L'Ombre de l'absent

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Sylvia Rivka K ersusan est née en F rance et a passé la moitié de sa vie entr e les États-Unis, l’Italie et Israël. Avant d’être professeure de langues à l’INSA de Rennes, elle a été productrice-réalisatrice de documentaires et de longs-métr ages. C’est son pr emier roman publié en France.

Éditions Apogée - 19,50 € ISBN 978-2-84398-429-7

Sylvia Rivka Kersusan

L’Ombre de l’absent

Depuis la mor t de son mari, Hannah conti nue d’entretenir une conversation silencieuse et fantomatique avec lui. Elle pense pourtant avoir retrouvé l’équilibre dans un bonheur simple et quotidien entre la France et Israël, aux côtés de ses deux filles, au plus proche de la culture et des traditions juives. Mais la r encontre fortuite avec Emmanuel mettra à mal ses illusions et ra vivera ses blessures. Elle s’aperçoit peu à peu que ce monologue lui pèse , engendre une m ultitude de questions qui l’empêchent de vivre. C’est dans les paysages de Tel-Aviv, cette ville qui oscille entr e passé et présent, que Hannah apprend à écouter la v oix nouvelle, celle de cet homme qu’elle n’attendait pas.Alors, elle parvient enfin à vibrer selon son diapason intérieur et à ne plus vivre avec l’ombre de l’absent.

éditions apogée

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Sylvia Rivka Kersusan

L’Ombre de l’absent

éditions apogée

05/02/13 17:05


© Éditions Apogée, 2013 ISBN 978-2-84398-429-7


Sylvia Rivka Kersusan

L’Ombre de l’absent

Éditions Apogée


À Fabio,


V SarahetLeah viennent de sonner à l’interphone, je les entends déjà monter les escaliers. Elles font toujours beaucoup de bruit, surtout Sarah qui n’est qu’exubérance, excès et extrêmes. Je vais les attendre à la porte. Il n’est que quatorze heures et des poussières mais le repas est prêt, les interrupteurs réglés et la plata * à sa place ce qui nous donne le temps d’aller marcher le long de la tayelet afin de nous tenir informées des histoires de chacune. C’est notre petit rituel à nous depuis que je vis à Tel-Aviv. Les filles vont poser leurs affaires dans la chambre du fond. Elles ont chacune une chambre mais préfèrent dormir ensemble. Je trouve cela adorable mais étonnant puisqu’elles vivent déjà ensemble toute la semaine. Je fais chauffer de l’eau pour un café. * Plaque chauffante utilisée pour le shabbat, puisqu’il est interdit de cuisiner.

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– Tu as l’air crevé, Mamina ! me fait Sarah en me prenant dans ses bras par-derrière. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? – Où est Leah ? – Sur son Iphone, évidemment ! Elle envoie trente-six textos avant shabbat, comme d’habitude. – Je n’ai pas dormi ! soupiré-je alors, à trois mille lieues de lui confier l’origine de mes cernes. – Pour quelle raison ? – Dis-moi plutôt ou en est ta thèse ! Personne ne s’intéresse aux insomnies des autres ! – Tu as raison… mais j’ai toujours l’impression que tu pourrais vouloir nous cacher quelque chose ! Mes filles ont des antennes et j’en ai aussi. Nous prenons notre café sous l’auvent de la terrasse ; c’est un moment merveilleux et serein, plein des promesses d’une journée entière rien que pour nous, sans aucun dérangement possible. Pas de téléphone, pas de télé, tout simplement pas d’écrans, rien que nous trois, la synagogue, nos marches-parlottes le long de la mer, des gâteaux en abondance, rien que du repos, un questionnement spirituel plus ou moins élevé suivant notre forme, du tout petit plaisir énorme ! Leah nous a retrouvées et sirote un grand verre de lait glacé, sa boisson préférée. Sarah s’est jetée sur les crèmes au chocolat que je confectionne tous les vendredis. C’est notre gourmande ! Je vois bien qu’elles me regardent un peu bizarrement mais je ne dirai rien et elles le savent d’instinct et d’habitude. Il y aurait pourtant tellement à dire mais pas à elles ! Je les entends s’installer. Leah va

