Les Ténèbres intérieures

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Jean-Marc Rosier est né en 1976 à Fort-de-France. Il est professeur de lettres et de créole en lycée. Fondateur de la revue de création littéraire et critique L’Incertain et des éditions K, il a publié un roman, Noirs néons, aux éditions Alphée en 2008. Il est également l’auteur de plusieurs nouvelles.

Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-457-0 15 € TTC en France

Jean-Marc Rosier

Les Ténèbres intérieures

Jean-Marc Rosier

Éditions Apogée

« Les Ténèbres intérieures est un petit livre sur l’amour… fou, déraisonnable, qui est fort comme la mort, au point de se confondre avec elle. J’ai tenté, non pas de comprendre ce sentiment-là (l’empathie étant un mode de connaissance), mais d’observer l’un de ses multiples visages, et ainsi l’exprimer par la littérature. On n’approche qu’en tremblant de cette souffrance. Au vrai, je ne l’ai jamais connue, je veux dire par le corps, le cœur, les sens, l’âme, mais du moins l’ai-je vu s’emparer de quelques-uns de mes proches et les anéantir. Ce petit livre ne l’arrêtera pas. Comment le pourraitil ? L’amour fou est une folie plus entêtée que les autres. Néanmoins, il fera ce pour quoi il a été écrit : raconter une histoire en liberté… Ô littérature… »

Les Ténèbres intérieures Jean-Marc Rosier


« Elle n’entendait pas ses propres paroles. Elle ne savait plus qu’elle parlait. L’amour rompait en elle toutes les digues, même celles de l’instinct. Sans souffle et sans regards, emportée par l’éternelle chimère, elle tombait à travers l’éblouissante horreur des espaces où il n’y a plus ni mondes, ni hommes, ni dieux. » Robert Margerit « Que mon nom soit gravé dans ton cœur, qu’il soit marqué sur ton bras. Car l’amour est fort comme la mort, la passion est implacable comme l’abîme. » Cantique des cantiques


Mais enfin, Jonas, si vous n’aviez pas été Cet homme, n’auriez-vous jamais imaginé que la malice du sort eût happé votre présence au monde et l’eût abattue telle une éclisse de bois noir prise dans les rouleaux d’une mer démontée ? Et si vous n’aviez pas connu Cette femme, n’auriezvous jamais pensé que la déraison vous eût envahi, exhibé votre affaire sous le soleil, dilapidé votre patrimoine, écharpé les annales de vos souvenirs et enfoui dans quelque recoin de votre esprit l’appel sournois de la mort ? Il fallait que vous fussiez Cet homme… Il fallait que Cet homme fût vous et Cette femme vôtre, pour que cette histoire s’accomplît. Vous tiriez vanité de ce feu coruscant en votre cœur contre lequel nul mauvais vent mal venu ne pourrait rien. Ne croyiez-vous pas être de la race des hommes dont la constance d’une étoile trace pour eux le chemin le plus sûr ? Opportunément, il vous revenait qu’aucun de vos ennemis convaincus de maléfices n’était parvenu à renverser le château de votre raison.

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N’entendiez-vous pas autrefois votre mère se glorifier de votre naissance, marquée du sceau de la fortune, parce que survenue à l’heure du temps sans heures, dans cet entre-deux de la nuit et du jour où le diable transhume la goétie ? Voyez maintenant combien sûrement vous sombrez dans la ténèbre, plus noire que toutes les nuits sans lune levées sur la Terre depuis que le temps fuit devant les Temps. Et vous êtes seul, car tombé dans la fosse étroite dès cette heure qui vous a fait fou et jusqu’à celle qui vous tuera. Jonas, levez-vous et marchez ! Marchez selon vos forces, parce que vous êtes nu, et quand bien même l’humus de la mélancolie accrocherait votre élan, retiendrait vos bras, vous saisirait à la nuque, infiltrerait les béances de vos narines, ferait jaillir de vos pores comme une croupissure, et de vos yeux un coaltar. Combien longtemps devrez-vous attendre avant que vous soit révélée l’infime clarté de l’espérance ? Songez-vous à gagner une trêve ? Il n’est pas de trêve scellée pour vous. Ne l’ignorez plus.

« Désirée, lumière de mon corps ! Je marche vers toi ! » Fou ! Qui vous répondrait ?


Première partie La raison dÊraisonne



i Et à la dernière heure du jour, un papillon de nuit entra dans la maison. La première à le voir fut votre Désirée, car presque aussitôt, il lui échappa, de l’antre de sa gorge, comme un hoquet trop bref, aussi sombre et tragique que le rapt de Perséphone. Ne dit-on pas de la bête qu’elle est le plus néfaste des augures, l’émissaire ô sinistre de la malemort ? Ce dogme de la peur, votre Désirée y croyait comme article de foi. Et parce que vous ne prêtiez plus grande attention à la sainte scandaleuse de la superstition qu’elle incarnait de sa propre autorité, ne cherchiez même plus à lui faire querelle pour ses journalières naïvetés religieuses (longtemps votre intention avait été de l’en détourner), elle ne redouta pas, au demeurant, de se mettre en prière. Mais, en ce moment fatal du soir, à entendre ainsi tomber des patenôtres, murmurantes et sibyllines, de ses lèvres, après qu’elles eurent été trois fois signées, il vous sembla tout à coup que le voile d’une impassible indifférence qui vous la cachait depuis un temps oublieux de sa trame, se déchirait devant vos yeux, et

