Le poison des Borgia
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Chapitre premier Très succinct, dans lequel le narrateur nous présente Arthur et Pétronille.
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issimulées dans les deux vénérables chênes vert qui occupaient le sommet de la prairie, quelques cigales attestaient par leurs crissements de la caniculaire chaleur. Avide d’y retrouver un peu d’ombre ainsi que la gourde qu’il y avait déposée, Dom Arthur gravit du flanc de coteau, les quelques coudées qui le séparaient de ce lieu privilégié. Une sorte de gros billot d’olivier, sans doute déposé là par quelque pastoureau attentif à ses aises, constituait en cet instant pour le moine, la promesse de toutes les félicités. S’y étant pesamment installé, il déposa la poignée de grandes tiges à fleurs jaunes qu’il tenait dans sa main gauche, dans une corbeille en osier posée sur le sol, puis vida goulûment la moitié de la gourde. Alors seulement, il se mit à contempler le bucolique tableau qui s’offrait à lui. C’est vrai qu’il faisait bien chaud en cette fin de matinée du mois d’août 1480. La prairie était couverte d’une abondante floraison de plantes diverses, toutes puissamment odoriférantes et dont des myriades d’abeilles bourdonnantes extrayaient le nectar. Au nord on distinguait dans un lointain embrumé, les premiers contreforts des Alpes, alors que vers le sud, au bas du coteau, la mer d’un bleu profond scintillait sous la caresse d’une légère brise. Dom Arthur pensa que Dieu, dans sa grande bonté, savait récompenser ses plus fidèles serviteurs en leur accordant tant de bienfaits. A quelque distance, en contrebas, Sœur Pétronille, courbée vers le sol où elle cueillait avec application quelques simples, laissait parfois entrevoir en toute innocence des mollets qu’une robe un peu juste se refusait à cacher en permanence. Pour cela aussi
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notre saint homme remercia le Seigneur. Chapelain du couvent des « Filles de la Rédemption » dont on pouvait distinguer le fin clocheton de la chapelle dans la vallée voisine, le brave moine consacrait le plus clair de son temps à l’élaboration de grandes quantités d’une liqueur dont le Saint Père et la Curie de Rome faisaient une consommation régulière. La préparation dont Arthur était l’inventeur et possédait seul la formule, nécessitait en plus de vin muscat récolté loin d’ici, en pays Catalan, d’une certaine quantité d’alcool de fruits et surtout de l’adjonction de plantes spécifiques que Pétronille et Arthur ramassaient présentement. Il faut que vous sachiez que Pétronille qui allait maintenant sur ses dix-neuf ans, était la fille du comte Gilles de Raiguebelle et de noble Dame Alixe de Montebello. Ces deux personnes de haut lignage avaient prématurément quitté ce bas monde il y a de cela quatre années, suite à une malencontreuse absorption d’un plat de champignons. Le frère cadet du comte, Rainier de Raiguebelle, revenu fort à propos depuis quelques mois d’une expédition en Espagne, décida de prendre en main, au nom de sa nièce Pétronille, la gestion des biens et des gens de son frère décédé. Il mit à jour un sordide complot qui avait abouti à l’empoisonnement criminel de son frère bien-aimé et de sa belle-sœur. A l’issue d’un procès rondement mené, il fit promptement exécuter à la hache deux serviteurs qui furent convaincus de ce crime odieux. Pétronille fut confiée au couvent des Filles de la Rédemption afin de la soustraire pour une durée indéterminée, aux vaines tentations temporelles, qui si souvent guettent les âmes pures. Elle y fut vivement incitée à prendre le voile et épouser ainsi le Seigneur Jésus. Ce genre d’union toute platonique satisfaisait pleinement Rainier, qui pensait-il ne se concrétisait généralement pas par une descendance plutôt encombrante pour lui. Dom Arthur, quant à lui, était le second fils d’un gentilhomme catalan qui avait malheureusement plus de paille dans ses sabots que dans ses granges. Au décès du père, emporté trop tôt par une fièvre maligne, son frère aîné reprit selon la coutume la gestion de la propriété familiale et Robert, son plus jeune frère, habile
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dans le maniement des armes, mit son épée au service de son seigneur le Roi d’Aragon. Arthur de Lanssac était de très vieille famille et nombre de ses ancêtres s’étaient glorieusement illustrés sur les champs de bataille. Il n’en était pas moins vrai que la précarité actuelle de sa situation de fortune ne pouvait lui permettre que d’occuper les plus bas échelons de la vaste organisation ecclésiastique. Ce fut donc comme simple Frère qu’il trouva sa place dans l’institution monacale. Son penchant pour l’herboristerie ainsi que son grand savoir dans la fabrication de mixtures alcoolisées furent cependant sa chance ainsi que je puis maintenant vous le conter.
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Deuxième chapitre Egalement lapidaire. Dans lequel nous suivrons les débuts du frère Arthur dans la quête de la saiteté et l’élaboration de savantes et merveilleuses préparations.
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n 1470, ayant ses vingt et un ans révolus, le jeune Arthur se présenta, dans la bonne ville de Montpellier, au père Anselme, muni d’une lettre de recommandation de son oncle maternel, Jean Symphorien de Labirolle. Ce dernier, chanoine à Castelnaudary, avait pris à sa charge l’éducation de son jeune neveu chez qui il avait décelé une intelligence au dessus de la moyenne et une grande ferveur lors des prières. Arthur ne le déçut point, il montra très tôt une exceptionnelle ardeur enthousiaste pour les études, à tel point qu’à quatorze ans, il parlait couramment le latin et déjà fin helléniste, lisait Platon dans le texte. Le brave oncle lui fit également partager sa passion pour les plantes sauvages et l’initia simultanément à la mycologie forestière. A l’âge de seize ans, Arthur se distingua déjà par une savante publication en langue occitane. Ce mémoire qui fut étudié avec intérêt par des apothicaires traitait des effets bénéfiques d’une décoction savamment dosée de feuilles de saule sur certaines douleurs cervicales. C’est ainsi que lui ayant transmis la totalité de l’érudition chaurienne, le bon chanoine sentit que son neveu était désormais digne d’aller s’abreuver à de plus abondantes sources de connaissances.
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Le père Anselme était alors une sommité dans cette bonne ville de Montpellier, déjà célèbre par son université où était enseignée la médecine. Les instances religieuses y autorisèrent dès 1340 la dissection de cadavres de suppliciés, ce qui fit progresser la science anatomique à pas de géant. Au XIVe siècle, elle comptait de grands praticiens comme l’alchimiste Arnaud de Villeneuve et surtout Gui de Chauliac qui pratiqua et enseigna l’anatomie descriptive et la pratique chirurgicale. L’université de Montpellier, à l’époque de la venue du jeune Arthur, se relevait doucement d’une période de déclin due pour une grande part à la désaffection des laïques pour l’enseignement. Les effectifs d’étudiants s’étaient réduits depuis un siècle comme peau de chagrin, par suite des salaires insuffisants proposés aux professeurs. Seules les institutions religieuses maintenaient allumée la flamme vacillante de la connaissance et dirigeaient seules les études de quelques maigres centaines d’étudiants. Mais un renouveau semblait depuis peu chasser ces heures sombres, car d’importantes subventions royales étaient maintenant régulièrement accordées pour la réfection des locaux et la rétribution des maîtres. Le père Anselme, vieux Bénédictin, avait voué sa vie à l’observation stricte de la règle de Saint Benoît et également à l’étude de l’action des plantes et produits divers de la nature sur le métabolisme humain. Les barbiers et chirurgiens et même quelques sommités de la Faculté de Médecine n’hésitaient pas à recourir à son exceptionnel savoir pour le traitement d’affections rebelles aux médecines conventionnelles. Enfin quelques docteurs nouvellement promus, prolongeaient leur cursus auprès du Maître, par une ou deux années consacrées à l’acquisition de pharmacologiques compléments. Le jeune Arthur ne pouvait donc mieux tomber que dans cette docte compagnie, pour accomplir un destin qu’il ne souhaitait pourtant qu’uniquement consacré dans la sérénité, aux louanges du Seigneur et à l’élaboration de curatives préparations. Pendant les quatre années qui suivirent, il battit la campagne
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sur les talons du Père Anselme, cueillant dans les garrigues d’odorantes plantules et veillant tard le soir à la chandelle sur d’antiques grimoires relatant les préceptes de Galien. Oh! combien lui semblait idéale son actuelle condition de religieux et combien il était reconnaissant à tous ceux qui inspirés par la Divine Providence lui avaient montré le chemin qui menait à la connaissance des choses de ce bas monde. Elle lui permettaient surtout de baigner désormais chaque jour dans l’ineffable bonheur d’être devenu l’un des humbles serviteurs de la glorieuse Eglise du Seigneur Jésus.
