Logos 2e Ed.

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D iane B rière

la raison en quête de vérité



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LA RAISON EN QUÊTE DE VÉRITÉ

D IANE B RIÈRE

Avec la collaboration de M ATHIEU B URELLE pour la rédaction des chapitres 8, 9 et 10.

9001, boul. Louis-H.-La Fontaine, Anjou (Québec) Canada H1J 2C5 Téléphone : 514-351-6010 • Télécopieur : 514-351-3534



Direction de l’édition Philippe Launaz Direction de la production Danielle Latendresse Direction de la coordination éditoriale Rodolphe Courcy Charge de projet Francine Cloutier Correction d’épreuves Odile Dallaserra Conception et réalisation graphique Dessine-moi un mouton

Réalisation des cartes historiques Studio Artifisme

Remerciements de l’Éditeur L’Éditeur tient à remercier les consultants et consultantes dont les noms suivent pour leurs judicieuses suggestions, leur grande disponibilité et leur professionnalisme. Patrick Beaudoin, Cégep Garneau Benjamin Bélair, Collège Montmorency Victor Bilodeau, Cégep de l’Outaouais Xavier Brouillette, Cégep du Vieux Montréal Guillaume Cimon, Campus Notre-Dame-de-Foy Thomas Dussert, Collège Ahuntsic Dominic Fontaine-Lasnier, Cégep de Drummondville François Lavoie, Cégep de Jonquière Maryse Plourde, Cégep de Jonquière Rémi Robert, Cégep de Granby − Haute-Yamaska Steve Rouillard, Cégep de Sept-Îles Jean-Philippe St-Laurent, Collège Mérici

Sources photographiques complémentaires Page couverture : iStockphoto_140398343, majeczka_shutterstock_68748898. Pour les documents mis à disposition aux conditions de la licence Creative Commons (version 3.0 et précédentes), l’adresse est la suivante : CC-BY (Paternité) : <creativecommons.org/licenses/ by/3.0/deed.fr_CA>.

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Les Éditions CEC inc. remercient le gouvernement du Québec de l’aide financière accordée à l’édition de cet ouvrage par l’entremise du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres, administré par la SODEC. Logos : La raison en quête de vérité © 2013, Les Éditions CEC inc. 9001, boul. Louis-H.-La Fontaine Anjou (Québec) H1J 2C5 Tous droits réservés. Il est interdit de reproduire, d’adapter ou de traduire l’ensemble ou toute partie de cet ouvrage sans l’autorisation écrite du propriétaire du copyright. Dépôt légal : 2013 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada ISBN 978-2-7617-6207-6 Imprimé au Canada 1 2 3 4 5 17 16 15 14 13


Avant-propos

E

n ces temps de communication par l’entremise de réseaux sociaux où la pensée s’inscrit dans l’instantané de cent-quarante-quatre caractères, où le « j’aime » fait parfois office d’opinion, où le temps se déroule en accéléré, la philosophie est-elle encore utile ? Par son caractère rigoureux, la philosophie propose un apprentissage de la réflexion et de l’argumentation. Cet apprentissage est plus que jamais nécessaire dans un monde où il devient difficile de s’arrêter pour laisser la pensée se formuler et se déployer. Par la pensée critique que la philosophie encourage, apprendre à philosopher, c’est apprendre à penser d’une certaine manière, à accepter que les opinions, les évidences et les préjugés soient remis en question. Par le dialogue qu’elle engage, la philosophie, au-delà des systèmes et des théories, se pratique. Les philosophes livrent leurs réflexions pour qu’elles soient partagées, approfondies, reprises, critiquées. C’est un moment privilégié d’ouverture sur le monde, une aventure de la pensée. Une réédition, c’est aussi une aventure qui comporte beaucoup d’acteurs. Merci à chacune et à chacun d’entre eux. Merci plus particulièrement à Mathieu Burelle, présent à toutes les étapes de réalisation de cette réédition. Son soutien compétent et attentif de même que sa solidarité ont été très précieux. Ce manuel lui doit beaucoup. Merci à Philippe Launaz pour sa disponibilité et son attachement à la philosophie. Merci à Francine Cloutier pour son humour, son extraordinaire patience et ses conseils éclairés. Sa persistance et sa rigueur ont facilité le travail d’écriture et de conception. Merci aux consultants pour leurs remarques et leurs suggestions compétentes et très avisées. Merci à Éliane Bélanger, qui a su répondre à toutes les demandes de production matérielle du manuscrit avec une grande efficacité. Merci à Dessine-moi un mouton pour son inventivité. Merci enfin à Claude Lapierre, qui a été présent de toutes les façons durant ces longs mois et m’a permis de me consacrer à l’écriture en toute sérénité. Je voudrais dédier ce livre à Katherine, Lea-Marieke, Éloïse et Lola-Rose, en leur souhaitant de découvrir elles aussi que la sagesse prônée par tous les grands philosophes présentés dans ce manuel n’est autre chose que la quête d’une vie bonne et heureuse. Diane Brière


Caractéristiques du manuel et des chapitres TROIS PARTIES

La première partie, « Les différents types de discours : religieux, scientifique et philosophique » (chapitres 1 à 3), situe le discours philosophique par rapport aux autres discours sur la réalité. Elle présente également la naissance de la pensée rationnelle et philosophique à l’époque de la Grèce antique.

Réflexions de philosophes De l’art de convaincre à l’art de vivre

Les philosophes de la nature ont inauguré un nouveau type de discours, la philosophie, en s’intéressant à l’origine de l’univers et à sa constitution. Les sophistes prennent le relai en centrant plus spécifiquement leurs réflexions sur l’être humain et sur le rôle du discours au sein de la démocratie athénienne. Socrate, quant à lui, recherche le sens de l’existence humaine, au coeur de laquelle il place la raison et une façon de vivre en accord avec la vertu. Platon, son disciple, croit qu’en exerçant sa raison, en libérant son âme, l’être humain sera en mesure d’accomplir le bien. Aristote, pour sa part, cherche à expliquer les phénomènes et sa quête le mène à la recherche d’une vie bonne et accomplie. Enfin, stoïciens et épicuriens proposent un art de vivre qui amène l’être humain à accepter son destin dans la recherche du bonheur.

La deuxième partie, « Réflexions de philosophes : de l’art de convaincre à l’art de vivre », expose la pensée des sophistes, de Socrate, de Platon et d’Aristote (chapitres 4 à 7) ainsi que celle des stoïciens, des épicuriens et des cyniques (chapitre 8).

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Le monde qui nous entoure est-il le seul monde ?

La troisième partie, « La logique de l’argumentation » (chapitres 10 et 11), porte sur les composantes des raisonnements, sur les règles permettant de déterminer avec rigueur si les raisonnements sont justes et sur leurs critères de vérité. Objectifs

Quête

Distinguer les mots et les concepts ainsi que les différents types de jugements

st-il possible de penser qu’il existe un autre monde que celui à l’intérieur duquel nous vivons, qui serait plus vrai, plus réel, que celui qui nous entoure ? À la fin de notre vie, comment savons-nous si vraiment tout meurt en nous ou s’il ne subsiste pas une parcelle de nous, immortelle, qui survit à la disparition du corps ?

Contexte

Énumérer et expliquer les principales caractéristiques des concepts, de l’abstraction et des jugements

OBJECTIFS DES DIX CHAPITRES Les objectifs de chacun des dix chapitres sont clairement posés.

Définir le concept, l’abstraction, le jugement, la vérité

e contexte historique et politique dans lequel évolue Platon n’est pas très différent de celui dans lequel vit Socrate (chapitre 5). Comme nous l’avons vu, de nombreuses guerres ont lieu à cette époque où Sparte et Athènes essaient tour à tour d’assoir leur hégémonie, c’est-à-dire leur suprématie politique et militaire. Les retombées de ces guerres à l’intérieur de la cité créent de l’instabilité, attisent les passions et mettent la démocratie athénienne en péril (« Athènes en guerre », page 57). C’est ainsi que, durant la guerre du Péloponnèse, la démocratie est renversée en ~411 par un coup d’État qui donne le pouvoir aux Quatre-Cents, une oligarchie qui ne durera que quelques mois. En ~404, Athènes, dans le règlement de la défaite de la guerre contre Sparte, a en outre dû se soumettre à une tyrannie, celle des Trente Tyrans, qui ont jeté la cité dans un climat de suspicion et de terreur.

Vie

P

laton est né en ~428 ou ~427 et il meurt vers ~348 ou ~347 à Athènes. D’une famille aristocratique, il était sûrement destiné à jouer un rôle important dans les affaires de la cité. Son père descendrait du dernier roi d’Athènes et sa mère était la soeur de Charmide (~ ?-~404) et la cousine de Critias (v.~450-~403), qui tous deux ont fait partie de la tyrannie des Trente. Lorsque Sparte impose à Athènes ce régime politique, en ~404, Platon n’est pas au premier abord inquiet : bien au contraire, il croit que ce rassemblement de personnes au pouvoir sera profitable à Athènes. Malheureusement, la réalité ne se révèlera pas à la hauteur de ses espérances. L’éducation de Platon, comme celle de tout citoyen bien nanti, le met en contact avec diverses disciplines, dont la littérature. Il aurait même rédigé quelques tragédies. Il admirait par ailleurs les oeuvres de la poétesse Sappho de Lesbos (~620-~565), dont

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QUÊTE

OEUVRES MAJEURES DE PLAton • Criton • Lachès

il met également en oeuvre le dialogue comme mode de connaissance, comme moyen de s’approcher de la vérité : le lecteur assiste ainsi à la réflexion que mènent ensemble les interlocuteurs en recherche de la vérité. Le dialogue est encore une façon d’amener le lecteur à penser par lui-même, à s’interroger et à se répondre. La pensée est donc déjà dialogue en son for intérieur, et discours partagé avec l’autre afin de cheminer progressivement et patiemment vers une connaissance mieux établie.

Philosophie

• Protagoras

L

• Gorgias • Charmide • Ménon • Le banquet • Phédon • La République • Lois

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Devons-nous respecter les coutumes des autres peuples, quelles qu’elles soient ?

Chaque chapitre commence par une quête : une question ou un ensemble de questions qui ont un caractère actuel, mais auxquelles les philosophes vont permettre de répondre. Ces questions sont autant de portes d’entrée vers une compréhension rationnelle du monde.

a pensée de Platon a été dans une large mesure influencée par celle de Socrate. Platon croit comme lui qu’il est possible de connaître véritablement le monde et de rechercher la vérité, contrairement à ce que soutiennent les sophistes. Il tentera de le démontrer notamment avec sa théorie des deux mondes, les mondes sensible et intelligible, et sa conception de l’être humain. Il donnera une grande place à l’âme dans sa théorie de la connaissance comme dans sa représentation de l’être humain. La conception de l’âme de Platon emprunte à certains égards à des conceptions antérieures, par exemple à celle des pythagoriciens, où la réincarnation était déjà présente, ou encore à des traditions religieuses. C’est la part de divin en l’être humain que Platon veut mettre en lumière, non pas comme le feront les grandes religions par la suite, qui verront dans l’âme une part d’un dieu révélé, mais plutôt pour rappeler à l’être humain qu’il existe une autre dimension que celle du sensible et lui expliquer comment il peut s’en approcher. Platon a en outre un projet politique : il veut que la cité ait un bon gouvernement orienté vers le Bien, lequel est à ses yeux indissociable du savoir. Ce sont surtout les philosophes, qui exercent leur raison, qui peuvent partager ce savoir et entraîner les autres dans cette quête.

La théorie de la connaissance de Platon Platon constate que les gens autour de lui vivent dans le règne de l’opinion, comme des prisonniers dans une caverne, incapables de voir la lumière, et se laissent guider par les sens. Comment pourraient-ils alors atteindre la vraie connaissance ? Les mathématiques et la dialectique lui apparaîtront comme deux moyens susceptibles de favoriser la prise de conscience d’un monde plus vrai.

maginons que vous êtes gouverneur britannique en Inde au début du 20e siècle. À cette époque, l’Inde est sous domination anglaise et vous avez les pleins pouvoirs. Vous apprenez qu’une cérémonie funéraire, le sati, doit avoir lieu le lendemain. Elle se fera selon le rite ancestral qui consiste à brûler vive l’épouse sur le même bûcher funéraire que son mari décédé. Cette coutume a été interdite par le gouvernement britannique. Il s’agit d’une femme très jeune, d’à peine dix-neuf ans, alors que son mari était âgé de cinquante-cinq ans. Que faites-vous ? Intervenez-vous pour faire respecter la loi et empêcher que la jeune femme soit brûlée vive, ou respectez-vous la coutume admise et acceptée par la population ?

Les sophistes, qui succèdent aux philosophes de la nature, ont porté leurs réflexions sur l’être humain et la société. Ils se sont questionnés sur les lois naturelles et sur celles qui sont instituées par la société. Les unes ont-elles préséance sur les autres ? Les lois humaines ne peuvent-elles pas être remises en question ? Si oui, pouvonsnous ne respecter que celles qui servent nos intérêts ? Les sophistes se sont également intéressés à l’art de faire de beaux discours, à l’art de présenter ses arguments de façon convaincante, afin de défendre ses intérêts et d’amener l’autre à adopter un point de vue variant selon les circonstances, plus particulièrement dans le cadre des institutions démocratiques athéniennes. Voyons au préalable ce qu’est la démocratie à Athènes au ~5e siècle ainsi que les conséquences qu’ont eues les guerres auxquelles elle a participé. Il sera alors plus facile de situer les sophistes − dont les plus célèbres, Protagoras et Gorgias − à l’intérieur de cette époque et de comprendre leur influence sur la philosophie grecque.

Contexte

l

a philosophie à ses origines et la démocratie grecque sont intimement liées, tel que nous l’avons vu au chapitre 3. Athènes vit au ~5e siècle une période de bouleversements politiques et de consolidation tout à la fois. De bouleversements, puisque les Guerres médiques et par la suite celle du Péloponnèse, le déplacement des personnes et la diversité culturelle qui en découle transforment la figure d’Athènes. De consolidation, puisque Athènes est amenée à prendre la direction des Grecs lors des Guerres médiques et, victorieuse, leur procure de ce fait une certaine sécurité. En même temps, Périclès met en place les dernières réformes qui permettent à la démocratie athénienne de s’installer.

La démocratie athénienne au ~5e siècle La démocratie (du mot dêmokratia, « pouvoir du peuple »), c’est le pouvoir exercé par le peuple. Cependant, il faut entendre ici peuple dans un sens restreint : il n’englobe pas toute la population, mais seulement les citoyens, c’est-à-dire les hommes libres nés de père athénien (et à partir de ~451, de mère athénienne également) et qui sont majeurs (âgés de dix-huit ans, mais ayant fait leur éphébie, c’est-à-dire leur formation civique et militaire). Une large partie de la population est donc exclue : les métèques, c’est-à-dire tous ceux qui sont des étrangers, les esclaves, au moins aussi nombreux que les citoyens, et les femmes qui, ne pouvant

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deuxième partie réflexions de philosophes

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VIE La biographie du philosophe qui fait l’objet d’un chapitre est brièvement présentée (chapitres 5 à 7). Elle est esquissée dans la section « Philosophie » des chapitres dans lesquels plusieurs philosophes sont traités (chapitres 4 et 8).

L’École d’Athènes (1510) par Raphaël.

De plus, le problème posé par Héraclite et Parménide (chapitre 2) concernant la persistance de quelque chose à travers le devenir et le changement inspire encore Platon. D’après lui, lorsque la pensée cherche à identifier et à nommer un objet que les sens ont perçu et qu’elle se représente, elle se demande spontanément ce que c’est ; elle cherche une identité et une définition stable de cet objet. En ce sens, connaître une chose, c’est savoir ce qu’elle est, c’est pouvoir la définir. Or, soutient Héraclite, aucun être physique singulier n’est éternellement identique à lui-même, de telle sorte que nous puissions le définir une fois pour toutes et rendre compte véritablement de ce qu’il est. Mais Platon, influencé par les recherches de Socrate sur la définition des concepts (page 81) et par les travaux des pythagoriciens en mathématiques, constate néanmoins que la pensée reconnaît, à travers les concepts, des réalités qui semblent stables, par exemple la justice, le bien, le nombre ou encore le triangle. Il en conclut qu’il est impossible que la réalité se limite aux données des sens, de l’apparence et des opinions, et il en déduit qu’il doit exister deux niveaux de réalité : celui du monde sensible et celui du monde intelligible.

Dans les chapitres 1 à 8, une mise en contexte historique décrit la période au cours de laquelle les philosophes étudiés se sont exprimés.

Quête

i

Ce cas évoque le relativisme culturel, selon lequel il n’y a pas de bien ou de justice qui puisse se définir objectivement, indépendamment des conventions propres à chaque société. Chacune des sociétés établit ses normes et nous ne pouvons pas interférer dans les siennes au nom de nos valeurs.

CONTEXTE • Alcibiade

Évaluer la qualité des définitions proposées dans des textes ou des conversations

L

La démocratie est restaurée en ~403, mais la cité aura fort à faire pour retrouver vigueur et confiance. C’est dans ce contexte que se produisent le procès et la condamnation à mort de Socrate, lesquels amèneront Platon à remettre en question cette démocratie où les passions tendent à prendre le pas sur la justice et la compétence. Aussi proposera-t-il un système politique reposant sur la raison et le jugement éclairé d’une élite.

• Apologie de Socrate

Identifier et expliquer les critères d’une bonne définition ainsi que les critères de vérité d’un jugement de fait, d’un jugement de valeur ou d’un jugement normatif

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Hector Conesa/Shutterstock 41466949.

Sandra Cunningham/Shutterstock 102292027.

Déjà dans la Grèce antique, Platon pose ce genre de questions. Les philosophes de la nature qui l’ont précédé ont proposé des explications du monde qui ne le satisfont pas, car elles mettent l’accent soit sur le changement et le devenir ou encore le permanent et le stable (chapitre 2). Platon tentera plutôt de les réconcilier, ce qui le conduira à penser que le monde matériel perceptible par les sens ne peut pas être le seul monde. Voyons donc comment il en est venu à concevoir la réalité.

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Les concepts, les définitions, les jugements et la vérité

E

Ce questionnement revient périodiquement dans la vie de tout être humain comme dans l’histoire de l’humanité. Bien des courants philosophiques, de même que les religions en général, ont tenté de répondre à ces grandes questions. Les exemples de différentes natures abondent, notamment en littérature ou au cinéma. Ils témoignent de la difficulté que semble éprouver l’être humain à se satisfaire de l’existence terrestre, mû par la recherche d’un principe spirituel, ou d’un autre monde, quelle que soit la forme que ce principe ou cet autre monde prenne.

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Chapitre

© H. Koppdelaney, CC-BY-ND.

deuxième PARTIE

Cette fresque, dans laquelle Raphaël a réuni les philosophes majeurs de la Grèce Antique, symbolise la philosophie et la recherche du Vrai. Platon y est représenté, au deuxième plan au centre du tableau, pointant le doigt vers le ciel comme pour indiquer un monde supérieur.

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deuxième partie réflexions de philosophes

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IV

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PHILOSOPHIE Les divers éléments de la réponse des philosophes étudiés à la quête sont ensuite analysés (chapitres 1 à 8).

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POSITIONS SUR LA CONNAISSANCE

Mais Socrate croit qu’en fait chacun recherche le bien dans toutes ses actions et que si quelqu’un agit mal, c’est parce qu’il se trompe quant à la nature du bien, qu’il préfère un bien apparent à un bien réel faute d’avoir pris conscience de ce dernier. Il ne le fait pas en sachant qu’il choisit un bien apparent au détriment d’un bien réel – ce qui serait un cas authentique de faiblesse de la volonté. C’est donc dire que lorsque vous avez choisi telle ou telle option, il est possible que vous l’ayez fait sans apprécier ce qu’est vraiment le bien : vous avez peut-être préféré un bien apparent, immédiat et tangible – votre confort si vous avez opté pour le silence ou si vous avez ri avec les autres, ou votre acceptation dans un groupe – à un bien réel, l’amitié et la fidélité à votre camarade. Dans ce dernier cas, il faut admettre que le bien puisse être défini de façon plus large et ne soit pas accessible d’emblée.

Socrate s’oppose ici encore aux sophistes. En effet, ceux-ci, et plus particulièrement Protagoras (chapitre 4), adoptent une position relativiste au point de vue moral : ils croient que les valeurs sont relatives aux époques et aux civilisations. C’est sur ce fondement qu’ils se sont appuyés pour rechercher la meilleure façon d’organiser la vie en société. Socrate, au contraire, recherche une universalité qui transcende les époques et les civilisations et qu’il est possible de faire surgir – accoucher − par le travail de la raison : la justice, la droiture, la bonté, existent en soi, et chaque être humain est capable d’être juste, droit et bon, s’il écoute la raison en lui.

Oliveromg|View Portfolio/Shutterstock 77393452.

Quelqu’un qui fait le mal serait par conséquent un ignorant ou un irréfléchi, ou encore quelqu’un qui se trompe au sujet du bien, qui préfère un bien apparent et qui comble un désir passager, à un bien réel qui procure une satisfaction durable et rapproche de la vérité. En d’autres termes, si une personne sait où est le bien, comment le pratiquer, elle ne peut pas l’ignorer, même s’il semble s’opposer à son intérêt immédiat. C’est en ce sens que Socrate affirme que celui qui fait le mal le fait involontairement, par manque de repères. La connaissance aux yeux de Socrate n’est donc pas seulement théorique ou une façon d’avoir une meilleure prise sur le monde : elle résulte de la réflexion sur le sens de l’action humaine. Cette réflexion incite l’être humain à mieux conduire sa vie et à se rapprocher du bien.

Sont résumées au fil du texte les positions à la base de cette réponse, laquelle repose sur une vision particulière de ce qu’est la connaissance (chapitres 1 à 8). Selon l’évaluation de la situation, peut-être choisirez-vous votre acceptation dans le groupe plutôt que de défendre votre camarade.

La disposition à faire le bien (ou à se conduire de façon vertueuse) ne peut pas dès lors être dissociée chez Socrate de la raison et, par là, de la connaissance. Bien comprendre l’importance de la raison et conformer ses actions à celle-ci rapprochent aussi du plaisir et du bonheur qui y sont liés. D’après Socrate, le bonheur, tout comme le plaisir, ne peut pas être atteint par la satisfaction des sens, mais est intimement accordé à la raison.

DANS LES MOTS DE… et TEXTES À L’ÉTUDE

Positions de Socrate sur la connaissance • Socrate remet en question les positions des sophistes qui prétendent que l’être humain, n’ayant pas accès à la vérité, ne peut avoir que des opinions sur les choses, opinions qui toutes se valent, une fois qu’il est admis que les choses ne peuvent pas vraiment être connues. • La reconnaissance de son ignorance guide l’humain vers la sagesse et une meilleure connaissance de la réalité. • Socrate soutient que l’être humain peut se mettre en quête de vérité. Il croit qu’une vraie connaissance est possible,

que nous pouvons nous en approcher par une réflexion bien menée. • Socrate veut que cette connaissance repose sur des fondements solides, et ce qui lui sert d’assise, c’est la raison et le dialogue raisonné. • La raison n’est pas désincarnée, elle ne sert pas seulement à connaître les choses, elle peut nous amener vers le bien. Chez Socrate, la connaissance est liée à notre capacité de reconnaître ce qui est bien et de l’accomplir.

Chapitre 5

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Socrate : l’invitation à penser par soi-même

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exerCICes textes à L’étuDe L’allégorie de la caverne Platon représente de façon imagée avec l’allégorie de la caverne toutes les dimensions de la condition humaine, telle qu’il la concevait : l’être humain est enfermé dans le monde sensible comme le sont les prisonniers dans une caverne, coupés du monde extérieur, qui est celui du monde intelligible. Platon met également en lumière l’importance de l’éducation et le rôle du philosophe. C’est encore Socrate qu’il fait parler. L’interlocuteur de Socrate est Glaucon, le frère de Platon, dont nous savons qu’il était doué pour les arts et les exercices physiques. Il occupe peu de place dans ce dialogue, comme s’il voulait simplement s’attacher à bien comprendre les explications de Socrate.

Des extraits de textes significatifs donnent l’occasion d’appréhender directement la pensée des philosophes à l’étude et fournissent un contexte d’apprentissage.

Socrate Maintenant, représente-toi notre nature, selon qu’elle est ou qu’elle n’est pas éclairée par l’éducation, d’après le tableau que voici. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine en forme de caverne, dont l’entrée, ouverte à la lumière, s’étend sur toute la longueur de la façade. Ils sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou pris dans des chaînes, de sorte qu’ils ne peuvent pas changer de place, ni voir ailleurs que devant eux, car les liens les empêchent de tourner la tête. La lumière d’un feu allumé au loin sur une hauteur brille derrière eux et entre le feu et les prisonniers il y a une route élevée. Le long de cette route figure-toi un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent entre eux et le public et au-dessus desquelles ils font voir leurs prestiges. Glaucon Je vois cela. Socrate Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des ustensiles de toutes sortes, qui dépassent la hauteur du mur, et des figures d’hommes et d’animaux, en pierre, en bois, de toutes sortes de formes. Naturellement parmi ces porteurs qui défilent, les uns parlent, les autres ne disent rien. Glaucon Voilà un étrange tableau et d’étranges prisonniers.

Le domaine de la logique retiendra plus particulièrement notre attention dans la troisième partie de ce manuel (chapitres 9 et 10), car qui dit rationalité dit logique. Tout le monde convient que faire preuve de logique contribue à nous rendre rationnels et que, à l’inverse, nous montrer illogiques nous condamne à l’irrationalité. Les philosophes ont donc senti très tôt le besoin de clarifier ce qu’est la logique pour mieux comprendre ce qu’est la rationalité.

DIALOGUE

Dialogue a philosophie ne prétend pas répondre à toutes les grandes questions existentielles, là n’est pas son propos. Elle veut plutôt les reconnaître, les formuler, et interroger à partir d’elles le sens même de la vie. Un dialogue, voilà ce qu’est la philosophie, avec nos compagnons de route et de vie, avec des philosophes qui ont tenté de penser la réalité, comme nous le propose Roger-Pol Droit. Un dialogue intérieur aussi, avec sa propre pensée et ses outils. Un temps d’arrêt dans le cours du temps, mais une aventure dans le cours de sa vie.

Glaucon Peut-il en être autrement s’ils sont contraints toute leur vie de rester la tête immobile ? Socrate Et des objets qui défilent, n’en est-il pas de même ? Glaucon Sans contredit.

Des réflexions actuelles sur les questionnements soulevés sont également proposées. Ces réflexions touchent aussi bien la philosophie, la science que l’opinion.

On distingue généralement la logique formelle, qui fait appel à des symboles abstraits semblables aux symboles algébriques pour traduire les énoncés, et la logique informelle, qui étudie les raisonnements formulés dans les langues naturelles – le français, l’anglais, l’espagnol et les autres langues – par opposition aux langages symboliques de la logique formelle. La logique informelle est la plus ancienne de ces deux branches, et c’est elle que nous verrons dans la troisième partie sous le vocable logique de l’argumentation.

L

Socrate Ils nous ressemblent. Et d’abord penses-tu que dans cette situation ils aient vu d’eux-mêmes et de leurs voisins autre chose que les ombres projetées par le feu sur la partie de la caverne qui leur fait face ?

Roger-Pol Droit

Socrate Dès lors, s’ils pouvaient s’entretenir entre eux, ne penses-tu pas qu’ils croiraient nommer les objets réels euxmêmes, en nommant les ombres qu’ils verraient ? Glaucon Nécessairement.

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Socrate Et s’il y avait aussi un écho qui renvoyait les sons du fond de la prison toutes les fois qu’un des passants viendrait à parler, crois-tu qu’ils ne prendraient pas sa voix pour celle de l’ombre qui défilerait ? Glaucon Si, par Zeus. Socrate Il est indubitable qu’aux yeux de ces gens-là la réalité ne saurait être autre chose que les ombres des objets confectionnés. Glaucon C’est de toute nécessité. Socrate Examine maintenant comment ils réagiraient si on les délivrait de leurs chaînes et si on les guérissait de leur ignorance, et si les choses se passaient naturellement comme il suit. Qu’on détache un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser soudain, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière, tous ces mouvements le feront souffrir, et l’éblouissement l’empêchera de regarder les objets dont il voyait les ombres auparavant. Je te demande ce qu’il pourra répondre, si on lui dit qu’auparavant il ne voyait que des riens sans consistance, mais que maintenant plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ; si, enfin, lui faisant voir chacun des objets qui défilent devant lui, on l’oblige à force de questions à dire ce que c’est. Ne crois-tu pas qu’il sera embarrassé et que les objets qu’il voyait tout à l’heure lui paraîtront plus véritables que ceux qu’on lui montre à présent ? Glaucon Beaucoup plus véritables. Socrate Et si on le forçait à regarder la lumière même, ne crois-tu pas que les yeux lui feraient mal et qu’il se déroberait et retournerait aux choses qu’il peut regarder, et qu’il les croirait réellement plus distinctes que celles qu’on lui montre ? Glaucon Je le crois. Socrate Et si on le tirait de là par force, si on lui faisait gravir la montée rude et escarpée, et si on ne le lâchait pas avant de l’avoir traîné dehors à la lumière du soleil, ne penses-tu pas qu’il souffrirait et se révolterait d’être ainsi traîné, et qu’une

deuxième partie réflexions de philosophes

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Dans les mots de Droit Les philosophes, des aventuriers de la raison Loin d’être coupés de la réalité ou enfermés dans un quelconque système théorique, les philosophes, selon Roger Pol-Droit, sont des « aventuriers de la raison » qu’il fait bon fréquenter.

U

ne réelle familiarité, une sorte de proximité corporelle ne peuvent exister avec des concepts, des systèmes, ou simplement des livres. Il est certes possible d’avoir ses habitudes, ses chemins, ses places favorites dans un univers théorique, à peu près comme dans une ville ou dans une campagne. Mais ce n’est pas encore de cette fréquentation qu’il s’agit. Celle-là n’est qu’une accoutumance, une manière de se repérer. Reprendre un raisonnement, rattraper le fil d’un récit, savoir se situer dans un système abstrait, y fabriquer ses propres raccourcis, prendre plaisir à y retrouver une perspective, tout cela vient de retrouvailles répétées avec les choses et les notions. La proximité des philosophes est autrement humaine. Même quand ils ont disparu depuis des millénaires, des siècles ou des décennies, ils ont laissé de la vie dans les théories. Une voix continue à faire entendre son timbre au coeur des systèmes. Les textes philosophiques sont toujours habités par une manière singulière de se placer dans l’existence. Même derrière la plus aride abstraction, il est possible de discerner une posture, une façon de se poser, de se mouvoir, de respirer immobile ou de s’agiter.

Chapitre 3

Roger-Pol Droit (1949-), philosophe français aussi écrivain et journaliste, est auteur d’ouvrages philosophiques, dont L’oubli de l’Inde : Une amnésie philoso­ phique, ainsi que de récits, de romans et de livres d’initiation à la philosophie, tels que La philosophie expliquée à ma fille ou Une brève histoire de la philosophie.

La grande quête de la rationalité : le discours philosophique

exerCiCes

45

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Pour Platon, comme pour Socrate (« La recherche du bien », page 86), la vraie connaissance rapproche du bien : savoir ce qui est bien permet de le pratiquer. De plus, Platon avance que l’Idée du Bien, qu’il place au-dessus de toutes les Idées, est cause du savoir et de la réalité. Dans l’allégorie de la caverne, il associe le soleil du monde sensible à l’Idée du Bien du monde intelligible : comme le soleil éclaire et donne vie à tout ce qui existe dans le monde sensible, l’Idée du Bien procure la vérité et guide l’être humain vers la sagesse. Aussi doit-il avancer vers les Idées au moyen de la raison et d’une tension de son âme qui lui permettent de tendre vers le Bien. Il peut s’approcher de l’Idée du Bien grâce à d’autres Idées, celle du Vrai, du Beau ou du Juste, par exemple. Cependant, il ne pourra jamais l’atteindre complètement, ni seul : il pourra tenter de le faire avec d’autres dans la cité idéale que conçoit Platon. Dans la cité idéale, dont Platon cherche dans La République le meilleur gouvernement, il existe chez les citoyens la même hiérarchie que celle des facultés de l’âme chez les individus ; à chaque faculté correspond une activité ainsi qu’une vertu à faire croître. Ainsi, la faculté désirante est celle des paysans et des artisans, qui doivent produire des biens et développer la modération. Les guerriers sont pourvus de la faculté ardente : ils doivent protéger les lois et acquérir le courage. Enfin, la faculté raisonnante correspond à celle des gardiens, qui doivent gouverner et cultiver la sagesse. Si chacun et chacune – puisque Platon donne un rôle à la femme dans sa cité idéale – s’occupe de sa tâche propre et accroît le plus possible la vertu qui lui est attribuée, alors la cité pourra évoluer en harmonie et poursuivre la Justice, la vertu politique par excellence. Il est de plus exigé davantage de ceux qui sont placés plus haut dans la hiérarchie : ainsi, les guerriers doivent aussi posséder la modération, et les gardiens, la modération et le courage, en plus bien sûr de la sagesse. Le philosophe, du point de vue de Platon, joue un rôle d’éducateur, d’éveilleur de conscience au sein de la cité – comme le taon qu’était Socrate – pour la sortir de sa torpeur. Dans la cité idéale de Platon, il revient donc au philosophe d’identifier parmi les citoyens ceux qui sont prédestinés, conformément à la nature de leur âme, à obéir ou à commander, et de favoriser leur accomplissement. C’est que pour Platon la recherche du Bien n’est pas chose aisée. Elle est favorisée par une éducation qui permet à l’être humain d’opérer une conversion de l’âme, non pas au sens religieux, mais au sens du changement, du redressement de l’âme, en la détournant de ce qui l’éloigne du bien et en la dirigeant vers le bien au moyen de la réflexion. Elle sera ainsi plus en mesure ultimement de contempler les Idées et surtout celles du Vrai, du Beau, du Juste et, plus que tout, du Bien. Platon croit de plus que si les êtres humains ne jouent pas le rôle qui leur est dévolu, ils risquent de se perdre dans leurs passions et de rester dans l’ignorance. Dans sa cité idéale, les gardiens seront dès lors philosophes et en mesure de gouverner la cité, parce qu’ils détiennent le plus de connaissances, de sagesse, et qu’ils sont peu sollicités par le monde sensible. Le pouvoir doit être exercé en vue du bien-être de tous : c’est un pouvoir désintéressé, puisqu’ayant contemplé le Bien les philosophes n’ont plus d’intérêts matériels, ils ne veulent qu’emmener leurs concitoyens vers le Bien.

