La grande Glute
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La grande glute. Réajustant son nœud de cravate, et vérifiant une dernière fois que rien ne venait ternir l’éclat des boutons dorés de la veste de son uniforme, le Commandant Ronald de Saint Frusquin frappa discrètement à la porte du bureau de son colonel. Un sonore Entrez ! Emis par une splendide voix de basse- taille traversa sans faiblir la pourtant solide porte en chêne du bureau du père du régiment. Ouvrant ladite porte avec délicatesse, puis la refermant avec le même luxe de précautions, il accomplit un demi tour réglementaire et le regard comme perdu sur la ligne
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bleue des Vosges, avança de trois pas. Droit dans ses bottes et désormais à une distance du bureau qu’il jugea suffisante, il effectua un impeccable salut. Repos ! Claironna encore la mâle voix du Chef puis elle ajouta : Asseyez-vous, Saint Frusquin ! Le Colonel Gaètan de Guerlas était un petit bonhomme rondouillard, tentant de masquer une nature débonnaire derrière un visage qu’il pensait rendre farouche par une épaisse moustache grisonnante. Saint Frusquin, je vous connais bien ! Vos décorations témoignent de l’honneur avec lequel vous avez jusqu’alors servi votre pays, comme le firent toujours vos ancêtres et les miens. Nous autres gentilshommes de France, savons où se trouve notre devoir, quel que soit le Régime qui tient provisoirement les rênes du pouvoir. C’est sur vous que je compte pour mener à bien la délicate mission que je vais vous confier. Extirpant une double page dactylographiée de son sous-main berbère, en cuir à la damasquine, cadeau d’un chef de tribu du sud marocain, il poursuivit : Voici ce que notre ministère m’a fait parvenir, pas plus tard qu’hier, dit-il en agitant le document sous le nez de son subordonné. S’il escomptait par ce geste, imprégner à
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distance son interlocuteur de l’auguste contenu du message ministériel, l’air interrogateur de son vis-à-vis lui indiqua que le transfert ne s’était pas effectué correctement. Aussi jugeat-il nécessaire de pallier cette inefficacité par une plus traditionnelle voie orale. Il semblerait, selon l’auteur de la note que les récents événements d’Indochine ainsi que les menaces de troubles qui pèsent sur nos départements d’Algérie ne soient pas étrangers à une sorte d’incompréhension entre les masses populaires de France et son Armée qui entraîne une désaffection de la jeunesse pour le glorieux métier des Armes. Il nous est donc fortement suggéré, dans cette note, de procéder à quelque action susceptible de créer un salutaire sursaut, notamment chez les jeunes recrues de la classe 54/2C que nous venons d’accueillir dans nos casernes. Il est indiqué, à titre d’exemple d’action à mener de susciter chez l’un des nouveaux arrivants ou mieux encore, chez un groupe de ceux-ci, la réalisation d’une
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sorte de chef-d’oeuvre en relation avec le métier dans le civil de l’impétrant. Je rajoute, que personnellement un peu étonné par le contenu du texte, je m’en suis ouvert auprès du Général Lacombillette de Balpot, commandant notre belle région Militaire. J’ai été surpris d’apprendre tout l’attachement qu’il éprouvait pour cette action et encore plus surpris d’apprendre que des crédits ministériels d’un montant inhabituellement élevé seraient consacrés à cette intéressante entreprise. Voici donc, mon ami, votre mission : trouver chez nos pt’its gars celui qui par l’intérêt ou la beauté de sa réalisation attirera sur notre Régiment les projecteurs de l’actualité ! - Bien compris, mon Colonel, je m’en occupe séance tenante ! Après un de nouvel impeccable salut suivi du rituel demi-tour droite, Saint Frusquin sortit du Saint des Saints. Il était en fait un peu désemparé, car, et ce n’était plus un secret pour personne, cet héritier des grandes familles de héros, était d’une bêtise affligeante, qu’une éducation parfaite ainsi qu’une élégance naturelle, signe distinctif des gens de qualité ne parvenaient à faire illusion que dans les premiers temps. D’innombrables rebuffades avaient par le passé convaincu le brave garçon, car il était tout
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de même bien brave, qu’il valait mieux choisir des interlocuteurs aux possibilités intellectuelles compatibles avec les siennes. Or comme il n’avait pas compris grand-chose au discours du Colonel, il décida de ne répercuter les ordres que vers le capitaine de la troisième compagnie. Les respectivement capitaines des première, seconde et quatrième compagnies étaient tous trois de rusés gaillards qu’il redoutait d’affronter. Morbizeau, lui, était un gros garçon sanguin, dont l’uniforme était constellé de glorieuses décorations. Sorti du rang, il finissait sa carrière sans aucun espoir de promotion supplémentaire. Jeune engagé dans la 2e DB, il avait courageusement combattu les Allemands jusqu’à la victoire
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finale, gagnant de-ci de-là, médailles et galons de sous-off. Alternant ensuite en Indochine promotions pour faits d’armes et dégradations pour insubordination assorties de plusieurs mises aux arrêts de forteresse, Morbi était toutefois apprécié de ses hommes qui se méfiaient tout de même un peu de ses accès de (fièvre coloniale). Mais dans un autre genre, Morbi était au moins aussi c.. que le Commandant de Saint Frusquin. Ce dernier trouva sans peine le capitaine au bar du mess des officiers, où il attaquait bravement de face l’un des premiers pastis de la journée. Entraînant Morbi sur une table un peu à l’écart des oreilles du jeune appelé, préposé au service du bar, il lui expliqua, en buvant un café, ce qu’il avait retenu du problème. Morbi fulmina : Y croient, ces andouilles que c’est avec des conneries pareilles que les gars vont apprendre à déloger des salopards sur un piton ? - Bien que je le ressente un peu différemment, concéda de Cinq Frusques (comme le surnommaient d’irrévérencieux jeunes gens), je ne suis pas éloigné de penser comme vous. Mais les ordres sont les ordres, je vous saurai gré de vouloir bien faire le nécessaire au sein
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de votre compagnie. Laissez, les consommations sont pour moi, ajouta-t-il, laissant ainsi entendre en quelle haute estime il tenait son interlocuteur. Une fois seul, Morbi sentit l’utilité d’un second pastis qui lui fut en effet d’un grand secours pour prendre la décision qui s’imposait. Ayant ingurgité d’un trait le revigorant breuvage, il se rendit sans plus tarder au mess des sous-offs, où il était certain de trouver l’homme de la situation. L’adjudant Figueras était en effet au bar.