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prendre une douche, l’appartement est déjà plein de leur présence et de leurs objets : les livres et journaux de Sarah, les partitions de Leah qui passe une audition la semaine prochaine. Je sors leurs vêtements lavés et repassés de la semaine dernière. Elles ne me remercient pas vraiment mais cela ne me dérange pas vraiment non plus, cela fait partie des choses que je fais et que j’assume et qui ne me pèsent pas le moins du monde. J’ai rempli le frigidaire qui regorge de leurs plats préférés. Quoi de plus, quoi de mieux, je me demande, la larme à l’œil, toujours secouée par l’idiotie de mon comportement de la veille. J’ai honte à en mourir mais ne peux pas en parler. À personne. Même pas et surtout pas à toi car je t’en veux ! La ville est en train de se calmer, les magasins ont fermé, les habitants sont rentrés et préparent shabbat, chacun à sa façon. On ne peut pas dire que Pinsker regorge de religieux mais je m’accommode de tout depuis que je suis ici. SarahetLeah écoutent de la musique dans leur chambre, je les entends papoter, elles ont toujours tellement de choses à se dire. Je suis heureuse d’entendre leurs voix au fond du couloir, heureuse aussi de ne pas participer à leurs discussions énergiques. Je sirote mon café et relis en boucle les trois textos qu’Emmanuel Leib m’a envoyés hier au soir. Le premier à 20 h 27, juste après mon départ, le deuxième à 21 h 48 et le dernier à 23 h 53. Je sais que s’il ne m’avait pas recontactée, je l’aurais fait. C’était tellement immonde de rentrer seule chez moi, de retrouver mes murs, ce silence qui m’est pourtant toujours tellement salutaire… je n’arrivais même plus à te parler, tu étais allé te calfeutrer

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au fin fond de mon cœur, tu me faisais la tête et aujourd’hui, c’est moi qui refuse de t’adresser la parole. Je t’en veux à mort ! Pauvre ange… puisque tu es déjà mort… Je ne me suis écroulée de fatigue qu’une fois que j’eusse osé lui répondre par texto : « Je n’ai pas de mots pour expliquer ma lâcheté. Moi aussi je suis une femme qui fuit et je suis sûre que vous le comprendrez ! Bien à vous… Hannah. » C’est tout ce que j’ai trouvé après des heures de torture intellectuelle. Décidément, je me fais honte ! Je connais ses trois textos par cœur. Je ne les ai pas appris, c’est juste qu’ils me sont allés droit au cœur ! Le premier dit : « Ce n’est pas grave ! Surtout, ne vous torturez pas trop ! », le deuxième confirme : « Je suis sûr que vous ne dormez pas ! Allez prendre une tisane et oubliez ça ! Je vous recontacte très prochainement » et le troisième ose enfin parler de lui : « Je me fais une joie de vous découvrir alors, si vous le pouvez, faites-moi confiance ! Je suis rentré chez moi un peu dérouté ; à très bientôt, chère Hannah… j’aimerais pouvoir vous rassurer ! » Qui a dit que la communication par texto ne valait rien ? Cela fait des années qu’on ne m’a pas parlé ainsi et je me sens fondre même si je sais que tu ne me lâcheras pas comme ça ! Qu’es-tu donc devenu ? Un ange ou un démon ? – Tu es prête ? me crie Leah de leur chambre. On arrive ! Je sursaute bêtement, comme prise en plein délit mais prends le temps de pianoter : « Merci pour votre douceur. Shabbat shalom. * Hannah » et appuie sur la * Formule rituelle de salutation au soir de shabbat.

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touche « Envoyer » avant de le regretter. Je ne pourrai pas dire que je ne l’ai pas cherché, c’est sûr ! Mais je n’ai aucune envie de penser. Je me lève et range les coussins de la terrasse. Le salon est magnifique, la table joliment dressée, je ne peux m’empêcher d’imaginer à quoi ressemblerait un shabbat à quatre ! Je suis fière de mon repas, je sais qu’il sera bon et que je n’ai jamais honte de ma cuisine… pas comme de ma personne ! Nous dégringolons l’escalier quatre à quatre et courons presque jusqu’à la mer… toujours aussi belle, immense et bleue. Elle est agitée à cause du vent qui vient du large, les rouleaux sont énormes et chevauchés par de jeunes et beaux surfeurs que shabbat n’arrêtera jamais. Des dizaines de personnes font leur jogging, d’autres se faufilent entre les piétons sur de drôles de vélos à hauts guidons comme on en voit ici, des personnes âgées se tiennent par le bras et marchent lentement, s’arrêtant à chacune de leurs remarques comme s’il leur était impossible de marcher en parlant. Ils ont des corps déformés, les femmes ont des chevilles énormes, elles se dandinent de gauche à droite d’une triste façon et elles se plaignent, c’est évident. Les hommes parlent beaucoup moins ; ils écoutent leur femme d’une oreille mais ne répondent que de temps en temps. Ils sont tellement habitués l’un à l’autre qu’ils se ressemblent. Quelques touristes découvrent la beauté de ce panorama incroyable, notre Tel-Aviv si moderne, urbaine et planifiée. C’est la première fois qu’ils viennent en Israël et tout ce qu’ils voient les laisse bouche bée ! Eux qui s’attendaient à trouver un pays en guerre, ils ne savent comment interpréter cette ville douce et folle à la fois.