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Ici commence le
Chapitre troisième Dans lequel le destin de Frère Arthur se noua. Nous y ferons la connaissance d’un homme qui façonna pour des siècles l’avenir de l’humanité. L’une de ses préparations à base de vin muscat du Roussillon et d’extraits savamment dosés de certaines herbes rares fut approuvée sans réserve par Anselme qui prit d’ailleurs l’habitude d’en consommer régulièrement. Boisson essentiellement fortifiante à l’origine, elle montra aussi d’étonnantes vertus curatives lors d’une épidémie d’influenza qui s’abattit sur les habitants de la cité. Tout le monde s’accordait à penser que les bienfaisants effets de la préparation prouvaient que le Seigneur en personne en avait inspiré la formulation. Le père Anselme, à qui Arthur avait laissé tout le mérite de la découverte, ne se révéla point ingrat envers son élève. Au début de l’année 1474, il envoya le jeune homme recueillir en Espagne un peu du savoir contenu dans des parchemins arabes. Soigneusement récupérés lors de la « reconquista » par les bénédictins, ces vénérables documents attendaient dans un monastère de Valence qu’un expert en pharmacologie, doublé d’un helléniste expert, vienne en extirper la substantifique moelle. C’était le père Velasco, supérieur du monastère qui avait demandé l’aide du réputé père Anselme pour cette délicate entreprise de décryptage. En parcourant le bref descriptif qui accompagnait la missive et qu’un moine espagnol avait péniblement confectionné en recopiant les titres des chapitres des documents, Anselme sursauta et cria : Arthur, viens vite voir, mon petit ! L’interpellé fut un peu agacé, car le vieux moine tenait de plus
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en plus souvent des propos insensés, surtout après avoir abusé du fortifiant dont il était le créateur. Cependant par respect pour son grand âge et aussi parce qu’il vouait une réelle affection au vieillard, le jeune homme posa le mortier en marbre dans lequel il broyait quelques produits granuleux et dit : me voici, vénéré maître ! Regarde, mais regarde ce qui est écrit ! et Arthur pu lire la phrase grecque qui disait à peu près : « Du bon usage de la mouche cantharide ». Sainte Trinité ! s’écria à son tour Arthur, c’est un présent du Seigneur Dieu ! M’autorisez-vous à demander que l’on nous adresse ces manuscrits sans plus tarder ? Mon enfant, reprit le vieux moine, il n’en est malheureusement pas question, car mon ami Velasco me fait savoir que ce trésor ne saurait quitter le monastère de Valencia. Mais il est prêt à accueillir là-bas le religieux qui saura traduire ces textes. Ce sera toi, mon fils spirituel ! Allons de ce pas prier l’Immaculée Conception dont la statue est dans le promenoir et à qui, je le sens, nous devons cette merveilleuse op- portunité. Ensuite tu te prépareras sans plus tarder pour ce long voyage ! Il faut savoir que la poudre dite cantharide était renommée comme vésicatoire, mais était acquise à prix d’or auprès d’intermédiaires douteux qui ne dévoilaient jamais l’origine du produit. On savait qu’elle était tirée d’un insecte que l’on qualifiait faute de mieux de « mouche », et que sa couleur était d’un beau vert brillant. Mais le succès de la poudre tenait surtout à ses propriétés excitantes qui paraît-il redonnait une vigueur de jouvenceau aux vieillards les plus atones. On passait hélas sous silence les redoutables accidents que le surdosage de la préparation déclenchait souvent chez d’imprudents amateurs de stupre et d’orgies. Toujours est-il que la possession du secret de sa fabrication ne pouvait qu’enthousiasmer nos religieux, toujours avides d’un meilleur savoir qui laissait accessoirement entrevoir de futurs substantiels profits. C’est ainsi qu’en ce début de l’an de grâce 1474, frère Arthur prit le chemin de la Très Catholique Espagne accompagné d’un cocher chargé de la conduite et de l’entretien du grand chariot
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lourdement chargé, qui lui servait de véhicule. Le père Anselme, dont la congrégation était fort riche avait absolument tenu à ce que son disciple n’arrivât point les mains vides. Aussi bien, entre autres fastueux présents se trouvait un trésor inestimable. Un merveilleux reliquaire en argent massif rehaussé de quelques pierres fines et d’un rubis ayant parait-il appartenu au roi Dagobert contenait une phalange de l’auriculaire de Sainte Blandine. Des fauves repus avaient miraculeusement dédaigné cette extrémité de la martyre dans les arènes de Lugdunum en la triste année 177. Cette inestimable relique sacrée était aussi accompagnée de huit tonnelets de la merveilleuse mixture alcoolisée aux si remarquables propriétés fortifiantes et dont la renommée commençait à franchir les frontières du Languedoc. Bien que moins chargés de valeur mystique que la phalange de la Sainte, Arthur ne doutait pas que ses tonneaux seraient néanmoins favorablement accueillis par ses hispaniques frères en Jésus. Le long voyage se déroula sans incident, les populations ibériques que la Sainte Inquisition continuait méthodiquement à débarrasser de tous éléments subversifs ou douteux, montrait une grande déférence envers tout ce qui portait soutane ou robe de bure. Le menu peuple manifestait selon les cas un profond respect ou une salutaire crainte envers tout représentant ecclésiastique, même s’il n’était pas d’obédience dominicaine. La robe bénédictine de notre ami Arthur lui était donc en l’occurrence, le plus sûr des sauf-conduits. Il fut chaleureusement accueilli au monastère que Dom Velasco dirigeait aussi selon la règle de Saint Benoît avec une compétence reconnue de tous. Ce dernier mit toutes facilités au service de notre jeune érudit et lui attribua pour ses études et expérimentations, la disposition d’une vaste demeure annexe du monastère. L’idée en était que les activités de l’expert en pharmacie, bien qu’approuvées par les plus vigilants gardiens de la Foi, risquaient de perturber la nécessaire sérénité des autres moines, que le Malin tentait perpétuellement par ses maléfices de détourner de la sainteté. Le deuxième jour du mois de juin, une foule considérable de fidèles, accourus parfois de lointaines régions, encadrés par leur
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clergé et portant de saintes bannières, se pressait aux alentours du monastère. Le morceau du petit doigt de la sainte allait être déposé dans la magnifique chapelle du couvent, en la présence de Monseigneur Roderic Llançol, Commandeur des évêchés de Majorque et Carthagène, Vice-Chancelier de l’Eglise et Cardinal de Valence. La présence d’un homme aussi considérable fut ressentie comme un honneur exceptionnel par toute la communauté monacale. La fastueuse cérémonie étant achevée, la foule des fidèles canalisée par les moines en une interminable file fut autorisée à s’agenouiller devant le doigt de la Sainte puis à toucher brièvement le précieux reliquaire. Monseigneur accepta en toute simplicité l’invitation à partager les agapes qui suivirent dans le réfectoire du monastère. On lui fit goûter un verre de la boisson importée de France qui eut l’heur lui plaire. Sans façon il en redemanda et se fit présenter l’homme qui en détenait le secret. Frère Arthur fut effrayé, mais conquis par la majesté de ce haut personnage. Le Cardinal s’enquit du but de la venue de ce moine à l’aspect des plus quelconques, et parut on ne peut plus intéressé par les compétences peu ordinaires qui étaient supposées être les siennes. A l’ébahissement de Velasco qui savait combien son Eminence, dont le temps était si précieux, écourtait d’ordinaire toute entrevue, il vit le cardinal entraîner Arthur à l’écart et lui poser moult questions. Le sujet de la cantharide semblait littéralement passionner le prélat. Après lui avoir donné son anneau d’améthyste à baiser, l’évêque Roderic Llançol Borgia comme on le nommait également, fit promettre au jeune Arthur de le tenir très précisément au courant de ses travaux. Revenu auprès de Dom Velasco, il reprit un verre de l’élixir et avant de prendre congé, ne cacha pas au prieur qu’il serait flatté de recevoir très rapidement, dans son palais de Valence, cinq des huit tonnelets ramenés de France.
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Quatrième chapitre Dans lequel nous entrerons dans l’intimité de la belle Vannozza. Et comprendrons comment cette créature perturba la sérénité de Frère Arthur.
