Tobie et Léah

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Né en 1935 à Alger, Albert Bensoussan, agrégé d’espagnol, écrit ses récits en chauffant sa voix dans le dos des auteurs qu’il traduit. Il a publié aux éditions Apogée, dans la même collection, Faille, L’Immémorieuse et Guildo Blues. Déborah Bensoussan, professeure de lettres et traductrice repentie, s’adonne désormais aux joies du haïku, du Midrash et des contes libertins.

Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-459-4 15 € TTC en France

Albert Bensoussan Déborah Bensoussan

Tobie et Léah Tobie et Léah

Un couple d’amants du dimanche. Tobie vit à Paris, Lucie en Bretagne. Deux heures de train tôt le matin et deux heures tard le soir. Un petit temps pour s’aimer, un plus grand pour se détester. La semaine laisse place à l’écriture, à l’échange de lettres et aux digressions, à la digestion des frustrations, à l’espoir ou au désir de fuite. Ce texte épistolaire est un règlement de comptes, déchirant ou truculent, c’est selon, au cours duquel, devant l’incompréhension bornée de ce Juif tunisien qui a renié ses origines, Lucie devenue Léah tente de faire émerger une nouvelle identité en renouant avec le fil coupé de ses ancêtres paternels. Au prix de quelques coups fourrés et de quelques fous rires, la libération viendra finalement à bout du silence.

Éditions Apogée

« Bon, pardon, Tobie, j’étais boudeuse dimanche dernier et tu m’en veux. J’ai eu honte, tu avais l’air triste, pour une fois, quand je t’ai quitté. »

Albert Bensoussan Déborah Bensoussan


Lucie, Tu m’as appelé dans la nuit et je te réponds, alors que la brume se répand sur le Marais — à deux empans du Pompidou. Je ne suis que le miroir qui te sert de vis-à-vis et que tu contemples en remettant tes boucles en place. Dès lors la place est nette, lisse comme la surface du lagon où ton souffle imprime ses ridules. Place au récit et à la fable. (Et je te tiens la main en extrême douceur tandis que tu zézaies et fais des bulles en quête du premier sommeil.) En ce temps-là vivait, à la surface de l’onde, un drôle d’animal à queue verte — quoique nullement martien — que l’incurieux regard prenait pour quelque plante d’eau, fougère d’irisée corolle, feuille effilée, tige d’orchidée — voire cattleya (puisque tu dis aimer Proust). Son cri, lorsqu’il déployait sa crête, était huant et rauque. Était-ce une hulotte ? une grande-duchesse ? On eût dit

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une chatte aphone — ou cri d’une tigresse muselée — car le cri était perçu comme femellique. Le son ressortait comme en bout de cycle aquatique. Il se manifestait un bouillon autour de son corps qui, dans la transparence, ressemblait au bâton courbe qu’Aristote trempa dans la mer pour vérifier la règle de la réfraction. C’était donc un animal réfractaire. Et d’ailleurs nul n’avait pu le voir en entier — l’embrasser du regard. C’est que justement il possédait, par génétique hoirie, l’art de la fugue. Ou dit-on de la fuite ? Nul naturaliste, nul zoologue ne put jamais l’emprisonner — et Linné l’ignora souverainement — dans quelque croquis, en nul réseau de signes, et moins encore dans une formule alchimique. (Un abracadabra prononcé sur deux branches de coudrier comme d’un sourcier ou d’une rhabdomancienne !) Rien n’était jamais advenu. Tout était inédit et l’univers venait à peine de se former — non de se formuler. Sous les ondes couvait le mystère d’un être que personne n’avait jamais saisi dans son intégrité — son intégralité. D’aucuns, en mal de taxinomie, l’avait appelé Le fuyard — ignorant en tout point sa nature féminine — mais l’anthropologie moderne privilégia le taxon de Blind — on sait depuis des décennies que la science s’exprime dans le vocabulaire de ce mangeur d’opium de Quincey. Qui l’aurait évoqué, entre deux envols planés, comme Le monstre du Blindness. Au demeurant inoffensif habitant des profondeurs lagunaires — ou dit-on lacunaires ? — mais nullement en quelque Écosse brumeuse ou éthérée, peuplée de korrigans ou d’elfes délivreurs d’oracles (et accessoirement d’une belle flasque de Glen).

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Pour ma part — et qu’on m’accorde le statut de découvreur —, « un soir de demi-brume » où je me penchais au lagon, il m’arriva de laisser flotter ma paume comme pour mettre en péril mon image proximale, et l’inquiéter sous l’araignée des phalanges. Mais je n’en rapportai qu’un réseau d’algues et de fibres nénuphardes. La Blind en fut-elle surprise, ou complaisante : voilà que je caressais son ventre, lui choyant l’épiploon. Elle surgit d’une masse, en teintes botticelliennes, toute velue de coquilles et de squames. Moi, sans nulle alarme, avec un naturel qui ne m’appartenait plus, je pris par le bras la sirène et la menai dans mes êtres. Depuis, chaque jour que Dieu fait, elle m’autorise à lui arracher un coquillage, à la dépouiller d’une squame, comme on effeuille la vigne si le raisin est mûr — je n’ose parler de la fade marguerite. Sous le poisson, la mer — que non pas, la chair. Je sais qu’un jour elle tiendra nue entre mes bras. Je sais aussi que je me noierai dans son eau. Peut-être te décrypteras-tu sur ce tableau d’aimable image. Et te reconnaîtras-tu sous tes écailles, tes plaques, tes marques — ou ta carapace. Moi je ne t’ai rien dit. Tobie