Platon et la place des femmes dans la Grèce antique

Platon a une attitude ambivalente envers les femmes. D’une part, il témoigne d’une vision réductrice bien en accord avec les conceptions de son époque : il pense que leur statut inférieur tient à une dégénérescence de la nature humaine. D’autre part, il accepte des femmes dans son école. Il évoque aussi parfois des femmes significatives, dont Diotimée dans Le banquet, qui aurait été une professeure de Socrate. De plus, Platon donne aux femmes les mêmes fonctions qu’aux hommes dans sa cité idéale, selon leurs aptitudes, car il croit qu’elles ont les mêmes capacités de raisonner que les hommes si elles reçoivent la même éducation. Elles partagent toutes les tâches requises pour la vie dans la cité, y compris sa défense si elles appartiennent au groupe des guerriers.

C’est d’ailleurs ceux qui auront vécu en philosophes – c’est-à-dire qui se seront exercés à penser, à ne pas se fier à leurs perceptions ni à leur corps, qui auront réussi à se distancier de leurs besoins, qui auront recherché le Bien – qui vivront une mort sereine. La crainte de la mort s’efface alors parce que l’âme immortelle pourra retourner d’où elle vient et contempler les Idées si de bons choix ont été effectués.

Chapitre 6

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Platon : la contemplation des idées

Enfin, des exercices de divers types servent à vérifier l’assimilation de la matière, à faciliter l’analyse d’un texte philosophique, la maîtrise de l’argumentation, la rédaction d’un texte argumentatif et la réflexion critique.

2

105 11/04/13 2:45 PM

Pouvez-vous répondre facilement par vrai ou faux aux assertions suivantes ? Si vous hésitez, relisez les sections concernées. a Les stoïciens croient que l’univers est régi par le hasard. b D’après les stoïciens, nous ne pouvons pas maîtriser nos émotions. c Épicure est matérialiste. d Épicure soutient que les dieux n’existent pas. e L’épicurisme est une philosophie hédoniste. f Ce qui compte pour l’épicurisme, c’est l’intensité des plaisirs. Pouvez-vous donner la réponse aux questions suivantes sur le contenu du chapitre ? Si vous hésitez, relisez les sections concernées. a Expliquez la différence entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. b Expliquez comment nous pouvons contrôler nos passions, selon les stoïciens. c Définissez le matérialisme. d Expliquez pourquoi il ne faut pas craindre la mort, selon Épicure. e Qu’est-ce qui caractérise la philosophie cynique ? f Pourquoi les cyniques se déclarent-ils citoyens du monde ?

Rédaction de textes 6

Après avoir lu le texte « Cesser de se plaindre » (page 154), faites les activités suivantes. a Formulez le thème de ce texte. b Formulez la problématique de ce texte. c Formulez la thèse de ce texte. d Identifiez un argument de Sénèque et tâchez de l’expliquer de votre mieux en vous servant des notions présentées dans ce chapitre au sujet du stoïcisme.

7

Après avoir lu le texte « Des choix difficiles » (page 153), faites les activités suivantes. a Formulez le thème de ce texte. b Formulez la problématique de ce texte.

Après avoir lu le texte « Un quadruple remède pour vivre heureux » (page 152), répondez aux questions suivantes. a Pour écarter la peur de la mort, Épicure rappelle que « tout bien et tout mal résident dans la sensation ». Expliquez l’argument qu’il déploie dans ce passage. b Quelle est la finalité ultime de la vie bienheureuse ? c Épicure affirme que tout plaisir est un bien, mais que « ce n’est pas tout plaisir qui doit être recherché ». Pourquoi ? d Pourquoi l’autarcie est-elle un « grand bien » selon Épicure ?

4

Après avoir lu le texte « Cesser de se plaindre » (page 154), répondez aux questions suivantes. a Tous les exemples de malheurs donnés par Sénèque au début de sa lettre ne sont pas, d’après lui, la vraie source de la « misère dans l’homme ». Pourquoi ? b Que veut dire Sénèque lorsqu’il compare la vie à une « longue route » sur laquelle nous rencontrons « la poussière et la boue et la pluie » ?

5

Les stoïciens comme les épicuriens nous mettent en garde contre la passion. À en croire les stoïciens, sur le plan rela-

Argumentation

Diverses rubriques fournissent des informations complémentaires sur des personnages illustres, des penseurs, et font état de leur contribution à la philosophie ou encore apportent des compléments d’information sur des traditions ou des courants de pensée.

Pensez-vous qu’il faille ainsi exclure la passion de nos rapports humains ? Pour répondre à cette question, établissez d’abord la problématique, puis votre prise de position, en identifiant un argument opposé à votre point de vue, un autre qui y soit favorable et qui vous semble l’emporter. Référez-vous, autant que possible, à des éléments du stoïcisme ou de l’épicurisme qui vous semblent pertinents.

Analyse de textes 3

RUBRIQUES INFORMATIVES Portrait de Diotimée (1855) par Jozef Simmler.

La poursuite du bien dans une cité idéale

tionnel, il faudrait viser une certaine forme de détachement. De façon analogue, Épicure nous met en garde contre la passion amoureuse, qu’il juge nuisible à notre sérénité.

Aide-mémoire

EXERCICES

1

Chapitre 8

c Formulez la thèse de ce texte et expliquez-la en quelques mots. d Formulez et expliquez brièvement les trois arguments principaux du texte, dont un est formulé sous forme d’analogie.

Réflexion 8

Le stoïcisme et l’épicurisme nous offrent deux façons de nous prémunir, autant que faire se peut, contre les malheurs et les déceptions de la vie. Ces philosophies peuvent nous convaincre, mais elles peuvent aussi nous laisser perplexes ou songeurs quant à la possibilité de les mettre en pratique. a L’idéal stoïcien de détachement à l’égard du monde extérieur vous paraît-il réalisable ou surhumain ? b D’après votre expérience personnelle, pensez-vous qu’il est possible d’acquérir une bonne maîtrise de ses émotions en travaillant sur les représentations qui les causent, comme le croient les stoïciens ? c Que répondriez-vous à ceux qui reprochent à l’épicurisme de manquer d’ambition, de célébrer exagérément une vie simple et paisible, plutôt que le dépassement de soi et la quête de grands accomplissements ?

Les stoïciens, les épicuriens et les cyniques : la quête de sérénité

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ANNEXES L’annexe 1 a pour objet les principes de base de l’analyse d’un texte philosophique et de la rédaction d’un texte argumentatif. Les lignes de temps des annexes 2, 3 et 4 complètent la situation des philosophes étudiés dans leur réalité.

CaraCtÉristiQUes

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V


Table des matières Aux racines de la matière avec Empédocle .............. 27

PREMIÈRE PARTIE

La mécanique de la nature chez Démocrite ............. 28

Les différents types de discours : religieux, scientifique et philosophique

Les nombres de l’univers avec Pythagore................. 29 L’autonomie du discours scientifique moderne ......................................

Chapitre 1 Les mythes et le discours religieux ....................

3

Quête ......................................................................

4

Contexte .................................................................

4

Premier discours sur le monde : le mythe .................................................................

5

Les caractéristiques du mythe .................................

5

Les fonctions du mythe ...........................................

6

Quelques thèmes des mythes grecs ......................... L’âge d’or ........................................................... La démesure : la volonté d’échapper à sa condition et à son destin .............................. La punition des dieux.........................................

7 7

30

La méthode scientifique .......................................... 30 L’importance de l’observation en science ................. 30 L’utilisation du langage mathématique ..................... 31 Dialogue ................................................................

31

Textes à l’étude ...................................................

34

Exercices ...............................................................

36

Chapitre 3 La grande quête de la rationalité Le discours philosophique ...................................

37

7 7

Quête ......................................................................

38

Contexte .................................................................

38

Les mythes dans les épopées et les tragédies ............ 8 L’épopée ............................................................ 8 La tragédie ......................................................... 10

Une première définition de la philosophie ...............................................

40

Au coeur de la quête, la raison....................

41

Une quête de vérité..................................................

41 41 42 42 42

12

La méthode philosophique ...................................... L’étonnement ...................................................... Le doute ............................................................ La recherche d’universalité .................................. La recherche d’un jugement critique et autonome ........................................................

Textes à l’étude ...................................................

15

Une quête de sens .................................................. 43

Exercices ...............................................................

18

Les religions et les mythes ...........................

10

Les mystères : des rituels à caractère religieux ......... 10 Les mystères d’Éleusis ........................................ 10 Les mystères d’Orphée ....................................... 11 La religion dans la Grèce antique ............................ 11 Le discours religieux aujourd’hui ............................ 11 Dialogue ................................................................

Chapitre 2 L’aube de la pensée scientifique et philosophique Les présocratiques .................................................

19

Quête ......................................................................

20

Contexte .................................................................

20

Une volonté de connaissance .......................

21

En quête d’un principe ou d’un élément premier avec l’école de Milet ............................................... 21 Le problème du changement ................................... Héraclite ............................................................ Parménide ......................................................... Zénon d’Élée .....................................................

VI

22 23 24 26

43

Les grands domaines de la philosophie ...............................................

44

Dialogue ................................................................

45

Textes à l’étude ...................................................

47

Exercices ...............................................................

50

DEUXIÈME PARTIE

Réflexions de philosophes : de l’art de convaincre à l’art de vivre Chapitre 4 Les sophistes L’art de discourir.....................................................

53

Quête .....................................................................

54


Contexte ................................................................ 54

La démocratie athénienne au ~5e siècle................... 54 Athènes en guerre................................................... 57 Les Guerres médiques......................................... 57 La guerre du Péloponnèse................................... 57 Philosophie........................................................... 58

L’art oratoire ou l’art de la persuasion....................... 58 La rhétorique...................................................... 58 Le discours commémoratif.............................. 59 Le discours délibératif..................................... 59 Les sophismes..................................................... 60 L’éristique........................................................... 61 De nouvelles réflexions philosophiques.................... 61 La mesure des choses chez Protagoras...................... 62 Le relativisme empirique de Protagoras................ 62 Le relativisme éthique de Protagoras.................... 63 Un adepte des antilogies et de la persuasion non rationnelle................................................... 63 L’avantageux, la cohésion sociale et le relativisme culturel...................................... 64 La possibilité de communiquer chez Gorgias............ 66 Dialogue................................................................. 68 Textes à l’étude.................................................... 70 Exercices................................................................ 73

Chapitre 5 Socrate L’invitation à penser par soi-même..................... 75 Quête....................................................................... 76 Contexte.................................................................. 76 Vie ........................................................................... 76 Philosophie........................................................... 78

La raison : un guide dans la quête de vérité.............. 79 La sagesse : reconnaître son ignorance..................... 80 Le dialogue comme méthode de connaissance.......... 80 La définition des concepts................................... 81 La réfutation....................................................... 84 L’ironie............................................................... 85 La maïeutique..................................................... 85 La dialectique .................................................... 86 La recherche du bien ou de la vertu......................... 86 Dialogue................................................................. 88 Textes à l’étude.................................................... 90 Exercices................................................................ 93

Chapitre 6 Platon La contemplation des idées.................................. 95 Quête....................................................................... 96 Contexte.................................................................. 96 Vie ........................................................................... 96 Philosophie........................................................... 98

La théorie de la connaissance de Platon.................... 98 Le monde sensible : le monde physique............... 99 Le monde intelligible : le monde des Idées............................................................ 99 Les Idées du monde intelligible : source et modèle des idées du monde sensible................ 99 La distinction platonicienne entre opinion et science........................................................... 100 La non-fiabilité de nos sens.................................. 100 Des mathématiques au monde intelligible............ 101 La dialectique en quête de la vérité..................... 101 L’âme : immortelle et source des connaissances vraies.......................................... 102 Les trois facultés de l’âme................................... 103 La réminiscence des connaissances de l’âme............................................................. 103 La poursuite du bien dans une cité idéale................. 105 Dialogue................................................................. 106 Textes à l’étude.................................................... 108 Exercices................................................................ 113

Chapitre 7 Aristote Le pouvoir de la connaissance............................. 115 Quête ...................................................................... 116 Contexte.................................................................. 116 Vie ........................................................................... 117 Philosophie........................................................... 118

Un seul monde ....................................................... 119 La région supralunaire......................................... 120 La région sublunaire............................................ 120 La matière et la forme des êtres................................ 120 De la matière à la forme : de la puissance à l’acte................................................................ 120 La puissance, principe du changement................. 120 La substance des êtres............................................. 121 La substance première des êtres.......................... 121 La substance seconde des êtres............................ 121

table des matières

VII


La connaissance des êtres par leurs causes................ 121 Les causes internes............................................. 122 Les causes externes............................................. 122 Un fondement de la science................................ 122 La cause première : l’être immuable.................... 122 L’accomplissement de l’être humain : le bonheur............................................................... 123 L’âme : intuitive, sensitive, rationnelle................. 123 L’âme heureuse................................................... 123 Un animal politique............................................ 125 Dialogue................................................................. 126 Textes à l’étude.................................................... 130 Exercices................................................................ 133

Chapitre 8 Les stoïciens, les épicuriens et les cyniques La quête de sérénité.............................................. 135 Quête....................................................................... 136 Contexte.................................................................. 136 Philosophie........................................................... 137

Le stoïcisme : le bonheur malgré les infortunes......... 137 Les limites de notre volonté................................ 138 L’acceptation des malheurs.................................. 139 Le consentement à l’ordre rationnel du cosmos.......................................................... 140 La maîtrise de nos émotions................................ 141 Les principaux états d’esprit........................... 141 Les sentiments et les passions ........................ 141 Une école de sagesse........................................... 142 L’épicurisme : une vie paisible, heureuse et sage..................................................................... 143 Un univers régi par le hasard............................... 144 Des dieux indifférents à ne pas craindre.............. 144 Une mort à ne pas craindre................................. 145 Une « vie bonne » : facile à atteindre................... 145 Les plaisirs naturels et nécessaires .................. 146 Les plaisirs simplement naturels ..................... 146 Les plaisirs vains ou inutiles ........................... 146 L’amitié et l’amour : des plaisirs naturels et nécessaires ?.................................................... 147 Une sagesse accessible........................................ 148 Le cynisme : le retour subversif à la nature............... 148 Dialogue................................................................. 150 Textes à l’étude.................................................... 152 Exercices................................................................ 155

VIII

table des matières

TROISIÈME PARTIE

La logique de l’argumentation Chapitre 9 Les concepts, les définitions, les jugements et la vérité................................................................ 157 Quête....................................................................... 158 Les concepts d’un discours............................ 158

La distinction entre concepts et mots......................... 159 Les caractéristiques du concept................................ 159 La définition d’un concept....................................... 160 La définition par extension.................................. 160 La définition par compréhension......................... 160 Les critères d’une bonne définition par compréhension............................................. 161 L’affirmation .................................................. 161 La non-circularité........................................... 161 L’universalité ................................................. 161 La précision ................................................... 161 La vérité ........................................................ 162 Les répertoires conceptuels culturels........................ 163 La conceptualisation et l’abstraction......................... 163 Les jugements d’un discours......................... 165

Un premier élément constitutif : la proposition......... 165 Un second élément constitutif : l’attitude propositionnelle....................................................... 166 L’acte de juger......................................................... 166 Trois principaux types de propositions et de jugements....................................................... 167 Le jugement de fait............................................. 167 Le jugement de valeur......................................... 167 Le jugement de valeur subjectif : le jugement de goût........................................ 168 Le jugement de valeur prescriptif ................... 168 Les jugements de valeur subjectifs ou prescriptifs à propos du bien ..................... 168 L’identification d’un jugement de valeur ......... 168 Le jugement normatif.......................................... 169 Le jugement de valeur et le jugement normatif ........................................................ 169 L’identification d’un jugement normatif .......... 169 La vérité et la crédibilité des jugements...................................................... 170

La vérité des jugements de fait................................. 171 Les difficultés de la notion de correspondance.... 171 Les critères de vérité des jugements de fait.......... 172


La vérité des jugements évaluatifs et normatifs......... 173 La pertinence ou non de la notion de correspondance............................................. 173 L’acceptabilité plutôt que la correspondance........ 173 Les critères de vérité des propositions évaluatives et normatives.................................... 174 Dialogue................................................................. 174 Textes à l’étude.................................................... 176 Exercices................................................................ 182

Chapitre 10 L’évaluation des raisonnements, des sophismes et des syllogismes.................................................. 185 Quête ...................................................................... 186 La structure logique des raisonnements ou arguments....................................................... 186

La légende d’un raisonnement................................. 186 Le schéma des raisonnements simples...................... 187 Le schéma du raisonnement à prémisse unique.... 187 Le schéma du raisonnement à prémisses convergentes ou indépendantes........................... 188 Le schéma du raisonnement à prémisses liées...... 188 Le schéma des raisonnements complexes................. 188 Les raisonnements déductifs et inductifs................... 189 Le raisonnement déductif.................................... 189 Le raisonnement inductif..................................... 189 L’évaluation des prémisses d’un raisonnement.......... 190 L’acceptabilité des prémisses................................ 190 La pertinence des prémisses................................ 190 La pertinence subjective................................. 190 La pertinence objective................................... 191 La suffisance logique des prémisses ..................... 191 La suffisance logique formelle des prémisses d’un raisonnement déductif................................. 191 La suffisance logique informelle des prémisses d’un raisonnement inductif................................. 192 La suffisance logique complète des prémisses ...... 193 L’évaluation des raisonnements ou arguments ......... 193 Les sophismes et les paralogismes............. 194

La généralisation hâtive........................................... 194 La caricature........................................................... 195 Le faux dilemme...................................................... 195 La pente fatale ou la pente glissante......................... 195 L’attaque contre la personne.................................... 196 L’incohérence entre geste et parole.......................... 196 La double faute........................................................ 196 L’appel à la majorité ou à la popularité...................... 197

L’appel à la tradition................................................ 197 L’appel à la nouveauté............................................. 197 L’appel à l’autorité................................................... 197 L’appel à la nature.................................................... 198 La fausse analogie.................................................... 198 La pétition de principe............................................. 198 L’affirmation du conséquent..................................... 199 L’argument de l’ignorance........................................ 199 L’équivoque............................................................. 199 Le procès d’intention............................................... 199 Le complot.............................................................. 200 Les syllogismes................................................... 200

La composition de la proposition catégorique : sujet et prédicat....................................................... 200 Les propositions composées..................................... 201 La quantité et la qualité de la proposition catégorique............................................................. 201 Des pièges à éviter.............................................. 202 Les propositions indéfinies................................... 202 Le carré logique des propositions catégoriques particulières et universelles...................................... 202 Les propositions contraire et contradictoire.......... 203 Les propositions subalternes et subcontraires....... 203 Les syllogismes catégoriques.................................... 204 La distribution des termes................................... 204 Les règles de construction du syllogisme catégorique......................................................... 205 Dialogue................................................................. 206 Textes à l’étude.................................................... 209 Exercices................................................................ 212

Annexes.................................................................... 215 Annexe 1 Des outils pour la rédaction : l’analyse d’un texte philosophique et le texte argumentatif...................... 216 Annexe 2 Ligne de temps : la période présocratique................. 225 Annexe 3 Ligne de temps : la période classique........................ 226 Annexe 4 Ligne de temps : la période postclassique.................. 227

Glossaire.................................................................. 228 Index......................................................................... 231 table des matières

1



Chapitre

3

Objectifs Proposer une définition de la philosophie Reconnaître les principales caractéristiques de la méthode philosophique

Lightspring/Shutterstock 108286439.

La grande quête de la rationalité Le discours philosophique

Connaître les principaux champs philosophiques Identifier et formuler une question philosophique

37


Quête

Comment ne pas nous questionner sur notre place dans l’univers ?

P

Konstantin Mironov/Shutterstock 95015053.

ourquoi sommes-nous sur la terre ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi la mort ? Pourquoi l’être humain doit-il vivre la maladie, la souffrance, la finitude ? De quoi est composé le monde ? Que vient faire l’être humain dans ce cosmos qui le dépasse infiniment ? Y a-t-il d’autres mondes ? Qu’est-ce qu’être juste ? Est-ce obéir aux lois ? Est-ce suivre notre conscience ? Et si les lois et notre conscience se contredisent, qui faut-il écouter ? Le soldat, par exemple, à qui on ordonne d’accomplir une action qui lui semble injuste, doit-il respecter sa conscience et refuser de faire cette action, même si les conséquences de sa désobéissance risquent d’être dramatiques pour lui ? Si la réponse s’impose assez facilement quand on ne vit pas de l’intérieur une telle situation, lorsqu’on la vit et qu’on doit lui donner une réponse urgente, ce n’est pas si facile. C’est ainsi que les êtres humains se posent des questions fondamentales, existentielles, depuis les débuts de l’humanité. Ce sont à proprement parler des questions philosophiques, lesquelles ne trouvent pas de réponses satisfaisantes dans un discours religieux rassurant, pas plus que dans des théories scientifiques. Considérons d’abord comment est née la philosophie chez les Grecs.

Contexte

L

a philosophie occidentale apparaît dans le monde grec antique en continuité avec une toile de fond culturelle préexistante, mais également dans un bouillonnement social et politique remarquable. Il faut dire que les Grecs prennent progressivement leur distance du mythe, comme nous l’avons vu dans le chapitre 2. Cette mise à distance est attribuable à deux grands facteurs : la colonisation grecque et l’usage accru de l’écriture.

Xénophane Xénophane (~6e siècle) est né à Colophon, en Lydie, qui est aujourd’hui un territoire turc. Homme particulièrement rebelle et véritable polémiste, il est le premier à avoir déclaré que les humains créaient des dieux à leur image. Il a aussi opposé le monothéisme au polythéisme grec.

La colonisation grecque des côtes de la Méditerranée fait en sorte que des peuples différents se rencontrent, ce qui permet la prise de conscience qu’il existe différentes représentations du monde pour chacun des peuples et que ceux-ci ont souvent projeté sur leurs dieux leurs caractéristiques propres. Par exemple, Xénophane (v.~570), un philosophe grec qui a beaucoup voyagé, notamment en Italie, en Sicile puis à travers toute la Grèce, relève le caractère anthropomorphique et, d’après lui, immoral de la représentation que les Grecs se faisaient des dieux. Il estime particulièrement déshonorant que des poètes comme Homère et Hésiode (page 8) aient pu imaginer que les dieux puissent se livrer à des actes comme le vol, l’adultère ou la trahison. Selon lui, les hommes auraient créé les dieux à leur image : ils les imaginent avec des caractéristiques et un corps humains. Il ajoute que si les animaux avaient été en mesure de peindre, ils auraient aussi représenté les dieux à leur image ! Le deuxième facteur qui explique la mise à distance du mythe est l’utilisation accrue de l’écriture vers le ~7e siècle. À partir de cette époque, l’écriture prend une dimension sociale : elle ne sert plus seulement à conserver les secrets, elle n’est pas le privilège d’une caste, comme c’était le cas par exemple en Égypte, mais elle se répand dans le peuple et est utilisée pour faire connaître les idées. L’écriture force de plus l’être humain à systématiser sa pensée, à mettre de l’ordre dans la réalité et laisse moins de place au merveilleux. L’écriture suscite en effet une distance de l’être humain par rapport à son objet de réflexion. Plusieurs philosophes grecs ont également mis leurs réflexions par écrit. Les premiers grands philosophes de la civilisation grecque, les présocratiques (chapitre 2), ont vu le jour dans les cités florissantes de Milet et d’Éphèse, en Ionie, et d’Élée, dans la Grande Grèce. À cette époque d’importantes transformations cultu-

38

première partie Les différents types de discours


La Grèce antique.

relles, la raison devient primordiale pour comprendre et expliquer l’univers : c’est ce qui a été appelé l’avènement de la rationalité. Les philosophes présocratiques ont remis en question les visions et les explications du monde fournies jusque-là et posé les jalons de l’investigation philosophique. Tenter de répondre aux questions fondamentales de l’existence humaine ou de réfléchir à des conditions d’une vie meilleure ne sont pas pour autant des phénomènes limités à la Grèce du ~6e siècle ou aux peuples de la Méditerranée. À peu près à la même époque, l’Asie a également fait ses premiers pas dans la quête de la raison, notamment à travers les réflexions de deux personnages influents : Bouddha (v.~536v.~480) en Inde et Confucius (v.~551-v.~479) en Chine. Antérieurement, la pensée de l’Égypte ancienne, vers le ~10e siècle, est considérée comme préphilosophique au sens où certaines questions philosophiques telles que l’origine et la nature de l’univers sont déjà posées par les Égyptiens. Cependant, elles ne font pas encore l’objet de spéculation, d’étude abstraite : au contraire, elles sont liées à des rites religieux ou elles font partie de codes transmis à des fonctionnaires ou à des prêtres afin de conserver les traditions. La Grèce du ~6e siècle abrite cependant tant de mouvements nouveaux, comme l’arrivée des philosophes de la nature (page 21), qu’elle se distingue des autres civilisations. Une telle abondance de questionnements surgis en même temps donnera naissance à des inventions scientifiques, de même qu’à des recherches philosophiques et artistiques. Des discussions et des polémiques, du grec polemikos (« relatif à la guerre »), naissent entre philosophes, comme chez les philosophes de la nature (page 22). L’être humain se sent capable désormais d’explorer la nature et d’argumenter à propos de l’explication du monde la plus satisfaisante. La vérité peut naître du dialogue, à partir duquel chacune et chacun peut construire sa représentation du monde. Sur le plan politique, la formation de la démocratie athénienne

Chapitre 3

La grande quête de la rationalité : le discours philosophique

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(chapitre 4) sera pratiquement indissociable de la philosophie naissante. En effet, en recherchant une constitution politique favorable, les Grecs ont mis l’accent sur l’usage de la parole. Aussi la philosophie se détachera-t-elle progressivement des autres manifestations culturelles ou religieuses pour s’imposer comme recherche rationnelle : c’est l’avènement du logos. La philosophie occidentale naît donc au ~6e siècle en Ionie, et, à partir de ~546 alors que celle-ci est soumise par les Perses, le centre de la vie intellectuelle se déplace vers la Grande Grèce, c’est-à-dire l’Italie du Sud et la Sicile actuelles. Par la suite, c’est à Athènes que la vie intellectuelle sera la plus intense (voir la carte page 39).

Une première définition de la philosophie

L

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e mot logos est dérivé du mot grec legein, qui veut initialement dire « rassembler », « compter », puis « dire », « raconter ». Très tôt chez les Grecs, il prend deux significations indissociables : discours et raison. À la fois discours, capacité de parler, d’entrer en contact avec quelqu’un d’autre et discours argumentatif, par opposition au mythe qui met en scène un récit explicatif du monde ; dans ce premier sens de « parole », le logos est avant tout expression et communication. Mais logos signifie aussi raison, capacité de réfléchir de manière logique et rationnelle. Le logos se présente également comme un principe organisateur et unificateur. La philosophie qui se développe prend donc appui sur cette notion multiple du logos, se dissociant progressivement des discours mythique et religieux afin de placer la rationalité au premier plan.

L’être humain a la faculté de penser, de faire des liens entre des concepts, de réfléchir, de juger et de prendre des distances critiques par rapport à son vécu ou à des conceptions.

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Ce qui différencie, dès l’origine, la philosophie d’autres formes de transmission des connaissances ou de transmission d’un savoir comme le mythe et l’épopée, c’est l’exercice de la rationalité : c’est-à-dire la capacité de se servir de sa raison en s’appuyant sur le raisonnement, la logique, l’analyse attentive et lucide, et non seulement sur les connaissances que peuvent apporter aussi les sens, l’expérience, les impressions ou les émotions. La raison est une caractéristique spécifique de l’être humain, car il détient en propre la faculté de penser, de faire des liens entre des concepts, de réfléchir, de juger et de prendre des distances critiques par rapport à son vécu ou à des conceptions. C’est ici que la philosophie prend toute son utilité : elle peut accompagner sa quête de sens en lui proposant différents points de vue et différentes notions afin de lui fournir des outils d’analyse et de compréhension du monde qui lui permettent de ne pas suivre aveuglément une théorie, une croyance ou un groupe. La philosophie se définit comme un discours rationnel et critique ayant comme point de départ des questions fondamentales. Il s’agit d’une démarche réflexive qui se communique et se transmet. C’est pourquoi nous sommes encore susceptibles d’être touchés ou rejoints par les grands philosophes : ils traitent de questions qui font partie de notre réalité. Ces questions portent notamment sur les causes des choses et sur les manifestations de notre environnement ou encore sur les valeurs des conduites considérées d’un point de vue général. Ces questions traversent l’histoire de l’humanité et n’ont pas encore reçu de réponses absolues aujourd’hui. La philosophie ne se présente pas comme une science, ni comme un ensemble de données certaines et de vérités définitives. La philosophie – des termes grecs philo, « aimer », et sophia, « sagesse », « savoir », ce qui donne littéralement « amour de la sagesse » ou « amour du savoir » – n’est pas la description d’une sagesse acquise ou d’un savoir constitué. Au contraire, il s’agit d’une quête rationnelle, d’une recherche sans fin de connaissances en vue d’une meilleure compréhension des problèmes qui se posent à nous et d’un art de vivre.

première partie Les différents types de discours


Au coeur de la quête, la raison

L

a philosophie s’interroge sur le sens de l’existence, des phénomènes, elle pose la question du pourquoi. Elle veut aussi comprendre les finalités d’une action ou d’une décision, les visées poursuivies : Dans quel but décidons-nous de faire telle chose plutôt que telle autre ? Finalement, elle examine les valeurs des actions ou des décisions ainsi que leurs implications pour l’humain ou la société. Le cheminement philosophique vers la connaissance est, de plus, intimement lié à un questionnement fondamental : Comment accomplir le bien, comment être heureux ? Philosopher ne procède pas simplement de la curiosité pour l’inconnu, mais également d’un désir de changer des choses, d’améliorer la vie en lui donnant un sens. La connaissance est envisagée différemment selon les philosophes, et les diverses conceptions concernant ce qu’il est possible de connaître et la manière d’y arriver déterminent grandement l’aboutissement de leurs quêtes philosophiques. Mais malgré ces différences, ce qui rassemble les philosophes, c’est l’adhésion à un idéal de vérité et à une méthode de questionnement rationnelle et critique.

Une quête de vérité Comment pouvons-nous savoir quelque chose sur l’humain et le monde ? À quoi bon nous interroger si nous ne pouvons pas avoir confiance en nos réponses ? Que pouvons-nous connaître ? Quelles sont les limites de notre connaissance ? Comment s’effectuent les processus de la connaissance ? Et lorsque nous cherchons à nous représenter par exemple un objet, comment pouvons-nous être assurés que la connaissance de cet objet est bien fondée, qu’elle est vraie ? La vérité est ce que recherche l’esprit qui veut connaître et comprendre le monde. Une première définition de la vérité est la correspondance ou la concordance de la pensée avec le réel : est vraie la représentation ou la conception d’une chose dans la mesure où cette chose est représentée telle qu’elle est dans la réalité. Cette définition n’épuise pas, comme nous le verrons, toutes les dimensions de la vérité. Quand nous portons un jugement sur quelque chose, comment pouvons-nous savoir s’il est vrai ? Peut-être est-il faux, mais étayé par une argumentation valide, c’est-à-dire correctement formulée ? Si une personne raisonne, par exemple, à propos d’objets ou d’êtres qui n’existent pas, comme les Martiens, il est possible que ses ar­guments se tiennent, qu’ils aient une apparence logique ; mais même cohérents, ses arguments ne donneront pas pour autant l’existence aux Martiens. Par ailleurs, lorsqu’un jugement moral semble vrai, tel Il est mal de mentir, pouvonsnous vraiment parler de vérité ? En effet, ce jugement concorde-t-il avec une réalité extérieure à l’individu ? Pouvons-nous dire qu’en réalité le mensonge est effectivement mauvais, si bien que ce jugement décrit correctement les faits ? D’ailleurs, comment prouver qu’un acte comme le mensonge ne puisse jamais être acceptable ? Ce sont des questions philosophiques redoutables qui portent sur la connaissance morale. Nous pouvons donc anticiper les nombreux problèmes que pose la question de la détermination de la vérité. Ce qui caractérise la quête de vérité en philosophie, c’est qu’elle est basée sur la rationalité et l’attitude critique.