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Il y reposait ses cordes vocales irritées par de récents et nombreux aboiements d’ordres lors des exercices matinaux de maniement d’armes. La potion salvatrice était conditionnée dans des boites en métal de forme cylindriques. Cette spécialité adoucissante et désaltérante tout à la fois, était selon l’inscription imprimée dessus en lettres gothiques, élaborée par la brasserie Kronembourg. Ayant accepté d’accompagner l’adjudant dans sa cure, deux nouvelles boîtes métalliques vinrent décorer le bar en formica imitation teck. Ayant été en Indochine, en tant que cabotchef (caporal-chef), sous les ordres de Morbi, qui à l’époque avait au feu gagné un galon de serre-patte (sergent), il tutoyait ce dernier dans l’intimité. Toi, t’as besoin de quéq-chose ! - Tu l’as dit bouffi ! Répondit finement le pitaine (capitaine) et sans luxe de précisions inutiles, qu’il aurait d’ailleurs été bien en peine de fournir, il expliqua avec concision qu’il devait mettre au plus vite la main sur un appelé du contingent, spécialiste dans l’un de ces foutus métiers de civils, si possible rare et compliqué. Deux nouvelles boîtes de bibine vinrent humaniser toute la sécheresse impersonnelle, des ordres ainsi transmis vers un échelon subal-
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terne. Morbi regagna son bureau tandis que Figuéras se dirigeait vers le bâtiment où se trouvaient les chambrées des lascars de la quatrième compagnie. Le bidasse de semaine, revenant des cuisines repéra de loin l’adjudant, qu’il jugea au sortir du bar des sous-offs, se diriger vers la quatrième en question. Il se précipita dans le couloir menant aux chambrées en hurlant : - Gaff les mecs, v’là le Juteux qui radine! (Prenez garde, chers amis, car notre Adjudant vient nous rendre visite!) Figuéras se dirigea de préférence vers la chambre 2B au fond et à droite où il savait ne rencontrer aucun de ces sales petits merdeux d’intellectuels, qu’il soupçonnait de se foutre de sa g….. sous leur air faussement respectueux. Au moment précis de l’irruption de Figueras dans la chambrée, un sonore «Garde à vous» hurlé avec conviction par le soldat de première classe Bougras, réchauffa le coeur du vieux grognard. - Repos, vous pouvez fumer! Répondit l’adjudant suivant la tradition. Avertis à temps, les huit gaillards avaient en un tournemain fait disparaître toute trace d’activités délictueuses pour les remplacer par d’édifiantes occupations. Le
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Gonidec, Vacheron et Pottier qui préalablement menaient un poker d’enfer, astiquaient désormais leurs godillots avec application. Verdier écrivait à sa maman, Gadet astiquait les boutons de sa tenue de sortie tandis que son complice Guilloux avec qui il faisait souvent le mur pour retrouver des coquines chez la Mère Grauju lavait ses chaussettes dans son casque lourd. Le grand Mauduis comme à son habitude ne faisait rien et le petit Lardisson dessinait. Figueras annonça: - Ecoutez-moi, bande de brèles, y’en a-t-y un parmi vous qui aurait un métier pas comme les autres? Grand silence, indiquant que la question intriguait. - Bon, on va procéder autrement! Le Gonidec qu’est ce que tu fabriques dans le civil? - Cultivateur, mon lieutenant. ( il est d’usage d’accorder ce titre aux adjudants et adjudantschefs) - M’intéresse pas! toi Gadet? - Boulanger, mon lieutenant. - M’en fout! Toi Guilloux? - Tourneur- fraiseur, mon lieutenant. - Passons! Toi Lardisson? - Glutier, mon lieutenant. - Grutier sur une petite grue ou sur une
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grande? - Pas grutier avec un T, mon lieutenant, glutier avec un L comme dans glotte. - Bon j’ai compris! Faudrait voir à parler correctement. Et ...à quoi tu t’occupes comme glutier? - Ben, je fabrique des glutes, mon lieutenant. - Tu serais donc comme qui dirait, artisanglutier? - En quelque sorte, mon lieutenant. - Toi mon p’tit gars, tu m’intéresses, Le Capitaine va certainement te convoquer! Là-dessus, Figueras sortit de la chambre et alla directement au mess des sous-offs pour mettre un peu ses idées au clair. Il avait, à maintes reprises, remarqué que la Kronenbourg, agissant comme un puissant tonique, rendait parfaitement claire une situation qui peu avant posait problème. Effectivement, au préposé au bar, qui lui servait une deuxième boite destinée à consolider le traitement, il demanda avec le plus grand naturel: - Toi, Ruas, qu’est pas militaire dans le civil, t’as t-y connu des glutiers? - Oui mon lieutenant, le voisin de palier de mes parents, à Bagnolet, Monsieur Da Silva était grutier chez Batignolles, mais maintenant il est à
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la retraite! - Faudra te récurer les oreilles, j’ai pas dit grutier, j’ai dit glutier. - Alors là, mon lieutenant, j’ai jamais entendu parler. Figueras se dit qu’il avait eu du pot de dégotter si vite l’oiseau rare, c’est Morbi qui allait être content! Cela méritait bien une autre bière et par-dessus une petite sieste. Le pitaine attendra l’après-midi pour apprendre qu’une longue et perspicace enquête venait d’aboutir. Et puis, aujourd’hui c’était mardi et la traditionnelle réunion des capitaines chez le commandant de Saint Frusquin. A l’issue de cette importante réunion hebdomadaire, Figueras savait que Cinq Frusques et Morbi se dirigeraient ensemble vers le mess des officiers pour vérifier la qualité du pastis. C’est là qu’il attaquerait et montrerait aussi au commandant quel sous-officier efficace il était. Le grade d’adjudant-chef était désormais à sa portée! La réussite de l’opération impliquait un chronométrage précis. Sortant du poste de garde à l’entrée de la caserne à la seconde même où les deux officiers apparaîtraient sur le seuil du bâtiment où se tenait la réunion, il se dirigerait vers la quatrième compagnie. Leurs deux trajectoires se croiseraient alors fatalement un peu avant l’entrée du mess
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et Figueras attaquerait alors bille en tête. L’opération, menée avec brio se conclut par un contact rapproché avec l’adversaire à quelques mètres prés de l’endroit prévu par notre stratège. La main au contact du calot, effectuant un salut impeccable, d’une voix forte et les yeux braqués sur Morbi, Figueras annonça: - Mission accomplie, mon capitaine, j’ai votre homme! Ce fut le commandant de Saint Frusquin qui prit la parole: - Morbizeau, une fois encore, vous semblez avoir rondement mené cette affaire! Je vous prierai de vouloir bien solliciter de votre brave subalterne, quelques éclaircissements sur ce rapide succès! - Vas-y, raconte-z-y au Commandant! Intervint à son tour le supérieur de l’adjudant. - Ben voilà, après avoir sélectionné ce matin une douzaine des nouveaux appelés, après le jus, je les ai testés un par un et j’ai trouvé un glutier. - Loin de moi l’idée de dévaloriser de quelque façon la qualité de votre intervention, mais quel intérêt un grutier peut-il présenter en la présente occurrence? - S’cusez mon commandant, c’est pas un grutier, mais un glutier et même un artisan-glu-
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tier!