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qu’une lumière renouvelée de l’Amour vous saisissait au cœur. Maintenant, vous la regardiez de toute votre âme, comme si vous ne l’aviez jamais connue et avec toute assurance d’en faire votre délice. L’image de son corps nu vous revenait par ce tremblement exquis de la peau qui se hérisse soudain au désir comme la frondaison acuminée d’une forêt de filaos au vent. Vous ouvriez alors les bras comme pour accueillir l’extase à venir, mais le ton trop tranchant de sa voix murmurée vous ramenait peu à peu à la surface de votre songe.

« Jonas, tue vite cette abomination ! » m’enjoignitelle, le visage frappé d’une risible gravité sombre. Dès cet instant, quelque chose d’absurde qui avait passé dans son regard vous rappela à l’ennuyeuse normalité de ce mariage de la terre et du ciel auquel, trop jeunes, vous aviez consenti, seulement parce qu’elle était déjà grosse d’un enfant qui ne naîtra pas (mais ça, vous ne pouviez pas le savoir), par fidélité à une éducation distinguée, une morale familiale souveraine, et au surplus par humanisme. « Seigneur ! Seigneur ! Aie pitié de moi, car je ne suis qu’une incorrigible pécheresse ! » s’écria-t-elle avec ferveur. Je partis alors d’un rire fulgurant, inachevé. Son écho mourant parvint jusqu’au cercle neuvième de mon esprit où loge ma résistance vitale, puis, il se fit là un grand silence. Et soudain, une douleur ignée, térébrante, si pareille à ces éclatements de fureur que l’histoire grande rapporte, mordit à même dans mon cervelet. Le noir noya mes yeux et par un mécanisme du corps plus que

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de la raison, je refluai dans le rire spasmodique pour ne pas hurler. Le fou qui rit ne s’entend pas pleurer, entendis-je alors très distinctement. Mon esprit tenta bien de s’allumer aux lumières de la sentence, de lutter contre un penchant incoercible à l’égarement, rien n’y fit, comme si l’engrenage de cet intellectus agens que j’avais développé se fût grippé. Par bonheur, le vol obscur du papillon de nuit me remit du baume dans le sang, et si impatient que je fusse d’aller dîner, je me sentis l’envie de jouer un temps au lépidoptériste. Ce grand phalène endeuillé, soutaché de squamules moirées, plutôt que d’éprouver, à l’observer ainsi scrupuleusement, quelque indicible effroi, je lui trouvais l’élégance d’un majordome anglais et l’innocence d’un personnage fantastique. Mais quelle marque infernale ses ailes pouvaientelles bien porter qui justifiait votre Désirée dans sa frayeur ? De même que ces cancrelats nocturnes gîtant dans la cuisine, que leur imputait-elle de trop monstrueux ? Faisait-elle la vaisselle, le soir, ses yeux, ayant tout de l’effroi, luisants et globuleux, s’abîmaient à sonder les moindres recoins et fentes de l’évier, tandis que l’on vous pressait d’accourir. Ces abominations — ainsi trouvait-elle à les grandir — tout à coup délogées à grand renfort d’eau de Javel pure qui leur faisait perdre le sens, de ce qu’elles étaient comme en déroute, se heurtaient dans un froissement d’ailes, alors, il n’était rien pour moi de si aisé que de les anéantir de la paume et du poing, sans autre forme de procès. Mais ce geste, trop simple peut-être, était lourd,

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Jean-Marc Rosier est né en 1976 à Fort-de-France. Il est professeur de lettres et de créole en lycée. Fondateur de la revue de création littéraire et critique L’Incertain et des éditions K, il a publié un roman, Noirs néons, aux éditions Alphée en 2008. Il est également l’auteur de plusieurs nouvelles.

Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-457-0 15 € TTC en France

Jean-Marc Rosier

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Jean-Marc Rosier

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« Les Ténèbres intérieures est un petit livre sur l’amour… fou, déraisonnable, qui est fort comme la mort, au point de se confondre avec elle. J’ai tenté, non pas de comprendre ce sentiment-là (l’empathie étant un mode de connaissance), mais d’observer l’un de ses multiples visages, et ainsi l’exprimer par la littérature. On n’approche qu’en tremblant de cette souffrance. Au vrai, je ne l’ai jamais connue, je veux dire par le corps, le cœur, les sens, l’âme, mais du moins l’ai-je vu s’emparer de quelques-uns de mes proches et les anéantir. Ce petit livre ne l’arrêtera pas. Comment le pourraitil ? L’amour fou est une folie plus entêtée que les autres. Néanmoins, il fera ce pour quoi il a été écrit : raconter une histoire en liberté… Ô littérature… »

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