Ouessant la nuit

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Karin Huet a séjourné un tiers d’année au sémaphore du Créac’h, sous les rayons du Grand Phare. Tels des éclats lumineux dans l’ombre, les cent vingt strophes de son journal nocturne, qui se combinent avec les phases de la lune, ont dessiné sur le vif un portrait changeant et singulier de la nuit ouessantine. Ce texte en pointillé est accompagné par quelques photographies prises avec l’assistance technique du hasard et de la brume. Il est précédé d’un résumé historique, où le lecteur se réjouira de trouver ce dont il rêvait : un exposé chronologique et précis sur la signalisation maritime autour de l’île.

Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-452-5 12 €

Éditions Apogée Ouessant la nuit Karin Huet

« À l’encre sympathique TU peins tout le corps de l’île »

Karin Huet

Ouessant la nuit

Éditions Apogée


Karin Huet, née en 1953, est originaire des Côtes-d’Armor. Elle écrit et voyage autour de la mer. Elle a navigué, entre autres, comme matelot à bord d’un cotre aurique sans moteur en Atlantique puis d’un ex-remorqueur dans l’océan Arctique et comme capitaine sur son propre kayak dans le Pacifique. De son expérience, elle tire poésie, romans ou récits. Dernière publication en date : Poèmes à l’encre de seiche et d’encornet, parus aux Éditions Gros Textes en 2013. Elle a aussi traduit de l’américain, pour les Éditions Gallimard, Le Voyage du Liberdade de Slocum et Le Grand livre des nœuds d’Ashley.

© Éditions Apogée, 2 014 ISBN 978-2-84398-452-5


Karin Huet

Ouessant la nuit

Éditions Apogée



C’est la dernière roche au couchant, elle s’avance dans la mer. Une roche où vivent des gens. Assez petite pour qu’un homme, de ses enjambées, en fasse le tour en un seul jour d’été. Ou en une nuit d’hiver. Un plateau. De la bonne terre qui se termine en falaises, creusées de grottes marines si profondes que certains pensent que l’île flotte à marée haute. Pas d’arbre, pas de mont. Le ciel est grand, aussi le vent. Les gens, dit-on, révèrent la bernique, téton infiniment répété, étoilant les rochers, marée basse, marée haute. Ils s’en nourrissent. Au ponant, ils ont des roches à sacrifices. Au levant, ils alignent des pierres dressées, en cercle. C’est la nuit qui règle la vie. La lune régit le sang dans la matrice des femmes, et la sève des plantes, et le bas de la mer et le flot et le plein. Les prêtresses de l’île le savent. Cette île dont personne encore n’a écrit le nom. Des bateaux font escale, qui viennent de loin. Elle a au levant une anse de sable où, si le vent permet, ils s’échouent en douceur. Vient Pythéas le Massaliote, le savant navigateur, parti vers le septentrion chercher le trône du soleil. C’est lui qui transcrit le nom de l’île pour la première fois : Ouxisama. Cela veut dire haute terre en haute mer. Car un torrent salé, flot ou jusant, la sépare du continent. Pour la

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contourner, il faut prendre le large. Haute roche en hautes vagues car vents contre courants font lever l’océan. À Pythéas, les prêtresses disent le nom de l’île puis révèlent que la lune est maîtresse des marées. La reine, dit-on, lui fournit des pilotes pour continuer son voyage au bout de l’inconnu. La naissance de Jésus, l’étoile guidant les bergers et les rois ? Pendant cinq siècles, les gens de l’île ne s’en soucient pas. Puis viennent des hommes ne désirant pas de femme. Ils arrivent du large dans une barque en cuir, au fond sur la quille le feu brûle dans un vaisseau de pierre. Si cette pierre est venue sur la mer à travers la nuit depuis une terre lointaine, songent les gens de l’île, notre roche à nous peut bien flotter également. Pour la beauté de cette pensée, ils se laissent conter l’évangile. Les moines britanniques élèvent chapelle et croix. Repartent contents de posséder l’île et d’avoir, à la pointe de Pern, avant qu’elles ne s’envolent, pétrifié les sorcières. Le nom des saints reste, jusqu’à maintenant. Lampaul : le monastère de Pol. Locqueltas : l’ermitage de Gildas. Passent mille ans, des nefs traversent l’océan, le monde s’arrondit. Passent les siècles, les navires commercent aux Amériques, contournent Eussa, ainsi la nomment ses habitants — le Roi écrit Ouessant. Car l’île maintenant appartient au Roi de France, qui craint pour Brest, son grand port, caché dans une faille au bout de la grande terre.

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Le Roi laisse Ouessant se débrouiller, se faire piller par les Anglais. Elle n’a pas de port, pas de fort. Elle a des hommes chevauchant des barques, qu’ils halent au sec au retour de la pêche. Elle a des griffes sous-marines à l’ouest, au sud, à l’est, au nord. Si les navires anglais peuvent se briser sur ces récifs, tant mieux. Les hommes, le Roi les prend, pour les navires qui défendent la France. Les hommes d’Ouessant naviguent par les océans, gabiers ou timoniers, sachant garder le cap sur une lente étoile le temps d’un quart de nuit. Les femmes restent seules, à cultiver l’orge de petits champs, laisser paître des moutons menus, faire sécher des algues pour fumer la terre ou chauffer la soupe des enfants. Si l’homme revient, oh pas longtemps, il enseigne le nom des étoiles à la femme. Ce sont les étoiles qui permettent au navire de revenir au pays. Si le Roi fait savoir que l’homme ne reviendra plus, on attend que la nuit tombe pour cogner à l’huis. Dans la chaumine tapie sur l’île, la femme pousse un cri, elle s’appuie à la table à manger qui sert de lit de mort. Elle y pose deux linges blancs en croix et par-dessus gisent deux chandelles, pas plus grandes que le doigt, en croix. Toute la nuit avec ses proches elle veille cette étoile éteinte. C’est le corps de son mari disparu revenu au pays, et au matin on le porte à l’église. Si l’homme revient en vétéran, et que dans les ténèbres d’une tempête il croit entendre des clameurs ou des bris, il

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miz gwengolo

Nividic et la Jument s’allument et la pleine lune orange !

Deux par deux SES pinceaux plongent dans la fente de l’horizon.

Deux coups de corne. La brume ? Le temps de croire qu’on a rêvé…

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IL jette sur le pays des traits de brume éclairante.

La roche proche blanchit pulsatile autour de l’ombre du sémaphore.

Sous la scène dans le noir les vagues soufflent.

Je m’endors pendant le film admet le marin à la retraite.

septembre 25


Karin Huet a séjourné un tiers d’année au sémaphore du Créac’h, sous les rayons du Grand Phare. Tels des éclats lumineux dans l’ombre, les cent vingt strophes de son journal nocturne, qui se combinent avec les phases de la lune, ont dessiné sur le vif un portrait changeant et singulier de la nuit ouessantine. Ce texte en pointillé est accompagné par quelques photographies prises avec l’assistance technique du hasard et de la brume. Il est précédé d’un résumé historique, où le lecteur se réjouira de trouver ce dont il rêvait : un exposé chronologique et précis sur la signalisation maritime autour de l’île.

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