Le Sens de la vie

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Éditions Apogée — 11 € TTC ISBN 978-2-84398-454-9

Ateliers populaires de philosophie

Gérard Amicel

Le Sens de la vie

Gérard Amicel, agrégé et docteur en philosophie, est professeur à Rennes.

ÉDITIONS APOGÉE

La vie a-t-elle un sens  ? Comment donner une orientation et une cohérence à son existence ? La tradition philosophique a longtemps répondu à ces questions en postulant une finalité de la nature. Mais la fin du cosmos classique et la mort de Dieu laissent l’homme moderne face à un monde muet, incapable de répondre à ses attentes. Ce sentiment de l’absurde peut cependant être vécu comme une chance de se libérer des vieux déterminismes biologiques et sociaux. La vie n’a en elle-même aucun sens : il s’agit donc de l’inventer de toutes pièces. Seulement, dans cette perspective constructiviste, toutes les interprétations se valent et se montrent également incapables de donner un sens aux aléas de la vie. Faut-il finalement admettre que la question du sens de la vie est insoluble et l’abandonner aux marchands du développement personnel et à la médecine du bien-être  ? Ou bien doit-on tenter de renouer les liens de l’homme et du monde, en formulant une nouvelle pensée de la vie ?

LE

Sens de la

Vie

Gérard Amicel



Introduction

La vie a-t-elle un sens ? Vaut-elle la peine d’être vécue ? On préférerait ne pas avoir à se poser ces questions. Seulement, ce sont elles qui, un jour ou l’autre, s’imposent à nous. Dans la vie quotidienne, en effet, nous vaquons tous à nos occupations, en poursuivant des buts apparemment évidents. Je travaille pour gagner de l’argent, afin de pouvoir me nourrir, me loger et élever mes enfants. Je prends des vacances pour me reposer et je vais au cinéma pour me distraire… Chaque activité familière semble ainsi posséder un sens tellement manifeste qu’il n’est jamais thématisé ni explicité. Dans ces conditions, le problème du sens de la vie paraît oiseux. Mais certains événements viennent inévitablement interrompre le cours régulier de nos existences. La perte d’un emploi ou une séparation amoureuse brisent parfois la vie d’un individu et le laissent totalement désorienté. La mort d’un être cher constitue évidemment la rupture la plus brutale. Notre vie peut alors soudainement perdre son sens et apparaître complètement vaine et incohérente. La littérature a souvent décrit de telles expériences, qui font éclater notre monde ordinaire et suscitent en nous le sentiment de l’absurde. Les premiers mots de L’Étranger de Camus, par exemple, sont demeurés célèbres : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne 5


sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : “Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.” Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. » Le deuil nous rappelle la fugacité de la vie humaine et nous oblige à assumer notre condition de mortels. Il met aussi en évidence le fait que le sens n’est pas une propriété objective et permanente de la vie. Notre existence semble parfois « pleine de sens » ou bien totalement vide. Le sens peut être trouvé ou perdu, comme s’il s’agissait d’une qualité intensive, susceptible de progresser ou de décroître. On dirait qu’il s’échappe dès que l’on tente de s’en emparer et de le formuler. C’est vraisemblablement ce constat qui est à l’origine du pessimisme, pour lequel le sens n’est finalement qu’une illusion, destinée à masquer le caractère tragique de notre existence. Dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche évoque une antique légende, qui résume parfaitement cette philosophie nihiliste. Le roi Midas contraint le satyre Silène, compagnon de Dionysos, à lui révéler son « épouvantable » sagesse : « Race éphémère et misérable, enfant du hasard et de la peine, pourquoi me forces-tu à te révéler ce qu’il vaudrait mieux pour toi ne jamais entendre ? Ce que tu dois préférer à tout, c’est pour toi l’impossible : c’est de n’être pas né, de ne pas être, d’être néant. Mais, après cela, ce que tu peux désirer de mieux, c’est de mourir bientôt. » La doctrine de Schopenhauer constitue la version moderne de ce nihilisme radical, qui affirme l’absence totale du sens de la vie. Seulement, un pessimiste véritable devrait suivre jusqu’au bout l’exemple de Silène : se taire et s’enivrer. Schopenhauer, qui faisait l’éloge du suicide devant une table bien garnie, montrait moins de cohérence entre sa vie et sa pensée. Que doit-on dire, alors, à celui qui juge que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue et décide de se suicider ou