La méthode philosophique La méthode philosophique met en valeur le questionnement plutôt que des réponses toutes faites qui n’ont pas été examinées à la lumière de la raison. D’où l’exigence philosophique de l’étonnement, du doute, de la recherche de réponses

Chapitre 3

La grande quête de la rationalité : le discours philosophique

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universelles aux questions qu’elle soulève. Qu’est-ce qui distingue une question philosophique d’autres types de questionnement ? La question philosophique : • porte sur des problèmes fondamentaux (signification des phénomènes, de la finalité des actions et de la valeur d’une situation ou d’un phénomène pour l’être humain) ; • concerne tout être humain (elle est universelle) ; • comporte une dimension critique ; • ne relève pas de l’observation systématique, elle n’est pas de l’ordre de la science ; • ne se prête pas à des réponses définitives, elle est ouverte et porte à réflexion. La méthode philosophique s’appuie de plus sur un jugement critique et autonome. Elle exige donc de prendre du temps et du recul, de l’humilité aussi, puisque s’il n’y a pas de réponse définitive, il faut accepter de cheminer et de persévérer.

L’étonnement L’étonnement est la première étape de tout chemin menant à la connaissance. Sans étonnement, il n’y a pas de questionnement et notre raison ne se met pas à la recherche d’une réponse. C’est l’étonnement qui fournit l’impulsion de la recherche des premiers philosophes (chapitre 2) : constatant le mouvement des choses, le rythme des saisons, le cycle des naissances, de la vie et de la mort, ils ont voulu comprendre si ces changements constituaient vraiment la nature des choses.

Le doute

Les théories de la connaissance Les discours scientifique et philosophique reposent en général sur une théorie de la connaissance. Lorsque quelqu’un prétend savoir quelque chose, c’est qu’il dispose forcément d’un moyen de savoir ce qu’il sait, comme Galilée (15641642) – mathématicien, physicien et astronome italien – qui disposait des lois de la géométrie et d’une lunette astronomique pour démontrer que la terre tourne autour du soleil. Non seulement disposait-il de ces moyens de connaissance, mais il croyait aussi que les mathématiques sont fiables et que les instruments, comme la lunette, aident à découvrir la réalité. Les théories de la connaissance diffèrent bien sûr grandement selon les époques et les disciplines.

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Douter, c’est remettre en question la certitude qui entoure un phénomène, une personne, afin de trouver une vérité. Nous acceptons donc temporairement de suspendre notre jugement, de ne pas savoir, de nous laisser ébranler. Le doute est en ce sens une préparation à la connaissance, une invitation à valider nos affirmations et nos concepts avant d’aller plus avant dans notre démarche. C’est un moyen de partir à zéro, ce qui signifie que le doute n’est pas un but en soi, mais bien un moyen pour obtenir des certitudes. Il nous est utile afin de nous débarrasser des préjugés et des faussetés qui nous empêchent d’apercevoir la vérité.

La recherche d’universalité Traiter rationnellement une question, ce n’est pas seulement, ce n’est pas d’abord, utiliser sa raison en vase clos : il faut, d’une part, prendre conscience de l’origine de la question, de son contexte et, d’autre part, lui donner un caractère universel. En posant les grands problèmes de l’humanité, la philosophie recherche des réponses valables pour tous, c’est-à-dire qui concernent l’être humain comme être humain et non seulement un individu dans un environnement donné. Les réponses à ce questionnement doivent pouvoir être comprises par tout être doué de raison. Cependant, en philosophie, si les questionnements restent semblables, les réponses sont différentes selon la théorie de la connaissance sur laquelle le raisonnement philosophique repose, d’où la diversité des conceptions relatives à certaines notions chez plusieurs philosophes. En effet, il n’y a pas de preuves irréfutables : il y a plutôt recherche, argumentation dont il faut tenter d’assurer la validité, ce qui explique la diversité des réponses. Ainsi les questionnements sur la liberté ou la responsabilité traversent-ils toute l’existence humaine, mais ils se sont exprimés dans des conceptions différentes selon les lieux et les époques, liés au contexte culturel. Par exemple, notre définition de la liberté est liée à celle des droits individuels. Or, ceux-ci n’existent pas dans toutes les sociétés et teintent notre conception de la liberté.

première partie Les différents types de discours


La recherche d’un jugement critique et autonome

La méthode que propose la philosophie peut sembler difficile et exigeante dans un premier temps, mais elle est un instrument essentiel dans la formation de citoyens responsables. En effet, dans une société où les décisions se prennent rapidement et souvent de façon impulsive, où les moyens de communication sont omniprésents, avoir un point de vue critique et autonome est de plus en plus difficile, mais plus que jamais nécessaire. La capacité d’analyser rationnellement des situations, la formation d’un jugement indépendant sont des qualités qu’il est possible d’acquérir. La méthode philosophique contribue en effet au développement de la rigueur et de la pensée critique. Elle suscite également des réflexions sur des questions fondamentales qui sont encore d’actualité aujourd’hui, par exemple la dignité et la responsabilité, notre capacité de nous mobiliser relativement à de grands enjeux de société, comme les avancées vertigineuses de la technologie. La philosophie n’impose pas de recettes pour répondre à toutes ces questions : elle propose à chaque individu de réfléchir afin de prendre des décisions avisées et de se diriger vers un meilleur art de vivre.

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La philosophie en quête du savoir et de la sagesse vise aussi à développer un jugement critique et autonome, c’est-à-dire la capacité de porter un jugement éclairé, réfléchi et lucide sur les choses. Pour cela, il faut apprendre à penser par nous-mêmes, à adopter par rapport aux évènements ou aux phénomènes auxquels nous sommes confrontés une attitude de recul, une certaine distance, qui permet une évaluation, une appréciation critique. Mettre entre parenthèses nos sentiments, abandonner nos préjugés pour n’accepter que les faits avérés et un jugement impartial sur eux requièrent engagement personnel et rigueur intellectuelle.

Il est difficile de juger de façon critique et autonome dans un déluge de voix médiatiques.

Une quête de sens Le mot philosophie signifie, comme nous l’avons vu, « amour du savoir », mais aussi « amour de la sagesse ». L’être humain cherche à donner un sens au monde qui l’entoure et à ce qu’il vit. Lorsque la quête de sens concerne le monde extérieur, elle donne lieu à diverses explications du monde, comme les philosophes de la nature en ont proposé. Mais lorsque cette quête porte sur des évènements de la vie courante qui nous touchent de près, elle donne lieu à des réflexions sur le sens de la vie. Certains évènements nous perturbent en effet profondément et ébranlent les conceptions ou les valeurs que nous avions adoptées jusque-là, comme la perte d’un être cher, un échec, la trahison d’un ami, une maladie, la naissance d’un enfant. Le bouleversement de nos habitudes nous amène à nous remettre en question, à interroger la vie, nous force en fait à en exiger le sens. Certaines périodes de la vie sont d’ailleurs plus propices à ce questionnement : l’adolescence, le passage à la vie adulte et le choix d’une carrière. La philosophie peut nous aider à formuler nos questions existentielles. Le contact avec les grands philosophes alimente de plus notre réflexion ; loin de proposer des recettes ou des voies faciles à suivre, ils nous invitent à placer la quête de sens au centre de notre vie. Ainsi certains philosophes que nous étudierons – Socrate, Platon, Aristote ou encore Épicure – considéraient que la recherche du bonheur, d’un meilleur art de vivre, était le but le plus important de la philosophie. La philosophie est aussi tension vers la sagesse. Celle-ci n’est cependant jamais acquise une fois pour toutes, elle s’acquiert pas à pas, elle se pratique, elle peut être chancelante parfois. La philosophie n’est donc pas désincarnée, elle fait montre d’une réelle préoccupation pour le bien et la sérénité qu’apporte une vie bien menée. Elle peut nous aider à vivre, à mieux exercer nos choix, à faire face aux défis que nous rencontrons.

Chapitre 3

La grande quête de la rationalité : le discours philosophique

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La philosophie • La philosophie se définit comme un discours rationnel et critique ayant comme point de départ des questions fondamentales.

• La méthode philosophique repose sur l’étonnement, le doute, la recherche d’universalité ainsi que sur un jugement critique et autonome.

• La philosophie est une quête de vérité : elle veut connaître et comprendre le monde.

• La philosophie est également une quête de sens, d’un art de vivre et d’être heureux.

• La philosophie s’interroge également sur les finalités et les valeurs des actions.

Les grands domaines de la philosophie

L

a philosophie porte sur tous les sujets : il n’y a pas de limites à la réflexion philosophique. Historiquement, la philosophie est d’ailleurs considérée comme la « mère des sciences » : elle est la base des disciplines que nous connaissons. Cependant, quelques grands domaines sont reconnus comme étant plus particulièrement philosophiques : la logique, l’épistémologie, l’anthropologie philosophique, l’éthique, la philosophie politique, la métaphysique, l’ontologie ainsi que l’esthétique. Le tableau suivant comporte une brève description de ces grands domaines.

Les principaux domaines de la philosophie

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Domaines

Sujets de réflexion

Exemples de questions posées

Logique

Étude des composantes des raisonnements ou des arguments pour en évaluer la validité

• Ce raisonnement est-il juste ? • Ces arguments sont-ils bien fondés ?

Épistémologie

• Étude des conditions de la connaissance • Appréciation critique de la valeur et de la portée des principes, des hypothèses et des conclusions des sciences

• Quelles sont les conditions nécessaires à la connaissance ? • Quelles sont les conséquences d’une nouvelle découverte scientifique sur notre représentation du monde ?

Anthropologie philosophique

Étude des différentes conceptions de l’être humain

La liberté de l’être humain est-elle entravée par les nouvelles technologies ?

Éthique

Réflexion sur les fondements des valeurs et de la morale

Comment savoir que l’action que nous nous apprêtons à faire est juste ?

Philosophie politique

Analyse des différentes formes de pouvoir

Une démocratie éclairée est-elle possible ?

Métaphysique

Recherche de compréhension des phénomènes transcendants à la condition humaine

Existe-t-il une autre réalité que celle à l’intérieur de laquelle nous vivons ?

Ontologie

Étude de l’être en tant qu’être

Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

Esthétique

Appréciation de la valeur d’une chose ou d’un objet d’art

Pourquoi ce paysage m’émeut-il ? Qu’estce qui fait la beauté de ce tableau ?

première partie Les différents types de discours


Le domaine de la logique retiendra plus particulièrement notre attention dans la troisième partie de ce manuel (chapitres 9 et 10), car qui dit rationalité dit logique. Tout le monde convient que faire preuve de logique contribue à nous rendre rationnels et que, à l’inverse, nous montrer illogiques nous condamne à l’irrationalité. Les philosophes ont donc senti très tôt le besoin de clarifier ce qu’est la logique pour mieux comprendre ce qu’est la rationalité. On distingue généralement la logique formelle, qui fait appel à des symboles abstraits semblables aux symboles algébriques pour traduire les énoncés, et la logique informelle, qui étudie les raisonnements formulés dans les langues naturelles – le français, l’anglais, l’espagnol et les autres langues – par opposition aux langages symboliques de la logique formelle. La logique informelle est la plus ancienne de ces deux branches, et c’est elle que nous verrons dans la troisième partie sous le vocable logique de l’argumentation.

Dialogue

L

a philosophie ne prétend pas répondre à toutes les grandes questions existentielles, là n’est pas son propos. Elle veut plutôt les reconnaître, les formuler, et interroger à partir d’elles le sens même de la vie. Un dialogue, voilà ce qu’est la philosophie, avec nos compagnons de route et de vie, avec des philosophes qui ont tenté de penser la réalité, comme nous le propose Roger-Pol Droit. Un dialogue intérieur aussi, avec sa propre pensée et ses outils. Un temps d’arrêt dans le cours du temps, mais une aventure dans le cours de sa vie.

Roger-Pol Droit

Dans les mots de Droit Les philosophes, des aventuriers de la raison Loin d’être coupés de la réalité ou enfermés dans un quelconque système théorique, les philosophes, selon Roger Pol-Droit, sont des « aventuriers de la raison » qu’il fait bon fréquenter.

U

ne réelle familiarité, une sorte de proximité corporelle ne peuvent exister avec des concepts, des systèmes, ou simplement des livres. Il est certes possible d’avoir ses habitudes, ses chemins, ses places favorites dans un univers théorique, à peu près comme dans une ville ou dans une campagne. Mais ce n’est pas encore de cette fréquentation qu’il s’agit. Celle-là n’est qu’une accoutumance, une manière de se repérer. Reprendre un raisonnement, rattraper le fil d’un récit, savoir se situer dans un système abstrait, y fabriquer ses propres raccourcis, prendre plaisir à y retrouver une perspective, tout cela vient de retrouvailles répétées avec les choses et les notions. La proximité des philosophes est autrement humaine. Même quand ils ont disparu depuis des millénaires, des siècles ou des décennies, ils ont laissé de la vie dans les théories. Une voix continue à faire entendre son timbre au coeur des systèmes. Les textes philosophiques sont toujours habités par une manière singulière de se placer dans l’existence. Même derrière la plus aride abstraction, il est possible de discerner une posture, une façon de se poser, de se mouvoir, de respirer immobile ou de s’agiter.

Chapitre 3

Roger-Pol Droit (1949-), philosophe français aussi écrivain et journaliste, est auteur d’ouvrages philosophiques, dont L’oubli de l’Inde : Une amnésie philosophique, ainsi que de récits, de romans et de livres d’initiation à la philosophie, tels que La philosophie expliquée à ma fille ou Une brève histoire de la philosophie.

La grande quête de la rationalité : le discours philosophique

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Enrichir ses connaissances

• DROIT, ROGER-POL (2002). La compagnie des philosophes. Paris, Odile Jacob. • FERRY, LUC (2006). Apprendre à vivre : Traité de philosophie à l’usage des jeunes générations. Paris, Plon. • GAARDER, JOSTEIN (1995). Le monde de Sophie. Paris, Seuil. • TOZZI, MICHEL (2005). Penser par soi-même. Lyon, Chroniques sociales.

• La vie est belle de Roberto Benigni (1997). Conte philosophique sur le sens de la vie et de la mort. Un juif fait croire à son fils alors qu’ils sont dans un camp de concentration allemand que toutes les activités du camp ne sont en fait qu’un jeu. • Le Truman Show de Peter Weir (1998). Truman Burbank ignore qu’il est le personnage principal d’une téléréalité et qu’il est filmé vingt-quatre heures sur vingt-quatre à son insu. Le film explore ses doutes et sa recherche de vérité.

• Christine, la reine garçon de Michel Marc Bouchard (2012). Reine du 17e siècle, Christine de Suède (1626-1689) se distinguait des femmes de son temps par son amour des arts et des idées. La pièce porte de grandes questions philosophiques, comme le dilemme entre le bonheur personnel et les devoirs à l’égard du peuple, l’individualisme et la patrie.

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[…] Les philosophes […], il faut le dire à nouveau, sont gens d’« aventures ». Ils attendent parfois longtemps avant de parler, guettant silencieusement l’instant où l’évidence s’explique, où la banalité devient intéressante. Souvent, ils se taisent pour qu’on commence à les écouter. D’autres fois, dans un flot de paroles, ils laissent glisser une comparaison, un exemple, un terme inattendu qui perturbent tout l’ensemble. Les aventures, en leur compagnie, commencent toujours par des mots et des parcours d’idées. Mais en chemin les aléas sont multiples. Le parcours change à mesure qu’on marche. On se retourne, le paysage n’est plus le même. Quelques phrases simples renferment des embarras insoupçonnables. Là même où nul problème n’était signalé apparaissent des impasses. Mais – pour compenser ? – des montagnes de difficultés s’évanouissent en trois mots, de terribles interrogations sont dissoutes en un clin d’oeil. Ou presque. Car les philosophes ne sont évidemment ni des artistes ni des mages. Des aventuriers de la raison, non des poètes ou des chamanes. Définir, délimiter, clarifier, démontrer, argumenter, douter, soupçonner, établir, réfuter… voilà leurs tâches de toujours. Pas d’accessoires, aucun dispositif expérimental. Rien que du langage, et l’exigence sans fin de dialoguer avec soi-même comme avec les autres. Ils ont en commun l’obstination à ne reconnaître d’autre souveraineté que celle de la logique, d’autre autorité que celle de la raison, d’autres lois que celle de l’entendement. Sous mille formes, dans des contextes divers, à des époques dissemblables, dans des cultures fort éloignées les unes des autres. Toujours, des aventures de parole raisonnante les rassemblent… et aussitôt les opposent ! DROIT, ROGER-POL (2002). La compagnie des philosophes (p. 12-13). Paris, Odile Jacob.

La philosophie, « amour de la sagesse », « amour du savoir », ne se définit pas comme une sagesse acquise ou un savoir constitué qu’il suffirait de transmettre. Il s’agit de la recherche d’une meilleure compréhension des problèmes qui se posent à nous maintenant et d’un art de vivre. Cette quête est incessante : fuyant l’ignorance des préjugés et des opinions toutes faites, la philosophie veut susciter la réflexion, l’élaboration d’une pensée critique, d’un jugement autonome permettant à l’individu de mener sa vie selon sa raison. La recherche du sens de l’existence, de la capacité de l’être humain à vivre heureux et serein dans un monde qui lui paraît parfois hostile ou absurde, se traduit donc dans une quête inscrite dans le discours philosophique, comme nous le verrons dans les chapitres suivants. Par ailleurs, la parole, cette capacité d’entrer en contact avec l’autre et au besoin d’amener l’autre à penser comme soi, deviendra d’une grande importance dans la démocratie qui est en train de naître à Athènes. Les sophistes, objet du prochain chapitre, deviendront des maîtres dans le maniement du langage et dans l’art de la persuasion.

première partie Les différents types de discours


TEXTES À L’ÉTUDE But et utilité de la philosophie André Comte-Sponville, né en 1942, est un philosophe français très prolifique. Humaniste, il montre comment les philosophes de l’Antiquité posent des questions qui nous touchent et nous émeuvent parce qu’elles parlent de la condition humaine. Dans son livre Présentations de la philosophie, il fait un plaidoyer afin de démontrer l’utilité de la philosophie à notre époque. […] La philosophie n’est pas une science, ni même une connaissance ; ce n’est pas un savoir de plus : c’est une réflexion sur les savoirs disponibles. C’est pourquoi on ne peut apprendre la philosophie, disait Kant : on ne peut qu’apprendre à philosopher. Comment ? En philosophant soimême : en s’interrogeant sur sa propre pensée, sur la pensée des autres, sur le monde, sur la société, sur ce que l’expérience nous apprend, sur ce qu’elle nous laisse ignorer… Qu’on rencontre en chemin les oeuvres de tel ou tel philosophe professionnel, c’est ce qu’il faut souhaiter. On pensera mieux, plus fort, plus profond. On ira plus loin et plus vite. […] Personne ne peut philosopher à notre place. Que la philosophie ait ses spécialistes, ses professionnels, ses enseignants, c’est entendu. Mais elle n’est pas d’abord une spécialité, ni un métier, ni une discipline universitaire : elle est une dimension constitutive de l’existence humaine. […] La biologie ne dira jamais à un biologiste comment il faut vivre, ni s’il le faut, ni même s’il faut faire de la biologie. Les sciences humaines ne diront jamais ce que vaut l’humanité, ni ce qu’elles valent. C’est pourquoi il faut philosopher : parce qu’il faut réfléchir sur ce que nous savons, sur ce que nous vivons, sur ce que nous voulons, et qu’aucun savoir n’y suffit ou n’en dispense. L’art ? La religion ? La politique ? Ce sont de grandes choses, mais qui doivent elles aussi être interrogées. Or dès qu’on les interroge, ou dès qu’on s’interroge sur elles un peu profondément, on en sort, au moins en partie : on fait un pas déjà, dans la philosophie. Que celle-ci doive à son tour être interrogée, aucun philosophe ne le contestera. Mais interroger la philosophie, c’est ne pas en sortir, c’est y entrer. […] Vivre avec la raison, disais-je. Cela indique une direction, qui est celle de la philosophie, mais ne saurait en épuiser le contenu. La philosophie est questionnement radical, quête de la vérité globale ou ultime (et non, comme dans les sciences, de telle ou telle vérité particulière), création et utilisation de concepts (même si on le fait aussi dans d’autres disciplines), réflexivité (retour sur soi de l’esprit ou de la raison : pensée de la pensée), méditation sur sa propre histoire et sur celle de

Chapitre 3

l’humanité, recherche de la plus grande cohérence possible, de la plus grande rationalité possible (c’est l’art de la raison, si l’on veut, mais qui déboucherait sur un art de vivre), construction, parfois, de systèmes, élaboration, toujours, de thèses, d’arguments, de théories… Mais elle est aussi, et peut-être d’abord, critique des illusions, des préjugés, des idéologies. Toute philosophie est un combat. Son arme ? La raison. Ses ennemis ? La bêtise, le fanatisme, l’obscurantisme – ou la philosophie des autres. Ses alliés ? Les sciences. Son objet ? Le tout, avec l’homme dedans. Ou l’homme, mais dans le tout. Son but ? La sagesse : le bonheur, mais dans la vérité. Il y a du pain sur la planche, comme on dit, et c’est tant mieux : les philosophes ont bon appétit ! En pratique, les objets de la philosophie sont innombrables : rien de ce qui est humain ou vrai ne lui est étranger. Cela ne signifie pas qu’ils soient tous d’égale importance. Kant, dans un passage fameux de sa Logique, résumait le domaine de la philosophie en quatre questions : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ? « Les trois premières questions se rapportent à la dernière », remarquait-il. Mais elles débouchent toutes les quatre, ajouterai-je, sur une cinquième, qui est sans doute, philosophiquement et humainement, la question : Comment vivre ? Dès qu’on essaie de répondre intelligemment à cette question, on fait de la philosophie. […] Fait-il faire de la philosophie ? Dès qu’on se pose la question, en tout cas dès qu’on essaie d’y répondre sérieusement, on en fait déjà. Cela ne veut pas dire que la philosophie se réduise à sa propre interrogation, encore moins à son autojustification. Car on en fait aussi, peu ou prou, bien ou mal, lorsqu’on s’interroge (de façon à la fois rationnelle et radicale) sur le monde, sur l’humanité, sur le bonheur, sur la justice, sur la liberté, sur la mort, sur Dieu, sur la connaissance… Et qui pourrait y renoncer ? L’être humain est un animal philosophant : il ne peut renoncer à la philosophie qu’en renonçant à une part de son humanité. Il faut donc philosopher : penser aussi loin qu’on peut, et plus loin qu’on ne sait. Dans quel but ? Une vie plus humaine, plus

La grande quête de la rationalité : le discours philosophique

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lucide, plus sereine, plus raisonnable, plus heureuse, plus libre… C’est ce qu’on appelle traditionnellement la sagesse, qui serait un bonheur sans illusions ni mensonges. Peut-on l’atteindre ? Jamais totalement sans doute. Mais cela n’empêche pas d’y tendre, ni de s’en rapprocher. « La philosophie, écrit Kant, est pour l’homme effort vers la sagesse, qui est toujours inaccompli. » Raison de plus pour s’y mettre sans tarder. Il s’agit de penser mieux, pour vivre mieux. La philosophie est ce travail ; la sagesse, ce repos.

l’essentiel. Pour ma part, j’ai un faible, depuis mes années d’études, pour la réponse d’Épicure : « La philosophie est une activité, qui, par des discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse. » C’est définir la philosophie par sa plus grande réussite (la sagesse, la béatitude), et cela vaut mieux, même si la réussite n’est jamais totale, que de l’enfermer dans ses échecs. Le bonheur est le but ; la philosophie, le chemin. Bon voyage à tous !

Qu’est-ce que la philosophie ? Les réponses sont aussi nombreuses, ou peu s’en faut, que les philosophes. Cela n’empêche pas toutefois qu’elles se recoupent ou convergent vers

COMTE-SPONVILLE, ANDRÉ (2002). Présentations de la philosophie (p. 12-16). Paris, Librairie générale française, « Le Livre de Poche ».

Trois dimensions de la philosophie Luc Ferry est un philosophe français né en 1951. Résolument athée, il plaide pour une spiritualité sans Dieu. Dans son livre Apprendre à vivre, il s’adresse directement aux jeunes générations afin de présenter la philosophie de façon simple et accessible, parce qu’il est convaincu que l’activité de réflexion est centrale à toute activité humaine. La philosophie – toutes les philosophies, si divergentes soientelles parfois dans les réponses qu’elles tentent d’apporter − nous promet aussi [comme les religions] d’échapper à ces peurs primitives. Elle a donc, au moins à l’origine, en commun avec les religions la conviction que l’angoisse empêche de vivre bien : non seulement elle nous interdit d’être heureux, mais aussi d’être libres. C’est là […] un thème omniprésent chez les premiers philosophes grecs : on ne peut ni penser ni agir librement quand on est paralysé par la sourde inquiétude que génère, même lorsqu’elle est devenue inconsciente, la crainte de l’irréversible. Il s’agit donc d’inviter les humains à se « sauver ». Mais […] ce salut doit venir non d’un Autre, d’un Être « transcendant » (ce qui veut dire « extérieur et supérieur » à nous), mais bel et bien de nous-mêmes. La philosophie veut que nous nous tirions d’affaire par nos propres forces, par les voies de la simple raison, si du moins nous parvenons à l’utiliser comme il faut, avec audace et fermeté. […] […] Bien évidemment, même si la quête du salut sans Dieu est bien au coeur de toute grande philosophie, si c’est là son objectif essentiel et ultime, il ne saurait s’accomplir sans passer par une réflexion approfondie sur l’intelligence de ce qui est – ce qu’on nomme d’ordinaire la théorie – comme sur ce qui devrait être ou qu’il faudrait faire – ce qu’on désigne habituellement sous le nom de morale ou d’éthique.

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première partie Les différents types de discours

La raison en est d’ailleurs assez simple à comprendre. Si la philosophie, comme les religions, trouve sa source la plus profonde dans une réflexion sur la « finitude » humaine, sur le fait qu’à nous autres mortels, en effet, le temps est compté et que nous sommes les seuls êtres dans ce monde à en avoir pleinement conscience, alors il va de soi que la question de savoir ce que nous allons faire de cette durée limitée ne peut être élucidée. À la différence des arbres, des huîtres ou des lapins, nous ne cessons de nous interroger sur notre rapport au temps, sur ce à quoi nous allons l’occuper ou l’employer – que ce soit d’ailleurs pour une période brève, l’heure ou l’après-midi qui vient, ou longue, le mois ou l’année en cours. Inévitablement, nous en venons, parfois à l’occasion d’une rupture, d’un évènement brutal, à nous interroger sur ce que nous faisons, pourrions ou devrions faire de notre vie tout entière. En d’autres termes l’équation mortalité + conscience d’être mortel est un cocktail qui contient comme germe la source de toutes les interrogations philosophiques. Le philosophe est d’abord celui qui pense que nous ne sommes pas là « en touristes », pour nous divertir. Ou pour mieux dire, même s’il devait parvenir, au contraire de ce que je viens de dire, à la conclusion que seul le divertissement vaut la peine d’être vécu, du moins serait-ce là le résultat d’une pensée, d’une réflexion et non d’un réflexe. Ce qui suppose que l’on parcoure trois étapes : celle de la théorie, celle de la morale ou de l’éthique, puis celle de la conquête du salut ou de la sagesse.


On pourrait formuler les choses simplement de la façon suivante : la première tâche de la philosophie, celle de la théorie, consiste à se faire une idée du « terrain de jeu », à acquérir un minimum de connaissance du monde dans lequel notre existence va se dérouler. À quoi ressemble-t-il, est-il hostile ou amical, dangereux ou utile, harmonieux ou chaotique, mystérieux ou compréhensible, beau ou laid ? Si la philosophie est quête du salut, réflexion sur le temps qui passe et qui est limité, elle ne peut pas ne pas commencer par s’interroger sur la nature de ce monde qui nous entoure. Toute philosophie digne de ce nom part donc des sciences naturelles qui nous dévoilent la structure de l’univers – la physique, les mathématiques, la biologie, etc. – mais aussi des sciences historiques qui nous éclairent sur son histoire comme sur celle des hommes. « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre », disait Platon à ses élèves en parlant de son école, l’Académie, et à sa suite aucune philosophie n’a jamais prétendu sérieusement faire l’économie des connaissances scientifiques. Mais il lui faut aller plus loin et s’interroger aussi sur les moyens dont nous disposons pour connaître. Elle tente donc, au-delà des considérations empruntées aux sciences positives, de cerner la nature de la connaissance en tant que telle, de comprendre les méthodes auxquelles elle recourt (par exemple : comment découvrir les causes d’un phénomène ?) mais aussi les limites qui sont les siennes (par exemple : peut-on démontrer, oui ou non, l’existence de Dieu ?). Ces deux questions, celle de la nature du monde, celle des instruments de connaissance dont disposent les humains, constituent ainsi l’essentiel de la partie théorique de la philosophie.

existence va prendre place, il nous faut aussi nous intéresser aux autres humains, à ceux avec lesquels nous allons jouer. Car non seulement nous ne sommes pas seuls, mais le simple fait de l’éducation montre que nous ne pourrions tout simplement pas naître et subsister sans l’aide d’autres humains, à commencer par nos parents. Comment vivre avec autrui, quelles règles du jeu adopter, comment nous comporter de manière « vivable », utile, digne, bref, de manière tout simplement « juste » dans nos relations aux autres ? C’est toute la question de la seconde partie de la philosophie, la partie non plus théorique, mais pratique, celle qui relève, au sens large, de la sphère éthique. Mais pourquoi s’efforcer de connaître le monde et son histoire, pourquoi s’efforcer même de vivre en harmonie avec les autres ? Quelle est la finalité ou le sens de tous ces efforts ? Faut-il d’ailleurs que cela ait un sens ? Toutes ces questions, et quelques autres du même ordre nous renvoient à la troisième sphère de la philosophie, celle qui touche, tu l’as compris, à la question ultime du salut ou de la sagesse. Si la philosophie, selon son étymologie, est « amour » (philo) de la sagesse (sophia), c’est en ce point qu’elle doit s’abolir pour faire place, autant qu’il est possible, à la sagesse elle-même, qui se passe bien sûr de toute philosophie. Car être sage, par définition même, ce n’est pas aimer ou chercher à l’être, c’est, tout simplement, vivre sagement, heureux et libre autant qu’il est possible, en ayant enfin vaincu les peurs que la finitude a éveillées en nous. FERRY, LUC (2009). Apprendre à vivre (p. 23, 26-29). Paris, Flammarion.

Mais il va de soi qu’en plus du terrain de jeu, qu’en plus de la connaissance du monde et de l’histoire dans laquelle notre

Chapitre 2

La grande quête de la rationalité : le discours philosophique

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EXERCICES comme entête de la troisième Discours scientifique et comme entête de la quatrième Discours philosophique. b Écrivez dans la première colonne, sous l’entête Caractéristiques : Question soulevée (ligne 2), Finalités visées (ligne 3), Méthode adoptée ((ligne 4), Objets traités (ligne 5), Critères observés (ligne 6), Langage utilisé (ligne 7). c Remplissez ensuite votre tableau en indiquant quelle est la question soulevée par chaque discours, les finalités (ou buts) qu’il vise, la méthode qu’il adopte, les objets dont il traite, les critères qu’il observe et le genre de langage qu’il utilise.

Aide-mémoire 1

Pourriez-vous répondre facilement par vrai ou faux aux assertions suivantes ? Si vous hésitez, relisez les sections concernées. a Le mot logos est un terme égyptien ancien. b La philosophie est une science qui tente de répondre aux grandes questions de l’humanité. c La philosophie, tout comme la religion, recherche la vérité des choses. d Les grandes philosophies sont dogmatiques parce que leurs auteurs prétendent avoir trouvé une théorie vraie. e Lorsqu’on a enfin trouvé une réponse, l’étonnement disparaît.

2

Pouvez-vous donner la réponse aux questions suivantes sur le contenu du chapitre ? Si vous hésitez, relisez les sections concernées. a Quels sont les deux facteurs qui expliquent la mise à distance du mythe chez les Grecs ? b Quelle est la définition de la philosophie ? c Expliquez en quelques mots les caractéristiques de la méthode philosophique.

3

Pour chacune des questions philosophiques ci-après : • repérez au moins une caractéristique qui en fait une question philosophique ; • indiquez à quel domaine elle pourrait être reliée. a La vérité est-elle relative ? b Qu’est-ce que l’être humain ? c La connaissance passe-t-elle nécessairement par les sens ? d Qu’est-ce que le bien ? e Qu’est-ce que le beau ?

4

5

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Formulez une question philosophique à partir des thèmes suivants et expliquez en quoi il s’agit d’une question philosophique. a La responsabilité b Les lois c L’avortement d Les nouveaux moyens de communication e L’amour f La solidarité Créez un tableau comparatif des caractéristiques des discours religieux, scientifique et philosophique. Faites un tableau de quatre colonnes et de sept lignes. a Écrivez comme entête de la première colonne Caractéristiques, comme entête de la deuxième Discours religieux,

première partie Les différents types de discours

Analyse de textes 6

À partir de votre lecture du texte sur le but et l’utilité de la philosophie (page 47), répondez aux questions suivantes. a Pourquoi Kant disait-il qu’on ne peut apprendre la philosophie ? b Selon Comte-Sponville, la philosophie est un combat. Repérez ce qui constitue son arme, ses ennemis, ses alliés, son objet et son but. c Reliez les quatre questions de Kant et celle qu’ajoute ComteSponville aux domaines de la philosophie correspondants. d Expliquez la citation d’Épicure que retient ComteSponville comme définition de la philosophie. Mettez bien en lumière les trois aspects de celle-ci.

7

À partir de votre lecture du texte sur les trois dimensions de la philosophie (page 48), répondez aux questions suivantes. a Au début de son texte, Ferry évoque l’équation mortalité + conscience d’être mortel. Quelle est selon vous la signification de cette équation ? b Quel est, selon Ferry, le rapport entre la philosophie et la science ? c Formulez au moins une question philosophique pour chacune des dimensions de la philosophie énoncées par Ferry. d À partir de ces questions philosophiques, rédigez un paragraphe qui explique l’importance de la philosophie aujourd’hui aux yeux de Ferry.

