Le Mot de la fin

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« Le jour, gris de naissance, n’eut aucun mal à passer au noir. L’infirmière […] nous demanda de la suivre dans un petit bureau. Elle voulait comprendre comment on en arrive à obtenir dans la même minute prostration et agressivité, à passer de la lucidité ordinaire à l’obsession inentamable, comment on peut se retrouver à occuper un lit aux urgences un dimanche avec le sourire et du rouge à lèvres. »

Guénane

Le Mot de la fin Guénane Le Mot de la fin

C’est une suite de face à face ombrageux dans l’urgence, entre une grand-mère à la mémoire trouée et sa petite-fille attentionnée (mais dépitée) que restitue Guénane tout au long de ce récit. Le huis clos a lieu à l’hôpital. Dans un théâtre où le mot « norme » relève de l’imaginaire et où l’humour ne peut s’empêcher de venir contrebalancer la mauvaise foi de la malade. Voyage au pays des « mères vieilles », là où la vie flanche, là où tout grince, même les secrets, là où Le Mot de la fin laisse les vivants sans voix.

Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-352-8 12 € TTC en France

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Éditions Apogée

Guénane est née en 1943 à Pontivy. Après avoir longtemps séjourné en Amérique du Sud, elle vit désormais près de Lorient. Elle a publié plusieurs recueils de poèmes aux éditions Rougerie. Le plus récent est Couleur femme en 2007. Elle est également l’auteur de livrets sur les îles aux éditions La Porte et de Brèves de cale (récit, Chemin faisant, 2008).

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Collection « Piqué d’étoiles » dirigée par Jacques Josse

Du même auteur Douze recueils aux éditions Rougerie dont L’Océan te l’apprendra, 2005. Couleur femme, 2007. Dix livrets sur les îles chez La Porte dont L’Île subtile, 2007. Sein, 2009. Des nouvelles dont L’Approche de l’équinoxe, Jean-Pierre Huguet, 2007. Deux romans dont Pax, éditions Amers, 2002. Deux récits dont En Rade, brèves de cale, Chemin faisant, 2008. http://site.voila.fr/guenane

© Éditions Apogée, 2010 ISBN 978-2-84398-352-8

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« Les émotions passées, le cœur n’a plus qu’à rire de lui-même. » Roger Vitrac

Quand les mots se vomissent fais comme Alice au pays des mèresvieilles imagine la lumière si la bougie s’éteint. Merci Guillermo Cabrera Infante

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Sang, excréments, tapissaient le sol et les murs de l’appartement, en tas, en taches, en traces ou en gouttes. Les nuances variaient selon le stade de dessèchement, ces fuites corporelles s’étant échelonnées sur plusieurs jours. Les fenêtres ouvertes et le diffuseur « Touche Fraîche » nous empêchaient de suffoquer mais l’odeur de selles parfumées, surprenante, n’en était pas moins écœurante. Sur la moquette saumonée de la chambre, le sang frais prenait une teinte un peu violacée et, entrelaçant les petits tortillons d’excréments me rappela le titre d’un film cubain : Fraise et Chocolat. La mémoire comme la mer se déroule par vagues successives. Je demeurais figée dans le couloir maculé, entre la chambre et la salle de bains où j’apercevais deux autres personnages hébétés. Je ne pus m’empêcher de nous associer au titre d’un roman, cubain lui aussi, je ne compris rien aux mots que Jean m’adressa, mais j’articulai assez fort : Trois Tristes Tigres, ce qui nous réveilla. En plus d’être un mot vulgaire, nous savons que la merde il ne faut pas la remuer. Jean, qui souffrait d’une déficience olfactive depuis un accident de jeunesse, se proposa d’enlever l’essentiel, car nous risquions à chaque pas de multiplier des motifs inédits au parfum sans équivoque. « Toi, tu la mets sous la douche, il faut que tu la laves, enlève tes lunettes, cela t’évitera de tout voir, pense aux Trois Tristes Tigres si ça peut t’aider,