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de se noyer dans l’alcool ? Il est difficile de le raisonner, puisqu’il est certain que les plus belles choses de la vie nous seront enlevées le jour de notre mort. Pourtant, on peut également considérer cet événement de la mort tout autrement, comme l’une des conditions de possibilité du sens. Seul un être fini et mortel peut se demander quoi faire de sa vie et comment donner une orientation ou une cohérence à son existence. La tradition philosophique a longtemps répondu à ces questions en postulant une finalité de la nature. La pensée grecque attribue un but à chacun au sein d’un monde supposé harmonieux. Pour la théologie chrétienne, la Providence fait chaque chose en vue d’une fin. Dans les deux cas, un principe compréhensif unique semble prévaloir pour tous les modes de l’existence humaine. Les activités de production, qui doivent subvenir aux besoins de la vie « biologique », n’ont un sens authentiquement humain qu’à la condition de libérer le citoyen pour la vie politique. Or, celle-ci tire elle-même son sens de la vie contemplative, qui constitue le sommet de la hiérarchie des degrés de l’existence. Mais la science moderne a rejeté cette conception finaliste de la nature, pour lui substituer un univers matériel infini. Le déclin de la religion a progressivement réduit la foi à un simple choix de vie. La fin du cosmos ancien laisse ainsi l’homme moderne face à un monde muet, indifférent à ses aspirations. Dès lors, comment insuffler un sens à la vie si, en soi, elle en est totalement dépourvue ? Il y a deux façons de répondre à cette question : en s’élevant vers les Idées de la Raison, ou bien en descendant dans les profondeurs de la vie. La première voie conduit de la finalité à la signification. Le sens n’est plus seulement la direction vers un but, mais

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également le résultat de l’interprétation de la vie et de l’histoire des hommes. Cependant, cette conception idéaliste semble sacrifier le sens de l’existence concrète pour rechercher, au-delà, une signification spirituelle. La seconde réponse suppose un renversement complet de la hiérarchie traditionnelle des modes de l’existence. La vie contemplative perd sa supériorité au profit du travail ou de la création d’une œuvre. Le sens serait alors proprement construit par l’homme, qui l’imposerait à la vie. Seulement, la signification peut-elle être le but d’un processus de fabrication ? L’homme moderne prétend être le sculpteur de lui-même, mais ressemble fort au baron de Münchhausen, qui se sort de la boue en tirant sur ses bottes. Faut-il finalement admettre que la question du sens de la vie est insoluble et l’abandonner aux marchands du développement personnel et à la médecine du bien-être ? Ou bien doit-on tenter de renouer les liens de l’homme et du monde, en formulant une nouvelle pensée de la vie ?


I Le sens de la vie comme finalité naturelle Dans les sagesses anciennes, poser la question du sens de la vie, c’est essentiellement rechercher une finalité de la nature. Chaque être humain aurait un rôle particulier à jouer sur terre, un destin à accomplir. Il s’agirait alors de trouver sa véritable vocation et de répondre à cet appel singulier, en s’engageant dans la voie qui est la sienne. « Devenir ce que l’on est » : ce serait développer pleinement ses dons et ses potentialités naturelles, pour parvenir à la réalisation de soi. Seul l’homme pourrait prendre conscience de cette nature qui, en lui, veut se manifester. Celui qui trouverait le sens de sa vie, c’est-à-dire sa finalité ultime, cesserait alors d’errer de but en but et parviendrait, enfin, à l’harmonie avec lui-même, les autres et le monde.