Argumentation 8

Les nouvelles technologies de communication et l’apparition des médias sociaux permettent de diffuser l’information et de manière générale toute connaissance en un temps très court, sinon instantané parfois. L’humanité a-t-elle ouvert une boîte de Pandore ? En d’autres mots, y a-t-il un risque que ces nouveaux moyens de


communication restreignent la recherche de la rationalité et de la vérité ? Pour répondre à cette question, posez d’abord la thèse que vous souhaitez défendre. Puis, établissez deux arguments en faveur de votre thèse et un contrargument.

Rédaction de textes 9

En vous inspirant de la citation suivante : « Mais elle n’est pas d’abord une spécialité, ni un métier, ni une discipline universitaire : elle est une dimension constitutive de l’existence humaine » (page 47), rédigez un paragraphe sur ce qui constitue selon Comte-Sponville et selon vous l’utilité de la philosophie.

10 À partir de votre lecture du texte de Ferry (page 48), rédigez un paragraphe afin de montrer les différences entre la quête de salut proposée par la philosophie et par la religion.

Chapitre 3

Réflexion 11 La philosophie accorde une grande importance à la raison chez l’être humain. C’est cette dimension qui est au centre de sa quête de vérité, tout comme celle de la recherche d’un art de vivre. a Ferry, dans le texte « Trois dimensions de la philosophie » (page 48), insiste sur l’importance de la raison dans toutes les sphères de la vie. Croyez-vous au contraire que, dans certains cas, la raison peut nous empêcher d’être heureux ? Justifiez votre réponse. b Dans un de ses ouvrages, Comte-Sponville affirme que si le bonheur pouvait provenir d’un artifice comme « une pilule du bonheur », il faudrait la refuser parce que ce bonheur ne serait pas dans la vérité, il ne proviendrait pas de la conscience et ne nous permettrait pas de réaliser notre condition d’être humain. Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ? Justifiez votre réponse.

La grande quête de la rationalité : le discours philosophique

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Chapitre

5

Objectifs Situer Socrate dans son époque Comprendre les principaux concepts de la philosophie de Socrate (recherche de la vérité, du bien, connaissance de soi, raison)

© Jeff Widener 1989. Place Tiananmen.

Socrate L’invitation à penser par soi-même

Expliquer la méthode philosophique de Socrate Analyser sa conception de la mort et de l’obéissance aux lois

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Une personne peut-elle défendre un point de vue seule contre plusieurs ?

Quête

Q Auremar|View Portfolio/Shutterstock 81584956.

ui n’a pas déjà vécu une situation semblable à celle-ci : vous êtes à la cafétéria ou au restaurant et vous entendez quelqu’un dire du mal d’une ou d’un de vos amis. Vous n’êtes pas d’accord avec ce qui se dit. Mais le groupe rit fort, les affirmations sont méchantes et catégoriques, et vous sentez très bien que si vous intervenez vous deviendrez la cible du groupe. Vous lèverez-vous pour prendre la défense de votre camarade ? Qui ne s’est pas ainsi un jour retrouvé à défendre un point de vue minoritaire, mal à l’aise d’être seul à le faire, mais en même temps intimement convaincu d’avoir raison ? Devons-nous nous rallier au point de vue majoritaire en nous disant que si plusieurs personnes ne pensent pas comme nous, elles ont peut-être raison ? Est-ce à dire qu’une position est valable seulement dans la mesure où elle recueille l’appui du plus grand nombre possible de personnes à la thèse défendue ? Ou au contraire, si l’argument de la majorité n’est pas fondé, ne faut-il pas défendre notre point de vue en nous appuyant sur de vrais arguments ? Comment se définit alors la valeur ou même la vérité d’une position ou d’un argument, et comment pouvons-nous être certains de détenir la vérité ? Socrate, un grand philosophe athénien du ~5e siècle, s’est trouvé dans ce dilemme à plusieurs reprises et il a décidé de faire avancer la vérité en questionnant, en soulevant toutes les objections possibles et en allant au fond des choses, afin de dépasser les opinions communes pour aller vers la vraie connaissance. Voyons comment ses actions et sa démarche peuvent nous aider à réfléchir à cette attitude.

Contexte

A

u ~5e siècle, comme nous l’avons vu au chapitre 4, Athènes est à son apogée, tant sur les plans culturel et politique que par son activité économique et sa richesse. Le gouvernement de Périclès (« La démocratie athénienne au ~5e siècle », page 54), qui dure environ vingt ans, permet à la ville de se développer dans tous les domaines. C’est durant cette période que la démocratie athénienne encourage et met en valeur le débat argumenté pour prendre les meilleures décisions à l’Assemblée du peuple (page 55). Ainsi, la philosophie se voit attribuer une place de choix dans une cité où tout ce qui touche la vie en société est objet de discussion. Toutefois, c’est dans une Athènes en crise que Socrate réfléchit avec ses disciples (« Athènes en guerre », page 57). Outre le conflit violent contre Sparte, d’autres malheurs s’abattent sur la ville : l’épidémie de peste ou de fièvre typhoïde, des scandales, par exemple le procès des stratèges après la bataille des Arginuses, comme nous le verrons plus loin, ou encore la corruption grandissante des magistrats. Devant tant de fléaux qui les frappaient aveuglément, les Athéniens se sont sans doute demandé quel en était le sens, s’il y avait encore des valeurs à défendre et vers quel espoir se tourner. C’est dans ce contexte que Socrate cherche un fondement aux actions humaines, une justification plus solide que la tradition ou la poursuite de l’intérêt personnel. Dans une cité où la parole revêt une valeur centrale, c’est par elle qu’il va tenter d’ouvrir de nouveaux horizons.

Vie

S

ocrate naît à Athènes en ~470 ou ~469 et y meurt en ~399. Contrairement à d’autres philosophes avant lui, Socrate passe la plus grande partie de sa vie dans sa ville natale. Il en est un citoyen à part entière et peut participer de plein droit à

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deuxième partie réflexions de philosophes


toutes les discussions et décisions de l’Assemblée du peuple. Sa mère, Phainarète, est une sage-femme et son père, Sophronisque, un tailleur de pierres et sculpteur. Il suit les enseignements d’Anaxagore (v.~500-v.~428) et connaît les sophistes (chapitre 4). Marié à Xanthippe, il aura trois enfants. Socrate se retrouve sur le champ de bataille à quatre reprises où il sert comme hoplite. Cependant, ce ne sont pas ses prouesses militaires qui attirent l’attention sur lui, mais plutôt son intransigeance relativement à des situations qu’il estime injustes ou arbitraires. Deux de ces situations seront rapportées par Platon (chapitre 6) dans l’Apologie de Socrate. Ainsi, lors de la bataille aux îles Arginuses, en ~406, une tempête empêche les généraux athéniens de ramener leurs morts pour qu’ils soient honorés. À leur retour, alors que Socrate est président du Conseil (page 55), ces généraux sont jugés tous ensemble et condamnés à mort pour ne pas avoir respecté les lois et la tradition d’Athènes ; six d’entre eux sont exécutés. Socrate s’est opposé à cette procédure et à la condamnation même, puisque les généraux auraient dû avoir droit à un procès individuel et non collectif. Il lui semblait inacceptable que le jury ne respecte pas les lois à son tour. À une autre occasion, il va à l’encontre de la volonté des Trente Tyrans (« Athènes en guerre », page 57) qui lui avaient ordonné d’aller chercher un de ses concitoyens, Léon de Salamine, pour le faire exécuter. Ce dernier avait en effet contesté le pouvoir autoritaire des Trente. Socrate refuse d’obéir, parce qu’il ne comprend pas pourquoi Léon devrait mourir sur un simple ordre qu’il estime injuste, et c’est finalement la destitution des Trente qui lui a évité d’être cité à procès. Encore une fois, Socrate s’oppose : il n’admet pas que les règles en vigueur à Athènes soient bafouées et n’a pas peur d’affronter le pouvoir pour faire respecter les lois de la cité.

Socrate hoplite

Un hoplite est un soldat lourdement armé qui exécute le corps à corps. En ~429, lors de la bataille de Potidée, en Macédoine, Socrate se distingue par son courage en sauvant la vie d’Alcibiade (v.~450-~404). Neveu de Périclès (chapitre 4), général et homme politique athénien, ambitieux, très beau et très doué, Alcibiade a été un disciple et un ami de Socrate.

Une grande partie de sa vie se déroule sur l’agora, la place du marché, ou dans les rues d’Athènes, à s’entretenir avec les gens qu’il rencontre pour échanger sur ses préoccupations. Il estime qu’il peut être utile à ses concitoyens en dialoguant avec eux et en prenant le temps de réfléchir avec eux sur ce qu’est le bien, la justice ou le bonheur. Sa préoccupation politique est au centre même de son action : il veut que la cité soit guidée par des principes moraux, que les citoyens agissent conformément aux lois et se soucient davantage du bien commun que du bien individuel.

© AKG-Images.

Socrate a des disciples, particulièrement parmi les jeunes, qu’il attire par son discours et sa personnalité, non grâce à son physique, car il ne payait pas de mine. Il est pauvre, puisqu’il consacre sa vie à ses réflexions et à ses conversations avec les Athéniens. Ce sont précisément ces dialogues avec ses concitoyens qui vont lui attirer des ennuis : son impertinence, sa volonté de ne rien accepter pour vrai tant qu’il n’en est pas convaincu, une certaine indépendance vis-à-vis du pouvoir athénien font de lui un personnage controversé. D’ailleurs, les Trente Tyrans lui auraient même interdit d’enseigner en public, ordre auquel il a évidemment refusé de se plier. Socrate se perçoit lui-même comme une personne dérangeante ; de fait, il veut être cette personne qui vient troubler les gens dans leur sommeil et les empêche de mener une vie sans valeur. Dans l’Apologie rédigée par Platon, Socrate se compare au taon qui vient piquer le cheval et l’impatiente ; ainsi finit-il par excéder les Athéniens par ses questions sans fin et son refus des réponses toutes faites.

L’agora, la place du marché, dont le nom désignait tout le quartier marchand, comprenait statues, fontaines, portiques et monuments publics.

Trois de ses concitoyens, Anytos, Mélétos et Lykon, irrités de la façon dont Socrate semble déstabiliser le pouvoir à Athènes en remettant en question des vérités établies, lui intentent un procès : ils l’accusent d’avoir corrompu la jeunesse, de ne pas croire aux dieux de la cité et d’inventer de nouveaux dieux. L’accusation de corrompre la jeunesse tient au fait que certains jeunes se réclamant de Socrate tenaient des joutes

CHapitre 5

Socrate : l’invitation à penser par soi-même

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La mort de Socrate (1787) par Jacques Louis David.

Socrate échange avec ses disciples en attendant la mort.

oratoires qui n’étaient pas sans rappeler les sophistes. De plus, certains de ses jeunes disciples ont aussi troublé l’ordre public (notamment Alcibiade). Quant à l’accusation concernant les dieux, il faut dire qu’en réalité Socrate respectait les dieux d’Athènes ; il faisait souvent référence à une divinité (daïmonion) qui lui donnait des avertissements, lui faisait signe, par exemple au moment d’agir. En fait, ses accusateurs lui reprochaient surtout de faire preuve d’autonomie de pensée.

À cette époque, la bataille fait rage entre les représentants de la tradition, de la religion, de l’ordre établi et les disciples des sophistes (chapitre 4), qui prennent beaucoup de place aux assemblées et dont la principale motivation semble être le pouvoir. Par sa façon d’être, par le contenu de sa pensée, Socrate se démarque des sophistes et rejette leur philosophie. Toutefois, plusieurs de ses concitoyens ne s’en rendaient pas compte car ils croyaient que Socrate en faisait partie étant donné l’importance qu’il accordait au discours, au dialogue. Socrate refuse l’aide proposée traditionnellement pour préparer sa défense. Il se présente seul devant le Tribunal (page 55), avec comme seul atout son propre discours, car il est convaincu que s’il fait appel au jugement de ses pairs, il pourra leur faire entendre raison et qu’ainsi la vérité sera reconnue. En même temps, il s’adresse à eux avec ironie, et même provocation, comme si son sort ne dépendait pas de ce procès. À l’issue du procès (raconté par Platon dans l’Apologie), Socrate est condamné à mort par absorption d’un poison très toxique, la cigüe. Un délai d’un mois sépare cependant sa condamnation de son exécution, puisqu’une tradition athénienne voulait que les condamnés à mort ne soient pas exécutés tant que le navire qui allait à Délos n’était pas revenu. Cette expédition, qui avait lieu afin de rappeler la victoire de Thésée sur le Minotaure (page 20), étant partie la veille du procès, Socrate a bénéficié d’un sursis qui lui a permis d’échanger avec ses disciples et amis, attendant la mort d’une façon sereine.

Aristophane Aristophane (~445-~346), auteur satirique grec, a connu un grand succès de son vivant. Il se moquait des conventions sociales et refusait la violence, la dictature et la démagogie. Il a plutôt cherché à faire la promotion de valeurs telles que la nature, la paix et la sagesse. Il a écrit notamment Les cavaliers, Les nuées, La paix, Lysistrata et L’Assemblée des femmes.

Sa fin tragique marque aussi toute l’histoire de la philosophie : voici un homme qui n’a pas eu peur devant la mort, qui craignait plus de se trahir lui-même que de perdre la vie. Il aurait pu choisir de se taire et ainsi apaiser la colère de ses concitoyens, mais il ne pouvait pas imaginer vivre sans philosopher. Allant au bout de ses convictions, il a dessiné une attitude philosophique, une recherche de la vérité, qui ne pouvait pas s’arrêter à mi-chemin. Socrate n’a rien écrit. Ce que nous connaissons de lui nous est rapporté surtout par Platon (chapitre 6), un de ses disciples les plus connus, par Aristophane (~445-~346), un auteur satirique, par Xénophon (~427-~355), considéré comme un historien important de l’époque, et par Aristote (chapitre 7) qui, bien qu’il n’ait pas connu Socrate, soumet ses idées à la discussion. Le témoignage le plus souvent utilisé est celui de Platon, puisqu’il a été un disciple très proche de Socrate et que son contenu est le plus riche philosophiquement. D’ailleurs, le personnage de Socrate est au coeur même des dialogues de jeunesse de Platon (par exemple Apologie de Socrate, Criton) comme de ses dialogues de maturité (notamment Théétète, La République), dans lesquels il prête à Socrate des idées plus proches des siennes. De tous ces témoignages ressortent une attitude proprement philosophique et une pensée élevée qui font de Socrate encore aujourd’hui un philosophe majeur et une figure emblématique.

Philosophie

C

omment caractériser l’attitude philosophique de Socrate ? Sa démarche apparaît comme une quête de vérité pour mieux comprendre le sens de l’existence humaine, découvrir les conditions d’une « vie bonne » et trouver une façon de vivre en accord avec le bien.

78

deuxième partie réflexions de philosophes


C’est la raison qui lui sert d’assise dans sa quête de vérité car la connaissance doit reposer selon lui sur des fondements solides. Tout d’abord, la connaissance de soi est à ses yeux primordiale : pour engager le dialogue avec l’autre, il faut être capable d’effectuer un retournement sur soi pour tenter de comprendre l’humain en soi. Le logos, discours et raison, est indissociable de cette quête : la raison ne peut s’incarner que dans un discours et celui-ci doit être bien construit afin d’arriver − si cela est possible − à la vérité. Dans cette perspective, Socrate ne se pose pas comme quelqu’un qui détiendrait cette vérité, mais plutôt comme quelqu’un qui peut aider, contribuer, à la faire advenir, en utilisant le dialogue comme méthode de connaissance. De plus, la rationalité et la connaissance chez Socrate ne sont pas seulement, ne sont pas d’abord, théoriques. Elles ont un but pratique : elles s’incarnent dans la recherche du bien. Nul ne fait le mal volontairement, croit Socrate, mais seulement par ignorance du bien.

La raison : un guide dans la quête de vérité Ce qui distingue Socrate de plusieurs de ses prédécesseurs et de ses contemporains, notamment des sophistes (chapitre 4), c’est sa confiance en la raison comme guide vers la vérité. En effet, les sophistes, qui doutent de la capacité de l’être humain à connaître le réel, prétendent qu’il n’a pas accès à la vérité et ne peut avoir que des opinions sur les choses, opinions qui se valent toutes, une fois admis qu’il n’est de toute façon pas possible de connaître l’essence des choses. Aussi leur utilisation de l’art de la persuasion et la recherche d’opinions majoritaires ne trouvent-elles pas écho chez Socrate. Au contraire, Socrate croit qu’il faut effectuer une recherche commune de la vérité à l’aide du dialogue. Il critique aussi les sophistes parce qu’ils sont rétribués pour leur enseignement alors que, selon lui, le savoir doit être partagé librement. Il croit que c’est en recherchant la vérité et en acceptant l’incertitude que l’individu peut le mieux réaliser sa condition d’humain. Ce n’est pas non plus la nature qui préoccupe Socrate comme chez les physiciens Thalès, Anaximène et Anaximandre (« En quête d’un principe ou d’un élément premier », page 21), car il considère que seuls les dieux détiennent le secret des choses. L’humain peut seulement se mettre en quête de vérité, mais ne peut pas prétendre la détenir de façon définitive. En ce sens, la réflexion est la capacité la plus importante de l’être humain. Celle-ci doit s’exercer en lien avec la conscience individuelle et morale pour le conduire au bien, ce que souligne d’ailleurs Xénophon dans l’éloge qu’il fait de Socrate.

Dans les mots de Xénophon

Xénophon

Xénophon (~427-~355) est un élève de Socrate et un historien. Il a tenu à faire connaître la pensée de son maître, à redonner vie à ses entretiens familiers et à présenter les faits de sa vie. Ses écrits ont une grande valeur documentaire. Il a traité de sujets divers, dont la philosophie politique et morale, l’art de commander, les devoirs du tyran. Il a écrit, entre autres, Mémorables, L’apologie de Socrate, Le banquet, L’économique, La constitution des Lacédémoniens, Anabase.

L’intérêt pour les affaires humaines Dans cet extrait, Xénophon montre son admiration pour Socrate, qui ne tentait pas de percer les secrets de l’univers, mais s’intéressait plutôt à l’être humain.

J

amais personne n’a vu Socrate commettre, ni ne l’a entendu dire, quoi que ce soit d’irréligieux ou d’impie ; en effet, il ne discutait pas non plus de la nature de toutes choses […]. Et parmi ceux qui se préoccupent de la nature de toutes choses, certains sont d’avis que l’être est unique, d’autres qu’il est infini en nombre ; certains croient que toutes les choses sont toujours en mouvement, d’autres que rien ne saurait jamais se mouvoir ; certains sont d’avis que toutes les choses viennent à l’être et périssent, d’autres que rien ne vient à l’être ni ne périt jamais. […] Quant à lui, c’est toujours d’affaires

CHapitre 5

Socrate : l’invitation à penser par soi-même

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humaines qu’il s’entretenait, examinant en quoi consistent le pieux et l’impie, le beau et le laid, le juste et l’injuste, la modération et la folie, le courage et la lâcheté, la cité et le politicien, le gouvernement des hommes et l’aptitude à les gouverner. Il s’entretenait aussi d’autres sujets, dont il considérait que ceux qui les connaissent sont des hommes de bien, tandis que ceux qui les ignorent mériteraient à juste titre d’être appelés des esclaves. XÉnoPHon. Mémorables (tome 1, livre I, 1, 11, 14, 16). Paris, Les Belles Lettres, 2003. (Traduction de Michèle Bandini et de Louis-André Dorion.)

Le mot logos, qui signifie « raison » et « discours » (page 40), évoque dans ce second sens l’argument à démontrer, la prise de position à l’intérieur d’une discussion où le point de vue se modifie au gré des arguments des interlocuteurs. Socrate met en oeuvre cette façon de concevoir le logos plus que tout autre puisqu’il accepte que son point de vue ne soit pas définitif. Socrate veut participer avec ses interlocuteurs à une recherche de vérité parce qu’il croit possible de l’approcher dans la communication avec l’autre. C’est un point central de la philosophie de Socrate : c’est d’après lui par la discussion raisonnée que la vérité peut être établie. Le discours n’est plus instrument de persuasion, mais fondement de la recherche de vérité.

La sagesse : reconnaître son ignorance Socrate veut mettre en oeuvre pour lui et pour les autres la phrase qui ornait le fronton du temple d’Apollon à Delphes : Connais-toi toi-même. Il ne faut pas entendre cette phrase dans un sens psychologique, au sens par exemple de connaître ses forces et ses faiblesses, mais l’interpréter plutôt comme un retour sur soi qui engage l’être humain à prendre conscience de son ignorance, qu’il est un mortel, non un dieu, et qu’il lui faut donc éviter la démesure (page 7), ce qui constitue la voie de la sagesse humaine.

Prêtresse de Delphes (1891) par John Collier.

Cette reconnaissance de notre ignorance et de notre finitude ne constitue pas un simple constat qui légitimerait une certaine paresse intellectuelle, mais davantage, d’après Socrate, un tremplin à partir duquel la connaissance devient possible : ne pas prétendre savoir quand nous ne savons pas, ne pas nous fier aux préjugés véhiculés, aux opinions, aux faux savoirs, nous placent dans une position d’humilité et d’ouverture favorable à la connaissance. Ne pas savoir, c’est se maintenir dans l’ordre de la question plutôt que d’accepter une réponse insatisfaisante ou toute faite. C’est aussi le refus d’une réponse dogmatique, qui fait taire la réflexion.

La Pythie, femme de Delphes spécialement choisie pour être à l’écoute de la volonté d’Apollon dans son temple, transmettait l’oracle, c’est-à-dire la réponse faite par le dieu à la question posée sur des décisions importantes à prendre.

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Platon rapporte dans l’Apologie que Chéréphon, un disciple de Socrate, qui avait interrogé la Pythie pour savoir qui était le plus sage parmi les hommes, avait obtenu la réponse que c’était Socrate qui était le plus sage d’entre tous les hommes. Afin de vérifier la vérité de l’oracle, Socrate questionne tour à tour les politiciens, les poètes et les gens de métier pour en conclure que beaucoup d’entre eux prétendent savoir des choses qu’en fait ils ignorent. Ils sont ainsi dans une double ignorance : ils n’ont pas les connaissances qu’ils prétendent détenir et en plus ils ne sont pas conscients de leur ignorance. Au contraire, Socrate admet les limites de sa connaissance et reconnaît que seuls les dieux peuvent véritablement détenir la sagesse.

Le dialogue comme méthode de connaissance Comment Socrate s’y prend-il pour faire admettre à ses interlocuteurs leur ignorance, à la fois d’eux-mêmes et de la vérité ? Il recourt au dialogue, qui est pour lui un outil de connaissance. Il tente ainsi de s’entendre avec eux sur le sens même des concepts employés. Dans cette démarche, il manie souvent la réfutation et l’ironie afin de dé-

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stabiliser ses interlocuteurs qui auraient été tentés d’émettre des opinions toutes faites. Ce maniement du dialogue, cette dialectique est donc toute tournée vers la recherche de la vérité, telle que l’humain peut l’établir. De plus, grâce au dialogue, il pousse plus loin ses interlocuteurs vers la vérité en les aidant à accoucher de la vérité qu’ils portent en eux sans le savoir.

La définition des concepts En dialoguant avec ses interlocuteurs, Socrate cherche à circonscrire avec eux le sens des concepts qu’ils utilisent. En effet, Socrate démontre que, la plupart du temps, ils n’en ont pas véritablement de définition ou qu’ils s’appuient sur des définitions vagues, sans les avoir soumises à l’épreuve de la raison. Il s’agit d’abord et avant tout d’un travail de définition et de recherche, d’une exigence de sens et d’une quête de vérité ; ce dont les femmes comme Aspasie étaient aussi capables d’après Socrate. L’importance de définir précisément les concepts est notamment bien visible en science et dans tout travail de recherche. Il s’agit de la fondation de toute entreprise intellectuelle. Tout le monde comprend au premier abord ce qu’est un cercle. Nous voyons une roue, un ballon, une orange, toutes sortes d’objets distincts qui sont ronds. Mais le concept de cercle, d’où provient-il ? Il n’existe pas dans la nature, il n’existe pas à un endroit donné, et pourtant nous voyons des objets ayant une forme circulaire. Socrate propose alors, à partir de ces objets ronds, de remonter au général, à ce qui reste lorsque nous enlevons tout ce qui est particulier à une situation ou à un objet, comme la couleur de la roue, la matière du ballon, la texture de l’orange, pour ne retenir que l’idée, le concept de cercle. C’est par conséquent la définition de l’objet qui sera ainsi produite. Définir un concept consiste à rechercher ce qu’il y a d’identique dans tous les cas de l’application de ce concept, la caractéristique générale commune à toutes ses manifestations particulières. Ce que Socrate tente ainsi, c’est de dégager des concepts universels, qui s’appliquent à tous les cas de la même façon.

Aspasie Aspasie (v.~470-v.~400) aurait enseigné à Socrate et à Périclès l’art oratoire. Dans le dialogue de Platon, Ménexène, Socrate dit qu’elle serait l’auteure d’une oraison funèbre prononcée par Périclès. Elle aurait établi les premières écoles de mathématiques et de philosophie pour les femmes à Athènes. Elle a été accusée d’impiété peu avant le début de la guerre du Péloponnèse (page 57), et c’est Périclès lui-même qui a dû plaider sa cause afin de lui éviter d’être durement jugée.

Pourquoi remonter ainsi au général qui est plus abstrait, qui semble plus loin de nous ? Pour pouvoir penser, manier les idées. Selon Socrate, disposer de concepts clairs permet de concevoir la réalité au-delà des objets multiples qui la composent. Il applique cette méthode d’ascension vers le général, d’élévation vers le concept, l’abstrait, à des réalités qui ont une portée très significative pour l’humain, comme la justice, le bien, l’amour.

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Socrate considère que ce qui peut nous tromper dans cette ascension du particulier au général, c’est d’abord l’absence de réflexion. En définissant par exemple ce qu’est le courage, nous pouvons avoir tendance à retenir la première image qui nous vient en tête, sans réfléchir plus avant. Les sens aussi peuvent nous tromper par des perceptions de qualités qui ne sont pas indispensables à la compréhension du concept. Socrate cherche donc ce qui, sous l’opinion, les préjugés, les sens, les traditions, définit la chose dont nous parlons, ce qui la caractérise, c’est-à-dire son essence, qui reste toujours présente, indépendamment des différentes manifestations qu’elle peut prendre. Il interroge l’être humain dans son universalité. Ainsi, lorsqu’il parle du courage, il ne veut pas donner des exemples de gestes courageux, mais remonter jusqu’à la définition du courage même. Une bonne définition de ce qu’est le courage devrait par conséquent respecter certains critères : être universelle, c’est-à-dire s’appliquer à tous les individus ou à tous les cas inclus dans la catégorie que recouvre le concept, et précise, sans entrer dans un détail qui ne caractériserait pas vraiment le concept à définir (chapitre 9). Nous voyons donc qu’en ayant recours à des exemples concrets, particuliers, à partir desquels il est possible de dégager des propriétés communes, Socrate utilise une méthode inductive (page 189).

CHapitre 5

Manifestation à Montréal le 22 septembre 2011 contre la hausse des frais de scolarité. Affirmer ses convictions est un geste courageux.

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Mots attribués à Socrate Des tentatives de définition du courage Trois propositions de définition du courage figurent dans le Lachès de Platon, qui met en scène plusieurs interlocuteurs, dont Socrate discutant avec deux généraux illustres, Nicias (v.~470-~413) et Lachès (v.~475-v.~418). Ces derniers recherchent avec Socrate une définition du courage, mais à chaque fois elle sera jugée incomplète ou trop large. Deux de ces tentatives de définition sont présentées dans l’extrait suivant. Socrate Essayons donc […], Lachès, de définir le courage. Nous examinerons ensuite comment on pourrait l’inspirer aux jeunes gens dans la mesure où les exercices et l’étude peuvent y réussir. Voyons, essaie de dire ce que je te demande : qu’est-ce que le courage ? Lachès Par Zeus, Socrate, ce n’est pas difficile à dire. Quand un homme est déterminé à tenir tête à l’ennemi en gardant son rang, sans prendre la fuite, sois sûr que c’est un homme courageux. Socrate C’est bien dit, Lachès, mais peut-être est-ce moi qui, en m’expliquant peu clairement, suis cause que tu m’as répondu autre chose que ce que je pensais te demander. Lachès Que veux-tu dire, Socrate ? Socrate Je vais te l’expliquer, si je le peux. Sans doute que celui dont tu parles est un brave, qui, ferme à son poste, combat l’ennemi. Lachès Oui, je l’affirme. Socrate Et moi aussi. Mais que dire de celui qui combat l’ennemi en fuyant, au lieu de rester à son poste ? Lachès Comment, en fuyant ? Socrate Comme les Scythes, par exemple, qui, dit-on, combattent tout aussi bien en fuyant qu’en chargeant. De même Homère, voulant louer les chevaux d’Énée, a dit quelque part qu’ils savaient poursuivre et fuir également vite dans les deux sens, et à Énée lui-même il a fait précisément cet éloge qu’il était habile à fuir, et dit qu’il savait prévoir la fuite. Lachès Et avec raison, Socrate, car il parlait de chars, comme toi, tu parles des cavaliers scythes. La cavalerie des Scythes combat en effet de cette manière, mais la grosse infanterie des Grecs, comme je le dis. Socrate Excepté peut-être celle des Lacédémoniens, Lachès. On rapporte en effet qu’à Platées, quand ils se trouvèrent devant les gerrophores [soldats perses au bouclier d’osier], ils ne jugèrent pas à propos de les combattre de pied ferme, mais qu’ils prirent la fuite ; puis, quand les rangs des Perses furent rompus, qu’ils firent volte-face, et, par cette manoeuvre imitée de la cavalerie, gagnèrent la bataille. Lachès C’est exact. Socrate Je te disais donc que c’était ma faute si tu n’avais pas bien répondu, parce que je n’avais pas bien posé la question. Ce que je voulais apprendre de toi, c’était ce qu’est le courage, non seulement chez les fantassins, mais encore chez les cavaliers et tous les combattants en général, et non seule-

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ment chez les combattants mais encore chez les hommes exposés aux dangers de la mer et chez tous ceux qui sont courageux contre la maladie et contre la pauvreté et contre les périls de la politique ; et j’y ajoute non seulement ceux qui sont braves contre la douleur ou la crainte, mais encore ceux qui résistent fermement aux passions et aux plaisirs, soit qu’ils tiennent bon, soit qu’ils se retournent, car il y a bien aussi, Lachès, des gens courageux parmi tous ceux-là ? Lachès Très courageux même, Socrate. © Jastrow 2004.

Socrate Ainsi tous ces gens-là sont courageux, mais ils ont du courage, les uns contre les plaisirs, les autres contre les souffrances, ceux-ci contre les passions, ceux-là contre la crainte. Mais il y en a, je pense, qui en pareil cas montrent de la lâcheté ? Lachès Certainement. Socrate Ce qu’est chacune de ces deux choses, voilà ce que je demandais. Commençons par le courage et essaie de nouveau d’expliquer ce qu’il a d’identique dans tous ces cas. Ne saisis-tu pas encore ce que je veux dire ? Lachès Pas très bien. Socrate Je vais m’expliquer autrement. Si, par exemple, je te demandais ce que c’est que la vitesse, laquelle se rencontre dans la course, dans le jeu de la cithare, dans la parole, dans l’étude et dans beaucoup d’autres choses, et qui trouve son emploi dans presque toute action qui vaut la peine qu’on en parle, dans l’exercice de nos mains, de nos jambes, de notre bouche, de notre voix, de notre intelligence… n’entends-tu pas cela comme moi ? Lachès Si. Socrate Si donc on me demandait ce que j’appelle vitesse appliquée à tous les cas, je répondrais que j’appelle vitesse la faculté qui exécute beaucoup de choses en peu de temps, qu’il s’agisse de la voix, de la course et de tout le reste. Lachès Ta réponse serait juste. Socrate Maintenant, Lachès, essaie à ton tour de définir le courage. Disnous quelle est cette faculté, toujours la même dans le plaisir et dans le chagrin et dans tous les cas où nous venons de dire qu’elle se trouvait, et que nous appelons courage. Lachès Il me semble que c’est une sorte de fermeté d’âme, s’il faut en déterminer la nature dans tous les cas. Socrate Mais oui, il le faut, si nous voulons avoir la réponse à notre question. Maintenant voici ce que je pense, moi : je ne crois pas que toute fermeté te paraisse courageuse, et voici sur quoi je le conjecture, c’est que je suis à peu près certain, Lachès, que tu ranges le courage parmi les belles choses. Lachès Parmi les plus belles, n’en doute pas. Socrate Mais n’est-ce pas la fermeté accompagnée d’intelligence qui est belle et bonne ? Lachès Certainement.

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Socrate Et si elle est jointe à la folie ? N’est-elle pas au contraire nuisible et malfaisante ? Lachès Si. Socrate Alors appelleras-tu belle une pareille chose, une chose qui est nuisible et malfaisante ? Lachès Ce ne serait pas juste, Socrate. Socrate Tu ne reconnaîtras donc pas le courage dans cette espèce de fermeté, puisqu’elle n’est pas belle et que le courage est beau ? Lachès Tu as raison. Socrate Ce serait donc la fermeté réfléchie qui, d’après toi, serait le courage ? Lachès Il me semble. Platon. Lachès (190b-192e). (Adaptation de la traduction d’Émile Chambry, 1864-1938.)