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’une des tâches les plus urgentes à laquelle frère Arthur s’attela dès le lendemain fut de mettre en place un service d’acheminement régulier de la spécialité désormais connue sous le nom d’«Elixir du Père Anselme». Dès que la rumeur se fut propagée du très vif intérêt de l’Evêché pour la délicieuse spécialité, tout ce que Valence comprenait de gens bien nés désira en être également approvisionné. En définitive, la fourniture sans frais pour la table du sieur Roderic, se révéla un excellent investissement. Anselme se vit contraint, là-bas à Montpellier, de décupler les effectifs de moines et de manants dévolus à la fabrication de la mixture. D’aucuns, après en avoir consommé quelques verres, n’hésitaient pas à qualifier le produit de «Panacée». Avant que l’année en cours se soit achevée, les bénéfices étaient tels qu’il jugea logique de faire recouvrir d’or fin la statue en bois de la Bonne Mère qui se trouvait dans le promenoir du monastère et à qui on devait sans nul doute ce magnifique succès. Mais retrouvons à Valence notre héros. A cause du long entretien privé qu’il avait eu avec Roderic Borgia, Dom Velasco sentit que le Français avait le vent en poupe et lorsque ce dernier lui demanda la faveur de mettre à sa disposition un jeune novice pour l’aider dans ses recherches, ce furent deux moines et trois jeunes étudiants qui devinrent désormais ses auxiliaires dévoués. Quelques mois après son arrivée il fut avisé par un courrier en latin, émanant du secrétariat épiscopal, qu’une certaine grande Dame souhaitait avoir un entretien avec lui et qu’elle lui était
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particulièrement recommandée par Son Eminence. Ce message précisait qu’Arthur devait se rendre le plus vite au domicile de la dame qui avait passagèrement quelques difficultés à se déplacer. Une luxueuse calèche vint donc le prendre le surlendemain et le cocher l’avisa qu’ils se rendaient tout droit à la campagne dans la propriété de Vannozza Catanei. Il l’avertit aussi que cette dame ne parlait qu’imparfaitement l’espagnol, car d’origine italienne elle n’était à Valence que depuis peu de temps. Le brave Arthur se dit que cette dame, certainement très âgée devait être l’épouse ou la mère de l’un des collaborateurs italiens du cardinal, car il savait que Rodrigue Borgia n’était lui-même à Valence que depuis une année. Bien qu’espagnol de naissance, il demeurait en temps normal à Rome où son oncle, le pape Calixe III l’avait fait venir très jeune. Mis à part son népotisme élevé au rang d’institution, Calixte se distingua aussi pour avoir excommunié la comète de Halley. Il était comme son neveu, Espagnol de naissance. Mais les intérêts supérieurs de l’Eglise impliquaient qu’un missus dominicus vienne remettre un peu d’ordre dans une hiérarchie religieuse qui se relâchait depuis quelques années. Le choix de Roderic pour cette mission s’imposait par la parfaite connaissance qu’il possédait de cette région. Il était en effet natif de Xativa, grosse bourgade à quatorze lieues au sud de Valence, et possédait un immense domaine agricole à Réal de Montroy sur le chemin duquel roulait présentement la calèche. C’est à l’église de Xativa que le jeune Borgia avait gravi les premiers échelons de la hiérarchie religieuse qui devait un jour prochain le conduire à la fonction suprême de Vicaire du Christ. Il y avait tout juste maintenant vingt-quatre ans, pour son vingtième anniversaire, il avait été nommé chanoine et chantre de l’église. Le véhicule hippomobile décoré des armes de l’évêque franchit bientôt les grilles de la propriété et vint s’arrêter au pied d’un monumental escalier de pierre. Un domestique en livrée
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bleu et or descendit à la rencontre du moine et le conduisit auprès de la Dame du logis. Quelle ne fut pas la surprise de frère Arthur en constatant que ladite Vannozza était une superbe créature d’une vingtaine d’années, mais visiblement fatiguée, car enceinte jusqu’aux yeux. Renvoyant sa dame de compagnie, elle s’excusa, à la fois de ne point quitter la couche où elle se trouvait tout alanguie et de pratiquer un très mauvais espagnol. Arthur lui dit de ne point hésiter à s’exprimer en italien, car il pouvait soutenir facilement une conversation dans cette langue. Mon ami Rodrigo dit-elle en jetant un regard plein de tendresse à un petit portrait peint de Sa Seigneurie, qui trônait sur un chevalet près du lit de la dame, mon ami m’assure que je puis me confier totalement à vous. - Certes Madame, vous le pouvez en effet ! Ne sut que répliquer le brave garçon, tout en essayant de reprendre pied dans une situation qui le dépassait visiblement. - Voilà ce que j’attends de vous : Rodo, enfin je veux dire Son Eminence, souhaiterait ardemment que notre enfant qui va naître sous peu, soit un garçon. Il dit que vous connaissez le secret de préparations quasi magiques, sans doute proscrites par notre sainte mère l’Eglise, mais cependant par ailleurs bien utiles. Quel qu’en soit le prix, donnez-moi ce qui convient et notre reconnaissance vous sera assurée. Juste Ciel, pensa le croyant convaincu qu’était le brave moine, me voici dans un sacré pétrin. Comment des personnes sensées peuvent-elles croire en de pareilles sornettes ? Si je ne fais rien, je suis fichu ! - Madame, bafouilla-t-il, je dois me retirer pour envisager la meilleure solution à votre important problème, permettez-moi de me représenter devant vous dès demain ! - Allez et que Dieu soit avec vous, je prierai pour qu’il vous éclaire, conclut la jeune femme en esquissant un vague signe de croix. Arthur salua et s’enfuit aussi vite que la plus décente politesse le permettait.
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Pendant les deux heures de route qui le ramenaient au monastère, Arthur fut en proie à une intense agitation interne. Il s’imposa faute de mieux la récitation d’une longue suite de toutes sortes de litanies apprises çà et là en espérant que quelques saints momentanément désœuvrés, là-haut au paradis, accepteraient de l’aider dans cette épreuve inattendue. Ses multiples contacts avec les Maîtres de la Faculté de Médecine lui avaient donné une solide teinture médicale, il savait donc pertinemment que hormis un providentiel miracle, aucune potion ne saurait plus changer le sexe de l’enfant porté par la ravissante idiote. Il décida donc à l’issue d’une longue nuit cauchemardesque que n’importe quelle mixture non dangereuse et si possible agréable à ingurgiter ne fausserait en rien la probabilité de cinquante pour cent pour qu’il passe pour un grand savant. Il s’attela donc à la préparation d’une potion à base de miel et de jus de citron, enrichie d’une faible quantité d’Elixir du Père Anselme. Dès le lendemain il revint comme promis avec un alcarazas rempli de la bénéfique préparation et expliqua longuement à la noble dame, la posologie obligatoire qui garantissait un plein succès du traitement. Etant bien placé pour savoir combien un cérémonial un peu compliqué ne pouvait qu’accréditer l’efficacité de la médication, il préconisa l’absorption de trois tasses du breuvage, chaque jour au premier son de cloche de l’angélus du soir, et cela jusqu’à la naissance du garçon désiré. Un novice du monastère viendrait chaque jour renouveler la potion. Il tint absolument à assister à la première administration de la puissante médication. La future parturiente trouva le breuvage délicieux et rafraîchissant. Elle prétendit même retrouver soudain une toute nouvelle énergie. Elle en redemanda ! Frère Arthur attira toutefois son attention sur le risque non négligeable d’inversion du résultat escompté que présenterait un dépassement de la dose prescrite, puis se retira après avoir pris congé.
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D’après les confidences de Dame Vannozza, il lui restait encore au moins deux longues semaines à trembler de peur, avant que la naissance de l’enfant ne vienne sceller son sort. De multiples rumeurs glanées çà et là l’avaient persuadé que Son Eminence pouvait avoir des réactions brutales et définitives. Il avait même envisagé, au cas où la nature aurait décidé de faire le mauvais choix, de s’enfuir promptement hors de la portée du courroux de l’ombrageux prélat. Mais pour aller où ? A part sur les immenses mais lointains territoires contrôlés par le Grand Turc, nul ne pouvait échapper à la vigilance de la Sainte Inquisition ! Il s’en remit donc à la miséricorde divine qu’il pria désormais chaque jour avec une ferveur redoublée. Le deuxième jour de la nouvelle année 1475, Donna Vannozza mit au monde un superbe garçon qui fut prénommé César par son auguste père. Pour des raisons politiques, une certaine discrétion entoura l’événement, mais cela n’empêcha pas Frère Arthur d’entonner un euphorique cantique d’action de grâce dans la solitude de sa retraite. Il était sauvé ! Frère Arthur avait par ailleurs, bien avancé dans la traduction des manuscrits, il fut surpris d’apprendre que les propriétés de la cantharide étaient déjà connues des anciens Egyptiens, les documents confisqués aux Arabes dataient du temps de la dynastie grecque des Ptolémées qui avaient régné sur l’Egypte jusqu’à la conquête romaine. Les soi-disant savants arabes dont on louait le grand savoir, n’étaient en réalité que les élites helléno-égyptiennes qui n’ayant que peu de goût pour le martyre, avaient préféré l’Islam au fil de l’épée. Ils n’avaient fait que sauvegarder leur patrimoine intellectuel de la fureur fanatique des hordes incultes et fanatiques des fils du désert. Outre une description très détaillée de la fabrication de la célèbre poudre verte ainsi que quelques dessins remarquablement précis décrivant le précieux insecte qui était à la
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base de la préparation, les manuscrits constituaient un véritable formulaire des substances vénéneuses qui étaient connues dans l’antiquité, y étaient évoqués ainsi les extraits de laurier-rose, de ciguë, de belladone, de noyau de pèche, on y expliquait aussi comment recueillir et conserver le venin des serpents. Mais, à la grande surprise d’Arthur qui connaissait le sujet sur le bout des doigts, il n’y était nullement fait mention des remarquables propriétés létales de certains champignons. Plus tard, il lui fut signalé un jour par un voyageur, que des paysans de la région de Barcelone recueillaient dans une forêt où abondaient des frênes, de gros insectes d’un vert brillant. Ils les faisaient sécher et les conservaient soigneusement dans l’attente de la venue de clients réguliers. Ces amateurs d’insectes étaient en majorité des apothicaires marranes1 portugais qui les leur achetaient fort cher et d’après leurs dires en faisaient des préparations magiques. Arthur dépêcha sur les lieux deux des étudiants dont il dispo1 Juifs convertis le plus souvent de force au christianisme. Le marranisme ou cryptojudaïsme , consécutif au baptême imposé de force aux israélites en de massives conversions forcées se transforma insidieusement en une hérésie qui se consolida dans l’impunité. De nombreuses familles marrannes établirent des fortunes considérables qui suscitèrent la jalousie de leurs compatriotes. L’inquisition saisira le prétexte de l’hérésie pour s’approprier les biens de ces hérétiques supposés. On ira jusqu’à déterrer des ossements pour les juger et déshériter ainsi leurs descendants contre qui on ne pouvait rien prouver. Des statistiques établissent que si seulement neuf pour cent des procès du Tribunal du Saint Office traitèrent de l’hérésie marranne, ils représentèrent soixante et onze pour cent des condamnés au bûcher..