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- Ah bon! j’aime mieux ça, j’avais entendu grutier. - Moi aussi! Surenchérit Morbi, fais gaffe quand tu prononces, sans ça, on confusionne! - Bien, demain matin, à neuf heures, Morbizeau, vous m’amenez le lascar à mon bureau! Puis il ajouta qu’il devait sans tarder avertir le Colonel de la progression rapide de la mission suggérée par les plus hautes instances gouvernementales. Tournant les talons, il laissa sur place les deux vieux complices, fort décontenancés. Morbi reprit vite la direction des opérations et offrit un pastis au mess des officiers. C’était la première fois que Figueras allait franchir les portes de ce haut lieu, un peu mythique pour lui, mais il pensait confusément que cet événement ne constituait que les prémices d’autres futures prometteuses félicitées. De Saint Frusquin ne put voir le colonel qui était parti «en ville», selon le jeune sergent qui servait de secrétaire au maître des lieux. Cinq Frusques qui n’était jamais au courant de quoi que ce soit, était peut-être au régiment, le seul à ignorer que le colonel de Guerlas prenait chaque jour le thé chez une jeune veuve des plus charmantes, qu’il avait installée dans ses meubles et qui n’avait depuis bien
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longtemps, plus rien à lui refuser. De Guerlas, on ne sait pourquoi, considérait que le célibat sublimait en quelque sorte la mission de l’aristocratique guerrier qu’il était, espèce en voie d’extinction. Gaston Chiral, le jeune sergent, exerçait une occulte influence sur tout le régiment depuis que «pépère Gaétan» comme il appelait en son absence le colonel, se déchargeait sur lui de toute cette ennuyeuse organisation de son emploi du temps. - Mon commandant, vous n’aurez qu’à venir demain matin à neuf heures précises! On vous recevra! Rajouta-t-il avec la légère condescendance, qu’il savait pouvoir s’autoriser sans risque avec le pusillanime officier. - Zut et rezut, jura in petto le brave garçon, et moi qui ai convoqué Morbizeau et son glutier à la même heure, tant pis, on fera avec! Là-dessus, il décida de rentrer chez lui, dans les beaux quartiers où il vivait avec sa soeur aînée. Il avait tout juste le temps d’endosser sa tenue de gala pour l’accompagner à la soirée au profit des nécessiteux du Costa-Rica patronnée par Monseigneur l’évêque. L’idée ne l’effleura même pas de consulter le Larousse en vingt-quatre volumes pour épauler sa mémoire défaillante sur la profession de glutier.
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La soirée caritative fut une réussite à tous points de vue, Monseigneur félicita chaleureusement la chorale des Enfants de Marie qui avait interprété avec brio plusieurs oeuvres du répertoire sacré. Hortense-Arthémise de Saint Frusquin la grande soeur était l’âme de cette pieuse institution qui regroupait des jeunes filles de bonne famille, mais acceptait aussi, sous certaines conditions, des filles issues de milieux plus modestes. Elle était secondée dans cette noble tâche par Germaine Galubet qui n’était rien moins que l’héritière des fromageries Galubet. Onésime Galubet son vieux père était plus connu sous le nom de Roi du Camembert. Hortense-Arthémise caressait en secret le projet de transformer le déjà long célibat de son amie Germaine eu une union harmonieuse avec son jeune frère de quarante-trois ans. Ronald n’avait jamais montré une attirance excessive pour le sexe faible et lui aurait même préféré la chaude camaraderie de l’un de ses frères d’armes, si la rigueur de ses convictions religieuses n’avait contrarié ce doux penchant. Par ailleurs, la nature s’était montrée particulièrement ingrate envers Germaine Galubet sur le plan de l’aspect physique. La beauté
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intérieure de l’âme de la vieille fille et son compte en banque des plus rondelets séduisaient plus pour tout dire la soeur que le frère. Mais la vieille demeure de famille que l’avant-dernier des Saint Frusquin venait par son décès de léguer à son neveu aurait bien besoin, surtout la tour nord, de longs mois d’importants travaux. Germaine, n’était pas restée insensible à l’élégance et au charme de l’officier de carrière et pour tout dire, serait bien heureuse de se faire donner des «madame la Baronne». Papa avait de quoi redorer bien des blasons! Monseigneur l’évêque qui était par ailleurs un cousin éloigné des Saint Frusquin avait donné son améthyste à baiser au commandant. Hortense s’était ouverte à lui de ce projet matrimonial, et il se promettait, dès que possible, de gourmander Ronald sur son fâcheux célibat. Comme à l’accoutumée, le principal inté-
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ressé n’avait d’aucune manière soupçonné cet innocent complot et ce ne fut qu’avec la légitime satisfaction d’avoir pour un temps renoué avec ceux de sa condition qu’il alla se coucher. Demain, il faudrait bien résoudre cet ennuyeux contretemps du glutier, en évitant les pièges qu’il soupçonnait tendus nombreux sur son chemin. Le lendemain matin, comme si un clairon fictif l’y incitait, il sauta du lit à six heures pétantes et comme tous les matins, rasé de près, il alla porter à sa soeur la tasse de café, en lieu et place d’une domesticité ayant depuis des décennies déclaré forfait. Sur le coup de sept heures et demie il téléphona au poste de garde en ordonnant au jeune aspirant responsable, de contacter au plus vite le capitaine Morbizeau. Contrairement aux ordres de la veille, ce dernier, accompagné du jeune appelé, devrait se trouver à neuf heures au secrétariat du colonel. Comme tous les jours il monta à neuf heures moins le quart dans la jeep qui l’attendait avec son chauffeur à la porte de son immeuble. A neuf heures il retrouvait Morbi et son glutier au secrétariat du colon (le colonel). Le jeune sergent si efficace prit son télé-
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phone et annonça que les trois visiteurs attendaient. - Faites-les entrer, que diable! Entendit-on grogner à travers la porte. Sept secondes plus tard, le commandant, le capitaine et le deuxième pompe (soldat de seconde classe), étaient au garde à vous devant le bureau. - Asseyez-vous, mes bons amis! vociféra le jovial moustachu, ainsi voici votre oiseau rare ? Morbizeau, sur un signe de Saint Frusquin se lança. - Mon colonel voici le soldat Lardisson, Glutier dans le civil. - Mais vous êtes venu sans votre grue mon brave! Est-ce, une grue à deux pattes comme celles de la rue du Moulin (rue chaude dans la vieille ville) s’esclaffa le vieux briscard, pensant ainsi mettre tout le monde à l’aise. Lardisson, peu impressionnable, rectifia: - Suis pas grutier avec une grue, mon colonel, j’suis glutier et je fais des glutes! Dix longues secondes s’écoulèrent avant que de Guerlas réagisse. - Va falloir que j’aille voir le toubib, c’est ce foutu bazooka de l’autre jour qui m’a chanstiqué les oreilles! Mais j’aime mieux ça! Tudieu Morbizeau voilà de l’original! Mais dites-moi, mon jeune ami, dans votre
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tion?