Socrate accepte que ce travail de définition n’aboutisse pas nécessairement, puisqu’il n’est pas certain que nous serons capables de définir la chose en son essence, pour ce qu’elle est vraiment, à la différence de toutes les autres, ni de nous entendre sur cette définition. Il peut arriver que nous nous trouvions parfois devant une aporie, c’est-à-dire une difficulté qui semble insurmontable. Nous pourrons dans ce cas recommencer le travail le lendemain ou un autre jour, en souhaitant atteindre éventuellement la vérité.

La réfutation

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En dialoguant avec ses interlocuteurs, Socrate pratique la réfutation, un échange verbal, un interrogatoire serré, susceptible de révéler les contradictions internes de leurs positions. D’une part, Socrate questionne ses interlocuteurs de façon à les amener à formuler la position principale qu’ils défendent, puis leurs positions secondaires, lesquelles permettent d’éprouver la cohérence de leur position initiale. D’autre part, ses interlocuteurs sont tenus de répondre ce qu’ils pensent, puisqu’aux yeux de Socrate la vérité et la fausseté ne peuvent jaillir que d’une discussion où chaque personne énonce franchement ses positions. Socrate poursuit ainsi la discussion jusqu’à ce que ses interlocuteurs prennent conscience que leur thèse initiale n’était pas fondée. Socrate n’exclut pas qu’elle soit vraie, mais il leur a au moins montré qu’ils ne savent pas si elle est vraie puisqu’ils ne sont pas en mesure d’en démontrer la vérité.

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Socrate ne défend pas lui-même une thèse, puisqu’il se présente comme ignorant. C’est la déclaration d’ignorance de Socrate : il ne prétend pas savoir ce qu’il ne sait pas. Mais cette ignorance ne pouvant s’étendre à toutes les choses de la vie (il connaît quand même ce qu’il est utile de savoir pour vivre !), et même à certaines propositions morales (il croit distinguer le bien du mal !), à quoi s’applique-t-elle donc ? En fait, dans la plupart des cas, Socrate feint de ne rien savoir afin d’amener ses interlocuteurs à se contredire et à prendre conscience de la superficialité de leur savoir. S’il était lui-même compétent dans les domaines sur lesquels se poursuit la discussion, il se poserait alors en enseignant, en maître du savoir, ce qui ferait avorter la démarche. Il s’agit donc d’un véritable exercice


intellectuel, une discussion en profondeur qui amène ses interlocuteurs à une remise en question raisonnée, qui leur permet de mieux connaître leur nature véritable.

L’ironie La déclaration d’ignorance de Socrate est au coeur de son procédé ironique : en prétendant ne pas savoir, il se place en position d’interrogateur : « Que peux-tu m’apprendre à propos de telle chose ? », pourrait-il demander. Son ironie le conduit à présenter l’autre comme étant capable de lui enseigner les connaissances qui lui font défaut. Il devient pour quelques instants l’élève d’un plus savant que lui, qui bien sûr pourra difficilement échapper aux questions incisives de Socrate. Poussé dans ses derniers retranchements, son interlocuteur s’évertue à définir l’objet de la discussion, qui portera le plus souvent sur des préoccupations morales : le bien, la justice, le courage, mais aussi l’amitié ou l’amour. Il en vient ainsi à prendre conscience qu’il défend parfois des positions irréfléchies, de l’ordre de l’opinion ou du préjugé. Mais il peut arriver que les propos et les interrogations ironiques de Socrate le déconcertent et même le blessent, l’humilient ou encore l’impatientent. L’ironie socratique conduit à une prise de conscience de la vanité et de la contradiction des propos superficiels.

La maïeutique Une fois que Socrate a, de concert avec ses interlocuteurs, réfuté les erreurs et les préjugés, il veut leur faire découvrir les vérités de leur esprit en leur posant une série de questions. Pour ce faire, il pratique la maïeutique, c’est-à-dire l’art de faire accoucher les esprits, afin d’aider ses interlocuteurs à découvrir la vérité en eux. Socrate ne prétend pas détenir la vérité. Il ne peut pas l’enseigner ni la découvrir à la place des autres, mais il peut contribuer à la leur faire trouver en eux : la vraie connaissance provient de l’intérieur. Socrate pense que la vérité est en nous, puisque, comme nous le verrons avec Platon (chapitre 6), l’âme a déjà eu accès à la vérité dans une vie antérieure. Purifiée en quelque sorte des opinions et des préjugés, elle est capable d’en prendre conscience à nouveau. Socrate effectue ce travail de la maïeutique en dialoguant avec ses interlocuteurs à partir de choses toutes simples, souvent de concepts comme le courage (page 82) ou la beauté (page 176).

Maïeutique Le mot maïeutique vient du grec maieutikê, « faire accoucher ». Socrate estimait avoir hérité cet art de sa mère, sage-femme, pour faire accoucher les esprits.

Mots attribués à Socrate L’art de faire accoucher les esprits L’accouchement dont Socrate parle et auquel il contribue est possible parce que les découvertes ou les nouvelles connaissances acquises par ses interlocuteurs ont été obtenues dans le dialogue, par le travail de la raison, et aussi grâce à la divinité (daïmonion) qui se manifeste parfois à Socrate sous forme de signe.

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on art d’accoucheur comprend donc toutes les fonctions que remplissent les sages-femmes ; mais il diffère du leur en ce qu’il délivre des hommes et non des femmes et qu’il surveille leurs âmes en travail et non leurs corps. Mais le principal avantage de mon art, c’est qu’il rend capable de discerner à coup sûr si l’esprit du jeune homme enfante une chimère et une fausseté, ou un fruit réel et vrai. J’ai d’ailleurs cela de commun avec les sagesfemmes que je suis stérile en matière de sagesse, et le reproche qu’on m’a fait souvent d’interroger les autres sans jamais me déclarer sur aucune chose, parce que je n’ai en moi aucune sagesse, est un reproche qui ne manque pas de vérité. Et la raison, la voici : c’est que la divinité me contraint d’accoucher les autres, mais ne m’a pas permis d’engendrer. Je ne suis donc pas du tout sage moi-même et je ne peux présenter aucune trouvaille de sagesse à laquelle

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mon âme ait donné le jour. Mais ceux qui s’attachent à moi, bien que certains d’entre eux paraissent au début complètement ignorants, font tous, au cours de leur commerce avec moi, si la divinité le leur permet, des progrès merveilleux non seulement à leur point de vue, mais à celui des autres. Et il est clair comme le jour qu’ils n’ont jamais rien appris de moi, et qu’ils ont eux-mêmes trouvé en eux et enfanté beaucoup de belles choses. Mais s’ils en ont accouché, c’est grâce à la divinité et à moi. Platon. Théétète (150b-150d). (Adaptation de la traduction d’Émile Chambry, 1864-1938.)

La dialectique De fait, tel que Platon le présente dans certains dialogues (La République, par exemple), Socrate engage le dialogue avec ses interlocuteurs de façon dialectique. La dialectique (du grec dialeguesthaï, « converser, s’entretenir avec quelqu’un ») est un art d’interroger et de répondre. Il s’agit de s’entendre d’abord sur le sujet de la discussion et sur le sens des mots employés (définition des concepts), de faire ressortir les contradictions dans le discours de l’autre comme dans le sien (réfutation) et de chercher à les dépasser. La dialectique favorise ainsi peu à peu la progression de la connaissance. En effet, si nous n’effectuons pas ce travail de la raison, comment pouvons-nous savoir si ce que nous disons est vrai ? La dialectique permet de passer d’une opinion non encore réfléchie (la doxa, page 25), le plus souvent basée sur des préjugés qui proviennent par exemple de la tradition ou des habitudes, à une connaissance fondée rationnellement. La dialectique permet donc de conduire le dialogue comme par degrés afin d’atteindre la vérité. Socrate démontre par sa démarche que ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de savoir absolu que nous ne devrions pas tendre vers la vérité ou, à l’inverse, prétendre que toute position peut être valable, comme le pensaient les sophistes. Être ouvert à la vérité, cela veut dire être en recherche, tendre vers elle, tenter de s’en approcher, même sans espoir de la posséder de façon certaine et définitive.

La recherche du bien ou de la vertu La connaissance de soi est importante chez Socrate car elle est décisive pour la conduite de la vie : si nous exerçons bien notre raison, si notre conscience nous guide, non seulement nous rapprocherons-nous de la vérité, mais aussi du bien, qu’il appelle aussi vertu. Avoir une idée claire des concepts, à partir de tous les cas particuliers, permet également de bien agir en toutes circonstances, d’avoir un jugement raisonnable qui ne varie pas au gré des situations. Mieux définir les concepts éclaire les décisions à prendre : le concept devient ainsi ultérieurement un guide pour mesurer nos actions. Socrate prétend qu’il suffit de connaître le bien pour le faire. C’est une assertion qui semble paradoxale puisqu’il arrive que le mal soit choisi plutôt que le bien par faiblesse de la volonté. Faire le bien ne devrait-il pas alors être associé à la volonté plutôt qu’à la connaissance ? Revenons par exemple à la situation exposée dans la « Quête » de ce chapitre (page 76). Lorsque vous entendiez dire du mal d’une ou d’un ami, vous pouviez vous taire et faire comme si vous n’aviez pas entendu, vous joindre au groupe et rire de votre camarade, ou encore vous élever contre les paroles prononcées et prendre sa défense. Pour chacune de ces possibilités, vous avez rapidement évalué ce qui était bien pour vous et peut-être par faiblesse avez-vous choisi l’inaction, tout en sachant pourtant que le bien aurait commandé une action énergique. C’est ainsi qu’il arrive souvent de choisir entre deux maux : ici, celui de l’inaction apparaît supérieur au ressentiment du groupe. La motivation à agir est donc liée à l’évaluation de cette situation.

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Quelqu’un qui fait le mal serait par conséquent un ignorant ou un irréfléchi, ou encore quelqu’un qui se trompe au sujet du bien, qui préfère un bien apparent et qui comble un désir passager, à un bien réel qui procure une satisfaction durable et rapproche de la vérité. En d’autres termes, si une personne sait où est le bien, comment le pratiquer, elle ne peut pas l’ignorer, même s’il semble s’opposer à son intérêt immédiat. C’est en ce sens que Socrate affirme que celui qui fait le mal le fait involontairement, par manque de repères. La connaissance aux yeux de Socrate n’est donc pas seulement théorique ou une façon d’avoir une meilleure prise sur le monde : elle résulte de la réflexion sur le sens de l’action humaine. Cette réflexion incite l’être humain à mieux conduire sa vie et à se rapprocher du bien. Socrate s’oppose ici encore aux sophistes. En effet, ceux-ci, et plus particulièrement Protagoras (chapitre 4), adoptent une position relativiste au point de vue moral : ils croient que les valeurs sont relatives aux époques et aux civilisations. C’est sur ce fondement qu’ils se sont appuyés pour rechercher la meilleure façon d’organiser la vie en société. Socrate, au contraire, recherche une universalité qui transcende les époques et les civilisations et qu’il est possible de faire surgir – accoucher − par le travail de la raison : la justice, la droiture, la bonté, existent en soi, et chaque être humain est capable d’être juste, droit et bon, s’il écoute la raison en lui.

Oliveromg|View Portfolio/Shutterstock 77393452.

Mais Socrate croit qu’en fait chacun recherche le bien dans toutes ses actions et que si quelqu’un agit mal, c’est parce qu’il se trompe quant à la nature du bien, qu’il préfère un bien apparent à un bien réel faute d’avoir pris conscience de ce dernier. Il ne le fait pas en sachant qu’il choisit un bien apparent au détriment d’un bien réel – ce qui serait un cas authentique de faiblesse de la volonté. C’est donc dire que lorsque vous avez choisi telle ou telle option, il est possible que vous l’ayez fait sans apprécier ce qu’est vraiment le bien : vous avez peut-être préféré un bien apparent, immédiat et tangible – votre confort si vous avez opté pour le silence ou si vous avez ri avec les autres, ou votre acceptation dans un groupe – à un bien réel, l’amitié et la fidélité à votre camarade. Dans ce dernier cas, il faut admettre que le bien puisse être défini de façon plus large et ne soit pas accessible d’emblée.

Selon l’évaluation de la situation, peut-être choisirez-vous votre acceptation dans le groupe plutôt que de défendre votre camarade.

La disposition à faire le bien (ou à se conduire de façon vertueuse) ne peut pas dès lors être dissociée chez Socrate de la raison et, par là, de la connaissance. Bien comprendre l’importance de la raison et conformer ses actions à celle-ci rapprochent aussi du plaisir et du bonheur qui y sont liés. D’après Socrate, le bonheur, tout comme le plaisir, ne peut pas être atteint par la satisfaction des sens, mais est intimement accordé à la raison.

Positions de Socrate sur la connaissance • Socrate remet en question les positions des sophistes qui prétendent que l’être humain, n’ayant pas accès à la vérité, ne peut avoir que des opinions sur les choses, opinions qui toutes se valent, une fois qu’il est admis que les choses ne peuvent pas vraiment être connues. • La reconnaissance de son ignorance guide l’humain vers la sagesse et une meilleure connaissance de la réalité. • Socrate soutient que l’être humain peut se mettre en quête de vérité. Il croit qu’une vraie connaissance est possible,

que nous pouvons nous en approcher par une réflexion bien menée. • Socrate veut que cette connaissance repose sur des fondements solides, et ce qui lui sert d’assise, c’est la raison et le dialogue raisonné. • La raison n’est pas désincarnée, elle ne sert pas seulement à connaître les choses, elle peut nous amener vers le bien. Chez Socrate, la connaissance est liée à notre capacité de reconnaître ce qui est bien et de l’accomplir.

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© Philippe Krauer/Keystone/Corbis 42-25566380.

Jeanne Hersch

Dialogue

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Jeanne Hersch (1910-2000), une philosophe suisse, a été l’assistante de Karl Jaspers (18831969), philosophe existentialiste allemand qu’elle a toujours considéré comme son maître à penser. À partir de 1966, elle a dirigé la division de philosophie de l’UNESCO et représenté au sein de cette institution la Suisse de 1970 à 1976. Elle a publié notamment L’illusion philosophique et L’étonnement philosophique.

ne personne peut-elle défendre un point de vue seule contre plusieurs ? Pour cela, il faut avoir le sentiment d’être du côté du vrai ou à tout le moins de la recherche de vérité. Cette situation de la vie quotidienne, Socrate l’a souvent vécue. Cette façon de Socrate de ne rien tenir pour acquis, de questionner sans cesse, est un modèle pour toute personne qui veut s’adonner à la philosophie. Que son personnage irrite ou séduise, sa réflexion ne peut pas nous laisser indifférents : c’est du coeur de la vie qu’il nous interpelle pour que nous luttions contre l’indifférence et la perte des valeurs et que nous retrouvions dans la parole juste les premiers jalons de la connaissance. Une philosophe contemporaine, Jeanne Hersch, a montré comment Socrate nous convie à sortir de notre torpeur, à utiliser notre raison, à entrer en dialogue avec l’autre et, avec lui, à tenter de rejoindre le bien. [note bio + photo à venir]

Dans les mots de Hersch Vivre selon le bien Dans l’extrait qui suit, Jeanne Hersch montre comment la préoccupation de Socrate pour l’être humain l’incite à se préoccuper de la meilleure façon de mener sa vie vers le bien, dans une attitude autonome et responsable. Cette attitude est-elle liée à la connaissance, comme Socrate et les philosophes grecs le pensaient ? Hersch nous amène à une remise en question contemporaine de cette question.

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a question principale posée par Socrate fut : Comment faut-il vivre pour vivre selon le bien ? Nous le voyons : sa préoccupation centrale est bien différente de celle des penseurs précédents. Il est le premier à s’être étonné de cette obligation qu’a l’être humain de diriger sa vie, d’orienter ses actes vers le bien, selon des voies qu’il lui faut trouver lui-même. Il développe la pensée suivante : quand un homme agit, c’est toujours parce qu’il se propose d’atteindre quelque chose qu’il considère comme bon. Même dans le pire des cas : un criminel aussi se propose d’obtenir quelque chose qu’il croit bon pour lui. Seul un être psychiquement irresponsable, un insensé pourrait faire exception. Tout homme sain d’esprit vise par ses actes un résultat qu’il croit être bon. D’où vient alors le mal ? « Le mal, dit Socrate, vient de ce que l’homme se trompe au sujet du bien. » Il prend un faux bien pour un vrai bien, il préfère un moindre bien à un plus grand bien, il sacrifie un grand bien pour se procurer un moindre bien. Il se trompe. Le mal provient de l’ignorance. Développer, assurer le sens du vrai bien chez l’homme, telle est pour Socrate la tâche essentielle. Telle est la raison d’être de sa maïeutique, de son art d’accoucheur. Nous touchons ici à un thème central de toute philosophie. Dire qu’on ne fait le mal que par ignorance, cela pourrait signifier simplement qu’on n’est pas bien informé. Ce n’est pourtant pas du tout de cela qu’il s’agit. Pour découvrir le vrai bien, une transformation intérieure est nécessaire. L’ignorance dont provient la mauvaise action n’est pas une ignorance objective, à laquelle il serait possible de remédier par plus de savoir extérieur ou plus d’information. C’est une ignorance bien plus profonde, une incapacité intérieure de discerner et de juger. Reconnaître le vrai bien, c’est aussi en soi un acte moral.

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Il faut vraiment le vouloir. Ce point est philosophiquement central. Plus on étudie le développement de la philosophie occidentale, et plus on découvre en son centre que les vérités théoriques n’y sont jamais théoriques seulement, et que les impératifs pratiques qui en dérivent ne se réduisent jamais à un sermon purement moral. Le théorique et le pratique, le pratique et le théorique y sont inséparables.

Enrichir ses connaissances

[…]

• BRUN, JEAN (1960). Socrate. Paris, Presses universitaires de France.

Il ne faudrait certes pas imaginer que, selon Socrate, il suffirait d’assimiler un manuel de morale pour devenir capable de faire le bien. Ce qu’il faut, c’est susciter et exercer le sens profond pour le vrai qui sommeille en chaque homme. On oublie souvent que le sens pour le vrai est lui-même moral. C’est pourquoi la racine de la science − et aussi de notre science moderne − est morale par essence. Si les savants soumettent leurs hypothèses à d’aussi sévères vérifications, c’est qu’ils se sont engagés moralement, devant euxmêmes, à une qualité rigoureuse de certitude lorsqu’il s’agit du vrai. On le voit : la philosophie a sa place ici, à l’articulation du théorique et du pratique, de la connaissance et de l’action. Connaître, c’est aussi un faire. Et le faire est aussi un connaître. Impossible de les séparer l’un de l’autre. Leur lien, dans la condition humaine, nous le saisissons pour la première fois dans la vie et dans la présence de Socrate. Selon Socrate, donc, nous ne faisons le mal que par ignorance. Par conséquent, si nous voulons connaître le vrai et développer en nous notre exigence du vrai, il nous faut commencer par travailler sur nous-mêmes. D’où la célèbre maxime de Socrate, Connais-toi toi-même. […] Nous connaître nous-mêmes, cela signifie : découvrir en nous la racine la plus profonde de notre sens pour le vrai, mais aussi les faiblesses et les manques de cette racine ; découvrir également notre non-savoir ; nos tendances à l’illusion ; notre penchant à nous tromper nous-mêmes. Tout cela est contenu dans le Connais-toi toi-même.

• HERSCH, JEANNE (1993). L’étonnement philosophique : Une histoire de la philosophie. Paris, Éditions Gallimard. • MESSADIÉ, GÉRALD (2000). Madame Socrate. La Flèche, Éditions Lattès.

• Gandhi de Richard Attenborough (1982). Ce film présente un grand personnage, Gandhi, qui a lutté jusqu’au bout pour ses convictions et la défense des droits de son peuple tout en prônant la non-violence. • La firme de Sydney Pollack (1993). Ce film met en scène un avocat qui accepte de travailler pour une grande firme qui lui propose des conditions très avantageuses. C’est après la mort de deux de ses collègues qu’il se rend compte qu’il se passe de drôles de choses dans ce cabinet et qu’il se pose des questions sur ce qu’il est juste de faire.

Il ne s’agit pas d’un simple regard dans le miroir de la réflexion, d’une façon de se voir et de se décrire. Il s’agit d’une action. Ici encore, au coeur de l’influence socratique s’unissent théorie et pratique. HERSCH, JEannE (1993). L’étonnement philosophique (p. 29-32). Paris, © Éditions Gallimard, « Folio/Essais ».

Cette idée que le mal peut être combattu par la connaissance persiste encore aujourd’hui : elle sert en un sens de fondement aux programmes de réinsertion sociale ou de réhabilitation des personnes ayant commis un crime. En effet, le crime est souvent attribué à des carences dans l’éducation : si une personne pouvait connaître les enjeux soulevés par ses actes, elle ne commettrait pas le mal. Cette prise de conscience est liée pour Jeanne Hersch à une volonté d’action et de transformation ; une philosophie, comme celle de Socrate, qui s’applique jusque dans le quotidien nous y amène. Socrate a ainsi eu beaucoup d’influence sur toute la philosophie occidentale à travers l’oeuvre de Platon et celle d’Aristote, qui seront traitées dans les deux chapitres suivants.

CHapitre 5

Socrate : l’invitation à penser par soi-même

• La vie de Galilée (Leben des Galilei) de Bertolt Brecht (1938). Dans cette pièce, Bertolt Brecht décrit le combat de Galilée, qui défie les autorités religieuses de l’époque en défendant le système héliocentrique de Copernic contre la vision traditionnelle géocentrique, et tente, au péril de sa vie, de faire triompher la vérité.

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EXERCICES TEXTES À L’ÉTUDE Crains-tu la mort, Socrate ? Dans l’extrait qui suit, Socrate a été condamné à mort et il s’adresse une dernière fois aux membres du jury. Il leur explique qu’il ne faut pas tenter de fuir la mort, qu’il faut plutôt y faire face, que ce soit au combat ou à la suite d’un jugement du tribunal. Il soutient qu’il ne faut pas la craindre comme si elle était un mal. Voici encore quelques raisons d’espérer que la mort est un bien. Il faut qu’elle soit de deux choses l’une : ou l’anéantissement absolu et la destruction de toute conscience, ou, comme on le dit, un simple changement, le passage de l’âme d’un lieu dans un autre. Si la mort est la privation de tout sentiment, un sommeil sans aucun songe, quel merveilleux avantage n’estce pas que de mourir ? Car, que quelqu’un choisisse une nuit ainsi passée dans un sommeil profond que n’aurait troublé aucun songe et qu’il compare cette nuit avec toutes les nuits et avec tous les jours qui ont rempli le cours entier de sa vie ; qu’il réfléchisse, et qu’il dise en conscience combien dans sa vie il a eu de jours et de nuits plus heureuses et plus douces que celle-là. Je suis persuadé que non seulement un simple particulier, mais que le grand roi lui-même [le roi des Perses] en trouverait un bien petit nombre, et qu’il serait aisé de les compter. Si la mort est quelque chose de semblable, je dis qu’elle n’est pas un mal ; car la durée tout entière ne paraît plus ainsi qu’une seule nuit. Mais si la mort est un passage de ce séjour dans un autre, et si ce qu’on dit est véritable, que là est le rendez-vous de tous ceux qui ont vécu, quel plus grand bien peut-on imaginer, mes juges ? Car enfin, si en arrivant aux enfers [le royaume des morts], échappé à ceux qui se prétendent ici-bas des juges, on y trouve les vrais juges, ceux qui passent pour y rendre la justice, Minos, Rhadamanthe, Éaque, Triptolème et tous ces autres demi-dieux qui ont été justes pendant leur vie, le voyage serait-il donc si malheureux ? Combien ne donnerait-on pas pour s’entretenir avec Orphée, Musée, Hésiode, Homère ? Quant à moi, si cela est vrai, je veux mourir plusieurs fois. Pour moi surtout, quel admirable passe-temps de me trouver là avec Palamède, Ajax, fils de Télamon, et tous ceux des temps anciens qui sont morts victimes de condamnations injustes ! Quel agrément de comparer mes aventures avec les leurs ! Mais mon plus grand plaisir serait d’employer ma vie, là comme ici, à interroger et à examiner tous ces personnages pour distinguer ceux qui sont véritablement sages et ceux qui croient l’être et ne le sont point. À quel prix ne voudrait-on pas, mes juges, examiner un peu celui qui mena contre Troie une si nombreuse armée, ou Ulysse ou Sisyphe et tant d’autres, hommes et femmes, avec lesquels ce serait un bonheur inexprimable de converser et de vivre en les observant et

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deuxième partie réflexions de philosophes

les examinant ? Là, du moins, on n’est pas condamné à mort pour cela, car les habitants de cet heureux séjour, entre mille avantages qu’ils ont sur nous qui vivons ici-bas, jouissent d’une vie immortelle, si du moins ce qu’on en dit est vrai. C’est pourquoi, mes juges, soyez pleins d’espérance dans la mort, et ne pensez qu’à cette vérité, qu’il n’y a aucun mal pour l’homme de bien, ni pendant sa vie ni après sa mort, et que les dieux ne l’abandonnent jamais. Ce qui m’arrive n’est point l’effet du hasard et il est clair pour moi que mourir maintenant et être délivré des soucis de la vie était ce qui me convenait le mieux ; aussi la voix divine [daïmonion] s’est tue aujourd’hui et je n’ai aucun ressentiment contre mes accusateurs ni contre ceux qui m’ont condamné, quoique leur intention n’ait pas été de me faire du bien et qu’ils n’aient cherché qu’à me nuire, ce qui me donnerait quelque raison de me plaindre d’eux. Je ne leur ferai qu’une seule prière. Lorsque mes enfants seront grands, si vous les voyez rechercher les richesses ou toute autre chose plus que la vertu, punissez-les, en les tourmentant comme je vous ai tourmentés ; et s’ils se croient quelque chose alors qu’ils ne sont rien, faites-leur reproche de leur insouciance et de leur présomption comme je l’ai fait avec vous. Si vous faites cela, vous nous aurez traités avec justice, moi et mes enfants. Mais il est temps que nous nous quittions, moi pour mourir, et vous pour vivre. Qui de nous a la meilleure part ? Personne ne le sait, excepté le dieu [daïmonion]. Platon. Apologie de Socrate (40d-42a). (Adaptation de la traduction de Victor Cousin, 1822, par Céline Garneau dans Apologie de Socrate, Criton, précédés de Euthyphron, Anjou, Éditions CEC 2009.)


TEXTE À L’ÉTUDE T’échapperas-tu, Socrate ? L’allégorie Le texte qui suitde estla tirécaverne d’un dialogue de Platon intitulé Criton, dans lequel Platon met en scène Criton et Socrate, la veille de la mort de ce dernier. Criton propose à Socrate de l’aider à s’évader. L’allégorie de la caverne représente sous une forme imagée, celle de la caverne, toutes les dimenSocrate réfléchit avec Criton à cette possibilité et examine les arguments qui lui permettraient de sions de la condition humaine, telle que Platon se la représentait. L’être humain est enfermé s’évader ou de se conformer aux lois de la cité. dans le monde sensible comme le sont les prisonniers dans une caverne, coupés du monde extérieur, qui est celui du monde intelligible pour Platon. L’importance de l’éducation et le rôle du le lot dulegrand Criton Mais maintenant, merveilleux Socrate,L’interlocuteur laisse-toi per- de réflexion. philosophe sont également mis en lumière. Socrate estVoilà ici Glaucon, frère nombre ! Mais nous, puisque argumentation dans cette direction, ne discutons de suader et sauve-toi ! Si tude meurs, ce était ne sera paspour un les malheur de Platon. Nous savons lui qu’il doué arts et lesnotre exercices physiques.vaIl occupe rien d’autre quecomprendre de ce que nous ordinaire pour moi, qui seraicomme privé d’un ami comme toi, s’attacher peu de place dans moi ce dialogue, s’il voulait simplement à bien les évoquions tantôt. Accompliunexplications ami commedejamais je ne pourrai en retrouver. Mais, pense rons-nous un acte juste si nous soudoyons, pour obtenir leur Socrate. aussi qu’à tous ceux nombreux qui nous connaissent mal, toi faveur, ceux qui doivent me sortir d’ici ? Est-il juste que nouset moi, il semblera que j’aurais dû être en mesure de te sauver mêmes nous soyons complices en prenant la fuite ? Pour dire si j’avais consenti à payer ce qu’il fallait et que je ne m’en sois la vérité, ne commettrions-nous pas une injustice si nous faipas soucié. Y aurait-il réputation plus honteuse que de paraître sions tout ça ? Et si en le faisant nous paraissons coupables, plus attaché à l’argent qu’à ses amis ? La plupart des gens ne devrions-nous encore peser et soupeser, pour éviter de comcroiront jamais que c’est toi, toi-même, qui a refusé de t’en mettre un acte injuste, s’il faut mourir en restant ici bien tranquilles ou bien subir quelque autre malheur ? aller d’ici, alors que rien ne nous tenait plus à coeur. Socrate Mais faut-il vraiment, mon excellent Criton, que nous nous souciions tant de l’opinion du grand nombre ? Les personnes qui ont le plus de valeur à nos yeux, celles dont le jugement compte pour nous, penseront plutôt que les évènements se sont passés comme ils se sont passés réellement. Criton Mais tu vois pourtant bien, Socrate, qu’il est nécessaire de se soucier de l’opinion du grand nombre. La situation actuelle montre assez clairement que ce grand nombre est capable d’accomplir aussi bien les petits maux que les plus grands, chaque fois qu’on lui présente calomnie sur calomnie ! Socrate L’idéal, cher Criton, serait que ce grand nombre soit capable de réaliser les plus grands maux, de telle façon qu’il soit également en mesure de réaliser les biens les plus grands ; ce serait vraiment très bien ! En fait, il ne semble capable ni de l’un ni de l’autre : impuissant à rendre un homme ni sensé ni insensé, il fait les choses comme le hasard les présente. Criton Bon, mettons donc que ce soit le cas. Mais dis-moi une chose, Socrate, qu’est-ce qui t’arrête ? Est-ce le souci de ce qui pourrait m’arriver, à moi et aux amis, si tu décidais de sortir d’ici ? […] Socrate C’est […] sur la base de ce que nous reconnaissons en commun qu’il convient d’examiner s’il est juste ou non que j’essaie de sortir d’ici sans l’autorisation des Athéniens. Si ce projet semble juste, nous essaierons. Sinon, laissons tomber. Quant à tes inquiétudes concernant les risques de perdre nos biens, l’opinion des autres, l’éducation de mes enfants, j’ai bien peur qu’il ne s’agisse ici de considérations fallacieuses, sauf pour ceux qui font mourir les gens à la légère et qui les ressusciteraient, s’ils en étaient capables, et cela sans aucune

CHapitre 5

Criton Tu dis bien les choses, Socrate, il me semble. Voyons donc ce qu’il faut faire. Socrate Discutons-en ensemble, mon cher ami. Et si tu trouves quelque chose pour me contredire, eh bien, contredismoi et je m’inclinerai. Sinon, cesse donc, mon ami, de me tenir toujours le même discours en me répétant que je dois m’évader d’ici, contre la volonté des Athéniens. […] Vois donc si depuis le point de départ de notre discussion la question te semble bien posée et essaie de répondre à mes questions du fond de ta pensée. Criton D’accord, j’essaierai. Socrate Affirmons-nous qu’en aucune circonstance il ne faut commettre l’injustice, ou bien qu’on peut le faire dans certains cas et dans d’autres non ? Reconnaissons-nous, comme nous en sommes tombés d’accord souvent auparavant, que commettre l’injustice n’est jamais bien ni beau ? C’est encore ce que nous venons de dire. Et tous ces principes dont nous avons convenu jusqu’à maintenant, se seraient-ils effondrés au cours des derniers jours ? Et puis, Criton, est-ce que des hommes âgés comme nous le sommes, discutant ensemble sérieusement, auraient pu ne plus avoir conscience qu’ils ne parlaient pas autrement que des enfants ? Ne pensons-nous pas plutôt que ces principes subsistent, tels que nous les avons énoncés, que le grand nombre les accepte ou non ? Qu’on doive ou non espérer dans les circonstances une épreuve plus dure ou un sort meilleur, n’est-ce pas de toutes façons toujours un mal et une honte, pour celui qui la commet, de commettre l’injustice ? L’affirmons-nous, oui ou non ? Criton Nous l’affirmons.