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sait à son gré, avec mission de se procurer une grande quantité de ces insectes récoltés et desséchés. Il souhaita également qu’ils puissent lui rapporter quelques spécimens vivants qu’il comptait comparer aux dessins des manuscrits. Deux semaines plus tard, les deux émissaires revinrent avec plusieurs boisseaux du fabuleux produit et quelques cadavres d’insectes qui n’avaient malheureusement pas supporté le long voyage de retour. Mais leur examen minutieux et la comparaison avec les antiques croquis confirmèrent que les gros coléoptères rapportés étaient bien des cantharides. Arthur entreprit immédiatement de composer avec une fiévreuse excitation les diverses préparations décrites par les grecs anciens. Quelques jours plus tard, une grande fiole de terre cuite vernissée était pleine du produit de la distillation de la poudre d’insectes dans de l’alcool dilué. Ainsi que son Eminence le lui avait demandé, il vint au Palais de l’Evêché rendre compte de l’état d’avancement de ses recherches. Il avait apporté la fiole qui devait bien contenir une demi pinte du précieux liquide, en pensant que le prélat en prélèverait quelques gouttes par curiosité scientifique. Roderic fit éloigner les nombreux serviteurs qui évoluaient normalement dans son entourage et entreprit d’écouter avec une grande attention tout ce que le moine lui rapporta sur la posologie conseillée par les anciens. Il était indiqué sur le manuscrit que trois gouttes prises une par une dans n’importe quelle boisson, à quelques heures d’intervalle, pouvaient redonner une nouvelle jeunesse aux plus cacochymes vieillards. Mais la traduction littérale du texte indiquait aussi : vingt gouttes constituaient un laissez-passer infaillible pour rejoindre l’autre rive du Styx. Mon fils, dit le futur pape pour conclure, je garde votre fiole et vous engage sur votre vie à oublier cet entretien. Continuez vos recherches et préparez-nous d’autres spécialités tout aussi efficaces. Vous êtes de surcroît un homme chanceux, Donna Vannozza
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vous croit doué de pouvoirs que vous ne possédez certes pas. Sachez qu’en ce qui me concerne je ne suis jamais dupe de rien. Toutefois, comme je tiens surtout à sa tranquillité d’esprit dont dépend un peu la mienne, je lui confirmerai que vos dons sont bien réels ! Je vous autorise désormais à vous faire dénommer Dom Arthur, distinction que j’officialiserai dès demain par une communication à vos supérieurs. Et maintenant, veuillez vous retirer, car j’ai encore fort à faire.
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Cinquième chapitre Dans lequel notre bon prélat expérimente sans plus tarder le poison sur son oncle à héritage.
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oderic Borgia se trouvait désormais en possession d’une quantité de poison suffisante pour terrasser une compagnie de lansquenets. Ce produit qui bien plus tard, fut par certains auteurs dénommé anachroniquement à tort « aqua tofana » 2 venait de resurgir dans sa version originale d’un lointain passé. Il devait subir au cours des années qui allaient suivre d’importantes modifications dans sa formulation jusqu’à devenir ce que la postérité devait in fine nommer « le poison des Borgia ». La vie reprit donc son cours normal et peu de choses troublèrent désormais les studieuses recherches de Dom Arthur. Il apprit cependant, quelques semaines plus tard, que Monsignore venait d’être cruellement frappé dans ses affections. Le richissime oncle maternel de ce dernier dont Rodrigue était l’unique héritier, venait de succomber à un mal étrange que rien ne semblait pourtant annoncer. Le vigoureux septuagénaire qui la veille festoyait encore chez son neveu, fut soudain pris au cours de la nuit de ce que sa domesticité décrivit comme une sorte d’agitation frénétique. Alors que le malade était pris d’une soif inextinguible, il fut rapidement agité de violentes convulsions, se mit à délirer en proférant d’horribles blasphèmes puis s’éteignit en moins d’une heure. Très déprimé par ce drame, Roderic prit sur lui avec un courage qui força l’admiration et organisa de fastueuses funérailles pour cet oncle qu’un sort contraire venait de lui enlever si pré2 L’aqua tofana doit son nom à une empoisonneuse célèbre qui fut exécutée à Naples en 1709. Le produit à base d’arsenic et de belladone était vendu un prix exorbitant par la Signora Toffa et on lui attribue le décès de six cents personnes.
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maturément. L’immense fortune qui venait s’ajouter à la sienne propre, n’était malheureusement pour lui qu’une faible consolation. Enfin, la vie continue, n’est-ce pas ? Mais les affaires de l’Eglise se traitaient surtout dans la Ville Eternelle et bientôt, le sieur Rodrigue (permettez que je francise définitivement le prénom Wisigoth que je me plaisais à employer précédemment) dut se résoudre à retourner en Italie où le Saint Siège était confronté à de multiples problèmes. Donna Catanéi repartit également retrouver son palais du Quirinal où elle se consacra d’une part à l’éducation du jeune César, d’une autre part, à donner encore à « Rodo » quatre autres enfants, dont la célèbre Lucrèce qui naquit en 1480.
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Depuis le décès en 1458 de son oncle, le pape Calixte III qui avait eu la bonté de lui mettre le pied à l’étrier dans la carrière religieuse, les Saints-Pères se succédaient nombreux et rapidement sur le trône de Saint Pierre. On y vit assis successivement : Pie II, Paul II, Sixte IV et Innocent VIII. Le pape qui régnait à Rome lors du retour de Rodrigue était alors Sixte IV, il avait été élu quatre années plus tôt à l’âge de cinquante-sept ans. Adepte inconditionnel comme ses prédécesseurs du népotisme, il oeuvra efficacement pour l’accroissement de la fortune de sa famille. Le futur pape Jules II, l’un de ses neveux lui devait sa nomination de Cardinal. D’autres membres de sa famille l’impliquèrent dans toute une série d’intrigues dont l’une se termina par le meurtre de Julien de Médicis, ce qui déclencha en 1478 une guerre avec Florence. Lui-même passé maître dans l’élaboration d’intrigues compliquées et souvent sanglantes, l’Evêque de Valence revenait fort à propos à Rome pour peser de tout son poids sur le destin des choses et des gens. Pendant ce temps, Dom Arthur poursuivait ses passionnantes recherches dans le calme du monastère de Dom Velasco. Deux années s’étaient écoulées depuis le départ de Rodrigue Borgia et notre studieux moine pensait avec soulagement avoir été définitivement oublié du prélat.
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Non, Dom Arthur, n’en avait pas terminé avec les Borgia, en effet, nous allons voir dans ce
Sixième Chapitre
Que Rodrigue n’oubliait jamais ni rien ni personne ! Grande désillusion, un frais matin du mois d’avril 1478, un clerc de l’évêché de Valence lui apporta un long document émanent de la Curie romaine et signé de la main même du tout puissant Rodrigue. Il lui était signifié que toutes affaires cessantes, il devait se rendre au couvent de Sainte Agnès près de la ville de Menton dans le Comté de Nice. Il y assurerait désormais les fonctions officielles de chapelain de ce couvent des Filles de la Rédemption. En contrepartie, cette sainte mais riche institution devrait pourvoir à son hébergement et à la mise à sa disposition des locaux qu’il jugerait nécessaires au bon déroulement de ses futures recherches. Il ne dépendrait que de l’autorité du Vatican et plus particulièrement du cabinet privé de son Eminence Rodrigue Borgia, Légat dans la Marche d’Ancône, Evêque de Valence et de Porto. Il lui était loisible, dans la mesure où il le jugerait utile, de se faire accompagner de ses actuels collaborateurs. Il était également spécifié que désormais Dom Arthur se trouvait sur la liste très convoitée des fournisseurs du Vatican. Il y était inscrit pour une fourniture gracieuse annuelle de vingt tonnelets de son célèbre élixir. Il avait toute liberté pour commercialiser le reste de sa production et d’en tirer tout le bénéfice s’il le jugeait utile. Bien que cela ne figurât point sur le document, l’émissaire lui annonça que le Père Anselme venait de rejoindre dans les cieux la
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cohorte des bienheureux. Il suggéra donc à notre moine de procéder rapidement à une réorganisation des circuits de fabrication et de distribution de l’élixir afin que la citadelle vaticane ne s’en trouvât jamais brutalement démunie. Monsignore, qui connaissait les dures réalités de la vie avait aussi précisé que la Banque Vaticane accorderait sous forme de prêts à taux avantageux les fonds indispensables à cette réorganisation. Cette avalanche de directives plongea une fois encore Arthur dans un profond désarroi. Il convoqua après mûres réflexions le jeune laïque Antonio Soler afin de l’aider à réfléchir à une nouvelle organisation. Antonio était l’un des jeunes étudiants que Dom Velasco avait mis à sa disposition pour l’épauler dans ses recherches. C’était lui qui avait mené avec succès l’expédition d’achat de cantharides déshydratées. Il était d’origine catalane, bien tourné de sa personne et avait l’esprit vif. Rapidement il devint le bras droit d’Arthur qui n’hésitait plus à solliciter ses conseils en toutes choses. Après avoir échafaudé de nombreux plans, ils décidèrent de quitter tous deux Valencia après avoir rendu grâce à Dom Velasco pour son hospitalité et remercié les quatre autres collaborateurs dont le concours s’était avéré si précieux pendant ce long séjour en Espagne. Par le truchement de l’efficace système de communication inter monastique qui quadrillait l’Europe, une grande quantité de matériels, produits divers et documents utiles pour la poursuite de l’œuvre d’Arthur serait acheminée séparément jusqu’au couvent de Sainte Agnès. Antonio et Arthur partirent ensemble vers la France et atteignirent trois semaines plus tard la demeure familiale que dirigeait depuis le décès du père du moine, Gonzague son aîné de quatre ans. Les retrouvailles furent chaleureuses, mais ainsi qu’il l’avait pressenti, le train de vie du châtelain semblait encore plus restreint qu’à l’époque du départ d’Arthur pour Montpellier. La propriété familiale était située au nord–ouest de Perpignan près du village de Massac, sur les premiers contreforts des
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Pyrénées. Les Lanssac étaient une branche cadette des célèbres Lanssac de Juchemont qui s’illustrèrent si brillamment aux côtés de Jeanne d’Arc au siège d’Orléans. Un cadet de cette noble famille engagé dans l’armée des soldats du Christ venus extirper l’hérésie cathare fit lui aussi merveille lors du siège de Montségur en enlevant en 1244 une barbacane ce qui permit la prise de la forteresse.
