Rouge BALLAST
NOIRE
10 € ISBN 978-2-916777-07-8
Jean-Claude LE CHEVÈRE
Jean-Claude LE CHEVÈRE
ÉDITIONS DES RAGOSSES
Jean-Claude Le Chevère est né en 1948 dans les Côtesd’Armor. Il vit à Saint-Brieuc. Il a publié plusieurs romans aux éditions Apogée et Folle Avoine. Rouge ballast est son premier roman noir.
Rouge ballast
« Si les vents sont à l’est il faut aussi se méfier. C’est de cette direction que vient l’odeur du sang. Le sang des bêtes. De cette odeur je n’en parle jamais à la maison. Ce serait menacer le boulot de Bruno et de Louise et ils auraient beau jeu de me demander une nouvelle fois comment on nous nourrirait, nous, les enfants, s’il n’y avait plus l’abattoir. »
éditions des ragosses
Dans ce village baigné par l’odeur de sang émanant de l’abattoir, même le train n’a pas le potentiel poétique ou utilitaire qu’on peut lui attribuer ailleurs. Ici, lorsque les habitants, et plus particulièrement les femmes, prennent le train, c’est en pleine face, et sans retour. Mais quand Mathilde franchit le parapet, la rumeur enfle : l’a-t’elle fait volontairement? Le vieux Bob, le « mûrisseur de clous », n’en semble pas persuadé, ni les jumelles, intarissables commères de l’école, ni les enquêteurs qui viennent fouiner dans le secteur. Au milieu de toute cette agitation, Gaby assure l’intendance en s’occupant de ses frères Djezon et Jirès, et en surveillant le couple infernal que forment Bruno, son père irascible, et sa dernière compagne, la grande Louise, plus férue de manucure que de vie de famille. Seul son ami Frank/Djamel lui apporte un peu de réconfort.
Du même auteur Le Ragondin, Folle Avoine, 2013. Tandem solo, Folle Avoine, 2010. La Cour des Petits, Apogée, 2010. Mais le vert paradis…, Apogée, 2006. Le Voyage de Mélanie, Folle Avoine, 2000. Au printemps peut-être…, Folle Avoine, 1996. Lucienne ou la vie des autres, Folle Avoine, 1988.
Couverture : Anaïs Billaud Photographie © Stocklib, Maciej Maksymowicz
© Éditions des Ragosses, 2013 ISBN 978-2-916777-07-8
Jean-Claude Le Chevère
Rouge ballast
Éditions des Ragosses
« Pour le moment je suis en suspens. Calme complet, rien à faire, sinon ne pas cesser la vigilance et noter que le calme est peut-être annonciateur de saloperies. » Fred Deux, La Gana.
I
« Cette fois c’est sûr. Mathilde a pris le train. » Il reste là, immobile, les bottes à demi dissimulées par les orties, attendant sans doute que je lui réponde. La nouvelle devrait me surprendre mais dans un premier temps je ne réagis pas. Et pourtant, je n’arrive pas à masquer une certaine contrariété qui se traduit instantanément par une légère contraction des lèvres du côté gauche. Bien entendu je ne peux pas le vérifier. Mais à quinze ans passés, je me connais suffisamment pour me passer de glace quand ma figure exprime, à sa façon, et à mon insu, une émotion. Bob fait celui qui n’a rien remarqué et il continue en s’interrogeant sur les conséquences immédiates de cette nouvelle. « Je me demande comment ils vont faire au fuménarium. Il doit y en avoir partout, peut-être bien sur un kilomètre. – Ça dépend, je lui réponds enfin, si elle s’est jetée dessous, c’est sûr que ça ne va pas être facile. Mais si elle l’a pris de face, elle est peut-être restée collée au pare-brise de la locomotive. Bob hausse les épaules.