Socrate : l’invitation à penser par soi-même

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TEXTE À L’ÉTUDE

bonnes législations et dont les citoyens sont bien disciplinés ? Si tu fais cela, vivre aura-t-il encore de la valeur pour toi ? Ou Criton Non, assurément. L’allégorie de la caverne alors voudras-tu les fréquenter et auras-tu le front d’entrer en […] discussion avec eux ? Mais, dis-nous, Socrate, au moyen de L’allégorie de la caverne représente sous une forme imagée, celle de la caverne, toutes les dimenquels arguments le ferais-tu ? Est-ce en disant ce que tu Socrate […] que nous serions surque le point évasions de la Alors condition humaine, telle Platondesenous la représentait. L’être humain est enfermé répétais ici, que la vertu et la justice sont ce qu’il y a de plus derdans – appelle ça du nom qui te conviendra les lois et dans la cité le monde sensible comme le sont les–, prisonniers une caverne, coupés du monde extéestimable pour l’humanité, tout comme les usages et les lois ? dans sonqui ensemble de nous, se dresserieur, est celuis’approcheraient du monde intelligible pourelles Platon. L’importance de l’éducation et le rôle du Ne penses-tu pas que le comportement de Socrate paraîtra raient devant sont nouségalement et elles nous : « Dis-nous, de Socrate est ici Glaucon, le frère philosophe misinterrogeraient en lumière. L’interlocuteur absurde dans ces circonstances ? Il faut vraiment que tu le Socrate, que Nous te proposes-tu Cettedoué action dont faiset les exercices physiques. Il occupe de Platon. savons dede luifaire qu’il? était pour lestuarts croies ! le peu projet qui dans est ton est-ce autres’ilchose quesimplement le projet s’attacher à bien comprendre les deetplace ce affaire, dialogue, comme voulait deexplications nous détruire, nous, les lois, et toute la cité ? Crois-tu vrai- […] de Socrate. ment que cette cité puisse subsister sans être bouleversée, si « Allons, Socrate, tu dois croire en nous, les lois, qui t’avons les jugements qui y sont promulgués demeurent privés de fait ce que tu es, ne mets ni tes enfants, ni ta propre vie, ni suites et si chacun des citoyens individuellement peut leur quoi que ce soit au-dessus de ce qui est juste, afin qu’arrivé enlever leur force et les réduire à néant ? » dans l’Hadès, tu puisses recourir à ces arguments pour faire ta […] propre apologie auprès de ceux qui gouvernent là-bas. […] Aujourd’hui, si tu quittes la vie, tu t’en iras condamné Mais alors, supposons que les lois nous disent : « Est-ce bien injustement, non par nous, les lois, mais par des hommes. Si, cela, Socrate, dont nous avions convenu, nous et toi ? N’est-ce au contraire, tu t’évades en répondant honteusement à pas plutôt que tu te rangerais aux jugements rendus par la l’injustice par l’injustice et en rendant le mal pour le mal, en cité ? » […] violant tes propres accords et tes engagements envers nous, […] en faisant du tort à ceux qui en méritent le moins, toi-même, tes amis, la patrie et nous-mêmes, nous ne te rendrons pas la [Socrate continue à imaginer que les lois s’adressent à lui.] vie facile, et dans l’Hadès, nos soeurs, les lois qui règnent là« Réfléchis un peu. En violant nos accords, tu commets une bas, ne te feront pas bon accueil, sachant que tu as entrepris faute, mais quel bien en escomptes-tu pour toi-même ou pour dans la mesure de tes moyens de nous détruire. Allons, ne tes amis ? N’est-il pas clair qu’ils prennent le risque, comme laisse pas Criton te persuader de faire ce qu’il t’enjoint de toi, d’être condamnés à l’exil, d’être privés de leur droit de faire, mais obéis-nous. » cité, de perdre leur fortune ? Mais pour parler de toi d’abord, […] si tu te rends dans une ville voisine, Thèbes ou Mégare par exemple, puisque l’une et l’autre ont de bonnes lois, tu y Laisse donc, Criton, et faisons les choses comme je l’ai dit, arriveras, Socrate, en ennemi de leur constitution, et tous puisque c’est dans cette voie que le dieu [daïmonion] nous ceux qui là-bas sont attachés à leur ville te considèreront de conduit. travers, comme si tu menaçais de détruire leurs lois. De la sorte, tu renforceras l’opinion de ceux qui croient que les CaRRIER, anDRÉ, DESPRÉS, PIERRE, lÉGaRÉ, GInEttE (1996). juges ont rendu un jugement juste. Quiconque, en effet, Criton de Platon (44b-45a, 48c-49c, 50a-50d, 53a-53d, détruit les lois passe à juste titre pour quelqu’un qui est 54b-54d). Montréal, Éditions CEC. (Traduction de Georges susceptible de corrompre les jeunes gens et les esprits mal Leroux.) avertis. Faudra-t-il que tu te tiennes loin des villes qui ont de Socrate Il ne faut donc jamais commettre l’injustice.

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deuxième partie réflexions de philosophes


EXERCICES d Quelle est la deuxième définition du courage donnée par Lachès ? Que reproche Socrate à cette définition ? e Proposez une définition du courage qui échappe, selon vous, aux critiques de Socrate.

Aide-mémoire 1

2

Pourriez-vous répondre facilement par vrai ou faux aux assertions suivantes ? Si vous hésitez, relisez les sections concernées. a Socrate est un sophiste. b Socrate est un politicien aguerri. c Le dialogue chez Socrate est une façon détournée d’amener son interlocuteur à penser comme lui. d Selon Socrate, la reconnaissance de notre ignorance conduit à la sagesse. e Socrate a inventé un nouveau dieu. f La maïeutique est un terme grec pour désigner une maladie. g Socrate avait réponse à tout. h Socrate a été immédiatement exécuté à la suite de son procès. i Socrate était vieux, c’est pour cela qu’il ne craignait pas la mort. Pouvez-vous donner la réponse aux questions suivantes sur la matière du chapitre ? Si vous hésitez, relisez les sections concernées. a Quels sont les chefs d’accusation à l’origine du procès de Socrate ? b Pourquoi Socrate se compare-t-il à un taon ? c En quoi consiste l’attitude philosophique de Socrate ? d Pourquoi Socrate pratique-t-il la réfutation et l’ironie ? e En quoi Socrate se distingue-t-il des philosophes de la nature et des sophistes ? f Expliquez ce propos que Platon fait tenir à Socrate dans son Apologie de Socrate (38a) : « une vie où l’on ne pourrait interroger n’est pas vivable pour un homme ».

Analyse de textes 3

Dans le texte « Des tentatives de définition du courage » (page 82), Socrate et Lachès commencent leur réflexion afin de définir le courage. Vous pouvez au besoin recourir au chapitre 9 pour répondre à ces questions. a Quelle est la première définition proposée par Lachès ? b Cette définition satisfait-elle les critères d’une bonne définition ? c Trouvez le passage dans lequel Socrate explique à Lachès le défaut de sa première définition. Identifiez le critère auquel Socrate fait référence et indiquez quel exemple il utilise pour illustrer ce critère.

CHapitre 5

4

Dans le texte « L’art de faire accoucher les esprits » (page 85), Socrate explique sa maïeutique, c’est-à-dire la façon dont il procède pour aider ses interlocuteurs à découvrir la vérité en eux. Démontrez comment il s’y prend à l’aide des questions suivantes. a Qu’y a-t-il de plus important dans l’art d’accoucheur de Socrate ? b Que veut dire Socrate dans cette phrase (page 86) : « Mais s’ils en ont accouché, c’est grâce à la divinité et à moi » ?

5

Dans le texte « Vivre selon le bien » (page 88), Jeanne Hersch situe l’importance de la recherche du vrai. a Expliquez pourquoi Hersch considère que la science est morale. b Énumérez ce qui est contenu dans la connaissance de soi, selon Hersch. c Que veut dire Jeanne Hersch quand elle affirme que théorie et pratique sont inséparables ?

Argumentation 6

Socrate a décidé, conformément à la mission qu’il croyait avoir reçue de son dieu (daïmonion), de continuer à philosopher jusqu’à la fin, refusant de se taire ou de se ranger derrière la majorité de son jury. A-t-il bien fait ? Énoncez deux arguments distincts pour justifier l’une ou l’autre position. Vous pouvez au besoin appuyer vos arguments à l’aide d’un des textes de ce chapitre.

Rédaction de textes 7

Dans le texte « Vivre selon le bien » (page 88), Jeanne Hersch réfléchit à la question de savoir si le mal est vraiment lié à l’ignorance. a Identifiez le thème du texte. b Identifiez la problématique du texte. c Identifiez la thèse du texte. d Rédigez deux paragraphes afin de répondre aux questions suivantes : Que veut dire l’auteure quand elle affirme que la question principale posée par Socrate était : « Comment faut-il vivre pour vivre selon le bien ? » L’auteure est-elle d’accord avec l’assertion que le mal provient de l’ignorance ? Utilisez des arguments pour étayer votre point de vue.

Socrate : l’invitation à penser par soi-même

93


8

9

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À partir de votre lecture du texte « Crains-tu la mort, Socrate ? » (page 90), effectuez l’exercice suivant. a Présentez Platon et le texte. b Identifiez le thème du texte. c Identifiez la problématique du texte. d Expliquez la thèse de Platon (défendue dans ce texte par Socrate). e Présentez les trois arguments qui viennent appuyer cette thèse. À partir de votre lecture du deuxième texte à l’étude, « T’échapperas-tu, Socrate ? » (page 91), effectuez l’exercice suivant : a Présentez Platon et le texte. Quels sont les personnages du dialogue ? b Identifiez le thème du texte. c Identifiez la problématique du texte. d Expliquez la thèse de Platon (défendue dans ce texte par Socrate). e Analysez l’argumentaire de Criton pour faire évader Socrate. f Analysez l’argumentaire de Socrate. Se rendra-t-il aux arguments de Criton ? g Pourquoi Socrate fait-il intervenir les lois ? Quels arguments les lois mettent-elles de l’avant ? h Pourquoi Socrate devrait-il obéir aux lois ?

deuxième partie réflexions de philosophes

Réflexion 10 Socrate ne veut pas imposer un savoir, il prétend aider ses interlocuteurs à découvrir la vérité. Réfléchissons avec lui. a Socrate respecte les lois athéniennes jusqu’à accepter la mort. Réagirions-nous de la même façon aujourd’hui ? Jusqu’où sommes-nous prêts à défendre nos convictions ? Y a-t-il une limite à cette défense ? b Socrate se compare à un taon qui pique, dérange et irrite. A-t-il raison de déranger les autres ainsi ? L’idée selon laquelle les gens ont le droit de vivre comme ils le veulent, même en s’endormant dans un confort tranquille, est-elle défendable ? c Après avoir lu le texte « T’échapperas-tu, Socrate ? » (page 91), commentez cette phrase que Platon attribue à Socrate dans Gorgias (474b) : « […] nous pensons tous que c’est un plus grand mal de commettre l’injustice que de la subir […] ».


Chapitre

10

Objectifs

Sergey Nivens/Shutterstock 129305126.

L’évaluation des raisonnements, des sophismes et des syllogismes

Faire la légende et le schéma d’un raisonnement

Identifier et évaluer les principaux types de sophismes

Distinguer les raisonnements inductifs et déductifs

Identifier les types de propositions en fonction de leurs quantificateurs

Évaluer la validité d’un raisonnement

Identifier et évaluer des syllogismes

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Quête

Que valent nos raisonnements ?

N

Karamysh/Shutterstock 76174969.

ous avons discuté dans le chapitre précédent des concepts, des jugements et de la vérité. Nous en avons conclu, notamment, que nous employons nos concepts pour former des jugements et que nous essayons de démontrer la vérité de nos jugements à l’aide de raisonnements. Or, il peut arriver à tout le monde de formuler des raisonnements boiteux, qui ne résistent pas à l’examen. C’est pourquoi il est utile de savoir détecter ces raisonnements défectueux, de manière à les corriger et à améliorer l’ordinaire de nos conversations. Pour cela, il est recommandé d’étudier la structure des raisonnements de même que leurs critères de validité. À cette raison d’étudier la structure et la valeur des raisonnements, aussi appelés arguments, s’en ajoute une autre, un peu moins banale. Dans la société qui est la nôtre, nous sommes constamment exposés à des raisonnements explicites (ouverts) ou implicites (sous-entendus) qui visent à nous convaincre d’acheter un produit, d’adopter un style de vie, de soutenir un parti, une cause sociale ou une option politique. La rhétorique politique, la publicité et la propagande, dans les médias de masse, nous confrontent sans cesse à des journalistes, à des candidats politiques, à des publicitaires ou à des porte-paroles dont certains sont honnêtes et bien intentionnés, d’autres moins. Chacun, en tout cas, a des intérêts à défendre et le fait au moyen de raisonnements plus ou moins explicites qui ne sont pas tous d’égale valeur. Dans un tel contexte, comment, justement, évaluer la valeur des arguments qui nous sont proposés ? Nous accorderons de plus une attention particulière aux sophismes, ces raisonnements trompeurs destinés à berner le public. Les sophistes (chapitre 4) voyaient dans le débat public un concours de persuasion plutôt qu’un échange rationnel d’arguments en vue de trouver la vérité, au contraire de Socrate qui croyait aux vertus de l’argumentation rationnelle. Or, de nos jours encore, il existe quantité de gens, dans le domaine de la politique ou de la publicité, qui sont prêts à utiliser des sophismes pour nous convaincre. Il est donc particulièrement recommandé de savoir détecter ces sophismes et de les évaluer en repérant leurs erreurs de raisonnement. Nous nous pencherons aussi sur les syllogismes. Ce sont des raisonnements déductifs qui donnent, quand ils sont employés, l’impression d’une grande rigueur logique. Utilisés à mauvais escient, ils peuvent donner une fausse autorité à des conclusions qui sont en réalité douteuses.

La structure logique des raisonnements ou arguments

U

n raisonnement ou un argument est un enchaînement de prémisses destinées à justifier une conclusion finale, c’est-à-dire à montrer que nous avons de bonnes raisons de la tenir pour vraie. Les prémisses sont les propositions qui ont pour fonction de justifier la conclusion. La conclusion, quant à elle, est la proposition que nous cherchons à justifier. La structure logique de tous les raisonnements peut être visualisée à l’aide d’une légende et d’un schéma. Il s’agit d’outils précieux pour apprendre à repérer visuellement les composantes d’un raisonnement et leur arrangement logique. Ils permettent de l’évaluer par la suite.

La légende d’un raisonnement La légende d’un raisonnement est la liste numérotée des propositions (prémisses et conclusion) qui le composent, comme dans l’exemple suivant.

186

troisième partie La Logique de L’argumentation


Exemple (P1) Le cours débute dans dix minutes. (P2) Aller boire de l’eau me prendra cinq minutes. (C) Donc j’ai le temps d’aller boire de l’eau. Pour établir la légende d’un raisonnement, il faut s’assurer de respecter les consignes suivantes. 1. La légende ne doit pas inclure les phrases qui ne servent qu’à indiquer le contexte du raisonnement. Seules les propositions qui jouent un rôle dans l’argument doivent y figurer.

Exemple Soit les phrases suivantes : Sartre est un intellectuel contestataire. Le prix Nobel de littérature lui est décerné en 1964. Il n’en veut pas. Il l’annonce publiquement. Supposons que la prémisse à retenir concerne le refus du prix par Sartre. La phrase « Il n’en veut pas » serait trop imprécise. Il faudrait retenir la prémisse suivante : (P1) Sartre ne veut pas du prix Nobel qui lui est décerné. 3. Une phrase peut être reformulée pour la simplifier si nécessaire, mais il faut s’assurer de ne pas en changer le sens (de ne pas en changer le contenu propositionnel). Exemple Soit la phrase suivante : Nadal, le grand champion espagnol aux allures de corsaire, triomphe une fois de plus sur le court central lors de la finale de cette prestigieuse épreuve. Il faudrait retenir la prémisse suivante : (P1) Rafael Nadal remporte à nouveau le tournoi.

Lev Radin/Shutterstock 87406475.

Exemple Soit la phrase suivante : Pour autant que nous puissions dire, lorsque nous tenons compte des recherches effectuées dans divers sanctuaires, il semble que l’être humain ait façonné des mythes depuis la préhistoire. Il faudrait retenir la prémisse suivante : (P1) Les êtres humains ont façonné des mythes depuis la préhistoire. 2. Il faut remplacer les termes indéterminés (celui-ci, cela, il et en dans une phrase comme il n’en veut pas) pour les remplacer par leurs référents, c’est-à-dire ce à quoi ils réfèrent.

À partir de sa légende, le schéma d’un raisonnement simple ou complexe peut être dessiné en suivant les modèles suivants.

Le schéma des raisonnements simples Les raisonnements simples peuvent être à prémisse unique, à prémisses convergentes ou à prémisses liées.

Le schéma du raisonnement à prémisse unique Dans le raisonnement simple à prémisse unique (P1), une seule prémisse suffit à justifier la conclusion (C). Elle est le seul argument proposé. Exemple (P1) Tous les hommes sont mortels. (C) Donc, cet homme est mortel.

P1

 C

Chapitre 10

L’évaluation des raisonnements, des sophismes et des syllogismes

187


Le schéma du raisonnement à prémisses convergentes ou indépendantes Dans le raisonnement simple à prémisses convergentes, deux ou plusieurs prémisses sont mises de l’avant. Chaque prémisse suffit, à elle seule, à justifier la conclusion. Chaque prémisse est un argument autonome.

P1

P2

       C

Exemple (P1) Tous les hommes sont mortels. (P2) Cet homme est mort ce matin. (C) Cet homme est mortel.

Le schéma du raisonnement à prémisses liées Dans le raisonnement simple à prémisses liées, deux ou plusieurs prémisses sont mises de l’avant. Elles ne peuvent mener à la conclusion qu’en étant liées ou combinées. Aucune n’est autonome. Chacune dépend au contraire de l’autre. Il suffit par conséquent qu’une prémisse se révèle fausse pour que tout l’argument s’effondre.

P1 P2 P3

 C

Exemple (P1) Achille est le fils d’un mortel, Pélée, et d’une déesse, Thétis. (P2) Hercule est le fils d’un dieu, Zeus, et d’une mortelle, Alcmène. (P3) Achille et Hercule sont morts après de nombreux exploits. (C) Les héros dont un parent est de nature divine n’héritent pas de l’immortalité des dieux.

Le schéma des raisonnements complexes Un raisonnement est complexe quand il faut d’abord démontrer une ou des conclusions intermédiaires pour aboutir à la conclusion finale. Ces conclusions intermédiaires sont elles aussi, à leur tour, des prémisses de la conclusion finale. Autrement dit, le raisonnement complet se compose d’un ou de plusieurs raisonnements intermédiaires qu’il est possible de représenter comme des branches de l’argument dans un schéma en arbre. Ces raisonnements intermédiaires peuvent eux-mêmes être simples ou complexes. S’ils sont simples, ils peuvent appartenir aux trois types qui viennent d’être illustrés.

P1

P3 P4 P5

P7 P8

P2

P6

P9

    C

Exemple (P1) Tous les hommes connus à ce jour sont morts. (P2/C1) Donc, tous les hommes sont mortels. (P3) Achille est le fils d’un mortel, Pélée, et d’une déesse, Thétis. (P4) Hercule est le fils d’un dieu, Zeus, et d’une mortelle, Alcmène. (P5) Achille et Hercule sont morts après de nombreux exploits. (P6/C2) Les héros dont un parent est de nature divine n’héritent pas de l’immortalité des dieux. (P7) Certains disent qu’Alexandre le Grand est le fils d’un dieu, c’est-à-dire un héros. (P8) Certains disent qu’Alexandre le Grand n’est qu’un homme, fils de Philippe II de Macédoine. (P9) Alexandre le Grand est un héros ou un homme. (C) Qu’il soit homme ou héros, Alexandre le Grand est mortel. Un texte argumentatif nous offre une argumentation, laquelle est constituée de divers arguments, visant à justifier une conclusion finale présentée comme la thèse. D’une certaine façon, cette argumentation forme en elle-même un raisonnement long

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troisième partie La logique de l’argumentation


et complexe composé de prémisses et d’une conclusion. À la limite, il serait possible de dessiner le schéma d’un texte d’argumentation philosophique de plusieurs pages.

Les raisonnements déductifs et inductifs Les raisonnements dont nous faisons la légende et le schéma peuvent être de deux types : il peut s’agir de raisonnements déductifs ou de raisonnements inductifs. Si la manière de dresser une légende et un schéma est identique pour ces deux types de raisonnements, la manière de les évaluer diffère cependant, d’où l’importance de les distinguer.

Le raisonnement déductif

Exemple (P1) Tous mes élèves ont des baladeurs numériques. (P2) Éric est mon élève. (C) Éric a un baladeur numérique. Un raisonnement déductif peut servir à justifier une conclusion empirique (une proposition empirique). Il peut aussi servir à justifier une conclusion évaluative (une proposition évaluative) ou normative (une proposition normative).

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Dans un raisonnement déductif, s’il est bien construit, la vérité des prémisses est une preuve absolue de la vérité de la conclusion. Cela ne signifie pas que les prémisses et la conclusion sont nécessairement vraies. Cela signifie plutôt que si nous acceptons les prémisses comme vraies, nous sommes logiquement obligés d’admettre que la conclusion l’est aussi.

Exemple (P1) Il ne faut jamais mentir. (P2) Si vous cachez un juif chez vous et si la Gestapo vous demande : « Y a-t-il un juif chez vous ? », lui répondre non est un mensonge. (C) Il ne faut pas répondre non à la Gestapo si vous cachez un juif chez vous et si elle vous le demande. Vous pouvez juger la prémisse 1 inacceptable, mais il s’agit bien d’une déduction et la personne qui accepte la prémisse 1 et la prémisse 2 doit admettre la conclusion.

Le raisonnement inductif Dans un raisonnement inductif, s’il est bien construit, la vérité des prémisses est une preuve de la vérité probable de la conclusion. Cela ne signifie pas que les prémisses et la conclusion sont probablement vraies. Cela signifie plutôt que si nous acceptons les prémisses comme vraies, nous sommes logiquement obligés d’admettre que la conclusion l’est probablement, c’est-à-dire qu’il y a plus de cinquante pour cent des chances qu’elle le soit. Exemple (P1) Les joueurs de l’Impact sont bien entraînés. (P2) Il y a peu de blessés dans l’alignement de l’Impact. (P3) L’Impact a gagné contre l’équipe adverse à leurs trois dernières rencontres. (C) L’Impact va remporter le match de ce soir. Les raisonnements inductifs bien construits sont des raisonnements dans lesquels il est possible logiquement que la conclusion soit fausse alors que les prémisses sont vraies, mais où il y a peu de chances que ce soit le cas. Il est probable que la conclusion soit vraie. Plus les probabilités sont fortes, plus le raisonnement est solide. Règle

Chapitre 10

L’évaluation des raisonnements, des sophismes et des syllogismes

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générale, les raisonnements inductifs servent à démontrer la vérité de propositions empiriques. Ils sont abondamment utilisés en science. Certains philosophes soutiennent qu’il existe des raisonnements inductifs servant à justifier les conclusions de propositions évaluatives ou normatives (page 173), d’autres contestent cette possibilité et soutiennent qu’il y a toujours des prémisses implicites, stipulant des principes normatifs généraux, qui en font des raisonnements déductifs.

L’évaluation des prémisses d’un raisonnement Une fois la légende construite et le schéma dessiné, nous sommes en mesure d’évaluer les prémisses d’un raisonnement. Nous pouvons nous passer d’un schéma et même d’une légende pour ce faire, mais ces outils nous aident cependant à repérer les prémisses et les liens logiques à évaluer. Il existe plusieurs critères d’évaluation des prémisses : acceptabilité, pertinence (subjective ou objective), suffisance logique, suffisance logique formelle ou informelle et suffisance logique complète.

L’acceptabilité des prémisses Les prémisses sont acceptables si elles nous semblent vraies, compte tenu des critères employés pour déterminer la vérité ou l’acceptabilité des propositions empiriques (page 171), évaluatives et normatives (page 173).

La pertinence des prémisses Les prémisses sont pertinentes si elles ont un lien avec la conclusion. Elles ne sont pas hors sujet. Exemple (P1) Il faudrait faire examiner mon auto par un mécanicien. (P2) Mon voisin est mécanicien. (P3) Je m’entends bien avec mon voisin. (C) Je pourrais demander un coup de pouce à mon voisin.

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L’exemple suivant (un peu bête) montre assez bien ce que sont des prémisses non pertinentes. Exemple (P1) Jean est blond. (P2) Jean habite à Laval. (C) Donc Jean est guitariste. La pertinence subjective. Les prémisses, bien que partiellement fausses, peuvent sembler pertinentes pour qui les croit vraies. Dans l’exemple ci-dessous, il est pertinent de tenir compte de la prémisse 1, si la personne ignore la distinction entre poissons et mammifères, pour déterminer que le dauphin est un poisson. Exemple (P1) Tout ce qui nage avec des nageoires est un poisson. (P2) Le dauphin nage avec des nageoires. (C) Donc, le dauphin est un poisson. Nous dirons alors que la prémisse 1 est subjectivement pertinente pour qui la croit vraie. Dire d’une prémisse qu’elle est subjectivement pertinente, ce n’est pas dire que sa pertinence dépend du point de vue de chacun. C’est simplement dire qu’il n’est pas irrationnel, pour qui juge la prémisse vraie, d’en tenir compte (alors qu’il aurait été irrationnel de tenir compte des prémisses dans le raisonnement à propos de Jean ; elles n’ont aucune pertinence).

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troisième partie La logique de l’argumentation


La pertinence objective. Cela dit, la personne qui raisonne ainsi au sujet des dauphins a tout de même tort, dans l’absolu, de juger la prémisse pertinente, puisqu’elle est fausse. Il est en effet possible de se tromper sans être irrationnel. Nous dirons alors que la prémisse 1 est objectivement non pertinente, parce que fausse.

La suffisance logique des prémisses Des prémisses sont suffisantes sur le plan logique si, lorsque nous les supposons vraies (que nous les croyions vraies ou non en réalité), nous sommes logiquement obligés d’admettre que la conclusion est vraie ou probablement vraie. Nous pouvons alors dire que le raisonnement est bien construit d’un strict point de vue logique. Ainsi, il peut arriver qu’un raisonnement présente des prémisses fausses mais que ces dernières soient néanmoins suffisantes sur le strict plan logique pour nous conduire, si nous les supposons vraies, à la conclusion. C’est le cas dans l’exemple du dauphin déjà mentionné. Dans ce cas, la personne qui commet l’erreur de croire la prémisse 1 ne commet pas, à tout le moins, une faute logique dans l’enchaînement des prémisses qui conduisent à la conclusion. Son raisonnement est bien construit du strict point de vue logique, car les prémisses se révèlent subjectivement pertinentes et suffisantes sur le plan logique. Ce ne serait pas le cas si nous avions éliminé l’une des prémisses du raisonnement. Exemple (P1) Le dauphin nage avec des nageoires. (C) Donc, le dauphin est un poisson. Même si nous supposons que la prémisse 1 est vraie, nous ne sommes pas tenus logiquement d’accepter la conclusion. La suffisance logique des prémisses s’explique de deux façons : en vertu de la seule forme logique des propositions d’un raisonnement déductif (il s’agit alors de suffisance formelle) ou en vertu de l’analyse de la signification des propositions d’un raisonnement inductif (il s’agit alors de suffisance logique informelle).

La suffisance logique formelle des prémisses d’un raisonnement déductif La suffisance logique d’un raisonnement déductif s’explique par la seule forme logique des propositions qui le composent, c’est-à-dire indépendamment de la signification, de l’acceptabilité et de la pertinence objective de ces propositions. Cela permet de comprendre pourquoi des prémisses fausses, farfelues ou insensées peuvent néanmoins former un raisonnement déductif bien construit, dont les prémisses, si nous les supposons vraies, mènent nécessairement à la conclusion. Exemple (P1) Toutes les idées vertes dorment furieusement. (P2) Mon idée est verte. (C) Donc mon idée dort furieusement. Le raisonnement est farfelu dans son contenu, mais il est correct, en un sens, car il a la forme logique suivante : (P1) Tout x qui est V fait A. (P2) Ce x est V. (C) Donc ce x fait A.

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La suffisance logique informelle des prémisses d’un raisonnement inductif Pour qui accepte ses prémisses, un raisonnement inductif peut aussi se révéler suffisant logiquement, mais cela ne tient pas à sa forme logique. La suffisance découle alors de la signification des prémisses, compte tenu de la nature des questions discutées. Lorsque nous évaluons le raisonnement d’une personne, il nous semble alors que, compte tenu des informations dont la personne disposait, toutes les hypothèses, options et considérations à prendre en cause ont été examinées, si bien que la conclusion apparaît probable. Il en va de même pour les raisonnements évaluatifs ou normatifs qui ne sont pas déductifs. Nous parlons alors de suffisance logique informelle. La condition compte tenu des informations dont la personne disposait est capitale. Si quelqu’un a de bonnes raisons, compte tenu de ses informations, de croire que les prémisses sont acceptables (qu’elles le soient ou non en réalité), il y a suffisance logique lorsque ces prémisses suffisent, pour qui y croit, à mener à la conclusion. Beaucoup de théories scientifiques erronées du passé reposaient sur des raisonnements inductifs suffisants sur le plan logique et sur des prémisses fausses que les savants avaient de bonnes raisons de croire vraies, compte tenu des connaissances de leur époque. Exemple Imaginons un astronome du 15e siècle qui formule le raisonnement suivant, avant la publication des idées de Copernic. (P1) À l’heure actuelle, les meilleures théories scientifiques incitent à croire que le Soleil tourne autour de la Terre. (P2) La planète Mars se déplace dans le ciel par rapport à la Terre, tout comme le Soleil. (C) La planète Mars tourne vraisemblablement autour de la Terre. Ce savant formule un raisonnement dont les prémisses, quoique partiellement fausses, sont subjectivement pertinentes. En outre, il a de bonnes raisons de considérer que la prémisse 1 est vraie, si bien que son raisonnement inductif est suffisant. Nous ne pouvons lui reprocher quoi que ce soit… sinon de ne pas avoir eu le flair de Copernic !

© M. Glasgow 2007, CC-BY.

Même s’il n’assure pas la vérité d’une conclusion, faute d’assurer celle des prémisses, le critère de la suffisance logique informelle est important, car il arrive que des prémisses acceptables et pertinentes ne suffisent pas à prouver la conclusion d’un raisonnement inductif. L’argument peut laisser place à un doute trop important en raison d’erreurs de raisonnement ou de lacunes méthodologiques (généralisation hâtive, autres hypothèses non écartées, par exemple).

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Exemple (P1) Aux États-Unis, des armes et des munitions peuvent être achetées sans autorisation particulière. (P2) Parmi tous les pays occidentaux, c’est aux États-Unis que le commerce des armes est le moins contrôlé par la loi. (P3) Les États-Unis sont un des pays d’Occident où il y a le plus grand nombre de propriétaires d’armes à feu. (P4) Les États-Unis présentent le plus haut taux de crimes violents, de blessures par balle et de mortalité par balle des pays d’Occident. (C) La circulation incontrôlée d’un grand nombre d’armes à feu est la cause du taux élevé de crimes violents, de blessures par balle et de mortalité par balle aux États-Unis.

troisième partie La logique de l’argumentation


Ces prémisses sont vraies. Elles sont pertinentes pour qui veut expliquer les taux de crimes violents et de morts par balle aux États-Unis. Mais suffisent-elles logiquement à prouver la conclusion ? Non. D’abord, aucun lien causal n’est démontré. Ce ne sont que des corrélations statistiques. Par ailleurs, il y a de nombreuses autres hypothèses qui n’ont pas été envisagées et réfutées. Enfin, l’hypothèse proposée n’a pas été soumise à un contrexamen. Or, nous pouvons démontrer les limites de cette hypothèse. En effet, il y a presque autant de propriétaires d’armes à feu par individu au Canada qu’aux États-Unis. Jusqu’à récemment, la vente et la possession d’armes au Canada étaient relativement peu contrôlées même si l’État fédéral et les provinces exerçaient un contrôle plus grand que celui observé aux États-Unis. Pourtant, les crimes violents et les morts par balle sont bien moins fréquents au nord des Grands Lacs. Faut-il alors envisager une cause d’ordre culturel, qui s’ajoute à celles mentionnées dans l’argument ? Une tradition d’autodéfense plus grande, attribuable à la méfiance des Américains envers l’État de même qu’à la réalité (et au mythe) de la frontière et du Far West ? Une criminalité plus élevée en raison des écarts socioéconomiques plus importants, du passé ségrégationniste et du faible interventionnisme étatique ? Faut-il tenir compte du type d’armes en circulation (fusils à chargement manuel et carabines ou armes de poing et armes semi-automatiques) ? De l’usage auquel elles sont destinées (chasse ou autodéfense) ? Des milieux où elles circulent (rural ou urbain) ? Voilà autant de pistes de recherche à explorer.

La suffisance logique complète des prémisses Il y a suffisance logique complète des prémisses lorsqu’elles nous semblent acceptables et qu’elles suffisent, en outre, à rendre la conclusion certaine dans un raisonnement déductif ou probable dans un raisonnement inductif.

L’évaluation des raisonnements ou arguments Dans un raisonnement simple à prémisses convergentes, chaque prémisse a un lien autonome avec la conclusion. Si l’une des prémisses se révèle inacceptable, non pertinente ou insuffisante, les autres peuvent encore appuyer la conclusion. Dans l’exemple ci-dessous, même si les deux premières prémisses ne sont pas pertinentes, la conclusion tient toujours en vertu de la prémisse 3. Exemple (P1) Cet homme est italien. (P2) Cet homme a un frère dans la mafia. (P3) Cet homme a été reconnu coupable de blanchiment d’argent. (C) Cet homme a été un criminel.

P1

P2

P3

       C

Par contre, dans un raisonnement simple à prémisses liées, le lien des prémisses avec la conclusion est commun (d’où la présence d’une seule flèche dans le schéma). Si ce lien se révèle insuffisant, tout l’argument s’écroule. Exemple (P1) Achille est le fils d’un mortel, Pélée, et d’une déesse, Thétis. (P2) Hercule est le fils d’un dieu, Zeus, et d’une mortelle, Alcmène. (P3) Achille et Hercule sont morts après de nombreux exploits. (C) Les héros dont un parent est de nature divine n’héritent pas de l’immortalité des dieux.

