Tradition médiévale
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Tradition médiévale.
Sachant combien vous êtes tous avides du meilleur savoir, je vous communique ma réponse à une lettre fort intéressante de notre ami Gaétan Falch’un, le généalogiste armoricain bien connu. Ce dernier, toujours un peu condescendant et réticent à reconnaître aux autres un savoir égal ou supérieur au sien, caressait traîtreusement à l’évidence le dessein de me voir honteusement chuter dans l’une de ses habituelles pourtant bien grossières chausse-trapes. Si, m’écrivait-il, votre pourtant si grande érudition (faux cul va!) s’avérait pour une fois défaillante sur les modalités du « test des nouveau-nés en Normandie », n’hésitez pas à solliciter mon aide, je suis là pour cela! Cher Monsieur, La question, oh combien pertinente,
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relative au test d’origine des nouveau-nés normands, que vous me posâtes dans votre plus récente missive m’a conduit à effectuer quelques recherches dans les quelques incunables dont je suis l’heureux dépositaire. C’est dans l’excellent « De viris illustribus normandicii » que Dom Olibrius, qui reprit au treizième siècle la charge d’historien de notre ami le moine Orderic Vital, lorsque le Seigneur tout puissant (son Saint Nom soit-il mille fois béni) le rappela près de lui, rapporte l’étonnant récit de Jehan de Corneville, qui comme nul ne l’ignore partit à la croisade (dite croisade des gueux) prêchée par Pierre l’Ermite. Vous n’ignorez pas non plus que les Corneville comptaient parmi les plus anciens féaux vassaux de nos bien-aimés Ducs de Normandie, hélas tous disparus de nos jours. Souvenez-vous de l’édifiante vie de son ancêtre : Tancrède de Cunuleveult, valeureux compagnon du duc Guillaume qui fit merveille à la ba-
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taille d’Hasting. Je traduis ici de mémoire les quelques lignes du texte latin du vénéré Olibrius qui relate comment Tancrède ranima par sa furie la vigueur chancelante de ses compagnons d’armes. Alors que le flanc gauche reculoit sous les coups de boutoir des Anglois, et bien que son fondement se trouvoit dénudé par suite d’un défaut de tissage de sa cotte de mailles, portant bien haut l’étendard de Guillaume, il s’élança en avant en poussant le célèbre ancien cri de guerre des Normands : «diex aïe ! diex aïe ! ». Ragaillardie, la piétaille suivit le brave et avec l’aide de Dieu l’ennemi fut taillé en pièces. C’est de ce jour que Tancrède porta fièrement le surnom de Cunuleveult que ses compagnons lui décernèrent et que le Duc, bientôt roi d’Angleterre agrémenta du titre de comte. Riche fut la détrousse de l’ennemi et Tancrède revint en Normandie chargé d’or et d’honneur. Quelques décennies plus tard, il sentit que le moment approchait de se présenter devant son créateur. Son chapelain lui suggéra alors fort habilement qu’il lui serait sans aucun doute pardonné là-haut quelques menus écarts de conduite, s’il savait se montrer généreux envers le monastère voisin. C’est
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dans ce bût qu’il fit fondre quatre grosses cloches ornées de son blason (d’azur, au chevron d’or accompagné en chef de trois cloches d’argent et en pointe de six giguedouilles) et de sa fière devise : « Hardi ! Cul nu le veult ». Les générations passèrent et ses successeurs dont le glorieux patronyme qui leur avait été légué faisait maintenant parfois sourire, le modifièrent bientôt en « Coeurleveut » puis finalement en Corneville, encore plus aisé à prononcer. Si le nom changea, les cloches restèrent et l’on peut encore de nos jours, ouïr aux Matines et à l’Angélus leur mondialement célèbre : dig dig dig, dig dig dong, dont un auteur iconoclaste osa faire une opérette. Ces nécessaires données historiques ayant ainsi été réactualisées dans votre mémoire, revenons à la curieuse aventure de Jehan de Corneville, quatrième du nom. A la suite de circonstances encore mal élucidées, le brave Jehan, retenu au logis par une débâcle intestinale persistante, consé-