L’attribution de tous les biens de l’un des hérétiques que les tribunaux ecclésiastiques firent brûler vifs le 16 mars de la même année récompensa le valeureux soldat. C’est ainsi qu’Adhémar de Lanssac dit le « rouge » à cause de la rousseur de son système pileux fit souche en pays catalan. Arthur ainsi que ses deux frères et sa jeune sœur avaient d’ailleurs hérité de la tignasse flamboyante de leur ancêtre et du vert émeraude de ses yeux.
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Gonzague expliqua que la soldatesque française lui avait, l’année passée, confisqué la moitié de ses troupeaux, tout dernièrement l’armée du roi d’Aragon venait de lui réquisitionner ce qui en restait. Enfin, comble de désolation, une météorologie détestable avait entraîné le pourrissement sur pied de la moisson de blé. Les finances étaient donc au plus bas et le chef de famille devait en plus nourrir leur vieille mère et le jeune Robert dont les armées du Roi d’Aragon n’avaient à présent plus l’emploi. Antonio Soler proposa alors le plan qu’il avait élaboré et qui avait d’emblée séduit le bon moine. Laissant la gestion du domaine à sa jeune sœur Isabelle et à son époux, Gonzague s’établirait près de Perpignan et assurerait auprès des vignerons de la plaine l’approvisionnement en vin sucré, base du merveilleux élixir. Après adjonction d’un assortiment de plantes dont le moine possédait seul la formule et qui lui serait fourni sous forme d ‘extrait concentré, il procéderait à la fabrication du mélange, à son conditionnement en fûts ou en bonbonnes et à l’expédition à la clientèle. Embarqués sur des tartanes, les tonneaux atteindraient au plus faible coût le port d’Ostie afin que la Ville Eternelle ne manquât plus jamais de l’indispensable Elixir. L’approvisionnement de la clientèle espagnole s’effectuerait également par mer via Perpignan. Enfin un important entrepôt devrait être créé à Marseille afin d’assurer la distribution vers la France et les pays germaniques. Le jeune Robert trouverait là, matière à prouver des qualités d’organisateur qui ne lui faisaient sans doute pas défaut. Antonio se réservait la fonction de commis voyageur et oeuvrerait au développement de l’entreprise. Il aiderait dans un premier temps les deux nouveaux associés dans le choix de l’implantation des deux maisons de commerce et négocierait auprès des financiers du Saint-Siège, les prêts nécessaires. Dès la semaine suivante, tandis que Dom Arthur se hâtait de rejoindre le Comté de Nice, la nouvelle équipe traita au meilleur
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prix avec la veuve d’un marchand, l’achat de vastes locaux abandonnés depuis peu, dans la localité de Thuir, à deux lieues de Perpignan. L’une des plus importantes maisons de commerce spécialisées dans la fabrication de spiritueux venait d’être créée dans la région. Les Lanssac et leurs descendants allaient pendant deux siècles dominer le marché régional. Laissant Gonzague à l’organisation de sa jeune entreprise, Robert et Antonio partirent par mer rejoindre la cité phocéenne et y créer la deuxième société de distribution. Dom Arthur pouvait désormais se consacrer entièrement à ses recherches et à la fourniture de l’extrait dont il était seul dépositaire du précieux secret ! Rodrigue Borgia en lui désignant le couvent de Sainte Agnès pour retraite montra quel prix il attachait au bien-être du savant religieux. Il s’avéra que la Mère Supérieure et ses quarante-cinq nonnes et novices étaient toutes à la dévotion et au service de leur nouveau confesseur. Il fut reçu comme le Messie. On prévenait ses moindres désirs, les mets les plus fins lui étaient réservés, ses habits tissés sur place étaient jalousement entretenus par toute une cohorte de petites mains et lavés par de délicates lavandières. De pieuses broderies étaient sans cesse confectionnées pour égayer les murs immaculés de ses appartements où toute poussière incongrue ne savait plus où trouver place. Ayant manifesté le souhait d’être secondé dans ses recherches par une personne lisant couramment la langue de Sénèque et Cicéron, Sœur Pétronille qui avait reçu une solide instruction et dont nous avons plus haut dévoilé l’état civil devint sa collaboratrice permanente. Elle se montra une élève attentive, dévouée corps et âme à l’érudit confesseur. Elle sut rapidement diriger une équipe de sœurs d’origine roturière pour la cueillette des grandes quantités de plantes aromatiques, de leur dessiccation et leur transformation en poudres impalpables. Le savant se réservait avec Pétronille le ramassage de quelques espèces rares et leur distillation dans le secret de leur vaste laboratoire. Des consignes très strictes étaient observées afin qu’au-
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cune présence indiscrète ne vienne perturber le délicat processus d’élaboration. La vie s’écoula ainsi pendant trois années dans la plus totale sérénité. Le commerce de ses deux frères se développait si convenablement que les sommes empruntées à la banque pontificale furent bientôt totalement remboursées. De plus, à l’usage, une clientèle de plus en plus nombreuse s’aperçut vite qu’une longue maturation en tonneau accroissait la finesse d’une boisson qu’il était désormais courant de servir au début de tout festin digne de ce nom. Les intendants avisés des grandes familles accumulaient donc des futailles dans de frais réduits creusés dans le sol. Là bas, sur les pentes ensoleillées des coteaux du Roussillon, les vignerons défrichaient sans cesse afin de planter des milliers de ceps qui permettraient bientôt de satisfaire une demande sans cesse grandissante. Le sieur Gonzague de Lanssac leur garantissait l’écoulement de toute leur production.
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Chapitre Septième Dans lequel le narrateur prend vraiment les lecteurs pour des demeurés ! Comme si tout le monde n’avait pas compris que Sœur Pétronille avait un polichinelle dans le tiroir! Et puis, est-il vraiment nécessaire de nous bassiner avec cette histoire de nouvelle spécialité qu’ Antonio voudrait mettre au catalogue de la Maison Lanssac frères ?
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’année 1481 qui débutait fut marquée par trois événements qui vinrent un tant soit peu modifier le train-train dans lequel Dom Arthur se complaisait voluptueusement. D’abord, sœur Pétronille perdit soudain le goût à l’ouvrage, Arthur comprit qu’il avait sans doute sans s’en rendre compte, abusé des forces de sa fidèle collaboratrice. Elle s’était donnée, il est vrai, sans compter au mépris des conséquences néfastes que cela pouvait avoir sur sa jeune constitution. Aussi bien, le Maître décida-t-il de l’envoyer se refaire une nouvelle santé dans la propriété que son frère Robert venait d’acquérir dans le Lubéron. La Mère Supérieure, femme avertie, ne mit pas son veto à cette obligatoire cure de repos ! Ensuite ce fut le fidèle Antonio qui vint rendre compte de son activité à celui à qui il devait tout. Ils se féli-
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citèrent tous deux de la renommée naissante de leur spécialité à la cour du roi de France. Les Parisiens avaient donné à l’élixir du Père Anselme le nom plus simple d’« Apéritif » et ce fut désormais sous ce nom qu’il leur fut vendu. Il soumit aussi au religieux un nouveau projet qu’il pensait générateur d’importants profits. Voici de quoi il s’agissait. En Catalogne, dans son village natal, les paysans élaboraient une liqueur à laquelle ils attribuaient toutes sortes de vertus. Ils ramassaient dans les terrains arides une plante qu’ils dénommaient « ajenjo ». Ils la faisaient ensuite macérer dans de l’alcool après l’avoir soigneusement fait sécher au soleil. Certains donnaient cette liqueur coupée d’eau aux enfants qui étaient encombrés de vers. D’autres la mélangeait avec du vin doux et la boisson ainsi obtenue était considérée comme une panacée. Les maladies des femmes, les embarras gastriques, les pertes d’appétit ainsi que toutes sortes de fièvres, ne résistaient paraît-il pas à son action bienfaisante. Antonio avait apporté plusieurs branches de la plante récoltée là-bas, afin que notre savant puisse l’étudier à loisir. Il ne fallut que quelques secondes au bon moine pour cataloguer la plante. Mon fils, dit-il, ce que tes paysans t’ont donné, c’est de l’ar-
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thémise. Les anciens Egyptiens en connaissaient déjà les remarquables propriétés. Galien, notre maître à tous, la recommandait pour traiter les fièvres malignes et Hypocrate la déclarait souveraine pour traiter l’ictère. Plus près de nous, Pline l’Ancien la prescrivait dans les cas de faiblesse d’estomac et de flatuosités. Anselme, mon vénéré maître, que son nom soit mille fois béni, avait classé dans son herbier plusieurs sortes d’arthémises qu’il nommait comme les Grecs: absinthion ou absinthe ce qui étymologiquement, signifiait que le breuvage que l’on en faisait était impossible à avaler tant il était amer. Puisque nous disposons de grandes quantités de vin doux, nous pourrions effectivement élaborer une nouvelle spécialité qui serait une nouvelle aide à l’humanité souffrante. Merci mon fils, Dieu t’a heureusement inspiré et nous allons tous deux si tu le veux bien, commencer dès demain les essais d’élaboration de ce produit. Tu remplaceras au laboratoire mon assistante qui est en cure de repos pour quelques mois encore. C’est ainsi que le brave Antonio reprit pour quelque temps la vie studieuse qu’il avait connu à Valence avec son mentor respecté. Les sœurs de la Rédemption ne furent que trop heureuses de choyer ce sympathique nouveau pensionnaire, si bien fait de sa personne. Il apparut cependant rapidement à Mère Sainte Radegonde, la Supérieure, que l’enthousiasme de certaines jeunes novices envers le bel espagnol devenait incompatible avec l’observance stricte du voeu de chasteté et que cela commençait à faire désordre. Elle s’en ouvrit à Dom Arthur qui suggéra à son adjoint de réserver désormais de préférence l’influence de ses phéromones à la gent féminine vivant hors du couvent. Les frivoles nonettes, astreintes pour de longues semaines au port de silices en crin de cheval surmontèrent heureusement leurs démoniaques débordements. Hormis ces perturbations, le travail alla bon train et moins de six mois plus tard, en appliquant scrupuleusement les
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dosages indiqués sur les copies de textes anciens, la formulation fut transmise à Marseille où Robert en assurerait la fabrication. Sans connaître le franc succès du produit phare de la maison Lanssac, le Vin d’Absinthe comme on le dénomma eut une longue carrière et fit l’objet de multiples contrefaçons. Le dépassement trop important de la posologie recommandée ou la consommation de produits de contrefaçon mal dosés causèrent de-ci de-là quelques crises de délire et même d’épilepsie. Heureusement les vigilants Dominicains de l’Inquisition, qui décelèrent immédiatement chez ces intoxiqués la griffe de Satan, résolurent chaque cas par l’administration par le « bras séculier » d’une purification définitive sur le bûcher. Enfin, peu après la Toussaint de cette année déjà riche en péripéties, on annonça la visite au monastère de Monseigneur Rodrigue. Le prince de l’Eglise qui se rendait à Paris pour parlementer avec le roi de France souhaitait avoir un long entretien ave le chapelain du couvent.