P1 P2 P3

 C

Dans cet exemple, si l’une des trois prémisses se révèle fausse, la conclusion ne tient plus puisque les deux autres prémisses ne peuvent pas la justifier à elles seules. Par

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ailleurs, si les trois prémisses réunies ne suffisent pas à justifier la conclusion, celle-ci ne tient plus puisque aucune autre prémisse ne la soutient de façon convergente. En l’occurrence, l’argument se révèle en effet insuffisant, car il se pourrait qu’un autre héros ait accédé à l’immortalité ou que l’un des héros mentionnés y ait accédé après sa mort. De fait, dans la mythologie grecque, il est parfois rapporté qu’Hercule a accédé à la vie éternelle sur l’Olympe après sa mort. Enfin, un argument complexe comporte diverses branches. Si ces branches convergent vers la conclusion, l’une d’entre elles peut se révéler incorrecte (en raison de prémisses fausses, non pertinentes ou insuffisantes) sans que cela n’invalide complètement la conclusion. Par contre, si ces branches forment des prémisses liées (comme dans l’exemple relatif à Hercule, Achille et Alexandre le Grand), tout l’argument dépend de la solidité du lien commun entre ces branches et la conclusion finale. Exemple

P1

P3 P4 P5

P7 P8

P2

P6

P9

    C

Dans cet exemple, l’argument a trois branches (encerclées), mais ces dernières constituent finalement des prémisses liées, puisque les prémisses 2, 6 et 9 ne mènent à la conclusion que conjointement. Si l’une des branches se révèle incorrecte (si la première branche est incorrecte parce que la prémisse 1 est fausse par exemple), l’ensemble de l’argument s’effondre.

Les sophismes et les paralogismes

S

’il est commode de savoir évaluer des raisonnements en général, cela devient particulièrement utile lorsque nous faisons face à des gens prompts à utiliser des sophismes, des raisonnements incorrects du point de vue logique, mais qui sont employés délibérément, en toute connaissance de cause, afin de persuader un auditoire lors d’un débat (page 60). Lorsque ces raisonnements boiteux sont employés innocemment, sans intention de tromper, il s’agit plutôt de paralogismes. Il existe une grande variété de sophismes ou de paralogismes, qu’il est possible de remettre en question, sur le plan logique, en soulignant le manque de pertinence ou de suffisance de leurs prémisses, ou en insistant carrément sur leur fausseté (leur non-acceptabilité).

La généralisation hâtive

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Le sophisme de la généralisation hâtive consiste à passer d’un jugement sur un ou quelques cas particuliers à un jugement général, sans avoir examiné tous les cas ou sans avoir de bonnes raisons de croire que le cas ou l’échantillon de cas examiné est représentatif.

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Exemple Il est clair que les Québécois n’ont pas de manières ni de culture car tous ceux que j’ai rencontrés sur les plages de Floride étaient des colons incultes dénués de savoir-vivre. Évaluation Dans ce cas, la prémisse (« tous ceux que j’ai rencontrés… étaient des colons… ») ne suffit pas pour démontrer logiquement la conclusion. Les Québécois que cette personne a rencontrés ne sont pas représentatifs de tous les Québécois.

troisième partie La logique de l’argumentation


La caricature Le sophisme de la caricature consiste à modifier la position de notre interlocuteur, généralement en la simplifiant ou en la radicalisant, pour la rendre plus facile à attaquer et ainsi donner l’impression de la réfuter. En réalité, puisque sa position est plus nuancée, nos critiques passent à côté de la cible et ne réfutent en rien sa position. Dans l’exemple suivant, les énoncés 2 et 3 sont des caricatures du pacifisme. Exemple Les pacifistes s’opposent à la guerre comme moyen politique dans la poursuite des intérêts nationaux (1). Nous ne pourrions donc pas compter sur eux pour défendre notre pays si nous étions envahis par un pays agresseur, comme l’Allemagne nazie au temps de la Seconde Guerre mondiale (2). Selon eux, il faudrait se laisser faire (3). Cela prouve bien l’absurdité du pacifisme. Évaluation Puisque les trois prémisses déforment les propos des pacifistes, elles peuvent être jugées comme non acceptables.

Le faux dilemme Le sophisme du faux dilemme consiste à affirmer que nous nous trouvons devant deux possibilités dont l’une est indésirable, si bien qu’il faut choisir l’autre. Mais en réalité, il existe d’autres possibilités : il n’y a donc pas de dilemme, puisque les possibilités ne se limitent pas à deux. Dans l’exemple suivant, l’appui à une troisième option, qui consiste à défendre la spécificité culturelle québécoise au sein de la fédération canadienne, est exclue sans argument. Exemple Ou bien nous réalisons la souveraineté du Québec, ou bien nous renonçons à défendre la spécificité de la culture québécoise. Évaluation Ce raisonnement repose sur une prémisse cachée ou implicite, selon laquelle nous n’avons dans ce cas que deux options. Cette prémisse sous-entendue est fausse, et par conséquent non acceptable.

La pente fatale ou la pente glissante Le sophisme de la pente fatale ou de la pente glissante consiste à affirmer sans raison sérieuse que si une personne fait un choix X, il en résultera un enchaînement d’effets qui la mèneront tout droit à une catastrophe. Autrement dit, en faisant le choix X, cette personne mettra le pied sur une pente glissante qui l’entraînera dans un gouffre. Il s’agit d’un sophisme lorsqu’il n’y a pas de raison sérieuse de croire que l’enchaînement annoncé des évènements (la glissade) aura lieu. Exemple Ne bois pas d’alcool. Ça commence par une bière entre amis et ça finit par du scotch en se levant chaque matin. Exemple Si nous acceptons que certaines interventions médicales soient confiées à des cliniques privées lorsque les listes d’attente sont trop longues dans le secteur public, nous mettrons le doigt dans un engrenage qui nous mènera à la privatisation presque complète du système de santé. Nous finirons par ressembler au modèle américain. Évaluation Dans chacun de ces deux exemples, la prémisse (sur la bière ou sur les cliniques privées) ne suffit pas à démontrer logiquement la conclusion (l’alcoolisme matinal ou la privatisation complète).

Chapitre 10

L’évaluation des raisonnements, des sophismes et des syllogismes

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L’attaque contre la personne Le sophisme de l’attaque contre la personne consiste à attaquer le messager plutôt que le message, l’interlocuteur plutôt que sa position, pour miner sa crédibilité et laisser entendre que sa position ne doit pas être prise au sérieux. Il s’agit d’un sophisme lorsque les caractéristiques du messager auxquelles nous nous attaquons n’ont pas de lien pertinent avec la valeur de son message. Exemple Gilles Duceppe a été communiste durant plusieurs années et admet lui-même s’être trompé. Je ne vois pas pourquoi je devrais prendre au sérieux les positions politiques qu’il a défendues en tant que chef du Bloc québécois.

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Évaluation Cet exemple constitue un sophisme parce que la valeur des positions politiques de Gilles Duceppe ne dépend en rien de ses positions passées. Ces dernières démontrent qu’il a changé d’idée ou encore qu’il a commis des erreurs de jugement. La prémisse (sur le communisme passé de Duceppe) n’est donc pas pertinente. Il existe des cas où la crédibilité du messager affecte celle du message. Lorsque la crédibilité d’un témoin est évaluée (dans un procès, par exemple), il peut être pertinent d’examiner ses traits de caractère, ses amitiés et son mode de vie. Il serait alors possible de découvrir des actions et des traits de caractère de l’interlocuteur qui entachent sérieusement la crédibilité de son témoignage. Cela dit, il arrive quand même que ce soit un sophisme. En effet, les traits qui sont parfois attaqués (l’orientation sexuelle du témoin, son origine ethnique, ou autres) n’affectent en rien sa crédibilité et ne sont, au fond, qu’une occasion de jouer avec les préjugés du jury ou du public.

L’incohérence entre geste et parole Le sophisme de l’incohérence entre le geste et la parole est une forme particulière d’attaque contre la personne qui consiste à rejeter une position parce que la personne qui la défend n’est pas la mieux placée pour le faire, ses gestes contredisant ses paroles. La valeur intrinsèque du message est alors confondue avec la crédibilité du messager. Exemple Bill Clinton a trompé sa femme avec une stagiaire. Comment prendre au sérieux ses prises de position en faveur de la fidélité ? Elles n’ont aucune valeur. Évaluation Cet exemple constitue un sophisme parce que la valeur des positions de Bill Clinton n’a rien à voir avec sa propre capacité à les respecter. Il peut avoir raison de faire l’éloge de la fidélité, même s’il commet l’adultère. De fait, c’est parce qu’il a raison de prôner la fidélité qu’il est possible de lui reprocher d’avoir trompé sa femme. La prémisse (sur son adultère) n’est donc pas pertinente sur le plan logique.

La double faute Le sophisme de la double faute consiste à justifier, ou à excuser à tout le moins, un comportement fautif en soulignant que notre interlocuteur a fait de même, ou pire encore. Nous lui reprochons l’incohérence entre ce geste et le reproche qu’il nous adresse, sans examiner si ce reproche, en soi, est justifié. La crédibilité du messager et la valeur du message sont encore ici confondues. Exemple Il n’y a rien de mal à fréquenter les bars de danseuses nues. D’ailleurs, tu l’as fait, toi aussi !

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troisième partie La logique de l’argumentation


Évaluation La prémisse (« tu l’as fait, toi aussi ») n’est tout simplement pas pertinente. Elle ne constitue pas un argument pour ou contre la fréquentation des bars de danseuses nues. Des arguments pertinents reposeraient sur des valeurs, des principes et des considérations relatives aux conditions de vie des danseuses elles-mêmes.

L’appel à la majorité ou à la popularité Le sophisme de l’appel à la majorité ou à la popularité consiste à soutenir qu’un jugement est vrai ou acceptable simplement parce que la majorité des gens le croit vrai ou acceptable. Dire qu’une action est acceptable parce que tout le monde la fait − et semble donc l’approuver − est une autre variante de ce sophisme. Exemple Il n’y a rien de mal à tricher de temps en temps à l’école, tout le monde le fait ! Évaluation La prémisse (« tout le monde le fait ») n’est pas pertinente. La vérité d’un jugement ne dépend pas du nombre de personnes qui appuient ce jugement.

L’appel à la tradition Le sophisme de l’appel à la tradition consiste à soutenir qu’un jugement est vrai ou acceptable parce que, traditionnellement, les gens l’ont cru vrai ou acceptable. Dire qu’une action est acceptable parce que tout le monde l’a toujours faite est une autre variante de ce sophisme. Exemple Rien de plus ridicule que cette interdiction de gaver les oies pour produire du foie gras. Cette forme d’élevage est pratiquée depuis des générations sans que personne ait trouvé à y redire. Évaluation Évidemment, l’existence d’une tradition ne garantit pas sa valeur. La prémisse (« Cette forme d’élevage est pratiquée… ») n’est donc pas suffisante. Nous pouvons même douter qu’elle soit pertinente, la longévité d’une pratique n’ayant pas nécessairement de lien avec sa valeur.

L’appel à la nouveauté Le sophisme de l’appel à la nouveauté consiste à soutenir qu’un jugement est vrai ou acceptable pour la seule raison que des représentants (souvent autoproclamés) de l’avant-garde l’ont déclaré. Dire qu’une action est acceptable parce que cette avantgarde la fait est une autre variante de ce sophisme. Exemple Ce « look » vestimentaire est complètement « out ». Il n’a plus cours à Paris. Évaluation L’abandon d’un style vestimentaire par des groupes proclamés d’avant-garde − par qui ? − ne garantit pas que ce style n’a plus de valeur. Il faut se méfier des modes passagères. La prémisse (« Il n’a plus cours à Paris ») n’est donc pas suffisante. Nous pouvons même douter qu’elle soit pertinente.

L’appel à l’autorité Le sophisme de l’appel à l’autorité consiste à justifier un jugement en s’appuyant, sans autre argument, sur l’opinion d’une personne que nous n’avons pas de bonnes raisons de considérer comme une autorité en la matière.

Chapitre 10

L’évaluation des raisonnements, des sophismes et des syllogismes

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Exemple La guerre en Irak est une erreur, mon chanteur préféré le disait encore hier soir. Évaluation La prémisse (« mon chanteur préféré… ») n’est pas pertinente. Cette personne n’a aucune autorité intellectuelle particulière sur ce sujet.

L’appel à la nature Le sophisme de l’appel à la nature consiste à soutenir qu’une pratique est bonne simplement parce qu’elle a cours dans la nature. Or, chacun sait que la nature n’est pas nécessairement bienveillante et qu’elle est souvent cruelle. Chacun sait également que la nature comporte aussi des normalités statistiques et des cas d’exception. En soi, cela ne prouve rien sur leur caractère bon ou mauvais. En outre, nous vivons dans un univers culturel et non pas dans un monde strictement naturel, la culture se définissant d’ailleurs comme une forme d’arrachement à la nature. Toute la question est de savoir si les codes culturels ainsi inventés en s’extirpant de la nature sont bons ou mauvais. Exemple Si l’homosexualité était une chose saine, la nature aurait conçu les organes sexuels à cet effet. Exemple L’homosexualité est parfaitement saine et acceptable. À preuve, on observe des comportements homosexuels chez d’autres espèces animales que l’homo sapiens. Évaluation Les prémisses, dans chacun de ces arguments (sur les organes sexuels et sur les autres espèces animales), ont une certaine pertinence, mais elles ne suffisent pas à démontrer le caractère acceptable ou inacceptable de l’homosexualité, car les faits observés dans la nature n’ont pas de valeur en soi. Ils demandent à être interprétés et évalués.

La fausse analogie

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Le sophisme de la fausse analogie consiste à établir une comparaison ou une analogie douteuse entre deux réalités, de manière à montrer que ce qui est vrai de l’une doit l’être de l’autre. Exemple Le corps a plusieurs membres pour se mouvoir, mais n’a qu’une tête pour diriger l’ensemble. De même, une société doit compter plusieurs membres pour travailler, mais un seul chef pour la diriger. Évaluation Ce raisonnement repose sur une prémisse cachée ou implicite, selon laquelle nous pouvons comparer parfaitement une société et un corps humain. Cette prémisse sousentendue est fausse, donc non acceptable, puisqu’une société est composée d’individus qui pensent et choisissent, contrairement à un corps où seul le cerveau est capable de penser. Nous pourrions aussi dire, en conséquence, que la prémisse sur le corps (plusieurs membres, une tête) est non suffisante, voire non pertinente.

La pétition de principe Le sophisme de la pétition de principe consiste à justifier une conclusion à l’aide d’une prémisse qui, au fond, ne répète que la conclusion sous une autre forme. Exemple Il faut dire la vérité car il est mal de mentir.

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troisième partie La logique de l’argumentation


Évaluation Puisque la prémisse répète la conclusion, elle n’est pas pertinente.

L’affirmation du conséquent Le sophisme de l’affirmation du conséquent consiste à soutenir que puisqu’un phénomène B (le conséquent) accompagne toujours un phénomène A (l’antécédent), l’inverse est vrai. Nous déduisons donc à tort que si le conséquent (B) a lieu, l’antécédent (A) a nécessairement lieu. Exemple S’il y a de la neige, il fait froid. Il fait froid, donc il y a de la neige. Évaluation Les prémisses (« Il fait froid » et « S’il y a de la neige… ») sont pertinentes et vraies, mais elles ne suffisent pas à montrer qu’il y aura de la neige.

L’argument de l’ignorance Le sophisme de l’argument de l’ignorance consiste à soutenir qu’un jugement est vrai uniquement parce qu’il n’a pas été prouvé qu’il est faux, sans autre argument à l’appui (ou qu’il est faux parce qu’il n’a pas été prouvé qu’il est vrai). En science, une opinion est souvent considérée comme vraie parce qu’elle a survécu à des réfutations (à des tentatives de prouver sa fausseté). Mais il faut, à la base, qu’il y ait aussi d’autres bonnes raisons de la croire vraie (preuves empiriques ou mathématiques, déductions logiques, capacité explicative supérieure, notamment). Exemple Jésus est ressuscité, le contraire n’a pas été prouvé. Évaluation Dans cet exemple comme dans tous les arguments de l’ignorance, la prémisse (« le contraire n’a pas été prouvé ») est pertinente, mais elle ne suffit pas à démontrer que Jésus est ressuscité.

L’équivoque

Exemple L’homme est un animal rationnel. Suzanne n’est pas un homme. Donc Suzanne n’est peut-être pas rationnelle. Évaluation Les deux prémisses ne suffisent évidemment pas à démontrer la conclusion. Nous pouvons même considérer que la deuxième prémisse n’est pas pertinente puisque le mot homme y change de signification.

Le procès d’intention

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Le sophisme de l’équivoque consiste à utiliser un même mot au cours d’un raisonnement en le faisant changer de sens d’un énoncé à l’autre, de manière à justifier malhonnêtement une conclusion. Dans l’exemple qui suit, le mot homme change de sens. Il signifie d’abord « être humain » puis « être humain de sexe masculin ».

Le sophisme du procès d’intention consiste à attribuer à un interlocuteur des intentions cachées et souvent condamnables pour discréditer son point de vue sans se donner la peine de répondre à ses arguments. Exemple Jacques est en faveur de la production d’organismes génétiquement modifiés (OGM). C’est louche ; il doit détenir des actions de la compagnie Monsanto (leader en matière d’OGM). Donc son point de vue est biaisé.

Chapitre 10

L’évaluation des raisonnements, des sophismes et des syllogismes

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Évaluation La prémisse (« C’est louche ; il doit détenir des actions ») n’est pas acceptable. D’une part, elle est probablement fausse. D’autre part, elle est introduite gratuitement, sans argument et sans preuve à l’appui.

Le complot Le sophisme du complot consiste à affirmer qu’un individu ou un groupe est le responsable caché d’un évènement simplement parce qu’il en tire objectivement profit. Si aucune preuve n’est apportée pour étayer ce soupçon, l’accusation est gratuite et sans fondement.

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Exemple Le lobby des fabricants d’armes est à l’origine des attentats du 11 septembre 2001. Il n’y a qu’à voir tous les profits engrangés par ces compagnies depuis lors pour s’en convaincre. En effet, la guerre au terrorisme a fait monter leurs ventes en flèche. Évaluation Les prémisses (sur les ventes et les profits) ne suffisent pas à démontrer la conclusion. Les fabricants d’armes peuvent très bien retirer des bénéfices des attentats sans en être les auteurs. Il faut des arguments crédibles relatifs aux causes mêmes des attentats pour incriminer les fabricants d’armes.

Les syllogismes

L

es sophismes ou paralogismes que nous venons de présenter peuvent être schématisés et évalués à l’aide des notions générales présentées dans la première section de ce chapitre. Il existe cependant un type particulier de raisonnement dont la construction et l’évaluation reposent sur des règles plus précises encore que celles que nous avons présentées jusqu’à présent dans ce chapitre. Il s’agit du syllogisme, une forme de raisonnement déductif bien connu des logiciens depuis l’époque d’Aristote. Nous allons à présent étudier diverses notions qui proviennent directement de ses travaux ou qui en découlent, dont les sujets, les prédicats et les syllogismes catégoriques. Nous verrons ainsi à quelles règles doit obéir un syllogisme pour être satisfaisant sur le plan logique.

La composition de la proposition catégorique : sujet et prédicat Une proposition simple ou catégorique n’unit qu’un seul prédicat à un sujet. Le sujet d’une proposition est ce à propos de quoi nous affirmons ou nions quelque chose ou, pour le dire à la manière des logiciens, ce dont nous prédiquons quelque chose. Le prédicat est ce qui est affirmé ou nié du sujet. Exemple Jean est un dentiste. Sujet : Jean, celui dont nous affirmons qu’il est dentiste. Prédicat : est un dentiste, ce que nous affirmons (prédiquons) de Jean. Exemple Tous les hommes sont mortels. Sujet : Hommes, ceux dont nous affirmons qu’ils sont mortels. Prédicat : mortels, ce que nous affirmons (prédiquons) des hommes. Juger qu’une proposition catégorique est vraie, c’est donc croire qu’il est acceptable de prédiquer une chose X d’un sujet, c’est-à-dire d’affirmer ou de nier cette chose à son propos.

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troisième partie La logique de l’argumentation


Les propositions composées Des propositions simples ou catégoriques peuvent être combinées pour former des propositions plus complexes, les propositions composées. Les propositions catégoriques (désignées dans le tableau ci-après par les lettres P et Q) y sont unies par des copules (être, paraître, sembler) ou des connecteurs logiques (par exemple, et, ou, mais, si, alors). Il existe plusieurs sortes de propositions composées, les trois principales, dites ouvertement composées, étant les propositions copulative, disjonctive et conditionnelle.

Les principales classes de propositions composées Classe de proposition

Copule ou connecteur

Exemple

Proposition simple ou catégorique (P)

être

Jean est chauve.

Proposition copulative (P et Q)

et /mais…

Jean est chauve et/mais Pierre est chevelu.

Proposition disjonctive (P ou Q)

ou…

La paix sera signée ou ce sera la ruine des deux camps.

Proposition conditionnelle (Si P alors Q)

si… alors…

Si la paix est signée, alors la prospérité reviendra.

Nous avons vu dans le chapitre 9 que le jugement est l’acte mental par lequel nous accordons foi ou non à ce qu’affirme ou nie une proposition. Un jugement est une proposition tenue pour vraie par celui qui l’énonce. Nous avons vu, en outre, qu’une même phrase peut contenir plusieurs jugements, c’est-à-dire plusieurs propositions catégoriques jugées vraies. Compte tenu des nouvelles notions qui viennent d’être présentées, nous pourrions dire qu’une phrase qui contient plusieurs jugements formule une proposition composée. Exemple Pythagore, un philosophe établi en Sicile, est l’un des présocratiques les plus célèbres. Cet exemple comprend quatre propositions catégoriques vraies, donc quatre jugements qui sont tous vrais : 1. Pythagore est un philosophe. 2. Pythagore était établi en Sicile. 3. Pythagore est un présocratique. 4. Pythagore est un des plus célèbres présocratiques. Combinés en une proposition composée, ces jugements nous donnent une grande proposition copulative : (P1 et P2 et P3 et P4) ou, pour reprendre la notation en lettres usuelle en logique : (P et Q et R et S).

La quantité et la qualité de la proposition catégorique Les propositions catégoriques étaient les seules étudiées par Aristote. Sur la base de ses travaux, les logiciens définissent une proposition catégorique comme étant singulière, particulière ou universelle selon que son sujet réfère à un seul individu, à plusieurs individus ou à tous les individus au sein d’une catégorie donnée (Montréalaises, femmes, êtres humains, animaux, êtres vivants et autres). Nous désignons la quantité de sujets dans une proposition particulière ou universelle à l’aide de quantificateurs (un, plusieurs, quelques, souvent, parfois, par exemple). Les propositions catégoriques sont aussi distinguées par leur qualité, selon qu’elles affirment ou nient quelque

Chapitre 10

L’évaluation des raisonnements, des sophismes et des syllogismes

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chose. En combinant ces deux critères, nous obtenons la classification qui figure dans le tableau suivant.

La classification des propositions catégoriques selon la quantité et la qualité Classe de proposition

Quantificateur

Exemple

Singulière affirmative (S)

Prénom, pronom ou déterminant défini singulier

Maryse aime aller au théâtre.

Singulière négative (SN)

Prénom, pronom ou déterminant défini singulier

Elle n’est pas amateure de théâtre. La femme là-bas ne porte pas de chapeau.

Particulière affirmative (I)

Quelques, certains, plusieurs, parfois

Certaines Montréalaises aiment aller au théâtre.

Particulière négative (O)

Quelques, certains, plusieurs, parfois

Plusieurs femmes dans le monde n’aiment pas aller au théâtre.

Universelle affirmative (A)

Tous, toujours

Toutes les Montréalaises aiment aller au théâtre.

Universelle négative (E)

Aucun, jamais

Aucune Montréalaise n’aime aller au théâtre.

Des pièges à éviter Comme l’indiquent les exemples de la proposition particulière négative et de la proposition universelle négative, une proposition n’est pas universelle parce qu’elle inclut ou exclut plus de gens en termes absolus. Dire que plusieurs femmes dans le monde n’aiment pas aller au théâtre exclut sans doute plus de gens du domaine « amateur de théâtre » qu’affirmer qu’aucune Montréalaise n’aime y aller. Il n’en reste pas moins que la proposition Aucune Montréalaise n’aime aller au théâtre est universelle alors que Plusieurs femmes dans le monde n’aiment pas aller au théâtre ne l’est pas, parce que la première couvre tous les membres de la catégorie « Montréalaises », tandis que la seconde ne s’applique qu’à certains membres de la catégorie « femmes dans le monde ». Lorsque nous cherchons à déterminer à quelle classe appartient une proposition, il faut éviter de se fier aveuglément à la présence des mots-clés servant de quantificateurs. L’erreur la plus fréquente consiste à penser que Toutes les femmes n’aiment pas aller au théâtre est une universelle négative, à cause du mot toutes. Mais cette proposition ne signifie pas Aucune femme n’aime aller au théâtre. Elle signifie plutôt Certaines femmes n’aiment pas aller au théâtre. C’est donc une particulière négative.

Les propositions indéfinies Par ailleurs, une proposition est indéfinie quand nous ne pouvons pas déterminer, en examinant la proposition même indépendamment de son contexte, si le sujet est universel ou singulier. C’est ce qui arrive parfois quand sont utilisés des déterminants définis comme le, la, les. Ainsi, dans l’exemple suivant, la proposition est indéfinie parce que universelle ou singulière. Exemple L’homme est égoïste.

Le carré logique des propositions catégoriques particulières et universelles Le carré logique est un schéma qui nous aide à nous représenter les liens logiques unissant des propositions catégoriques particulières et universelles, selon qu’elles sont contraires, contradictoires, subalternes ou subcontraires.

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troisième partie La logique de l’argumentation


(A) Universelle affirmative

Contraires

(E) Universelle négative

Subalternes

Contradictoires

Subalternes

(I) Particulière affirmative

Subcontraires

(O) Particulière négative

Les propositions contraire et contradictoire Nier une proposition, c’est formuler une autre proposition qui ne peut pas être vraie en même temps que la première. Il existe deux façons de nier une proposition. Nous pouvons formuler une proposition qui lui est contraire, c’est-à-dire qui dit exactement l’inverse. Exemple Tous les hommes sont manipulateurs. Aucun homme n’est manipulateur. Nous pouvons formuler une proposition qui est contradictoire avec elle, c’est-à-dire qui ne peut pas être vraie en même temps sans pour autant qu’elle dise l’exact contraire. Exemple Toutes les chansons de JayZ sont bonnes. Certaines chansons de JayZ sont mauvaises. Autrement dit, pour nier une proposition, il faut au minimum formuler une proposition contradictoire, au mieux formuler une proposition contraire.

Les propositions subalternes et subcontraires Quand deux propositions peuvent être vraies en même temps, elles sont subalternes ou subcontraires. Deux propositions subalternes ont la même structure syntaxique : elles sont toutes deux affirmatives ou toutes deux négatives. Elles sont situées du même côté du carré logique (gauche ou droite). L’une des propositions est universelle et les autres sont particulières ou singulières. Elles affirment (ou nient) la même chose à propos de tous les individus, de quelques individus ou d’un individu d’une catégorie. Exemple Tous les Mexicains sont fêtards. Certains Mexicains sont fêtards. Si la particulière est vraie, rien n’assure que l’universelle le soit. Il faut le vérifier. Elle est donc indéterminée. Exemple Aucun professeur n’est intéressant. Certains professeurs ne sont pas intéressants.

Chapitre 10

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Si l’universelle est vraie, la particulière est vraie, car elle est subalterne.

L’évaluation des raisonnements, des sophismes et des syllogismes

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Deux propositions sont subcontraires lorsque chacune dit l’exact inverse de l’autre, mais que les deux peuvent être vraies en même temps, parce que chacune ne s’applique qu’à une partie des individus d’une catégorie. Seules des propositions particulières peuvent être subcontraires. Exemple Quelques-uns sont beaux. Quelques-uns sont laids.

Les syllogismes catégoriques Aristote a été le premier à traiter des syllogismes. Un syllogisme catégorique est un raisonnement qui comporte deux prémisses liées et une conclusion, lesquelles sont toutes des propositions catégoriques, et dans lequel nous déduisons des deux prémisses qui unissent deux termes à un troisième une conclusion catégorique qui unit les deux premiers termes entre eux. La première prémisse est la majeure et la seconde est la mineure. Les termes sont les mots ou les expressions qui occupent la position de sujet ou de prédicat dans les prémisses et la conclusion. Les termes qui occupent les positions de sujet et de prédicat dans la conclusion (mais qui apparaissent aussi dans les prémisses) sont appelés respectivement petit terme (t) et grand terme (T). Le troisième terme, qui met en relation le petit terme et le grand terme, est appelé moyen terme (M). Dans l’exemple ci-dessous, le sujet « Socrate » est le petit terme (t) et le prédicat « mortel » est le grand terme (T). Le moyen terme (M) est « homme ». Exemple Majeure : Tous les hommes (M) sont mortels (T). Mineure : Socrate (t) est un homme (M). Conclusion : Donc, Socrate (t) est mortel (T). Le raisonnement prend alors la forme suivante : Tous les M sont des T, t est un M, donc t est un T.

La distribution des termes Les logiciens disent d’un terme qu’il est distribué ou universel lorsque la proposition dit quelque chose de tous les membres de sa catégorie. Il est particulier et n’est donc pas distribué lorsque la proposition ne révèle quelque chose que de certains membres de sa catégorie. Exemple Dans Tous les hommes sont mortels, hommes est distribué ou universel car il est dit de tous les hommes qu’ils sont mortels. Par contre, mortels n’est pas distribué car la proposition ne dit rien au sujet de tous les mortels. Elle nous informe que certains mortels sont des hommes : mortels est donc particulier. Exemple Dans Aucun philosophe n’est malade, les deux termes sont distribués, car nous apprenons que tous les philosophes sont en santé et que, de tous les malades, aucun n’est philosophe. Pour les quatre classes de propositions particulières et universelles, cela donne le résultat suivant, où S représente le sujet et P, le prédicat : • Universelle affirmative : Tous les S sont des P. S est distribué et P ne l’est pas. • Universelle négative : Aucun S n’est un P. S et P sont distribués. • Particulière affirmative : Certains S sont des P. Ni S ni P ne sont distribués. • Particulière négative : Certains S ne sont pas des P. S n’est pas distribué mais P l’est.

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troisième partie La logique de l’argumentation


Les règles de construction du syllogisme catégorique Depuis Aristote, les logiciens ont cherché à déterminer la validité des syllogismes, c’est-à-dire lesquels satisfont le critère de suffisance formelle présenté au début de ce chapitre. En effet, si un syllogisme est bien construit, nous sommes logiquement obligés d’admettre que sa conclusion est vraie dès que nous supposons que les prémisses le sont, et ce, en vertu de la seule forme logique du raisonnement. Les logiciens essaient donc d’identifier les règles de construction d’un syllogisme qui permettent à ce dernier de respecter le critère de suffisance formelle. Ces règles sont les suivantes. Première règle. Le syllogisme ne doit contenir que trois termes. Le but de ce type de raisonnement est en effet de démontrer qu’un grand terme (T) étant prédiqué de tous les membres de la catégorie désignée par le moyen terme (M) et ce dernier étant prédiqué d’un petit terme (t), nous devons donc prédiquer de ce dernier le grand terme (T). Exemple Majeure : Tous les Américains (M) sont des patriotes (T). Mineure : Jim (t) est américain (M). Conclusion : Donc Jim (t) est un patriote (T). Si nous ajoutons un quatrième terme, cette transition de t à T par l’intermédiaire de M ne peut plus se faire. Exemple Majeure : Certains fruits (M) sont délicieux (T). Mineure : Certaines bananes (t) sont vertes (M’ ). Conclusion : Certaines bananes (t) sont délicieuses (T). Nous ne pouvons rien conclure avec certitude des deux prémisses, car il y a quatre termes (t, T, M, M’ ).

Exemple Majeure : Tous ces danseurs (t) sont chauves (M). Mineure : Certains de ces chauves (M) sont québécois (T). Conclusion : Certains de ces danseurs (t) sont québécois (T). Par contre, le raisonnement de l’exemple suivant ne tient pas, car il est possible qu’aucun Québécois ne soit bon danseur, ceux parmi les chauves qui sont bons danseurs n’étant pas québécois. Exemple Majeure : Certains Québécois (t) sont chauves (M). Mineure : Certains chauves (M) sont bons danseurs (T). Conclusion : Certains Québécois (t) sont bons danseurs (T).

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Deuxième règle. Un syllogisme ne peut pas reposer sur deux prémisses particulières. En effet, le moyen terme (M) doit être distribué au moins une fois, c’est-à-dire qu’une des prémisses doit nous dire quelque chose de tous les membres de la catégorie à laquelle réfère ce terme. Cela est requis pour que, identifié ou séparé d’un grand terme (T), il puisse contraindre l’esprit à affirmer ou à nier ce grand terme (T) d’un petit terme (t) qui lui est subalterne. Il en résulte que l’une des prémisses au moins doit être une proposition universelle.

Troisième règle. Chaque terme qui est distribué ou universel dans la conclusion doit être distribué dans la prémisse où il se trouve. Exemple Majeure : Les produits du Guatemala (M) coûtent cher (T). Mineure : Tous ces fruits (t) sont des produits du Guatemala (M). Conclusion : Ces fruits (t) coûtent cher (T).