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– J’ai pas eu de détails, mais pour le fuménarium ça va pas être facile. » Il insiste, je sais qu’il y reviendra à son « fuménarium » tant que l’affaire ne sera pas réglée. Il est comme ça Bob. Cent fois la même idée, les mêmes mots, si bien qu’on finit par l’éviter et lui ne comprend pas pourquoi. Je ne le reprends pas pour le « fuménarium » ; je sais que c’est inutile. Il déforme, il invente, on n’y peut rien. Sans doute une histoire d’audition, comme dirait ma prof de français. Mais cette fois il est en réussite maxi : rassembler en un seul mot la chambre mortuaire et le crématorium n’est pas à la portée du premier venu. À sa façon Bob est un créateur. C’est certain. Dans la région, Mathilde est loin d’inaugurer cette façon de prendre le train. En ville c’est plutôt le train qui les prend, les gens, mais chez nous, quand il file à toute vitesse, la personne qui saute par-dessus la rambarde le prend vraiment en pleine tronche. Et elle ne le prend qu’une fois. Il n’y a pas de deuxième tentative, ni de troisième. Comme en ville on prend le train pour s’en aller ; ici, c’est un aller simple, sans ticket de retour possible. Pour Mathilde il y a pourtant un détail qui ne va pas. C’est qu’elle en parlait sans arrêt. Et on le sait bien ici : c’est pas ceux qui le disent qui le font. Hélène, Marie, Marthe avaient pris le train elles aussi, mais aucune n’y avait fait allusion avant. C’est pas pour ça qu’on avait été étonné. Que des femmes ! Toutes mariées à des ivrognes, des mauvais qui crachaient leurs insultes, qui cognaient aussi quand ça les prenait. Comment vivre quand, pour vous, le ciel est toujours gris, même s’il paraît parfois bleu pour les autres ? Alors on n’avait pas vraiment été surpris. Mathilde, elle, n’était pas
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mariée. Elle n’avait personne à la menacer chez elle, pas d’haleine avinée à supporter le matin, le soir, et surtout la nuit. « C’est de rester toute seule, c’est ça qui l’a tuée. » Bob est toujours planté devant moi, je l’ai oublié celui-là. Et il joue les psychologues maintenant. Ou plutôt les frustrés. Il lui a tourné autour, tout le monde le sait, mais il faut pas exagérer. Bob et Mathilde ensemble, il y a comme une anomalie. Les deux seuls célibataires officiels du coin pourtant. « Le directeur de l’abattoir vient d’avoir la légion d’honneur. Tu peux me croire, Gaby. Ils l’ont dit dans le journal d’hier. » L’abattoir. Selon la direction du vent, certains jours ça pue le sang jusqu’ici. Le sang des bêtes. À vomir. Mais monsieur Barrois est un grand homme. Un bienfaiteur de l’humanité. Sinon ils ne l’auraient pas décoré. Il va encore gonfler, l’enflure, avec sa rosette, rouge sang, à la boutonnière. « Je savais que c’était quelqu’un, le directeur, mais la légion d’honneur, alors là ! » Bob est épaté. Il râle toute la journée, menace, quand il a bu un coup de trop — ce qui lui arrive plusieurs fois par semaine —, d’exterminer les gens du bourg, ceux de la campagne autour, et même tous ceux du canton, parce que le pays n’est peuplé que d’incapables qui n’ont rien compris, mais devant la rosette, Bob s’incline. Il a le respect des vraies valeurs. Il attend ma réponse mais comme je n’ai rien à ajouter à son information et que je n’ai aucune envie de la commenter, il me tourne le dos, hausse les épaules et s’en va en traînant les pieds. Il n’a jamais su marcher autrement. Il faut dire qu’avec des bottes trop grandes et trop hautes, c’est difficile pour le nabot de jouer les danseuses. À la maison personne n’est rentré. Pourtant ils doivent être du matin cette semaine ; la nouvelle leur est sûrement
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déjà parvenue. Les hommes se sont arrêtés comme d’habitude au Bar du Stop. Et Louise doit cancaner avec les autres garces. L’information a dû leur arriver avec l’équipe de l’aprèsmidi, c’est quasiment sûr. Il faut que je prépare les tartines pour les petits qui ne vont pas tarder. Comme je suis malade — c’est ce qu’on a dit au collège vu que je n’avais pas envie d’y traîner mes savates cette semaine — je dois me rendre utile à la maison. Ce n’est pas l’autre grande fainéante de Louise qui ferait quelque chose. Le jour où Bruno l’a ramenée chez nous on a gagné le gros lot. Bruno, c’est notre père, mais on l’a toujours appelé Bruno. Il ne voulait pas entendre « Papa » sous prétexte que ça le vieillissait. Pour courir après les gamines, oui ! D’ailleurs maman ne l’a pas supporté. Elle aussi s’est décidée, « un beau matin », comme on dit dans les rédactions ; elle a escaladé le parapet du pont et elle a pris le train. Mais elle, elle n’en avait jamais parlé avant. Pourtant, avec toute la misère que Bruno lui avait collée sur le dos, on ne peut pas dire que ça nous a étonnés. La misère, c’était nous surtout. Elle