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Huitième chapitre Dans lequel Monsignore invite Dom Arthur à œuvrer de façon plus efficace à la grandeur de notre Sainte Mère l’Eglise.
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om Arthur, contrairement aux braves sœurs qui n’avaient jamais osé rêver à tant d’honneur, ne subodorait rien de bon dans cette visite. Mère Sainte Radegonde, la Supérieure, disposait d’une semaine pour transformer toute une aile du couvent en une demeure provisoire digne du plénipotentiaire et de sa suite. Toutes les forces vives du comté furent mises à contribution pour que le prélat soit honoré comme il convient. L’évêché de Nice fut pour l’occasion dépouillé de ses tentures et autres somptueux tapis. Les officiers de bouche de quelques grands seigneurs locaux furent prêtés au couvent afin que des banquets dignes d’un si haut dignitaire soient organisés pour toute la durée du séjour de l’Altesse Vaticane. Littéralement terrorisé, Arthur ignorait cette bourdonnante agitation et ne quittait plus la chapelle où il implorait le soutien de la Bonne Mère. Enfin, vers la onzième heure du mercredi suivant, l’on vit une petite troupe d’hommes armés gravir le chemin ombragé de chênes verts qui de la vallée conduisait au couvent. Point de voiture fermée; précédé de deux cavaliers harnachés en guerre et portant bannière du Saint-Siège, Rodrigue apparut sur un magnifique alezan, le buste protégé par un léger plastron en métal argenté décoré de riches damasquinures. Par dessus, flottant au vent, une somptueuse cape pourpre décorée d’une
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croix d’or indiquait seule la haute qualité du cavalier. La suite était constituée de quelques gentilshommes romains et d’une petite troupe d’hommes armés. Arrivé dans la cour du couvent, Monseigneur mit lestement pied à terre, donna son anneau d’améthyste à baiser à Mère Sainte Radegonde et à dom Arthur. Il demanda ensuite qu’on lui montre ses appartements où il se retira suivi de son valet. Le restant de la troupe se fit servir à boire avant de mener leurs montures aux écuries. Peu après le serviteur du prélat indiqua que son Eminence avait exprimé le désir de se restaurer sur le coup de midi et qu’il était affamé. Le réfectoire des nonnes littéralement transformé pour l’occasion en luxueuse salle de réception n’attendait que son hôte de marque, une table était dressée en fer à cheval pour une centaine de personnes. Soucieuse de l’étiquette, la mère Supérieure avait disposé judicieusement les invités, conseillée en cela par un chanoine expert en préséance, dépêché par l’Archevêque de Nice. Ce haut dignitaire atteint par une grave maladie se trouvait à l’heure actuelle à l’article de la mort. Son bras droit, l’Archidiacre Raffaello Mattéi avait saisi la balle au bond et s’était de lui-même désigné pour représenter son supérieur. Il comptait beaucoup sur cette providentielle visite de celui que tout le monde savait être l’actuelle éminence grise du Saint-Siège, pour augmenter ses chances de succéder au moribond. Il avait donc prévu de s’asseoir à la droite du puissant personnage et avait placé la Mère Sainte Radegonde sur la gauche de cet invité de marque. Dom Arthur avait lui sa place à la droite du chanoine. Tout le monde ayant été ainsi placé suivant le protocole défini par Raffaello on attendit que le Noble Rodrigue fasse son entrée. Lorsque ce dernier parut, le chanoine et archidiacre l’accompagna jusqu’à la place d’honneur qui avec la sienne étaient les deux seules à ne pas être occupées. L’ensemble des convives s’était alors levé et respectait un profond silence. Mon ami, lui dit alors le Prince de l’Eglise avec un bon sourire, je vais devoir modifier un peu le si bel ordonnancement que
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vous avez prévu. J’ai à discuter de choses très importantes avec le Père Arthur, veuillez donc le placer à mon côté et pousser tous les autres convives et vous-même à distance respectable de mon ami et de moi-même. Pour votre propre sécurité à tous, il serait malencontreux que quiconque puisse saisir la moindre bribe de notre conversation. Comme nous ne nous reverrons plus, je vous prie de transmettre mes vœux de prompt rétablissement à votre Evêque. Et maintenant que l’on nous apporte à manger ! A l’issue de cette petite réorganisation qui se fit rapidement accompagnée d’un léger brouhaha, tout en prélevant çà et là quelque nourriture dans la longue théorie des plats qui lui étaient présentés, Monseigneur parla ainsi : Mon fils, essayez de bien comprendre ce que je vais vous dire et ne m’interrompez qu’en cas d’absolue nécessité. Notre Sainte Mère l’Eglise traverse actuellement de grandes difficultés. Les Turcs nous causent bien du souci sur les rives orientales de notre Méditerranée. Au nord le roi de France ne cache plus guère ses ridicules revendications sur notre chère péninsule et risque de porter atteinte à notre autorité temporelle. Je vais tenter lors de l’entrevue que j’aurai prochainement avec lui de le faire revenir à une attitude plus raisonnable. Plus près de nous dans les pays germaniques de dangereux énergumènes vont jusqu’à contester la nécessité du clergé, tel ce fou dangereux de Jean de Niklashausen.3 Mais pire encore, dans Rome même, d’infâmes complots se trament contre le Saint-Père et moi-même. Dieu a déjà à maintes reprises, armé mon bras pour châtier les traîtres et les impies. Je dois frapper fort et vite. De plus, bien souvent, il me faut éliminer discrètement les ennemis de la Foi afin de ne point perturber inutilement le paisible troupeau du Seigneur. La merveilleuse préparation que Dieu vous a inspirée et dont vous m’aviez fait don lors de notre précédente entrevue à Valence est maintenant épuisée. Je vous suggère de me réapprovisionner au plus vite et souhai3 Multipliés après 1480, les signes précurseurs sont symbolisés par un nom, le Bundschuh (soulier à lacets du paysan, par opposition à la botte du noble). En 1476, Jean de Niklashausen annonce, au nom de Notre-Dame, la suppression des autorités cléricales ou séculières.
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terais de plus que vous apportiez quelque modification à sa formulation.
Nous avons constaté en effet, et quelle que soit le dosage employé, des effets surprenants qui pourraient laisser penser que le décès de ceux que le Seigneur punit ainsi par mon entremise, n’est pas totalement naturel. Je pense en particulier aux mouvements frénétiques qui précèdent toujours, chez le patient, le départ pour un autre monde. Ils
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font très mauvais effet ! Je vous suggère donc également de modifier votre formule afin que disparaissent ces ultimes manifestations intempestives. Il serait également souhaitable, dans la mesure du possible, bien entendu, que vous procédiez à une concentration du produit qui en faciliterait une administration plus discrète. Voilà mon cher fils ce que je tenais à vous faire savoir et qui à justifié le long détour par ce couvent. Je serais heureux lors de mon retour en nos Etats de passer personnellement prendre le produit de votre si considérable savoir. Toutefois, si je m’en trouvais empêché, je diligenterais vers vous un homme de confiance à qui vous le remettrez. Je n’aurai pas bien entendu, l’outrecuidance de vous rappeler que du total secret de l’entreprise dépendent votre vie et celle de vos proches. Je terminerai en vous félicitant de l’organisation que vous avez mise sur pied et qui pourvoie à notre approvisionnement régulier en Elixir. Sur ce, Monseigneur se leva et regagna ses appartements. Dom Arthur n’avait pas prononcé un seul mot et l’estomac noué, n’avait pas non plus touché aux splendeurs culinaires élaborées avec amour par les maîtres locaux de la gastronomie. Abandonnant lui aussi la nombreuse assemblée qui continuait à festoyer joyeusement, il s’enfuit à son tour dans sa retraite et sombra dans le plus total désespoir. Ah combien lui manquait la douce présence de sœur Pétronille qui aurait su trouver les mots qui consolent lorsque l’adversité s’acharne sur un homme qui ne souhaitait que vivre modestement et caché. Le Seigneur Borgia ne se montra plus jusqu’au lendemain matin aux primes aurores, moment qu’il avait fixé à son escorte pour repartir promptement vers la vallée du Rhône. Dom Arthur évita soigneusement de se montrer, craignant que Monsignore n’ajoutât encore à son désarroi par de nouvelles exigences. Il se plongea par contre avec intérêt dans une seconde lecture des parchemins arabes dont il possédait maintenant une copie réalisée par un religieux de Dom Velasco.