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- Ben vous savez, mon colonel, chez nous on fait sa glute de A jusqu’a Z. Enfin depuis que le père s’est ramassé du haut d’une échelle, disons que je suis le seul à avoir repris le flambeau. Comme dit papa, je suis la cinquième génération dans notre gluterie. Mais vous savez, depuis la grande crise de 1929 on a plus de bas que de hauts, même que papa il a fallu qu’il aille travailler à la Fabrique pour joindre les deux bouts. Mais si que je serais pas venu ici, j’aurais commencé une grande glute encore plus grande que celle que Siméon Lardisson, le grand-père de mon grand-père n’a jamais pu finir, vu qu’il s’est fait tuer à Sedan en 1870. - Ah la guerre, la guerre! Les Lardisson ont perdu leur glute et nous l’Alsace et la Lorraine. Mais cette glute dont votre incorporation à malheureusement retardé la réalisation et qui surpasse en taille celle de votre ancêtre, quelles en sont les dimensions ? - Vous savez, mon colonel, mon projet faisait six mètres de haut et également douze mètres à la base y compris les évents, mais surtout ce sera je pense la première de style discoïdal. En vendant six hectares de prairie et de champs de pommiers, j’ai de quoi acheter le bois et les échafaudages pour construire ma « Méduse », car c’est ainsi que j’ai décidé d’appeler mon proto-
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Il parait qu’aux Etats-Unis d’Amérique, une glute de vingt et un mètres de haut de style cylindro-ogival a été réalisée en bois sur une armature métallique. L’opération aurait été financée par la Navy. Désireux de cacher à ses subordonnés sa totale incompréhension devant toute réalisation scientifique, mais subjugué par le bagout du jeune binoclard ( Jérémy Lardisson portait, fichée sur son nez boutonneux, une paire de lunettes équipée de deux verres épais, à rendre jaloux n’importe quel phare breton), De Guerlas improvisa: - N o u s sommes reconnaissants à nos amis américains de l’aide précieuse qu’ils nous ont accordée lors de la libération de notre pays, nous rendant ainsi monnaie de la pièce que le marquis de Lafayette leur avait donnée, mais nous devons leur montrer que nos savants valent bien les leurs et que
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nous savons encore forger nos propres armes. Nos glutes disqui.. disquo.. - Discoïdales, mon colonel, souffla Jérémy. - Comme vous dites, mon jeune ami, elles valent certainement les cylindro-machin américaines. Mes amis, ajouta-t-il englobant du regard les trois individus assis devant lui, je dois maintenant vous avertir que rien de ce que je vais maintenant vous révéler ne doit transpirer hors de ces murs. Ce que Saint Frusquin savait déjà sur la campagne de valorisation de nos Forces Armées, initiée par les plus hautes instances, fut développé avec brio par de Guerlas, avec toutefois un enthousiasme sans doute imprudent et certainement prématuré. Un courrier chiffré partira dès la fin de la matinée à destination du général Lacombillette de Balpot, lui permettant, du fait de cette prise de décision ultrarapide, de couper l’herbe sous les pieds de ses homologues, responsables des autres Régions Militaires. - Merci à tous, mes amis, vous pouvez disposer, conclut-il. Saint Frusquin, restez, nous devons à présent régler quelques détails. Le vieux stratège expliqua que d’importantes dispositions devaient être prises sans tarder, afin que pas un seul bouton de guêtre
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ne manquât lorsque la Région se manifesterait positivement. Vous trouvez pas que votre petit génie a un petit air mal foutu? Faut m’arranger ça! Tout d’abord, vous allez le muter vite fait à mon étage comme adjoint technologique. Pas mal hein! Adjoint technologique. Si on vous demande à quoi ça correspond, vous n’aurez qu’à dire Secret Défense. Vous le collerez dans le bureau vide au bout du couloir. Faudra aussi l’envoyer chez le tailleur et le bombarder première classe. Pour les lunettes, n’y touchez pas, ça lui donne une binette d’inventeur génial, plus vrai que nature. Là-dessus, rompez, tout le monde a du pain sur la planche! Sitôt seul, de Guerlas décrocha son téléphone et commença à former le numéro du bureau du général puis se ravisa et reposa le combiné. Il faut vous dire qu’en présence d’autres militaires, autant supérieurs que subordonnés, de Guerlas réagissait aux événements avec une célérité qui forçait l’admiration. Les ordres fusaient immédiatement montrant l’extraordinaire puissance analytique du cerveau de ce fier descendant des chevaliers médiévaux. La réalité était malheureusement tout
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autre. Dans l’intimité notre homme se trouvait constamment confronté à de cruels dilemmes, voire à d’infernales quadratures du cercle. Cela commençait au petit matin blême, dès son réveil, un doute hideux distillait en son pauvre cerveau les venimeux poisons de l’incertitude. Etait-il vraiment judicieux d’affronter ce matin le petit crachin qu’il avait pu entrevoir en écartant les doubles rideaux de la fenêtre de sa chambre, avec le nouvel uniforme en luxueuse sergine, que Lookwood and son, le tailleur de l’élite, lui avait fait livrer la veille ? N’était-il pas plus raisonnable de remettre sa tenue 47 dans laquelle son « oeuf colonial » que d’autres dénommaient « durillon de comptoir », bref pour les civils peu au fait de la terminologie casernicole, son estomac un peu avantageux, se trouvait confortablement dissimulé ? Oui bien sûr! Mais d’un autre coté, les quelques décorations récompensant une conduite digne d’éloges lors du débarquement en 1944 seraient du plus bel effet sur le fin tissage de l’oeuvre d’art du bon faiseur. Encore qu’à bien y réfléchir, ne vaudraitil mieux pas réserver aux fidèles de la grand messe de 11 heures, dimanche prochain, la révélation du glorieux accoutrement ? C’est à ce moment d’intenses tergiver-
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sations que Bachir, son fidèle ordonnance depuis 10 ans, faisait irruption dans la chambre comme tous les jours en hurlant: Bijour mon coulonel, t’y mets quoi comme tenue aujourd’hui ? - Ben voyons, Bachir, la 47 évidemment! - t’as rison mon colonel! Bachir lui servait alors comme d’habitude un grand bol de café noir, qu’il songeait depuis longtemps à remplacer par quelques rondelles de saucisson avec un grand verre de Juliénas, mais là aussi il pesait le pour et le contre depuis de nombreuses années. Mais revenons à l’issue de la réunion où comme d’habitude Gaètan de Guerlas venait
