robinson, arrête de couiner ! T’es vraiment devenu un vieux, hein ! T’as qu’à moins brûler avec ton eau‑de‑vie, là ! T’auras plus chaud quand ça gèle pas ! – Salopard ! Viens pas me la réclamer dans une heure ! Juste en bas de la fenêtre, le marchand de caldos séduit par Aimée et qui trouvait parfois quelques mots pour le dire, s’agitait avec ses immenses timbales qui cliquetaient les unes contre les autres. C’était Santi, l’aîné des deux frères González. Je disais à Aimée : « Eh bien, vas-y, prends-nous des bocaux de soupe pour la semaine. Oh là là, ce que tu peux être cruche quand tu t’y mets ! Mais non, il n’a pas de mauvaises idées dans la tête ! Pff. » Santi, qui faisait réellement partie du décor, n’avait jamais l’âme fatiguée, même avec de belles entailles aux mains, il offrait du pittoresque en plein hiver : « Oh, mais qué calor ! Oh, coquin de sort ! » Le benjamin, lui, on ne le voyait plus, et puis il nous effrayait avec ses verrues sur le visage. Quant à moi, j’aidais aux derniers préparatifs sans broncher. Confiante, je lui annonçais : « Tu seras bien là-bas. » Une Cohiba entre les doigts, je regardais mon agenda à la dérobée, j’enfilais mes mitaines. Des dates précises à respecter, des rendez-vous de travail. Notamment trois, dans la semaine suivante, avec des
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galeristes de renom, vedettes névrotiques éprises de verbiage souvent sans solidarité, s’entourant d’yeux complices, tous musclés de mimétisme avec leurs tirs de sommations qui s’apostrophent les uns les autres. Un petit cénacle aussi crapuleux que claquant ! Mais devant ces fléaux d’autosuffisance, et ils étaient nombreux, c’est placide que j’acquiesçais à leurs questions, la volonté n’allant jamais sans déguisement, pour m’entendre dire au final correspondre « au bon profil », leur décision étant, par ailleurs, toujours remise au lendemain. Il n’y avait donc pas trop à se triturer le ciboulot… Je connaissais bien leur degré de vérité tapissée d’artifice. Ce qu’ils aimaient avant tout, c’était s’enflammer, rire des faits et des gestes du spectacle du monde, disséquer l’œuvre d’un tel, étonnamment incapable pour le petit-fils d’un grand peintre, parodier le sens critique avec des formules de politesse ou bien franchement vulgaires. C’est comme ça qu’ils parlaient. Leur enthousiasme infondé ne tolérait pas grand‑chose à part leur analyse, qu’ils justifiaient par des tournures dénuées de la moindre intelligence. Mais je naviguais à vue, et je n’avais a priori qu’à les visiter en touriste, car ces messieurs rêvaient en plus si bien au sexe fort, pendant qu’ils soupiraient en bleu et rose très clairs, qu’ils me regardaient presque avec mélancolie, moi, pauvre con sur terre, forteresse incapable de les passionner. Je bénéficiais alors de leur hospitalité mondaine truffée de baisers froids, et repartais toujours comme j’étais entrée : sans danger. Un dernier café. « Lundi, jour de gloire ! », avais-je l’habitude de lancer. Aimée continuait de rassembler
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ses affaires sans s’abandonner à l’heure, et me paraissait impatiente de prendre ainsi la poudre d’escampette, pour embrasser du crayon son futur, puisque tel était son vœu : écrire pour appréhender « sans voilage » sa réalité. Elle portait aux oreilles des pendentifs en forme de chariots enfermés dans de grandes boucles d’or, cachés par son chapeau de feutre. D’où sortaient‑ils ? Je calculais les chances qu’elle les eût achetés la veille, tandis que j’exerçais mon esprit à m’avertir que son besoin de voyager comprenait aussi la nécessité d’objets physiques. Le mystère guette chaque jour. Mais rompre avec la crédulité du visible rivalisait alors avec la décontraction, et je regardai ma montre, tributaire de son départ, pour engager ma journée. Un claquement de porte me surprit. Génie répétitif du coup de théâtre. Ce n’était pas l’atelier, au rez‑de‑chaussée, fermé à double tour, mais la maison, sans cesse percée par des courants d’air. Et c’est souvent que je me disputais avec eux ; dévaler les escaliers, les remonter pour comprendre. La réalité n’offre pas toujours ses leçons d’ouverture. Je m’assis donc sur une chaise, cette fois impatiente, pour contempler d’un œil amoureux sa silhouette. J’eus envie de mêler mon visage à ses cheveux, ce que soudain je fis en penchant ma tête jusqu’à toucher le sien de ma courte frange, mais tendue et occupée, elle se contenta de m’embrasser par réflexe, d’un léger pincement de lèvres, sans me proposer un regard. Cela me fit sourire : « Me voilà maintenant mise au ban du monde. » La belle en vint à me dire qu’au moins j’avais de l’humour dans la pratique de l’adieu… Oui, je connais bien cela.
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