Chapitre 10

L’évaluation des raisonnements, des sophismes et des syllogismes

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Par contre, le terme fruit est distribué dans la conclusion de l’exemple suivant mais ne l’est pas dans la mineure. Nous ne pouvons donc pas savoir si tous les fruits coûtent cher, puisque les prémisses ne nous renseignent que sur certains d’entre eux (les bananes provenant du Guatemala). Exemple Majeure : Les bananes du Guatemala (M) coûtent cher (T). Mineure : Certains fruits (t) sont des bananes du Guatemala (M). Conclusion : Les fruits (t) coûtent cher (T). Quatrième règle. Le nombre de prémisses négatives doit être égal au nombre de conclusions négatives. Il en résulte deux choses : • Si la conclusion est négative, l’une des prémisses doit l’être. Il ne peut y avoir qu’une seule prémisse négative, puisqu’il n’y a qu’une conclusion. • Si les deux prémisses sont négatives, cela signifie que T et M forment des ensembles totalement ou partiellement exclusifs, tout comme t et M. Nous ne pouvons donc pas prédiquer T de t. Exemple Majeure : Les joueurs de cette équipe (M) ne sont pas persévérants (T). Mineure : Simon (t) est un joueur de cette équipe (M). Conclusion : Simon (t) n’est pas persévérant (T). Nous ne pouvons rien conclure des deux prémisses du syllogisme ci-dessous, car nous ne pouvons pas savoir si les Grecs qui sont des hommes font partie des hommes qui ne sont pas mortels. Exemple Majeure : Certains hommes (M) ne sont pas mortels (T). Mineure : Certains Grecs (t) ne sont pas des hommes (M). Conclusion : Certains Grecs (t) ne sont pas mortels (T). Les syllogismes défectueux ne sont pas toujours si faciles à déceler, que ce soit dans un texte ou, plus difficilement encore, dans une conversation.

Dialogue

L

a publicité, la partisannerie politique et la propagande nous obligent à être sur nos gardes quant à la valeur des raisonnements qui nous sont proposés. Il est loin d’être clair que tous ceux qui s’adressent à nous ont d’abord à coeur de faire connaître la vérité. Assez souvent, ils ont un point de vue à faire valoir, qu’ils jugent conforme à leurs intérêts et qu’ils tiennent à faire passer coûte que coûte – quitte à utiliser des sophismes ou des syllogismes qui ne sont logiques qu’en apparence. Peut-être ne faut-il pas exagérer la malhonnêteté des gens. Certes, ceux qui s’adressent à nous estiment généralement que leur opinion est vraie, en plus d’être conforme à ce qu’ils souhaitent. Ils croient que leur point de vue est le bon et c’est pourquoi ils le défendent. Mais encore là, cette croyance sincère à la vérité de leurs idées est loin de garantir qu’ils se montreront rigoureux et de bonne foi lors d’un débat. À en croire le philosophe Arthur Schopenhauer, il est très fréquent que la mauvaise foi et la croyance à la vérité aillent de pair chez une même personne. Cela lui semble même difficile à éviter.

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troisième partie La logique de l’argumentation


Portrait d’Arthur Schopenhauer par Ludwig Sigismund Ruhl (1818).

Arthur Schopenhauer

Dans les mots de Schopenhauer Les sources de la mauvaise foi Si Schopenhauer a raison, ses hypothèses contribuent certainement à expliquer la mauvaise foi dont font preuve nombre de personnes dans un débat. Elles expliquent aussi pourquoi cette malhonnêteté se fait plus obstinée quand des personnes débattent sous les feux de la rampe, en public, lorsque leur réputation est en jeu.

S

i nous étions foncièrement honnêtes, nous ne chercherions, dans tout débat, qu’à faire surgir la vérité, sans nous soucier de savoir si elle est conforme à l’opinion que nous avions d’abord défendue ou à celle de l’adversaire : ce qui n’aurait pas d’importance ou serait du moins tout à fait secondaire. Mais c’est désormais l’essentiel. La vanité innée, particulièrement irritable en ce qui concerne les facultés intellectuelles, ne veut pas accepter que notre affirmation se révèle fausse, ni que celle de l’adversaire soit juste. Par conséquent, chacun devrait simplement s’efforcer de n’exprimer que des jugements justes, ce qui devrait inciter à penser d’abord et à parler ensuite. Mais chez la plupart des hommes, la vanité innée s’accompagne d’un besoin de bavardage et d’une malhonnêteté innée. Ils parlent avant d’avoir réfléchi, et même s’ils se rendent compte après coup que leur affirmation est fausse et qu’ils ont tort, il faut que les apparences prouvent le contraire. Leur intérêt pour la vérité, qui doit sans doute être généralement l’unique motif les guidant lors de l’affirmation d’une thèse supposée vraie, s’efface complètement devant les intérêts de leur vanité : le vrai doit paraître faux et le faux vrai. Toutefois cette malhonnêteté même, l’obstination à défendre une thèse qui nous semble déjà fausse à nous-mêmes, peut être excusable : souvent, nous sommes d’abord fermement convaincus de la vérité de notre affirmation, mais voilà que l’argument de notre adversaire semble la renverser ; si nous renonçons aussitôt à la défendre, nous découvrons souvent après coup que nous avions tout de même raison ; notre preuve était fausse, mais notre affirmation pouvait être étayée par une bonne preuve. L’argument salvateur ne nous était pas immédiatement venu à l’esprit. De ce fait, il se forme en nous la maxime selon laquelle, même quand l’argument de l’adversaire semble juste et concluant, nous devons l’attaquer, certains que sa justesse n’est qu’apparente et qu’au cours de la controverse nous trouverons un argument qui viendra le renverser ou confirmer notre vérité d’une façon ou d’une autre. Ainsi, nous sommes quasi obligés d’être malhonnêtes lors de la controverse, ou tout du moins légèrement tentés de l’être. De cette façon, la faiblesse de notre intelligence et la perversité de notre volonté se soutiennent mutuellement. […]

Arthur Schopenhauer (1788-1860) est un philosophe allemand resté célèbre pour sa conception pessimiste de la condition humaine. Il expose l’essentiel de ses idées dans son maître ouvrage, Le monde comme volonté et comme représentation. À l’en croire, notre existence est fondamentalement placée sous le signe de la douleur, de l’insatisfaction et de l’ennui. Nous ne pouvons échapper à ces trois maux que par la contemplation esthétique et par l’éveil à une forme de compassion universelle pour tous les vivants.

SCHOPENHAUER, ARTHUR (2000). L’art d’avoir toujours raison (p. 8-10). Paris, Éditions Mille et une nuits. (Première édition en allemand 1864. Traduction de Dominique Miermont.)

Chapitre 10

L’évaluation des raisonnements, des sophismes et des syllogismes

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D’après Schopenhauer, l’usage d’arguments boiteux et de sophismes a moins pour cause, dans ce cas, une volonté délibérée de manipuler qu’un souci de préserver son ego d’une possible humiliation. Les idées de Schopenhauer, pour éclairantes qu’elles soient, ont cependant un côté moins réjouissant. Si nous ne pouvons pas espérer de rigueur et d’honnêteté des autres, faut-il en conclure que nos propres efforts en vue d’argumenter raisonnablement sont vains ? Peut-être notre capacité à évaluer rigoureusement nos propres arguments et ceux des autres n’a-t-elle qu’une faible utilité ? Faut-il s’incliner, nous aussi, devant la toute-puissance de la mauvaise foi, de la rhétorique et des sophismes ? Le débat est relancé – pourrons-nous le trancher honnêtement ?

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TEXTES À L’ÉTUDE La misologie Dans cet extrait du Phédon, Platon met en scène Socrate qui discute avec Phédon de la misologie, c’est-à-dire de la haine des raisonnements. Il expose les origines de cette haine et met en garde Phédon contre une telle attitude. Socrate Mais avant tout mettons-nous en garde contre un danger. Phédon Lequel ? Socrate C’est de devenir misologues, comme on devient misanthrope [personne qui déteste le genre humain et s’isole de la société] ; car il ne peut rien arriver de pire à un homme que de prendre en haine les raisonnements. Et la misologie vient de la même source que la misanthropie. Or la misanthropie se glisse dans l’âme quand, faute de connaissance, on a mis une confiance excessive en quelqu’un que l’on croyait vrai, sain et digne de foi, et que, peu de temps après, on découvre qu’il est méchant et faux, et qu’on fait ensuite la même expérience sur un autre. Quand cette expérience s’est renouvelée souvent, en particulier sur ceux qu’on regardait comme ses plus intimes amis et ses meilleurs camarades, on finit, à force d’être choqué, par prendre tout le monde en aversion et par croire qu’il n’y a absolument rien de sain chez personne. N’as-tu pas remarqué toi-même que c’est ce qui arrive ? Phédon Si. Socrate N’est-ce pas une honte ? N’est-il pas clair que, lorsqu’un tel homme entre en rapport avec les hommes, il n’a aucune connaissance de l’humanité ? Car s’il en avait eu quelque connaissance, en traitant avec eux, il aurait jugé les choses comme elles sont, c’est-à-dire que les gens tout à fait bons et les gens tout à fait méchants sont en petit nombre les uns et les autres, et ceux qui tiennent le milieu en très grand nombre. Phédon Comment l’entends-tu ? Socrate Comme on l’entend des hommes extrêmement petits et des hommes extrêmement grands. Crois-tu qu’il y ait quelque chose de plus rare que de trouver un homme extrêmement grand ou petit, et de même chez un chien ou en toute autre chose ? Ou encore un homme extrêmement lent ou rapide, beau ou laid, blanc ou noir ? N’as-tu pas remarqué qu’en tout cela les extrêmes sont rares et peu nombreux et que les entre-deux abondent et sont en grand nombre ? Phédon Si. Socrate Ne crois-tu pas que, si l’on proposait un concours de méchanceté, ici encore on verrait que les premiers seraient en fort petit nombre ?

Chapitre 10

Phédon C’est vraisemblable. Socrate Oui, c’est vraisemblable ; mais ce n’est pas en cela que les raisonnements ressemblent aux hommes – c’est toi qui tout à l’heure m’as jeté sur ce sujet et je t’ai suivi ; mais voici où est la ressemblance. Quand on a cru, sans connaître l’art de raisonner, qu’un raisonnement est vrai, il peut se faire que peu après on le trouve faux, alors qu’il l’est parfois et parfois ne l’est pas, et l’expérience peut se renouveler sur un autre et un autre encore. Il arrive notamment, tu le sais, que ceux qui ont passé leur temps à controverser finissent par s’imaginer qu’ils sont devenus très sages et que, seuls, ils ont découvert qu’il n’y a rien de sain ni de sûr ni dans aucune chose ni dans aucun raisonnement, mais que tout est dans un flux et un reflux continuels, absolument comme dans l’Euripe [détroit où les courants changeaient de direction très souvent] et que rien ne demeure un moment dans le même état. Phédon C’est parfaitement vrai. Socrate Alors, Phédon, s’il est vrai qu’il y ait des raisonnements vrais, solides et susceptibles d’être compris, ne serait-ce pas une triste chose de voir un homme qui, pour avoir entendu des raisonnements qui, tout en restant les mêmes, paraissent tantôt vrais, tantôt faux, au lieu de s’accuser lui-même et son incapacité, en viendrait par dépit à rejeter la faute sur les raisonnements, au lieu de s’en prendre à lui-même, et dès lors continuerait toute sa vie à haïr et à ravaler les raisonnements et serait ainsi privé de la vérité et de la connaissance de la réalité ? Phédon Oui, par Zeus, ce serait une triste chose. Socrate Prenons donc garde avant tout que ce malheur ne nous arrive. Ne laissons pas entrer dans notre âme cette idée qu’il pourrait n’y avoir rien de sain dans les raisonnements ; persuadons-nous bien plutôt que c’est nous qui ne sommes pas encore sains et qu’il faut nous appliquer virilement à le devenir, toi et les autres, en vue de tout le temps qui vous reste à vivre, et moi en vue de la mort seule ; car, au sujet même de la mort, je crains bien en ce moment de ne pas me comporter en philosophe, mais en homme qui aime à triompher, comme les gens dénués de toute culture. Quand ces gens-là débattent quelque question, ils ne s’inquiètent pas de savoir ce que sont les choses dont ils parlent ; ils n’ont d’autre

L’évaluation des raisonnements, des sophismes et des syllogismes

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visée que de faire accepter à la compagnie la thèse qu’ils ont mise en avant. Dans le cas présent, je ne vois entre eux et moi qu’une seule différence, c’est que mes efforts ne viseront pas à faire croire à la compagnie que ce que je dis est vrai – ce n’est là pour moi que l’accessoire – mais à me le faire croire autant que possible à moi-même. Voici, cher camarade, quel est mon calcul ; vois combien il est intéressé : si ce que j’avance est vrai, combien il m’est avantageux de m’en persuader ! Si au contraire il n’y a rien après la mort, je serai moins tenté, pendant le temps qui m’en sépare, d’ennuyer la compagnie de mes lamentations. Au reste, cette ignorance ne durera pas longtemps, car ce serait un mal ; mais elle finira

bientôt. C’est dans cette disposition d’esprit, Simmias et Cébès, que j’aborde la discussion. Pour vous, si vous m’en croyez, faites peu d’attention à Socrate, mais beaucoup plus à la vérité : si vous trouvez que je dis quelque chose de vrai, convenez-en ; sinon, résistez de toutes vos forces et prenez garde que par excès de zèle je n’abuse à la fois vous et moimême, et ne m’en aille en laissant, comme l’abeille, mon aiguillon en vous. PLATON. Phédon (89c-91d). (Adaptation de la traduction d’Émile Chambry, 1864-1938. Présentation et notes de Diane Brière, Anjou, Éditions CEC 2012.)

Je m’étonne que les Français aient si peu d’esprit Ce texte est la réponse d’un chef micmac gaspésien aux remarques des Français du poste de pêche de Percé au sujet des habitations des « Sauvages » à la fin du 17e siècle. Elle est tirée de la Nouvelle relation de la Gaspésie publiée par Chrestien Leclercq (v.1641-v.1700) en 1691, missionnaire récollet en Gaspésie et dans le nord du Nouveau-Brunswick actuels. Malgré les siècles et la culture qui séparent ce chef micmac et les épicuriens, quelques éléments caractéristiques de la philosophie de ces derniers sont reconnaissables : l’autarcie, la recherche d’une « vie bonne » et d’un certain art de vivre. Je m’étonne fort que les Français aient si peu d’esprit qu’ils en font paraître dans ce que tu me viens de dire de leur part, pour nous persuader de changer nos perches, nos écorces et nos cabanes en des maisons de pierre et de bois, qui sont hautes et élevées, à ce qu’ils disent, comme des arbres ! Hé quoi donc, continua-t-il, pour des hommes de cinq à six pieds de hauteur, faut-il des maisons, qui en aient soixante ou quatre-vingts ? Car enfin tu le sais bien toi, Patriarche, ne trouvons-nous pas dans les nôtres toutes les commodités et les avantages que vous avez chez vous, comme de coucher, de boire, de dormir, de manger et de nous divertir avec nos amis quand nous voulons ? Ce n’est pas tout, dit-il, s’adressant à l’un de nos capitaines ; mon frère, as-tu autant d’adresse et d’esprit que les Sauvages qui portent avec eux leurs maisons et leurs cabanes, pour se loger partout où bon leur semble, indépendamment de quelque seigneur que ce soit ? Tu n’es pas aussi brave, ni aussi vaillant que nous, puisque quand tu voyages, tu ne peux porter sur tes épaules tes bâtiments ni tes édifices ; ainsi, il faut que tu fasses autant de logis que tu changes de demeure, ou bien que tu loges dans une maison empruntée et qui ne t’appartient pas. Pour nous, nous nous trouvons à couvert de tous ces inconvénients, et nous pouvons toujours dire plus véritablement que toi que nous sommes partout chez nous, parce que nous nous faisons facilement des cabanes partout où nous allons, sans demander permission à personne.

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troisième partie La Logique de L’argumentation

Tu nous reproches, assez mal à propos, que notre pays est un petit enfer par rapport à la France, que tu compares au Paradis terrestre, d’autant qu’elle te fournit, dis-tu, toutes sortes de provisions en abondance. Tu nous dis encore que nous sommes les plus misérables et les plus malheureux de tous les hommes, vivant sans religion, sans civilité, sans honneur, sans société, et en un mot sans aucunes règles, comme des bêtes dans nos bois et dans nos forêts, privés du pain, du vin et de mille autres douceurs, que tu possèdes avec excès en Europe. Hé bien, mon frère, si tu ne sais pas encore les véritables sentiments que nos Sauvages ont de ton pays et de toute ta nation, il est juste que je te l’apprenne aujourd’hui. Je te prie donc de croire que tous misérables que nous paraissions à tes yeux, nous nous estimons cependant beaucoup plus heureux que toi, en ce que nous sommes très contents du peu que nous avons, et crois encore une fois, de grâce, que tu te trompes fort si tu prétends nous persuader que ton pays soit meilleur que le nôtre ; car si la France, comme tu dis, est un petit Paradis terrestre, as-tu de l’esprit de la quitter, et pourquoi abandonner femmes, enfants, parents et amis ? Pourquoi risquer ta vie et tes biens tous les ans, et te hasarder témérairement en quelque saison que ce soit aux orages et aux tempêtes de la mer, pour venir dans un pays étranger et barbare, que tu estimes le plus pauvre et le plus malheureux du monde ? Au reste, comme nous sommes entièrement convaincus du contraire, nous ne nous mettons guère en peine d’aller


en France, parce que nous appréhendons, avec justice, d’y trouver bien peu de satisfaction, voyant par expérience que ceux qui en sont originaires en sortent tous les ans pour s’enrichir dans nos côtes. Nous croyons de plus que vous êtes encore incomparablement plus pauvres que nous, et que vous n’êtes que de simples compagnons, des valets, des serviteurs et des esclaves, tous maîtres et tous grands capitaines que vous paraissiez, puisque vous faites trophée de nos vieilles guenilles et de nos méchants habits de castor, qui ne nous peuvent plus servir, et que vous trouvez chez nous par la pêche de morue que vous faites en ces quartiers, de quoi soulager votre misère et la pauvreté qui vous accable. Quant à nous, nous trouvons toutes nos richesses et toutes nos commodités chez nous même, sans peine et sans exposer nos vies aux dangers où vous vous trouvez tous les jours par de longues navigations. Et nous admirons, en vous portant compassion dans la douceur de notre repos, les inquiétudes et les soins que vous vous donnez nuit et jour afin de charger votre navire. Nous voyons même que tous vos gens ne vivent ordinairement que de la morue que vous pêchez chez nous ; ce n’est continuellement que morue, morue au matin, morue à midi, morue au soir et toujours morue, jusque là même, si vous souhaitez quelques bons morceaux, c’est à nos dépens, et vous êtes obligés d’avoir recours aux Sauvages, que vous méprisez tant, pour les prier d’aller à la chasse, afin de vous régaler. Or maintenant, dismoi donc un peu, si tu as de l’esprit, lequel des deux est le plus sage et le plus heureux : ou celui qui travaille sans cesse et qui n’amasse qu’avec beaucoup de peines de quoi vivre ; ou

Chapitre 10

celui qui se repose agréablement et qui trouve ce qui lui est nécessaire dans le plaisir de la chasse et de la pêche ? Il est vrai, reprit-il, que nous n’avons pas toujours eu l’usage du pain et du vin que produit votre France : mais enfin, avant l’arrivée des Français en ces quartiers, les Gaspésiens ne vivaient-ils pas plus longtemps qu’à présent ? Et si nous n’avons plus parmi nous de ces vieillards de cent-trente à centquarante ans, ce n’est que parce que nous prenons insensiblement votre manière de vivre, l’expérience nous faisant assez connaître que ceux-là d’entre nous vivent davantage qui, méprisant votre pain, et votre vin, et votre eau de vie se contentent de leur nourriture naturelle de castor, d’orignaux, de gibier et de poissons, selon l’usage de nos ancêtres et de toute la nation gaspésienne. Apprends donc, mon frère, une fois pour toutes puisqu’il faut que je t’ouvre mon coeur, qu’il n’y a pas de Sauvage qui ne s’estime infiniment plus heureux et plus puissant que les Français. Il finit son discours par ces dernières paroles, disant qu’un Sauvage trouvait sa vie partout ; qu’il se pouvait dire le seigneur et le souverain de son pays, parce qu’il y résidait autant qu’il lui plaisait avec toutes sortes de droits, de pêche et de chasse, sans aucune inquiétude, plus content mille fois dans les bois et dans sa cabane que s’il était dans les palais et à la table des plus grands princes de la terre. COURTOIS, JEAN-PHILIPPE, PARENTEAU, DANIC (2011). Les 50 discours qui ont marqué le Québec (p. 8-9). Anjou, Éditions CEC.

L’évaluation des raisonnements, des sophismes et des syllogismes

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EXERCICES n Historiquement, les puissances coloniales occidentales, comme la France et le Royaume-Uni, ont cherché à étendre leur contrôle sur la majeure partie du monde. En cette ère postcoloniale, il faut encore se méfier d’elles, car rien n’indique qu’elles ont changé d’intention.

Logique de l’argumentation 1

212

Pour chacun des raisonnements suivants, indiquez de quel sophisme il s’agit. a Il n’y a rien de mal à frauder l’impôt, tout le monde le fait ! b La doctrine chrétienne de l’amour du prochain et du partage n’a aucune valeur. Les preuves sont là : regardez dans quel luxe vivent le pape et les cardinaux en poste au Vatican ! Et regardez le nombre de guerres et d’actes d’intolérance dont se sont rendus coupables les chrétiens dans l’histoire ! c Jean Laplume a sévèrement critiqué mon roman. Mais on peut difficilement prendre au sérieux les arguments de ce critique littéraire, quand on sait qu’il a écrit un roman unanimement considéré comme un navet ! d Rien n’est mieux que le sexe. Suivre un cours de logique, c’est quand même mieux que rien. Suivre un cours de logique est donc meilleur que le sexe. e Les chemisiers verts à épaulettes avec manches bouffantes en filet rose sont le nec plus ultra. Les plus grands couturiers les ont inclus dans leurs collections. Il faut donc s’assurer d’en avoir un dans sa garde-robe cet été. f On n’a pas encore prouvé que le réchauffement de l’Arctique est causé par la pollution atmosphérique. Les affirmations répétées des environnementalistes à cet effet sont donc fausses. g Il faut éviter de se lier d’amitié avec des personnes de l’autre sexe lorsqu’on est en couple. Le piège de l’intimité est tellement sournois ! On commence par aller prendre un verre ensemble après le travail et on finit par se retrouver dans le lit de l’autre. h Les étudiants du cégep adorent le hip-hop. La preuve : Justin, Nathalie et Karine en écoutent toujours. i Les féministes sont des femmes qui militent pour les droits des femmes. John Stuart Mill était féministe. John Stuart Mill est donc une femme. j La richesse apporte le bonheur, car avoir beaucoup d’argent nous permet d’être heureux. k Ceux qui veulent abolir la chasse aux phoques au large de Terre-Neuve se trompent, car ils vont à l’encontre d’une tradition ancestrale qui a rythmé la vie des Inuits et des pêcheurs blancs qui se sont établis dans cette région. Elle définit l’identité et le mode de vie de ces gens. l Le gouvernement conservateur a fait plusieurs nominations partisanes, mais il n’y a pas lieu de se scandaliser, les libéraux avaient fait la même chose — et même plus souvent — auparavant. m Cet étudiant se montre particulièrement poli à mon égard. Il croit que je vais remonter ses notes.

troisième partie La Logique de L’argumentation

2

Pour chacun des énoncés ci-après : • faites une légende du raisonnement ; • identifiez le sophisme ; • indiquez quel critère de validité ce sophisme enfreint (acceptabilité, pertinence ou suffisance logique des prémisses). a La position défendue par les écologistes est que nous devrions tous vivre dans une société de type agricole. J’en conclus que la position écologiste ne pourrait pas être acceptée de façon démocratique dans les circonstances actuelles. b Ma cousine a eu un accident d’auto. Elle est morte brûlée à cause de sa ceinture de sécurité qui était bloquée. Malgré ce qu’on en dit, je pense donc que le port de la ceinture de sécurité est plus dangereux que sécuritaire. c De tous les animaux, seul l’homme fait de l’art. Une femme n’est pas un homme. La femme ne fait pas de l’art. d Marc a décidé de militer pour le candidat qui sera probablement vainqueur aux élections, à en croire les sondages. Il dit avoir de bonnes raisons, mais il faudrait être bien naïf pour croire pareilles sornettes. Il doit avoir des projets d’affaires qui nécessitent des subventions gouvernementales ! e Le gouvernement oblige les citoyens à enregistrer leurs armes à feu. Il veut maintenant émettre une carte d’identité pour chaque citoyen, au nom de la sécurité nationale. À ce rythme, nous vivrons d’ici peu dans un État policier où nous n’aurons plus de liberté ! Il faut donc s’opposer à l’instauration de cette carte ! f Vous êtes pour la liberté ou contre la légalisation des drogues douces. g L’État n’a pas le droit d’interdire à certains couples infertiles d’adopter des enfants parce qu’ils « n’offrent pas un milieu de vie stable à l’enfant ». Après tout, il y a bien des couples fertiles qui n’offrent pas un milieu de vie stable à leurs enfants, mais l’État ne leur interdit pas pour autant de se reproduire ! h Julie soutient qu’il est important de lutter contre les gaz à effet de serre. Encore une obsession sans fondement de « granola ». Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à voir combien elle utilise sa voiture pour la moindre petite sortie. i Les fabricants d’armes ont bénéficié de la guerre au terrorisme de l’administration Bush. Ils ont sûrement financé


j

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3 44

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6

Ben Laden pour l’aider à préparer les attentats du 11 septembre 2001. Il est sain qu’un homme ait des maîtresses, puisque la plupart des mâles, chez les mammifères, s’accouplent avec plusieurs femelles durant une même période. Le gouvernement conservateur a fait plusieurs nominations partisanes, mais il n’y a pas lieu de se scandaliser, les libéraux avaient fait la même chose auparavant. Il va sans dire qu’avoir des relations sexuelles dès l’âge de 14 ou 15 ans est acceptable, car de nos jours, cette pratique est acceptée par une large majorité de Québécois. Les entreprises cherchent à fidéliser leurs clients. L’État doit aussi le faire, que ce soit dans ses ministères, ses écoles, ses hôpitaux ou ses prisons. Tout bon directeur de prison doit donc se réjouir de voir revenir un ancien détenu, ravi du service précédemment offert. Les modèles économiques ne sont pas scientifiques car l’économie n’est pas une science. Un homme qui commet un acte terroriste est nécessairement désespéré. On trouve beaucoup de désespérés dans les banlieues françaises où se concentrent les immigrés au chômage. Il y aura donc sous peu des actes terroristes en France.

c Personne ne croit que je suis de votre avis. d Ils croient tous que je suis de votre avis. 7

Si la proposition a est fausse, qu’est-il possible de conclure des propositions b, c et d ? Sont-elles vraies, fausses ou indéfinies ? a Certains professeurs de philosophie sont intéressants. b Tous les professeurs de philosophie sont intéressants. c Quelques professeurs de philosophie sont ennuyeux. d Aucun professeur de philosophie n’est intéressant.

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Pour chacun des syllogismes ci-après : • identifiez le petit, le moyen et le grand terme ; • indiquez la quantité et la qualité de chaque proposition ; • indiquez si le syllogisme est bien construit ou non ; • expliquez votre réponse en recourant aux règles du syllogisme. a Les idées vertes dorment furieusement. Or, mon idée est verte. Donc, mon idée dort furieusement. b Les joueurs de hockey sont bien payés. Certains Tchèques sont joueurs de hockey. Les Tchèques sont bien payés. c Quelques étudiants du cégep sont passionnés de philosophie. Il y a des passionnés de philosophie qui ne jurent que par Sartre. Quelques étudiants du cégep ne jurent que par Sartre.

Faites un schéma des sophismes a à e du numéro 1. Identifiez chaque proposition catégorique en fonction de sa quantité et de sa qualité. a La tomate provient à l’origine des Amériques. b Il y a des gens sournois. c Tous les hommes ne sont pas machos. d Certains livres peuvent changer une vie. e Quelques étudiants n’ont pas compris les consignes. f Tous les professeurs donnent des consignes confuses. g La violence ne règle jamais un conflit. Pour chacune des propositions suivantes, formulez une proposition contraire ou subcontraire (selon le cas) et une proposition contradictoire. a Tous les moyens sont bons pour gagner. b Certains jours, on ferait mieux de ne pas se lever. c Le mot toujours prend toujours un s. d Soixante-quinze pour cent des Québécois sont en faveur des mariages homosexuels. En vous servant du carré logique, répondez à la question suivante. Si la proposition a est vraie, qu’est-il possible de conclure des propositions b, c et d ? Sont-elles vraies, fausses ou indéfinies ? a Tous ne croient pas que je suis de votre avis. b Certains croient que je suis de votre avis.

Chapitre 10

d Les idées vertes dorment furieusement. Certaines idées dorment paisiblement. Donc mon idée n’est pas verte. e Aucun amour ne dure toujours. Certains sentiments ne sont pas de l’amour. Certains sentiments durent toujours.

Analyse de textes 9

Socrate considère qu’il est essentiel de s’entendre sur les mots et de bien définir nos concepts. Seriez-vous capables de démontrer comment il procède dans l’extrait de Lachès qui se trouve dans le chapitre 5 (page 82) ? a Socrate réfute la première définition que donne Lachès du courage. Faites la légende et le schéma en arbre du raisonnement que Socrate fait faire à Lachès. Indiquez également s’il s’agit d’une déduction ou d’une induction puis, en supposant que les prémisses sont acceptables, évaluez cet argument à l’aide des critères de pertinence et de suffisance logique (formelle ou informelle). b Socrate réfute la deuxième définition que donne Lachès du courage. Faites la légende et le schéma en arbre du

L’évaluation des raisonnements, des sophismes et des syllogismes

213


raisonnement que Socrate fait faire à Lachès. Indiquez aussi s’il s’agit d’une déduction ou d’une induction puis, en supposant que les prémisses sont acceptables, évaluez cette argumentation à l’aide des critères de pertinence et de suffisance logique (formelle ou informelle). 10 Dans le texte « La misologie » (page 209), Socrate nous met en garde contre la haine des raisonnements. Pouvez-vous analyser son argumentaire ? a Socrate affirme que « les gens tout à fait bons et les gens tout à fait méchants sont en petit nombre les uns et les autres, et ceux qui tiennent le milieu en très grand nombre ». Il explique ensuite comment il est possible d’en arriver à cette conclusion (en réponse à la question « Comment l’entends-tu » ?). Faites la légende et le schéma en arbre de son raisonnement. b Socrate évoque « ceux qui ont passé leur temps à controverser » et qui « finissent par s’imaginer qu’ils sont devenus très sages et que, seuls, ils ont découvert qu’il n’y a rien de sain ni de sûr ni dans aucune chose ni dans aucun raisonnement ». À quels philosophes étudiés dans les chapitres antérieurs fait-il référence selon vous ? Justifiez votre réponse. c D’après ce que vous comprenez du texte, Socrate jugeraitil que nous disposons de bons outils (comme les critères de pertinence et de suffisance) pour évaluer la validité d’un raisonnement ? Penserait-il au contraire que nous ne pouvons pas évaluer les raisonnements pour déterminer lesquels sont solides et lesquels ne le sont pas ? Justifiez votre réponse en vous appuyant sur des passages du texte.

214

troisième partie La Logique de L’argumentation

11 Après avoir lu le discours « Je m’étonne que les Français aient si peu d’esprit » (page 210), évaluez l’argumentaire du chef micmac. a Dans le premier paragraphe, le chef micmac cherche à montrer que les demeures des autochtones n’ont rien à envier à celles des Français. Considérez-vous que ses arguments sont pertinents ? Justifiez votre réponse. b Les arguments employés par le chef sont-ils suffisants pour démontrer la supériorité des demeures des autochtones sur celles des Français ? Si vous jugez que non, indiquez ce que vous pourriez lui répondre. c Au deuxième paragraphe, le chef micmac cherche à montrer qu’il y a une contradiction ou une incohérence dans le discours des Français à propos de la Gaspésie. Quelle est cette incohérence ? L’argument du chef est-il pertinent ? Par ailleurs, le chef parvient-il, de manière suffisante, à démontrer que les Français se contredisent ? Justifiez vos réponses.



2 édition e

Lgos o

Diane Brière, docteure en philosophie, a enseigné la philosophie au Collège Montmorency jusqu’en 2010. Elle a publié aux Éditions CEC, dans la collection « Philosophies vivantes », le Discours de la méthode de René Descartes et Phédon de Platon.

la raison en quête de vérité

Logos : La raison en quête de vérité est un manuel destiné aux étu­ diantes et aux étudiants qui suivent le premier cours de philosophie. Cette deuxième édition est divisée en trois parties et dix chapitres. Dans la première partie, Logos situe le discours philosophique en le caractérisant et en le différenciant des discours religieux ou scientifique et présente la naissance de la pensée rationnelle et philosophique à l’époque de la Grèce antique. Il s’arrête plus longuement sur la pensée des sophistes, de Socrate, de Platon et d’Aristote dans la deuxième partie, qui se clôt sur l’exposé de la pensée des stoïciens, des épicuriens et des cyniques. Enfin, il fournit dans la troisième partie les rudiments de la logique de l’argumentation. Chaque chapitre commence par une quête, une question qui touche les jeunes d’aujourd’hui et à laquelle les philosophes et les textes à l’étude pourront donner des éléments de réponse. Ces questions sont autant de portes d’entrée vers une compréhension rationnelle du monde. Tout au long du propos, un lien est établi entre réponses à la quête, propos de philosophes et une conception particulière de la connaissance. Les textes originaux, augmentés dans cette édition, servent de contexte d’apprentissage. Un large éventail d’exercices permet de vérifier la compréhension des concepts, de stimuler l’esprit critique et philosophique ainsi que d’apprendre progressivement à analyser un texte philosophique et à rédiger un texte argumentatif. Enfin, la troisième partie permet de mieux saisir les règles de la logique de l’argumentation, laquelle aide à n’accepter que des idées étayées par des arguments valides et à élaborer un discours argumenté défendant une conception personnelle sur un sujet donné. Le manuel est accompagné d’un complément pédagogique en ligne sur comportant des exercices interactifs.


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