n’arrêtait pas de le répéter à Bruno : « C’est bien joli de faire des gosses à sa femme. Faudrait peut-être participer à l’élevage aussi ! » Il haussait les épaules et s’en allait au Bar du Stop. « Quel salaud ! continuait maman, il préfère caresser les minettes que de s’occuper de ses mioches. » « Caresser les minettes », elle savait ce que c’était, maman, vu qu’il l’avait collée enceinte à seize ans et que j’étais arrivée pas longtemps après. Alors, après le troisième, elle n’avait plus supporté. « État dépressif », qu’avait annoncé le docteur. « Je t’en foutrais d’un état dépressif. Il n’y connaît rien ton toubib, avait commenté Bruno. Tout ça c’est des histoires de bourgeois des villes. T’en as connu, toi, des états dépressifs dans le coin ? » Maman ne répondait rien. Elle se contentait
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de soupirer encore plus fort que d’habitude. Bien sûr qu’elle n’en avait pas connu. Chez nous, les femmes n’avaient pas le temps de connaître la dépression. Avant que ça leur arrive elles prenaient le train. Louise est arrivée pas longtemps après l’éparpillement de maman. Avec Bruno ça ne traînait pas. Et il n’allait quand même pas rester tout seul au milieu de trois chiards. Avec Louise on a vite compris le rôle de chacun. Vu que Bruno et elle travaillaient à l’abattoir, ils étaient trop fatigués pour s’occuper de la maison. J’étais chargée de la tenir propre et de donner à manger aux petits. Déjà qu’ils ramenaient l’oseille et les courses, je pouvais bien donner un coup de main. Djezon est tellement barbouillé qu’on ne lui voit plus que les yeux — bleus comme ceux de Bruno ; sûr qu’il fera chavirer les filles, lui aussi. « Qu’est-ce que t’as ? T’as pleuré ? – La maîtresse a dit devant tout le monde que j’ai des totos et que si on ne fait rien à la maison elle me refusera à l’école. » Il a encore un hoquet de temps en temps et essaie d’essuyer du revers de la main sa face badigeonnée de morve et de larmes mélangées. Derrière lui, Jirès, le petit, ne dit rien. Il est encore à la maternelle et se comporte comme le spectateur d’un monde qui ne lui veut pas que du bien. À part « Bruno » et « Gaby », quand il a besoin de moi, il ne prononce quasiment aucun mot. « Faut pas s’inquiéter, que nous a dit la maîtresse, y en a eu d’autres qui ont parlé tard. Et ça ne les a pas empêchés de réussir. Jean d’Ormesson, par exemple. » Elle cite toujours Jean d’Ormesson. C’est peutêtre quelqu’un de sa famille. J’en ai parlé à Bob. Il m’a dit que ce gars-là parle quelquefois à la télé, mais alors pas comme nous. Il est très bien habillé et jamais de mauvaise humeur.
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Voilà ce que m’a dit Bob. « En plus, il a ajouté, il a la légion d’honneur. » Alors là, s’il a la légion d’honneur, on n’a plus rien à dire. Peut-être que monsieur Barrois va le rencontrer. Peutêtre qu’il le connaît déjà. Toutes les huiles se fréquentent, on le sait bien. Pour ce qui est de sa parenté avec l’institutrice, Bob n’y croit pas. « C’est ma condition », qu’il m’a dit quand je lui en ai parlé, pour faire bien et montrer qu’il a du vocabulaire… Ma conviction, Bob, ma conviction… J’attrape Djezon et je lui colle la tête sous le robinet de l’évier. « Je ne donne pas à manger aux cochons. Il faut d’abord te débarbouiller. Pour les poux, on verra après. » Chaque fois qu’il essaie de crier je lui plaque l’éponge sur la bouche et ça finit par le calmer. Déjà installé à table, Jirès nous regarde de ses grands yeux perpétuellement étonnés. Ils viennent de sortir pour finir leur tartine de confiture quand j’entends la mobylette de la grande Louise. Son scoot, comme elle dit, mais Bruno n’y croit pas. Pour lui c’est qu’une grosse mobylette. « Alors, les petits ont mangé ? » Je ne lui réponds pas. Pourquoi elle me le demande puisqu’elle les a vus dans la cour ? D’ailleurs elle n’attend pas ma réponse et, à peine entrée, ressort avec son vernis violet. C’est tous les jours le même cinéma : la séance de vernis en attendant Bruno. Elle s’installe dans un vieux transat devant la première grange où finit de rouiller ce qui reste du matériel agricole de l’ancienne ferme, pour bien profiter du soleil, la jupette largement remontée au-dessus des genoux. Et elle y va : une couche, deux couches. Du violet parce qu’elle a vu ça à la télé. Il paraît que c’est à la mode. C’est ce que met Madonna. Elle ne s’est même pas lavée et elle se tartouille quand même. Elle ne s’est pas lavée et elle pue l’abattoir. Le sang des bêtes. Je le respire
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partout dans la maison. Dans la cour. Dans le bourg. Partout. Si maman était là, elle le lui dirait, c’est sûr : « Ma fille — elle pourrait presque l’appeler “Ma fille”, vu son âge —, ce que tu fais là c’est étaler la litière par-dessus les bouses ! » C’est sûr, elle le lui dirait.