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après tu appelleras le médecin ; mais d’abord, tu m’enlèves ces momies ! » Avec deux doigts, j’enfermai dans un coffre les momies, la poupée au crin filasse et le baigneur asexué. J’avais aussi pour ces copies ridicules de la vie une forme de rejet. Depuis l’enfance, je tournais la tête pour ne pas apercevoir leurs yeux benêts, leurs sourires de crétins satisfaits ; et comme il me fut interdit de les barbouiller ou de les désarticuler, je pris l’habitude de les ignorer. Le bruit de l’eau qui coule est purifiant. Malgré ses réticences et ses grognements, malgré l’humiliation réciproque, sous la douche elle sembla se détendre. Son corps amaigri se déplia, ses yeux fixaient le ciel introuvable sur le plafond. Tout à coup, même sans lunettes, entre ses fesses je distinguai une excroissance rouge vif, comme un sexe tuméfié. Les lunettes n’enlevèrent que le flou, ce n’était pas une hallucination mais cela ressemblait à un avatar de l’hermaphrodisme. Hermaphrodite, hermaffreudite, affreumerdite, affreutique… Je ne trouvais rien de mieux pour me rassurer que d’embrouiller des mots grotesques, un jeu de Tristes Tigres devant une découverte absurde. Cela faisait trois semaines que je lui achetais des crèmes et des savons spéciaux pour crise hémorroïdaire aiguë. Trois semaines qu’elle me serinait : « On n’appelle pas le médecin pour des hémorroïdes !…Tu me fatigues, occupe-toi de toi !… J’ai besoin de repos, pas d’être harcelée !… Tu ne peux pas t’intéresser à autre chose ! » Trois semaines qu’elle s’alimentait mal, qu’elle vivait en position fœtale avec ses poupées, que mes apparitions la figeaient avec un air de madone au pied de la croix. J’intensifiai le jet, je noyai les mots dans le lait de palme des îles du Pacifique. Dans l’armoire, dans un grand sac-poubelle, je découvris un salmigondis de linge et de draps, fraise et chocolat, calcinés, ammoniaqués. Mais le lit était parfait, les angles bien carrés sous la couverture de crochet. Le lit est une vitrine, le

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reste peut bien s’écrouler, un lit bien fait signe la bonne tenue. Entre le jeté de lit impeccable et l’alèse protégeant le matelas, toute la literie était à empaqueter pour la déchetterie ; aucune laverie, aucune machine n’aurait supporté ou survécu à l’odeur et aux amas pétrifiés. Ce dimanche, à l’heure où la grand-messe, les marchands d’huîtres et le muscadet-tiercé provoquent de l’agitation sur la place, j’appelai le médecin de service. Une voix d’homme enregistra mon appel. J’ouvris la porte à une jeune femme avenante, d’allure sportive, en jean et col roulé, j’ai cru qu’elle s’était trompée d’étage. Son diagnostic fut rapide : double prolapsus anal et vaginal. J’ai surtout entendu lapsus. Les savoureux lapsus-linguae, ces involontaires jeux de mots qui glissent, les voilà qui s’avançaient jusqu’à devenir une plaisanterie d’organes. Juste un spectaculaire relâchement des muscles, et l’intestin, l’utérus, décident de prendre l’air, de s’exhiber, laissant des traces partout où ils passent ; il faut intervenir pour les obliger à rentrer. Autant le diagnostic fut prompt et net, autant la suite menaçait de durer le temps d’une messe. Je ne parvenais pas à la convaincre de la nécessité d’une hospitalisation. Un prolapsus n’a rien d’urgent. Il suffit de prendre rendez-vous pour un acte chirurgical ambulatoire, et la jeune femme, qui devait encore satisfaire à de nombreuses visites dominicales, aurait bien aimé que le médecin traitant, le lendemain, prenne le relais et les décisions. « Quel médecin traitant ? Celui qu’elle voit une fois par an pour le vaccin contre la grippe ? » Je lui rappelai l’âge et l’état de la patiente reposant à peine sur l’extrême rebord d’un fauteuil, les yeux exorbités par l’angoisse et la malnutrition, les cernes immenses bleuissant jusqu’aux pommettes.

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Suivit une scène de triste théâtre entre la jeune femme fringante, pressée d’être ailleurs, et la vieille dame rabougrie pressée de se replier sur elle-même. – Madame, voulez-vous être hospitalisée ? Comprenez-moi, je n’aime pas hospitaliser quelqu’un contre son gré, voulezvous être hospitalisée ? – L’hôpital ! Pour des hémorroïdes ! – Ce ne sont pas des hémorroïdes. – Je sais mieux que vous ce que j’ai ! J’ai des hémorroïdes un point c’est tout ! – Non, il faut une opération pour remonter vos organes. – Pshuuuu… Vous êtes qui vous ? Je vous dis que ce sont des hémorroïdes ! – Je suis médecin, je dois prendre une décision pour vous. – Médecin ! J’aurai tout entendu ! Non mais regardez-vous, un médecin ça ! Elle se retourna vers moi, accablée, le dégoût des commissures de sa bouche descendait jusque dans ses fanons. – Elle me fatigue encore plus que toi, dis-lui de déguerpir, de me laisser en paix avec mes hémorroïdes. Cela faisait trois semaines que ses hémorroïdes étaient au centre de ma vie, trois semaines qu’elle m’entraînait dans son obsession destructrice jusqu’à ce matin où, ayant découvert enfin l’horreur interfessière, je m’entendis répondre : « Arrête avec tes hermaphrodites ! A… vec tes hémorroïdes. » Rouge gariguette, en baissant le ton, j’ai corrigé mon lapsus. J’aurais bien aimé avec lui glisser sous le tapis mais, sans comprendre ce qu’il révéla, j’eus l’impression qu’il accéléra la décision. La jeune femme regarda sa patiente se lever et regagner douloureusement sa chambre d’où bientôt fusèrent des cris de détresse : « Mes poupées ! Où sont mes poupées ? On a pris mes affaires ! On veut me rendre folle ! » Je bondis ressortir du coffre les