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quence sans nul doute d’un abus de cidre doux, rata le départ des soldats du Christ qui passant par la Germanie puis le pays des Huns, se dirigeaient vers Byzance, en vue de mettre à sac la capitale de l’empire d’Orient. On sait comment l’aventure se termina tragiquement ! Tentant quelques jours plus tard de rattraper ses compagnons lorsque ses ennuis scatologiques se firent plus discrets, tout imprégné de la sainte mission que le Ciel avait eu la bonté de lui confier, il se fourvoya à une croisée de chemins et se retrouva dix jours plus tard non pas en Bourgogne comme prévu, mais en plein pays des Arvernes. La majorité de nos concitoyens, pris par les soucis de l’actualité, ignore peut-être que cette peuplade attardée résista long-
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temps aux saintes tentatives d’évangélisation, même les plus musclées. Au point qu’en cette année 1103, malgré l’opiniâtreté des très nombreuses troupes de moines, lesquelles s’élançaient comme des essaims d’abeilles de leurs ruches et transportaient dans les demeures célestes les rayons de leur miel, formé de toutes les fleurs du monde (je cite ici le moine Guillaume de Jumiège, tome I page 6), d’infâmes pratiques druidiques, voire sataniques, perduraient encore dans quelques campagnes reculées. C’est ainsi que deux semaines après avoir quitté ses verts bocages, notre Sieur de Corneville, fourbu d’avoir gravi dans la bourrasque les pentes arides d’une montagne, tirant sa jument par le licol, trouva refuge dans un village isolé. Trempé et gelé, il fut accueilli dans une ferme où un vieux couple de paysans le restaura d’une délicieuse potée aux choux longuement mijotée au coin du feu avec quelques couennes de lard, et mit ses vêtements à sécher dans l’âtre. Gardamuche sa fidèle monture ne fut pas non plus oubliée et fut conduite à l’écurie sur un lit de paille propre. La fermière en personne lui apporta un solide picotin d’avoine ainsi qu’un seau d’eau pure du ruisseau voisin. Jehan était d’un naturel aimable, voire
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enjôleur et se complaisait volontiers en la compagnie des gens de peu. Il avait à son répertoire un grand choix d’histoires à raconter qu’il choisissait avec discernement, de la plus édifiante à la plus graveleuse en fonction du profil de ses interlocuteurs. Ayant opté ce soir-là pour un récit d’une neutralité de bon aloi et de compréhension des plus aisée, il charma littéralement ses hôtes ainsi que les quelques voisins venus écouter l’étranger et manger quelques châtaignes grillées arrosées d’une piquette locale. Etait-ce l’effet euphorisant de l’abondante noria des écuelles de piquette que les convives se passaient de main en main, toujours est-il que tard dans la soirée, Corneville et les Auvergnats présents étaient devenus inséparables. C’est alors que l’un des villageois se leva et dit : Monseigneur, minuit ne va pas tarder à sonner (ce qui était une façon de parler, car il n’y avait pas l’ombre d’une horloge à dix lieues à la ronde) et nous devons tous aller à la grande Fouchtra. Nous feriez-vous l’honneur de nous y accompagner ? Toujours curieux des us et coutumes propres à chaque contrée, Jehan accepta avec enthousiasme malgré sa fatigue. C’est ainsi qu’il eut le rare privilège d’assister à
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une bien étrange cérémonie. Un important rassemblement de villageois s’était constitué dans une grange en bois, édifiée sur une hauteur, et entourée de quelques mégalithes dressés çà et là par d’antiques peuplades. Dès que le vantail de l’édifice fut refermé derrière les nouveaux arrivants, on entendit une étrange mélopée et l’on put distinguer à travers la fumée de quelques torches résineuses qui dispensaient comme à regret une chiche lumière blafarde, une quinzaine de gaillards barbus, tous vêtus d’une identique cape blanche en laine écrue. C’était eux qui chantaient d’une voix uniformément douce et grave à la fois et entouraient un noble vieillard à la chevelure et à la longue barbe immaculées. L’homme dont un lourd torque d’or ornait le col dégageait une profonde impression de noblesse. La cinquantaine de participants, visiblement des paysans d’alentour à l’instar de nos amis, se tenaient autour des officiants dans l’attitude de la plus grande ferveur. La porte refermée et le quorum semblant atteint, le silence