Monsieur mon Tobie, C’est bien, Tobie, de m’envoyer des contes pour enfants, et de me tenir la main, toi qui sais des lais pour les reines, des hymnes d’esclaves aux murènes, et tutti quanti. La reine, n’est-ce pas, c’est Maya. Ton épouse bien-aimée, l’intello, l’impératrice, « la vieille » — pardon, elle a quand même onze ans de plus que toi, cette vioque ! Et moi, je suis la murène, la maîtresse du dimanche, la tendre névrosée (tu les aimes apparemment beaucoup — peut-être parce qu’elles n’ont pas la force de te dire non ?). Toi qui aimes tant lire, monsieur le professeur en Sorbonne, connais-tu les Birthday letters adressées par Ted Hughes à sa femme Sylvia, de belles lettres d’amour à une femme larguée et suicidée (sans doute cela lui donnait-il un charme supplémentaire, un peu vénéneux à ses yeux) ? Ne suis-je pas, au fond, moi aussi, ce qu’il

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peint avec tant d’élégance : « l’oiseau d’agrément pour caresses extraconjugales ? » Bien sûr, Maya a la courtoisie de quitter l’appartement dix minutes avant mon arrivée, de ma lointaine Bretagne, à onze heures trente tapantes. Tu as eu le temps de prendre connaissance de la presse (Le Monde, Libé, Le Figaro… Ne faisons pas de jaloux !), de prendre ton p’titdej avec Elle, de te doucher, te parfumer discrètement, deux pschitts de Fragrissimo, ça te va si bien : il serait pas un peu snob, le môssieur ? Tu as sorti une bouteille de Gamla pétillant, comme de bien entendu, déposé deux coupes sur la table basse, et tes sempiternelles cacahuètes… Toi, à dire vrai, tu ne boiras sans doute pas, mais moi, après le voyage, la cohue du métro : il faut bien que je m’étourdisse un peu, avant d’ôter mes fringues. Tu me laisses parfois garder mon pull : le haut, ça compte pas trop… pour te sucer le stylo sur le canapé du salon. Je sais, monsieur l’écrivain, je suis parfois vulgaire… Ta

Lucie

Entre nous, je sais qu’il est triste. Mes allusions graveleuses cherchent surtout à le rassurer sur sa virilité défaillante. J’en souffre autant que lui, mais il a tellement besoin de croire qu’il est encore l’étalon qui se targuait de « bourrer » ses conquêtes. Et D.ieu sait qu’il en a eu aux quatre coins du monde où le menait son sacerdoce d’enseignant du supérieur. Une femme dans chaque port, que ne s’en est-il flatté ?

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À moins qu’il ne s’agisse de « vantardise quand la poche est vide », comme le dit si finement le proverbe juif… Mais ses allusions salaces s’accompagnent — du moins en ce qui me concerne, et ce n’est pas le moindre de ses paradoxes — d’une grande pudibonderie : je me souviens encore de son air horrifié, lorsque j’entrepris de lui déclamer un extrait de La Vie sexuelle de Catherine M. plus-bourrée-qu’elle-tumeurs… C’est pourtant lui qui réclame toujours « du rouge de pute » sur mes ongles de pieds…


Né en 1935 à Alger, Albert Bensoussan, agrégé d’espagnol, écrit ses récits en chauffant sa voix dans le dos des auteurs qu’il traduit. Il a publié aux éditions Apogée, dans la même collection, Faille, L’Immémorieuse et Guildo Blues. Déborah Bensoussan, professeure de lettres et traductrice repentie, s’adonne désormais aux joies du haïku, du Midrash et des contes libertins.

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Albert Bensoussan Déborah Bensoussan

Tobie et Léah Tobie et Léah

Un couple d’amants du dimanche. Tobie vit à Paris, Lucie en Bretagne. Deux heures de train tôt le matin et deux heures tard le soir. Un petit temps pour s’aimer, un plus grand pour se détester. La semaine laisse place à l’écriture, à l’échange de lettres et aux digressions, à la digestion des frustrations, à l’espoir ou au désir de fuite. Ce texte épistolaire est un règlement de comptes, déchirant ou truculent, c’est selon, au cours duquel, devant l’incompréhension bornée de ce Juif tunisien qui a renié ses origines, Lucie devenue Léah tente de faire émerger une nouvelle identité en renouant avec le fil coupé de ses ancêtres paternels. Au prix de quelques coups fourrés et de quelques fous rires, la libération viendra finalement à bout du silence.

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« Bon, pardon, Tobie, j’étais boudeuse dimanche dernier et tu m’en veux. J’ai eu honte, tu avais l’air triste, pour une fois, quand je t’ai quitté. »

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