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momies et elle se coucha, sanglotant, en chien de fusil sur le matelas ; un matelas, ultime aberration, « Je suis réduite à un grabat ! » La jeune femme avait perdu son enthousiasme et rédigeait, contrariée, une lettre pour faciliter l’admission aux urgences. Consultation, le temps d’une messe basse où personne ne repartit en paix.

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J’avais réussi à lui faire avaler un peu de blanc de poulet, de fromage et surtout, un doigt de muscat. Le temps du trajet, elle dut se croire en voyage. Le rouge aux lèvres et le rose aux joues, elle franchit la porte des urgences avec un air de visiteuse étonnée. J’ai retenté une explication et dans le hall a retenti : « Aux urgences ! Pour des hémorroïdes ! Doux Jésus, faut être dingo ! » Elle désira se rendre aux toilettes. Brandissant l’enveloppe du médecin, du regard, j’essayai de communiquer avec la dame de l’accueil. Au bout de cinq minutes, je frappai à la porte pour savoir si tout allait bien et fus vertement priée d’attendre. Au bout de dix minutes, Jean, qui avait dû faire dix fois le tour du quartier pour se garer, réapparut. Je frappai à nouveau à la porte et à la question : « Qu’est-ce que tu fais ? » Résonna la réponse : « Je me repose ! » Jean se posta en sentinelle à la porte du repos qui menaçait d’être éternel et j’allai remettre la lettre à l’accueil. La dame grimaça un peu, relut, voulut voir la patiente. J’apercevais Jean qui monologuait en agitant la poignée et il me fut reproché de n’avoir pas empêché la fermeture. Désormais, nous étions trois à essayer de convaincre la porte de s’ouvrir. Alors, amplifiée par l’écho des toilettes dont les murs n’atteignaient pas le plafond, s’éleva la tirade à la mémoire des chers disparus : « Ici, je suis au calme, on ne pourra plus rien me prendre. Toutes mes affaires disparaissent, 14

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mon portefeuille en cuir avec tous mes papiers, un si beau portefeuille, envolé comme mon peigne en corne, mais pas perdu pour tout le monde croyez-moi ! Et mes épingles ! Je ne peux quand même pas vivre sans épingles ! Il m’en reste trois, trois que j’ai pu cacher à temps, même l’élastique que j’avais mis autour de mon balai, lui aussi on me l’a volé le pauvre, c’est honteux ! Où je vais pouvoir trouver un élastique pareil, hein ? Un bel élastique, je vous assure, c’est bien pour ça qu’il a disparu !…» J’ai tourné le dos, les mains sur les oreilles pour ne plus entendre la suite de la liste : le fil à broder rose pour les jours Venise abandonnés depuis trente ans, les trois timbres à trois francs, posés là, sur le coin de la table, elle les voit encore de leur vivant, les timbres pour les lettres qu’elle n’écrit pas, et la page 1082 des x y du dictionnaire Larousse ; perdre une page, un comble pour un dictionnaire en lambeaux, Larousse, ralousse, salrousse… J’ai sursauté, comme souvent, la vie est une infinie pochette-surprise, j’ai tressauté au timbre hargneux d’une contremaîtresse, « Madame, on vous a assez entendue, ça ne peut plus durer, ouvrez immédiatement ou j’appelle un technicien », qui s’avéra fort efficace. Dans l’instant, nous avons reconnu, soulagés, le bruit de la targette. « Avec les enfants c’est pareil, il faut savoir à quel moment hausser le ton ! » Elle reprit sa voix d’hôtesse, sa place derrière le comptoir et devant son écran. – Madame, j’ai besoin de votre identité, de votre numéro de sécurité. On commence, nom ? Prénom ? Mutisme et sourire de la patiente. – Je vous écoute ! – Ah bon ! Je croyais que vous m’aviez assez entendue, il fallait mieux écouter tout à l’heure. Je vous l’ai dit pourtant, plus de portefeuille en cuir, plus de papiers ! – D’accord, mais vous avez encore de la mémoire !

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