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Il se souvenait parfaitement avoir lu une recette de poison qu’un savant prêtre grec du temple d’Hadès avait élaboré dans les temps anciens. La mort était rapide et silencieuse. Il retrouva rapidement la description de ce breuvage définitif.
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Ce
Neuvième Chapitre nous montrera comment l’étude des vieux manuscrits associée au savoir incomparable de Dom Arthur dans le domaine de l’herboristerie permit la création du Poison des Borgia. Nous verrons aussi que le grand Rodrigue savait récompenser ceux qui oeuvraient pour que la Terre soit débarassée des ennemis de la Foi. Associons-nous enfin au bonheur de la communauté religieuse qui en moins de deux mois vit son chapelain promu et Sœur Pétronille de retour au bercail.
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out en travaillant avec application à l’élaboration du produit souhaité par Rodrigue, d’étranges et pernicieuses pensées traversaient l’esprit du brave homme. Pourquoi le Seigneur, maître de toutes choses dans sa toutepuissance, créait-il des êtres que ses plus hauts serviteurs devaient ensuite supprimer pour sa plus grande gloire ? Lui, Arthur, aurait plus simplement renoncé à les créer. Il comprit immédiatement que ces sacrilèges inepties lui étaient soufflées par le Malin et que le raisonnement correct était plutôt : Si le Seigneur Dieu a jugé utile de porter aux plus hautes fonctions de la Sainte Eglise un Rodrigue Borgia, c’est que les voies du Seigneur sont réellement impénétrables et que tout devait être entrepris pour que sa volonté soit faite. Il en découlait aussi que fabriquer un poison parfait pour un homme ainsi désigné par le Très-Haut devenait une sainte mission à laquelle il ne faillirait pas. Satisfait d’avoir ainsi contré Belzébuth dans ses noirs des-
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seins, c’est avec une ardeur redoublée qu’il continua les diverses macérations, distillations, réductions devant aboutir à la formule du prêtre grec du Dieu des Morts. Sa profonde connaissance des champignons les plus toxiques lui fit rajouter sa petite touche personnelle, une décoction de gros champignons dont il avait fait au mois de juin une importante cueillette et extrait le jus par réductions successives. Le prédécesseur du père Anselme à Montpellier avait mis en évidence son extrême nocivité et écrit à la hâte une petite monographie sur les effets cliniques de son absorption. Les étudiants facétieux ne manquaient pas de citer une des phrases qui rendit le brave homme célèbre : « cinq gouttes sur la langue d’un cheval suffisent à terrasser un homme robuste », avait-il écrit sans se relire. Ce champignon était parfois confondu avec le mousseron de la Saint-Georges nommé aussi moussaïrou ou courcoulette dans le midi. La courcoulette du Diable comme le dénommaient les paysans à cette époque, porte aujourd’hui le nom d’inocybe de Patouillard. A r t h u r connaissait parfaitement aussi la terrible amanite phalloïde qui ne fait pratiquement jamais grâce, mais cette tueuse prend son temps, les premiers effets n’apparaissent parfois que le lendemain de son ingestion. L’extrait de courcoulette du Diable devait dans l’esprit du moine seulement déclencher un sommeil profond et un ralentissement du rythme cardiaque très rapidement après l’administration du poison. Les autres ingrédients dont en partie la ciguë pouvaient alors accom-
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plir leur funeste besogne dans un environnement plus serein. Dom Arthur s’étant convaincu que sa mission était en quelque sorte divine jugea inutile de procéder à des essais sur d’innocentes
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victimes animales. La formule ne pouvait être que parfaite ! Rodrigue rejoignit Rome au plus vite dès son ambassade à Paris terminée et se trouva absorbé par une série de complots dans les plus grandes cités italiennes. Ce n’est que quelques mois plus tard qu’un cavalier se présenta un soir au couvent muni d’un pli cacheté destiné à Dom Arthur. Son éminence priait ce dernier de bien vouloir remettre au porteur l’objet dont ils étaient convenus lors de leur dernière entrevue. Le chapelain du couvent vécut des temps difficiles pendant une longue période à compter de ce jour. Il perdit le goût des joies simples qui le rendaient auparavant si jovial. Sa rousse tignasse blanchit soudainement et Mère Sainte Radegonde se désolait de voir leur cher confesseur si triste et désabusé. Mais après la pluie, le beau temps, un beau jour de printemps, trois abbés venus de l’évêché accompagnaient l’archidiacre Raffaello Mattéi dont nous avions en d’autres temps fait la connaissance, et demandèrent à être reçus par Dom Arthur. L’Archidiacre tint à excuser son évêque de n’avoir pu se déplacer car bien qu’ayant grâce à Dieu recouvré un semblant de santé, de cruelles attaques de goutte consécutives à une alimentation trop généreuse lui interdisaient tout déplacement. L’un des abbés tendit alors à Raffaello un document qu’il déroula et lut au brave moine. En voici les premières phrases : Nous Sixte, quatrième du nom, premier Vicaire de Notre Seigneur Jésus, en reconnaissance de vos mérites qui sont grands et qui nous ont été attestés par notre dévoué frère en Dieu, son Eminence Rodrigue Borgia, nous vous nommons Evêque in-partibus de Jéricho…………….
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Suivait un texte détaillé de toutes les prérogatives et devoirs associées à cette fonction et que Monseigneur Arthur aurait à cœur d’observer dès que les infidèles auraient enfin été chassés des terres lointaines, désormais sous sa juridiction. Un autre des abbés ouvrit alors un coffret en bois précieux contenant un superbe anneau d’améthyste, don personnel du Cardinal Borgia et que le troisième abbé lui passa au doigt. Un peu ému, mais se souvenant du gestuel plein de componction de quelques monsignores qu’il avait pu observer en semblables circonstances, il donna son anneau à baiser aux quatre ecclésiastiques qui se relevèrent et prirent congé. Les nonnes qui avaient suivi cette bien émouvante cérémonie vinrent toutes en pleurant de joie, s’agenouiller et baiser l’anneau de Monseigneur Arthur de Lanssac. Le mois de juin s’acheva au couvent dans une exaltante agitation de ruche, toutes les sœurs s’activèrent à la confection d’une extraordinaire et luxueuse garde robe pour leur évêque bien à elles. Par l’attribution de cette distinction toute honorifique, Arthur sut que sa potion s’était montrée efficace et que Rodrigue Borgia possédait désormais un moyen supplémentaire drastique pour contrer les ennemis de la vraie foi. Le quatorzième jour du mois d’août, Sœur Pétronille revint au couvent, ramenant avec elle un petit enfant mâle qu’elle avait trouvé abandonné à la porte d’une église et dont personne ne proposait de s’occuper. La plus élémentaire charité chrétienne lui avait commandé de le protéger de son aile et de lui servir de mère. L’enfant immédiatement baptisé Gildo semblait de solide constitution et souriait à la vie. Son arrivée au couvent, fut pour tous un ravissement. Chaque sœur voulut le tenir dans ses bras et toutes guettaient une lueur d’intérêt dans les beaux yeux verts du nourrisson blondinet. Mère Sainte Radegonde décida immédiatement l’achat d’une vache laitière afin que le bébé puisse disposer à tout moment d’une nourriture de la meilleure qualité. Sœur Pétronille s’était quant à elle refait une magnifique santé. Les braves sœurs prétendaient, qui plus est, que l’adoption du petit être déshérité avait conféré au visage de Pétronille un je ne sais
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quoi d’accompli et de complète sérénité. Monseigneur Arthur bénit l’enfant et déclara qu’il lui servirait de père spirituel et s’occuperait personnellement de son éducation. La vie au couvent des Sœurs de la Rédemption reprit alors son cours tranquille à l’abri des vaines agitations qui allaient secouer l’Europe
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Dixième chapitre Dans lequel l’auteur se perd dans des digressions interminables et sans le moindre intérêt a été supprimé à juste titre par le comité de lecture de la société d’édition. Le lecteur est donc prié de reprendre le fil de l’histoire dans le
Chapitre onze
Qui est en grande partie consacré à la relation d’événements historiques sans laquelle la clarté de notre histoire risquerait de se trouver altérée.