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avec concision et célérité de lancer l’opération Méduse. Le sergent Chiral frappa à la porte et entra dans le bureau comme si l’autorisation lui en avait été accordée. - Mon colonel, vous téléphonez au général ou bien on lui envoie un rapport sur cette affaire? - On envoie un rapport chiffré, bien sûr! Prenez note et passez ça au chiffre, fissa! Ouf! Se dit de Guerlas, la balle est dans le camp du général, et quand je dis la balle c’est par souci des convenances, je ne sais quel pressentiment m’incline à penser qu’il s’agit plutôt d’un bâton merdeux. Dans ledit « camp » du général en question, sitôt arrivé en code morse au bureau du chiffre de la région militaire, le message fut activement déchiffré sur la « moulinette «récupérée dans les surplus américains de la Seconde Guerre Mondiale. L’adjudant-chef Leborgne, conscient de l’importance du document fit immédiatement appeler une jeep avec chauffeur et indiqua au jeune troufion du contingent qui la conduisait de le mener au plus vite au village de Ram-
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bouilly sur Mer où le restaurant de l’hôtel de la Langouste d’or servait de popote ordinaire au Général. Toute la bourgeoisie locale venait y déguster les somptueuses spécialités du grand chef étoilé au Michelin, Gianfranco Lombardelli. Sans doute justifiés par l’art consommé du Maître à accommoder les ingrédients les plus onéreux de la région, les prix indiqués sur la carte assuraient aussi l’entre-soi des fortunées élites locales. Mis à part quelques rares individus de basse extraction, mais à qui leur fortune colossale constituait un sésame universel, l’essentiel de la clientèle était pour le minimum, convenable et bien pensante. Lacombillette de Balpot ne cachait pas son appartenance à l’ordre du Saint Sépulcre et retrouvait parfois lors de gastronomiques rencontres, le comte du pape Xavier Radul de Moildar (titre hérité de son aïeul) ainsi que deux autres convives à l’allure distinguée. Certains prétendaient que rodait alors autour de la table, comme une odeur d’Opus Déi. Tout cela pour vous aider à comprendre que certaines instances gouvernementales socialistes et de plus, de toute vraisemblance franc-maçonnes ne constituaient pas la tasse de thé de notre général.
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Ce vendredi, les deux messieurs distingués devaient avoir d’importantes occupations en d’autres lieux et Lacombillette et Radul faisaient tous les deux maigre en attaquant après deux homards flambés au whisky un gros turbot sauce suprême. Le maître d’hôtel vint chuchoter à l’oreille du plus haut gradé de la région que l’un de ses subordonnés désirait lui remettre un message. Basculant vers lui sa main gauche à l’index tendu, le général qui en se retournant avait aperçu l’adjudant-chef qui se tenait vers l’entrée du restaurant planté le calot à la main, signifia à ce dernier qu’il pouvait s’approcher. - Alors Leborgne, c’est la guerre ou bien vous avez foutu le feu au QG? - Mon général c’est un chiffré classe TX et je me suis dit... - Donnez-moi ça et allez attendre un peu aux cuisines, pour le cas où! Gianfranco va vous faire servir un petit en-cas. Le messager claqua les talons et après un demi-tour impeccable s’éloigna et disparut dans les communs. Lacombillette lut longuement le rapport très détaillé émanant de cette vieille ganache de de Guerlas. Pliant ensuite en quatre le document et l’insérant dans l’une de ses poches il dit à son
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vis-à-vis: - Je pense posséder dans le message qui vient de m’être remis tous les ingrédients d’un potage que nous allons servir à tous ces soit-disant députés serviteurs zélés de la ‘Démocrasseuse’. Puissent-ils en crever et que le Seigneur nous inspire dans notre lutte contre la Gueuse républicaine. Je suggère que nous contactions au plus vite nos Frères qui n’ont pu se joindre à nous ce midi! D’intéressantes opportunités devraient à mon avis de dégager pour eux dans cette affaire. Les deux «Frères» en question étaient d’une part Joseph Deribet-Sach héritier et actuel PDG des Acièries de l’Ouest et d’autre part Jean-Jacques Forestar dont le grand-père maternel avait su en temps utile vendre les milliers d’hectares qu’il possédait au Congo Belge. Il était actuellement propriétaire d’une soixantaine de carrières en France et en Belgique et
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était depuis peu majoritaire dans le capital des cimenteries Portlander. Jean-Jacques se flattait de plus de liens familiaux avec la famille royale belge. Ce ne fut que trois jours plu tard, lorsque Deribet-Sach fut revenu d’un voyage en Allemagne, que Forestar réunit tout le monde dans son château de la Rouvraie. Il fut décidé que Radul de Moildar serait le coordonnateur des grandes lignes du projet. Lacombillette entreprendrait toutes les démarches auprès du ministère des Armées en présentant le projet sous les plus chatoyantes apparences. Deribet-Sach selon sa propre expression «tenait en laisse» une bonne douzaine de députés socialistes et serait bien sûr assuré de l’appui de ceux du centre droit. Le projet de l’énigmatique engin secret du jeune Lardisson manquait manifestement d’ambition et sans toutefois leur en dévoiler la finalité des experts en métallurgie pour les oeuvres vives et en BTP pour les importantes installations périphériques, lui seraient adjoints. Une première réunion technique en présence d’un expert en construction navale mit en évidence que le maintient d’une hauteur de six mètres pour la Méduse , mais avec un diamètre