La conception téléologique de la nature Cette notion de finalité est présupposée par la plupart des philosophies traditionnelles. On la trouve, par exemple, dans La République de Platon, qui affirme que chacun de nous, à la naissance, ne s’est pas développé naturellement de la même manière : « La nature nous a différenciés, chacun s’adonnant à une activité différente. » Pour assurer la subsistance et la vie de la cité, il faudrait alors que chacun 9


ne s’occupe que d’une chose selon ses dispositions naturelles, sans intervenir dans les activités des autres. Celui qui est « par nature » cordonnier devrait donc s’adonner uniquement à sa tâche de cordonnier. Ce principe de finalité est développé d’une manière encore plus systématique par Aristote, chez lequel on peut trouver la définition classique du sens comme direction d’un mouvement. Aristote affirme, en effet, au début de La Politique : « La nature d’une chose est sa fin, puisque ce qu’est chaque chose une fois qu’elle a atteint son complet développement, nous disons que c’est là la nature de la chose, aussi bien pour un homme, un cheval ou une famille. » Ici, la notion de « fin » (telos) doit être comprise comme ce qui est achevé, pleinement actualisé. Chaque être naturel a en lui-même un principe et une cause de mouvement : il se développe d’une manière spontanée et immédiate, contrairement aux choses artificielles qui ont besoin de l’intervention humaine. La nature est donc ce qui éclot puis se déploie à partir de soi. La fin doit alors être conçue comme l’actualisation de cet « être en puissance », c’est-à-dire de l’essence ou de la forme de l’être naturel. La « cause finale » détermine ce pour quoi une chose est ce qu’elle est, sa raison ultime. Le grec telos signifie ainsi le « terme » au sens de la perfection ou de l’excellence. Il implique l’idée de complétude ou d’achèvement, par lequel la chose devient véritablement ce qu’elle devait être. Comme Platon, Aristote estime que la nature affecte une seule chose à un seul usage, car un instrument atteint sa plus grande efficacité s’il sert à une seule tâche et non à plusieurs. Autrement dit, la nature attribue chaque organe à qui est capable de s’en servir, comme le ferait un homme sage. Cette conception de la finalité suppose en somme que « la nature fait bien les choses ». Parmi tous les possibles, elle réalise celui qui est le meilleur. 10


Cette théorie de la finalité naturelle s’applique à tous les êtres vivants et notamment à l’homme. On peut même estimer que l’homme est l’animal le plus conforme à la nature, car il la porte à son plein épanouissement. Les autres vivants suivent un processus inconscient, qui les porte d’euxmêmes vers l’accomplissement de leur nature. L’homme, au contraire, participe consciemment à ce mouvement. L’intelligence est ainsi la part divine de l’homme. Et c’est parce que l’homme est le plus intelligent des animaux que la nature lui a donné des mains, qui le rendent apte à de nombreuses fins.

La distinction entre la vie et la survie La nature humaine peut ainsi se développer de multiples manières suivant les spécificités individuelles. Chacun peut trouver le sens particulier de sa vie, en cultivant les dispositions naturelles qui lui sont propres. Par conséquent, ce sens s’enracine dans des qualités données à l’homme dès sa naissance, avec l’injonction de s’y conformer. Mais, pour découvrir le sens de sa vie, il ne suffit pas de suivre la pente de ses pulsions et de ses besoins matériels. Celui qui reste enchaîné à ses instincts n’a d’autre préoccupation que de survivre : il mène une existence pratiquement semblable à celle des bêtes. Le problème est alors de savoir comment vivre d’une manière proprement humaine. Comment mener une « vie bonne » ? Il faut d’abord trouver le moyen d’échapper aux occupations strictement utilitaires, qui pourvoient uniquement aux besoins vitaux, afin d’avoir le temps et la liberté de développer les potentialités spécifiquement humaines qui sont en nous. On sait que l’institution de l’esclavage a longtemps été considérée comme la solution à ce problème.

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Gérard Amicel, agrégé et docteur en philosophie, est professeur à Rennes.

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