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se fit tout à coup, et le noble vieillard qui se tenait au centre, étendit ses mains vers les cieux, paumes ouvertes au bout de ses deux longs bras décharnés, et s’écria d’une voix chevrotante et aigrelette : Envoyez le premier baigneur ! Un couple de paysans s’approcha alors et présenta un nouveau-né vagissant à la docte assemblée. Sur un signe du vieillard, deux solides assistants s’emparèrent alors de l’enfant et le projetèrent en direction du plafond aux énormes poutres taillées à l’herminette et noircies par des siècles d’enfumage. La trajectoire du bébé qui hurlait, tangenta la poutre maîtresse et se termina peu après sur le sol en pierre de lave. Le nourrisson cessa dès lors toute manifestation intempestive. Le chœur des barbus s’éleva derechef et psalmodia alors par trois fois d’un ton où perçait une sourde irritation : ivorien dutou lmarmo . Il fut expliqué ultérieurement à Jéhan qu’il s’agissait d’une formule magique récitée dans une antique langue celte. La voix de crécelle rouillée du Druide (car c’en était un) retentit alors derechef. Au suivant, s’écria-t-il ! Un autre couple présenta alors à
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nouveau un enfant né de la veille qui subit incontinent le même traitement que le premier. Mais, oh surprise ! l’enfant, au moment ou la conique qui régissait sa trajectoire le rapprochait de la poutre, sortit vivement ses deux petits bras potelés de la pièce de tissus dans laquelle sa mère l’avait tendrement langé et s’agrippa solidement à la pièce de bois. Immédiatement, les mâles voix des barbus entonnèrent joyeusement un vieil air du répertoire local dont le vénérable Olibrius nous à transmis les premières mesures que voici : Il est des no-o-tres, il ch’est accroché com les o-o-tres ! La cérémonie prit fin par la distribution à chaque fidèle d’une louchée rituelle des lentilles au lard, préalablement bénies par le druide, et qui mijotaient lentement dans un énorme chaudron couvert de suie. Morts de honte, les parents du premier enfant s’étaient éclipsés discrètement et l’assemblée félicitait maintenant chaleureusement ceux du second, qu’un officiant alla décrocher de la poutre maîtresse à l’aide d’une échelle. Chachédumarmo ! entendait-on dire à l’envi dans le mystérieux dialecte. Il fut expliqué à l’issue de la cérémonie, à notre voyageur que ce test permettait de
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s’assurer que l’enfant, devenu adulte, observerait contre vents et marées le premier commandement du credo arverne : Un sou c’est un sou, jamais ne l’oublieras ! Ils prononçaient d’ailleurs «un chou ch’est un chou » Le lendemain, Jehan de Corneville, ayant ainsi fait son chemin de Damas et les yeux enfin dessillés sur les choses fondamentales, ignora désormais totalement la croisade des gueux et reprit le chemin de Corneville où il initia sans plus tarder ses contemporains au rituel de cette extraordinaire cérémonie. Il s’avéra à l’usage que le sens de l’économie de nos ancêtres normands ne le cédait en rien à celui des Auvergnats et était même considéré par plusieurs experts comme nettement supérieur. Je suppose que c’est à ce test que vous faisiez allusion, mon cher ami, dans votre récent courrier, mais que vous ne souhaitiez pas me faire perdre un temps précieux en me le contant par le menu. Savez-vous aussi que des compétitions furent bien plus tard, sur ce thème, organisées entre différentes ethnies ? Eh bien, les Auvergnats s’avérèrent en moyenne trois fois meilleurs que les descendants d’Abraham et de Jacob qui jouissaient pourtant dans ce domaine d’une flatteuse réputation. Alors,
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que dire des Normands ? Très heureux si j’ai pu par cette communication augmenter d’un iota votre déjà si considérable érudition. Serviteur ! Et vlan! Prends ça dans les gencives, vieux schnock.
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