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porté à 22 mètres et trente-trois centimètres ( nombre d’or oblige avait précisé l’expert) ne nuirait en rien, bien au contraire, à l’efficacité du dispositif, ainsi que le confirma Jérémy Lardisson. Le petit consortium mis sur pied par notre général et les trois capitaines d’industrie fut le premier étonné de la facilité avec laquelle le projet se concrétisa. Une première réunion technique avec les équipes du ministère initiatrices du projet fit apparaître la nécessité de l’organisation rapide d’une sorte de symposium regroupant décideurs et spécialistes. Pour des raisons de discrétion et de confort intellectuel des participants, ceux-ci furent isolés pendant une semaine entière dans un luxueux hôtel d’une petite ile des Antilles. L’enthousiasme des congressistes montra combien ce choix était judicieux. De fait, le projet «Méduse» fut choisi à l’unanimité comme le plus susceptible de rendre à la France la fierté de son armée et il fut décidé de mettre les bouchées doubles afin de le concrétiser dès que l’exécutif aura donné son feu vert. De nombreux députés confirmèrent leur soutien sans réserve au projet présenté par Deribet-Sach. Un vote nocturne de l’Assemblée Nationale ratifia le tout sans aucun amende-
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ment. L’armée française disposait sur le territoire national de plusieurs vastes zones en général impropres à la culture, où elle pouvait tout à loisir tester les nouveaux armements à l’abri des regards de curieux parfois malintentionnés. Le jeune Lardisson ayant indiqué qu’un lac ou étang de quelques hectares et d’une profondeur minimale de vingt mètres était nécessaire pour tester la Méduse , le ministère décida que l’immense terrain militaire situé près d’Embourbe-le-Petit dans le département de Marne et Garonne accueillerait les scientifiques. D’anciennes carrières dont on extrayait déjà dans l’antiquité la fameuse pierre à briquer (et non pas à briquet comme le dit improprement une inculte populace) n’étaient plus exploitées depuis bien longtemps. En fait depuis qu’un malencontreux coup de pioche avait en 1830 percé la roche sous laquelle une petite rivière souterraine cheminait clandestinement, en moins d’un an l’immense carrière devint un profond plan d’eau bientôt colonisé par la gent piscicole et batracienne. Cette abondance de nourriture ne tarda pas à attirer parfois quelques rares volatiles de passage, friands d’alevins et de tendres têtards.
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C’est en 1919 que par la volonté d’un amoureux des oiseaux et de la nature, cette perle d’eau claire malheureusement enchâssée dans un sol caillouteux recouvert çà et là d’une chiche végétation entama sa transformation en une grouillante et verdoyante réserve ornithologique. Y débarquèrent en effet à cette époque, venant directement de Verdun, quelques rescapés d’une compagnie d’infanterie commandée par le capitaine Scarbouchu. Ce dernier était ce que l’on nommait à l’époque une « gueule cassée ». Un éclat d’obus germanique lui avait sectionné net son avant-bras droit après lui avoir arraché une oreille et un bon morceau de la joue. Au cours de la décennie suivante sous la houlette du capitaine, des centaines d’appellés du contingent, pour la plupart cultivateurs dans le civil, plantérent de jeunes arbres sur la berge nord du lac et des plantes aquatiques dans une portion du lac peu profonde. Scarbouchu devint commandant puis c’est en lieutenant-colonel qu’il admira pour la dernière fois les centaines d’échassiers qui revenaient au nid le bec plein de proies pour leurs oisillons. L’histoire ne dit pas si dans sa maison de Bonifacio il ne regrettait pas parfois son cher lac.
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Les premiers jours du mois qui suivit le vote à l’Assemblée virent débarquer dans les grands peupliers du nord du lac une compagnie de sarcelles cendrées et sur la Rive-Sud une demi-douzaine de jeeps Panhard. De ces véhicules descendirent quelques individus tous revêtus de sahariennes couleur sable et aussi quelques officiers supérieurs, les uns en tenue kaki et deux autres en vareuse bleu marine. Le contenu (en un seul mot) de l’une des sahariennes était un grand échalas dont les fines lunettes à monture dorée soulignaient l’intellectualité d’un visage distingué. D’un ample mouvement du bras il désignait visiblement à un auditoire attentif, une vaste portion des berges du lac. Xavier-Dominique Jouffrault-Roudèje ne cachait jamais à ses interlocuteurs qu’il était détenteur d’un master d’Harvard et comme il émaillait volontiers sa conversation d’expressions anglo-saxonnes, nul ne mettait la chose en doute. Il faisait partie du « staff » de JeanJacques Forestar qui lui avait le mois passé tenu les propos suivants. - Mon petit Domi (Forestar familier depuis toujours des Joufrault-Roudège avait bien souvent jadis fait sauter le petit Domi sur ses genoux) tu es le seul à qui je puisse confier une
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mission un peu délicate dont je vais maintenant t’entretenir. Compte tenu d’une conjoncture actuellement morose et de nos récentes catastrophiques opérations minières au Mexique, la survie du groupe ne tient plus qu’à la généreuse manne du ministère. Or, le moins que l’on puisse dire, c’est que toute l’opération ne semble reposer que sur l’improbable savoir d’un bien peu crédible scientifique. J’ai donc obtenu que le dénommé Lardisson Jérémy soit, durant le laps de temps qu’il doit encore à la défense de la France, détaché dans notre Centre d’Etudes de Verluche-le-Vicomte. Deux ingénieurs des Aciéries de l’Ouest, spécialistes de la résistance des matériaux s’y trouvent aussi pour l’épauler dans les calculs de l’imposante structure mécanique. C’est toi, mon Domi, qui joueras le rôle de porte-parole du « père de la Méduse ». Moins
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on sortira ce zèbre et moins on risquera de faire foirer la combine. A toi d’expliquer combien Monsieur Lardisson est surchargé de travail et t’a délégué à sa place. Tu n’auras qu’un seul leitmotiv: « tout avance comme prévu, mais secret militaire exigeant, tu n’es pas habilité à en dévoiler plus. » Ce que tu penses de Lardillon: « tout simplement le Léonard de Vinci du vingtième siècle. » Inutile de t’en dire plus, je crois que tu es encore plus doué que moi pour jeter de la poudre aux yeux, bon sang ne peut mentir. Xavier-Dominique savait depuis toujours qu’il ne devait qu’uniquement son patronyme à l’époux de sa mère et qu’il était en fait le seul héritier de son actuel vis à vis. Voilà donc pourquoi c’était cet intéressant jeune homme qui expliquait avec force détails à un auditoire attentif, ce que seraient dans moins d’un an ces inhospitalières berges du lac. - Vous êtes messieurs à l’endroit exact où s’élèvera bientôt l’immense hangar d’assemblage de la Méduse. Vous avez sans doute remarqué tout au long des deux kilomètres de chemin