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Nous nous tenons le bras et marchons dans le vent ; Sarah nous raconte ses cours et cette histoire d’amour qu’elle démarre piano piano avec un autre doctorant d’origine américaine. Je ne pose qu’une question… mais qui les fait bondir ! Bien sûr qu’il est juif, enfin ! — un Américain à l’université hébraïque de Jérusalem, se moque Sarah ! D’où veux-tu qu’il sorte si ce n’est d’une mère juive ? Je ne peux m’empêcher de poser la question à chaque fois qu’elles tombent amoureuses et je sais que je les ennuie mais qu’elles s’attendent à ce que je la pose néanmoins. Incroyable les mécanismes qu’une famille acquiert sans même s’en rendre compte ! Avec nous, comme avec les autres, c’est tout un réseau de petits et grands non-dits qui nous manqueraient si nous nous en débarrassions… même s’ils nous pèsent ! La sonnerie de mon portable retentit ; c’est un texto et si je le sais, elles le savent aussi. C’est énervant, à la fin, de se connaître à ce point ! Je n’ose pas le sortir de ma poche, je n’attends de message de personne mais cela pourrait être une réponse d’Emmanuel Leib. Pourquoi ne pas simplement l’appeler Emmanuel ? Cela m’écorcherait les lèvres ! Je ne le connais vraiment pas assez pour faire preuve d’autant d’intimité ! Appeler quelqu’un par son prénom c’est un peu se l’approprier, non ?… SarahetLeah attendent que je réagisse, je les sens à l’affût ! – C’est qui ?, finit par me demander la plus petite, comme si elle accepterait que je lui pose la même question !

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Je suis sûre qu’elles ont parlé de moi et de mes bizarreries, cette semaine. Leah m’a même demandé si je n’avais pas l’intention de tomber amoureuse, un de ces jours et je me demande si les filles fonctionnent avec leur mère comme leur mère avec elles. Je sais qui des deux est amoureuse dès qu’elles le sont ! La seule fois où cela m’a échappé, c’était en France, avec Sarah et parce que le garçon n’était pas juif… ce que je trouve vraiment intéressant et instructif ! D’ailleurs, je me suis toujours demandé pourquoi elle avait tenu à m’en parler, au final ! Et que puis-je lui répondre à ma fille chérie ? C’est qui ? Je ne le sais pas et je n’ai pas envie de le savoir ! – Eh bien regarde ! m’incite-t-elle sans scrupule. – Pourquoi ? Cela t’intéresse ? – Ben non ! Mais tu ne vas pas attendre demain soir pour le lire, ce texto ! – Je n’ai peut-être ni besoin ni envie d’interrompre notre discussion pour un message décevant ! Je suis sûre que c’est une publicité, je n’arrête pas d’en recevoir, en ce moment ! J’entends le rire de Sarah percer le cri des mouettes qui passent au-dessus de nos têtes. Je n’ai absolument aucune envie de parler de lui avec elles deux ; elles font partie de ton monde et non pas du sien, d’ailleurs il ne fait partie d’aucun monde et comment pourrais-je résumer le petit rien qui nous est arrivé sans qu’elles me sautent dessus, avec leurs critiques et leurs conseils ! Sarah voudrait aussitôt savoir si nous avons couché ensemble, quant à Leah, je serais bien en peine d’interpréter son petit sourire en coin. Depuis sa mort à lui (je n’ai pas envie de te parler), je

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n’ai jamais su si elle le prendrait mal que j’aime un autre homme que son père. Nous n’en avons jamais parlé. – Il est quelle heure ? demandé-je doucement en espérant qu’elles oublient le scénario qu’elles s’inventent à bon escient. – Attention Mamina, tu vas finir par nous mettre la puce à l’oreille ! – Avec quoi, un pou ? – N’importe quoi ! En tous les cas, insiste Leah, si tu ne veux pas nous dire qui c’est, on saura très bien que c’est un secret… – Et si c’est un secret c’est que c’est un homme ! me menace Sarah du doigt entre deux rires. – Et si c’était un homme mais pas du tout ce que vous croyez… vous seriez déçues ou rassurées ? – Pour une fois que je ne serais plus celle qui vous bassine les oreilles avec mes histoires d’amour ! continuet-elle en soupirant très fort. Tu es beaucoup trop sérieuse ! Cela rime à quoi de rester comme ça ? – Comme quoi ? – Célibataire et malheureuse ! décrète-t-elle rapidement. – Vous me trouvez malheureuse ou c’est ce que vous vous plaisez à l’imaginer ? Je ris soudain, touchée par leur réaction. Cela ne doit pas toujours être facile pour elles de me savoir seule. – Allez, venez ! On retourne à la maison ! Il est presque cinq heures et je vous promets de tout vous dire dès qu’il y aura quelque chose à dire !

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