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caillouteux que nos véhicules viennent d’emprunter, des poteaux métalliques disposés de part et d’autre du chemin. Une épaisse chappe de béton armé de 12 mètres de large permettra aux convois spéciaux d’acheminer jusqu’au hangar les lourds éléments métalliques élaborés dans de lointaines usines, afin qu’ils y soient finalement assemblés. Du hangar au lac, séparés par une centaine de mètres, sera également coulée une autre chappe de béton de forte épaisseur capable de supporter l’énorme poids de la Méduse qu’un berceau métallique glissant sur des rails amènera avec d’infinies précautions à son mouillage final. Sur votre gauche, à la place du baraquement militaire que vous voyez où nous sera servi tout à l’heure un petit en-cas, s’élèvera une sorte de village provisoire susceptible de loger confortablement la centaine d’ouvriers et de collaborateurs permanents. Je passerai rapidement sur les constructions périphériques édifiées sur la droite du hangar qui assureront le stockage et l’entretien des nombreux engins mécaniques ainsi que la petite centrale électrique équipée de huit groupes électrogènes. Des cuves de carburant d’une capacité totale de vingt-sept mètres cubes seront enterrées à proximité rendant le chantier totalement auto-
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nome. Voici Messieurs ce que m’a chargé de vous décrire Jérémy Ardisson qui avec son équipe met en ce moment la dernière main au coeur proprement dit de l’appareil. Je vous suggère maintenant de m’accompagner dans le baraquement où je l’espère, la table primera le cadre et où je répondrai à vos éventuelles questions si elles ne contreviennent pas à l’obligation de secret qui m’est imposé. Suivant sans grand enthousiasme son cicérone vers le baraquement mal fichu en espérant pouvoir s’assoir un peu à l’ombre, la petite troupe entra dans le local bien plus vaste qu’il n’y paraissait de prime abord. La vue du somptueux buffet tout nappé de blanc tissu se répandant jusqu’au sol en d’élégantes draperies faisait penser avec ses six serveurs dont le noeud papillon noir soulignait le smoking immaculé, à quelque solennel autel dressé avec ferveur pour honorer une puissante divinité, effaça immédiatement toute morosité sur le visage des participants. La profusion des seaux à glace dans lesquels, prêtes au sacrifice fraichissaient une forte escouade de Dom Ruinart millésimé, émaillaient de leurs éclats adamantins les pyramides de toast au béluga d’Iran le plus fin
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et les somptueux bouquets de gambas. Plus loin, foies gras d’oie truffés mêlaient leurs fragrances aux empilements d’arachnéennes tranches de Serrano. Plus en retrait, deux rôtisseurs s’affairaient autour de deux broches faisant tourner au dessus d’un lit de rougeoyantes braises, tendres chevreaux et grassouillets cochons de lait. Mais pourquoi, juste Ciel, avait-on affublé ces deux malheureux garçons d’une taleguilla, d’un chaleco le tout surmonté d’une montera ? Xavier-Dominique, lui-même surpris de ce ridicule accoutrement de peones d’opérette craignit un court instant que les invités prennent la chose en mauvaise part. Nos bonshommes n’allaient-ils pas s’identifier au pauvre taureau faisant les frais du spectacle ? Vaines craintes, sans doute accoutumés dans leurs ministères respectifs à de plus frugales agapes, assurés désormais par cette surabondance de faire ripaille, c’est avec un semblant de noncha-
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lante sérénité qu’ils s’approchaient cependant du buffet. Bientôt tous pourvus d’une coupe de brut par des serveurs attentifs, certains, plus aventureux avaient déjà ébréché une pyramide de toast grassement enduits du savoureux caviar. Rassuré sur le moral retrouvé de ses invités, Xavier-Dominique comprit que l’heure n’était plus aux questions techniques. Tous savaient maintenant que confié à des industriels capables d’une organisation aussi minutieusement attentive aux moindres détails, le projet Méduse était désormais sur des rails solides. Malgré d’héroïques efforts des convives, la gargantuesque forteresse de victuailles ne fut que partiellement consommée et une dernière coupe de champagne permit de porter un toast à un projet unanimement encensé par ces intègres comptables des deniers de la République. Malgré les nids de poule de la piste militaire, quelques « huiles des ministères » piquèrent un petit roupillon dans les jeeps qui les ramenaient vers la civilisation. Mais la semaine suivante, toutes les barrières administratives étant levées une noria de toupies déversa sur la zone TRD27 (son nom de code au ministère de la guerre) des centaines de tonnes du béton
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produit par les cimenteries Portlander. Jour après jour, une route lisse comme un billard s’avançait vers le lac et bientôt, des fondations du hangar surgit l’énorme abri d’où un jour prochain l’arme secrète française, telle un puissant navire de guerre glisserait majestueusement vers sa base de lancement. Huit mois s’étaient écoulés depuis la visite des officiels lorsque le premier convoi exceptionnel, parti des Acièries de l’Ouest déposa dans le hangar la structure numéro 1 ou sept autres similaires la rejoindraient et se raccorderaient pour former l’ossature de la Méduse. Les épaisses plaques d’acier qui recouvriraient in fine l’ensemble étaient en grande partie déjà forgées dans l’usine de Grunhilbach en Sarre dont Deribet-Sach était un important actionnaire. A la Défense, les avis étaient partagés sur la finition de l’engin. Devait-il comme les autres matériels bénéficier de la classique peinture de camouflage ou bien au contraire avoir ses blindages en acier 18/8, traités poli-miroir ? Malgré le surcout important de ce dernier traitement, et un délai supplémentaire de deux mois qu’imposait ce minutieux processus, l’avis de l’Armée de l’Air fut prépondérant et le polissage fut adopté.
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Enfin le 15 février 1955, l’énorme engin, scintillant de mille feux sous la lumière des projecteurs venait d’être achevé. Lardisson manoeuvrant depuis l’étroit poste de commande seulement accessible par une ouverture coulissante pratiquement indécelable et duquel seul un étroit escalier métallique permettait d’atteindre la complexe machinerie interne, déclara que dès le long processus d’immersion achevé, la première glute discoïdale serait totalement opérationnelle. Il fallut attendre le mercredi 2 mars pour que Monsieur Letocart, délégué spécial pour les problèmes de défense nationale auprès du Président du Conseil, trouve un créneau dans son agenda pour honorer de sa présence l’immersion. Le général Lacombillette de Balpot, réel initiateur du projet accompagnerai Monsieur Letocart. On déplora malheureusement l’absence des représentants de l’industrie lourde, messieurs Deribet-Sach et Forestar étant retenus en Bolivie par d’importantes négociations avec les dirigeants de ce pays ami. Il fut décidé que préalablement à l’immersion, le général rendrait un hommage posthume au comte Ranul de Moildar récemment décédé d’un arrêt cardiaque et seul respon-
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sable et coordonnateur des efforts de tous. Une estrade recouverte d’un dais avait été érigée afin de permettre aux rares invités d’assister confortablement aux essais secrets du prototype 001 de la Méduse. A 10 heures exactement, les lourdes portes coulissantes du hangar s’ouvrirent silencieusement et glissant lentement sur les six rails d’acier s’avança le berceau supportant l’énorme disque qui renvoyait le pâle éclat du soleil hivernal. La petite assemblée sentit immédiatement qu’une ère nouvelle commençait et que désormais, plus rien ne serait comme avant. Comme inconsciente de l’agitation qu’elle déchainait dans les esprits, la Méduse avançait au pas, mue par la gravité du fait de la légère pente de
l’énorme dalle dont l’extrémité s’avançait dans les flots.
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Asservis par un astucieux dispositif oléopneumatique, de puissants freins à disques maintenaient constante la vitesse du chariot. Du sas ouvert sur le poste de contrôle et dominant l’estrade officielle, le buste de Lardisson semblait signifier à tous combien, lui, faible assemblage de chair et d’os, maîtrisait la monstrueuse construction. Enfin le chariot disparut dans l’onde et la méduse maintenue par deux élingues flottait maintenant sur le lac et s’éloignait de la berge tirée par un long câble mu par un treuil depuis la rive opposée. Arrivée au milieu du lac le beau submersible s’immobilisa et Lardisson après avoir soigneusement fermé derrière lui la porte étanche coulissante mis pied dans un dinguy qu’un militaire avait approché à la rame. Le fragile esquif s’éloigna d’une vingtaine de mètres de l’engin afin de vérifier le bon déroulement de la séquence d’opérations automatiques qu’un subtil mécanisme d’horlogerie allait enclencher dans quelques instants. Un claquement significatif indiqua que des ballasts allaient maintenant s’emplir, ce qui allait permettre à la glute de venir doucement se poser sur le fond rocheux du lac. En moins de dix minutes, ce fut chose faite.
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C’est alors que jaillit hors de l’eau comme une sorte de demi-sphère métallique d’un bon mètre de diamètre, de toute évidence reliée à la glute immergée par un long tuyau souple, un peu comme une fleur de nénuphar émerge à la surface de l’eau, mais se trouve solidaire du fond par sa tige. Un bon quart d’heure s’écoula encore puis surgissant des abimes une série de grosses bulles d’air vint crever la surface liquide contenue dans la demi-sphère et par l’effet d’une sorte d’amplification sonore lié à la forme très spéciale de la fine corolle métallique tout le monde entendit distinctement: Gllut....gllut...glutt...gluttt - Cà marche! hurla Lardisson dans sa barque en agitant frénétiquement les bras. Gràce à l’immense réservoir d’air contenu dans les flans de la Méduse, trois mois plus tard, toutes les deux minutes, avec une régularité de métronome, de caverneux « glutt » venaient encore inquiéter les oiseaux migrateurs de passage.
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Epilogue. Le général Lacombillette de Balpot fut admis à faire valoir ses droits à la retraite. Le jeune Lardisson fut envoyé dans les Aurès algériens pour aider à maintenir l’ordre dans nos beaux départements français d’Afrique du Nord, jusqu’a la fin de la durée légale de son incorporation sous les drapeaux. Puis comme ses compagnons de la même classe d’âge, il fut maintenu bien malgré lui six mois de plus. Xavier-Dominique Jouffrault-Roudège rejoignit en Argentine son père naturel qui comme son ami Forestar avait reconverti dans ces terres australes ses précédents avoirs en Europe en d’immenses propriétés au soussol prometteur. Aucun accord d’extradition n’ayant été signé entre les deux pays, la France avait renoncé à demander des comptes aux deux hommes d’affaires. Le dossier Méduse dort profondément depuis cette lointaine époque dans les archives du ministère où tout le monde veille à sa tranquillité.
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Communiqué de l’auteur. Si page après page vous avez réussi à ingurgiter en entier la potion que constitue la narration de cette lamentable histoire, je vous admire! En ce qui me concerne, bien que j’en sois l’auteur, relire le tout fut au dessus de mes forces. Ne m’étant donc ni relu ni corrigé, il en résulte, chers lecteurs, que vous avez sans doute été amenés à déplorer une profusion de contresens, fautes de style et fautes d’orthographe dont ce malheureux texte est encore plus truffé que ceux que je commet d’ordinaire. Veuillez me le pardonner. Rassurez-vous toutefois car mes prochaines histoires seront parfaites car je viens de prendre toutes dispositions pour qu’il en soit ainsi. Je viens en effet d’investir mon dernier billet de cinquante euros dans des grilles de LOTO émises par la Française des Jeux. Dès la semaine prochaine, heureux gagnant, je vais donc m’offrir tout ce que les grands éditeurs fournissent gracieusement aux «people» qui ont tant de belles histoires intimes à vous ra-
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conter. Les deux prochaines nouvelles passeront donc préalablement par le filtre d’un, voire deux correcteurs professionnels, puis seront confiées à des experts en typographie qui disposeront texte et illustrations selon les canons de leur belle profession. Ainsi seront comblés les fins lettrés qui s’égaraient trop souvent dans la lecture des torchons indignes que je m’échinais sottement à réaliser de A jusqu’à Z Pour les oeuvres suivantes que j’honorerai de ma signature, afin d’éviter corrections et réecritures de phrases incompréhensible, elles seront directement imaginées et rédigées par l’un de ces «nègres» que je rémunerai grassement et sans qui la littérature actuelle ne serait pas ce qu’elle est! YV de B
Post scriptum.
Les photos vaguement redessinées qui émaillent sans aucune logique ce très contestable récit, représentent des militaires appelés ou de carrière de cette époque avec qui en ma compagnie risquèrent leur vie en Algérie pour le résultat que nous connaissons. Ces officiers, sous-officiers et troupiers étaient pour la plupart bien éloignés des caricatures présentées dans cette histoire et ont mérité votre respect.
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