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ous allons donc momentanément laisser tranquilles, le nouvel évêque de Jéricho, sa fidèle Pétronille et le petit Gildo, pour voir d’un peu plus près ce qui se passait dans la Ville Eternelle. Tout d’abord, j’ai le plaisir de porter à votre connaissance, que Donna Vannoza avait donné une petite sœur à César, cette adorable enfant avait été prénommée Lucrèce. Peu après, le jeune César, qui était décidément très en avance pour son âge, fut sacré à l’âge de sept ans Protonotaire de la Papauté. Tout laisse à penser qu’il s’acquitta de cette fonction à la satisfaction générale (de son papa le futur Pape) car dix années plus tard ce dernier le nomma évêque de Pamplona et archevêque de Valencia, puis à 18 ans Cardinal. Mais revenons un peu en arrière, ce fut le onze août 1492 que Rodrigue Borgia s’assit sur le trône de Saint Pierre et prit le nom d’Alexandre VI. On assure que pour en arriver là, il fut souvent aidé par la fiole de notre bon Arthur, il devait en effet résoudre radicalement quelques cas difficiles, d’individus rebelles à l’attribution soit d’honneurs soit de sommes rondelettes. Je serai toute-
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fois enclin à penser que certains décès furent peut-être attribués un peu hâtivement à ce brave Rodrigue. Mais il est vrai que l’on ne prête qu’aux riches. Pour ce qui est du roi de France; Charles VIII, afin d’avoir les coudées plus franches dans son grand projet de conquêtes en Italie, dut recéder quelques provinces chèrement acquises par ses prédécesseurs. En 1492, il céda la Cerdagne et le Roussillon au roi d’Aragon. Ce qui fait que notre ami Gonzague de Lanssac perdit la nationalité française. Mais rassurez-vous, cela ne nuisit en rien au bon fonctionnement de son commerce. L’année suivante, le même Charles VIII céda également la Franche-Comté, le Charolais et l’Artois à l’empereur Maximilien Premier. Ses arrières ainsi assurés par deux bons traités, Charles descendit en Italie où il remporta coup sur coup une série de victoires sans quasiment combattre. Il s’empara ainsi de Florence, Rome et Naples où il fut accueilli en libérateur par les populations. Mais cette euphorie fut de courte durée car rapidement les italiens exécrèrent les troupes françaises qui se comportaient comme des soudards. A l’issue de la bataille de Fornoue en 1495, les français déconfits regagnèrent leur pays. Les relations entre Charles VIII et Alexandre VI ne furent rien que moins bonnes. César Borgia subit par ricochet l’invasion française car il fut frappé par le mal terrible que l’on nommait «le mal français» et qui n’était autre que la syphilis. Il faut à ce sujet citer certains auteurs qui prétendent que ce seraient les prostituées romaines qui auraient transmis le virus à la soldatesque royale. Ces dames l’auraient elles-mêmes reçue de mercenaires espagnols revenant des Amériques. Ici aussi je reste assez sceptique devant la rapidité de transmission de la maladie d’un continent à l’autre. Il faut rappeler que Christophe Colomb ne découvrit les Antilles qu’en 1492. Les marins débarquant à Haïti sympathisèrent paraît-il vivement avec la population féminine indienne. Les autochtones, porteurs depuis des siècles du dangereux tréponème, n’en étaient nullement incommodés. Il n’en fut pas de
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même pour nos matelots qui amenèrent les protozoaires flagellés antillais à la conquête de l’Europe. Au retour de Christophe Colomb, la maladie fut transmise aux prostituées de Lisbonne qui contaminèrent à leur tour des mercenaires Espagnols et Portugais. Ce sont ces mercenaires enrôlés dans l’armée de Charles
VIII qui auraient propagé le fléau à Naples.
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Un savant de l’époque, Frascatoro, condisciple de Copernic et qui fut nommé par Paul III médecin du Concile de Trente, ne partage pas ce point de vue. Selon lui la maladie est bien antérieure en Europe au voyage de Colomb. Il eut l’intuition bien avant Pasteur d’un agent infectieux qu’il nomma «seminaria contagiosis» et écrivit que : «ces germes ont la faculté de se multiplier et de se propager». Le règne d’Alexandre VI fut riche en événements majeurs pour l’avenir de l’humanité et la petite histoire fourmille d’intrigues, vraies ou plus ou moins romancées, dont le poignard et le poison assurèrent le dénouement. Plus douteuses à mon sens (Ah, vous voyez bien que je ne fais pas à tout propos de l’anti-cléricalisme primaire !), sont les accusations d’inceste du pape avec la belle Lucrèce avec la complicité de César. Mais je n’ai pas l’intention de faire concurrence aux nombreux auteurs qui avant moi ont rempli des centaines de pages de turpitudes réelles ou supposées de ce pape honni de tous. Je me contenterai d’apporter une précision sur le partage des Amériques opéré par Alexandre VI, Si les Brésiliens parlent Portugais aujourd’hui et que les autres peuples d’Amérique du Sud s’expriment en Espagnol c’est à la suite du traité de Tordesillas qui avait en 1494 partagé le monde entre l’Espagne et le Portugal. Ce traité modifiait en faveur des Portugais les termes de la Bulle inter caeterae qui définissait la ligne de partage se situant à cent lieues à l’ouest de n’importe quelle île du Cap Vert ou des Acores. Les Portugais s’estimant injustement défavorisés, obtinrent par le traité, le report de la ligne à trois cent soixante dix lieues à l’ouest des îles du Cap Vert et la possession de tout territoire se trouvant à l’Est de cette ligne. Plus tard, lorsque François Premier voulut pour la France sa part du gâteau, il lui fut répondu que c’était trop tard. Il demanda alors avec impertinence si le partage avait bien été fait avec le testament d’Adam sous les yeux.
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Chapitre douzième Dans lequel nous allons voir le petit Gildo grandir en taille, en sagesse et en noblesse.
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ildo avait maintenant douze ans, c’était un jeune garçon éclatant de santé. Les nonnes adoraient ce garnement à la toison rousse qui tentait par tous les moyens de les faire enrager. Mais, peine perdue, elles étaient quarante mères attentionnées, disposant d’inépuisables trésors d’indulgence pour leur «petit». L’année passée, Mère Sainte Radegonde était montée au Ciel retrouver son créateur et désormais Pétronille avait été désignée par la Congrégation pour lui succéder. Cette fonction avait depuis la fondation de l’Ordre par le bienheureux Léopold, toujours été attribuée à une fille bien née. Les Raiguebelle reconnus de vieille noblesse présentaient toutes garanties sous ce rapport. C’est sous le nom de Mère Saint Léopold qu’elle reprit la lourde charge de Mère Supérieure du couvent des Filles de la Rédemption. Monseigneur Arthur qui, comme nous vous l’avons déjà dit, suivait avec beaucoup d’intérêt l’éducation du jeune homme, tint un jour les propos suivants à la nouvelle Mère Supérieure : Mon amie, dans un grand élan de générosité, vous avez accepté la lourde charge de l’éducation de ce pauvre enfant abandonné. Avez vous pensé à l’avenir de ce jeune garçon qui nous est si cher à tous deux ? Si le Seigneur décidait de nous rappeler près de lui prématurément, il risquerait de se trouver dans une bien fâcheuse situation.
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Le sang généreux des Raiguebelle coule dans vos veines mais vous avez renoncé en épousant Jésus à ce monde et à ses fastes. Votre redoutable oncle Rainier s’est emparé de votre héritage après le décès plus que suspect de vos chers parents, sinon dans la légalité, du moins dans les faits. Je me suis ouvert de ce problème auprès de l’un des conseillers de notre Saint Père, qui m’a assuré qu’une demande de votre part d’adopter légalement notre petit Gildo serait considérée avec bienveillance. Souhaiteriez-vous que j’entame pour vous une procédure dans ce sens ? Oh Monseigneur, vous qui êtes mon confesseur et qui lisez en moi comme en un livre ouvert, vous savez bien que cela serait mon plus cher désir. Surtout, reprit la Supérieure qu’à tout bien considérer……… Tss .Tss, ma fille n’en dites pas plus, le passé est le passé et un état de fait accepté par tous ne gagnerait rien à être remis en question. Je vais donc dès demain entreprendre toutes utiles démarches. Ainsi tancée avec bonhomie, Mère Saint Léopold baisa l’anneau d’améthyste et se retira. L’Evêque in-partibus eut quelques échanges épistolaires avec l’un de ses homologues au Vatican et quelques mois après, une sorte de certificat émaillé de prestigieuses signatures et cacheté du sceau papal, attestait que Gilles de Raiguebelle dit Gildo était le seul héritier légitime de ses grand-parents le Comte Gilles de Raiguebelle et Noble Dame Alixe de Montebello. Arthur chargea l’excellent Antonio Soler qui ainsi que les deux frères de Lanssac était devenu richissime de s’entendre avec les deux autres pour lui allouer annuellement une somme assez considérable. Les trois hommes assurèrent qu’ils mettraient tous leur fortune à ses pieds s’il en manifestait le désir. Assuré ainsi de disposer en suffisance du nerf de la guerre, Arthur entreprit véritablement l’éducation de son fils spirituel. Finies les innocentes farces dont les nonnes étaient trop heureuses de faire les frais, Gildo n’eut plus dès lors une seule minute à lui. Immédiatement après matines bien sonnées, un célèbre maître
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d’armes local initiait le jeune seigneur Gilles aux subtilités du maniement de la lourde épée. Puis arrivait l’heure de l’équitation. En prévision de cette nécessaire activité, Arthur avait fait acheter trois superbes destriers dont s’occupait en permanence un jeune palefrenier. Ensuite, chaque après-midi lorsque ce n’était pas une fête carillonnée, Monseigneur enseignait au jeune homme le savoir indispensable à tout homme bien né. L’ancien et le nouveau Testament, le latin, l’italien et le français faisaient obligatoirement partie du programme. Arthur y ajoutait des rudiments indispensables d’anatomie et de médecine et parfois l’étude des grands philosophes de l’Antiquité. De temps à autre, Mère Léopold retraçait au jeune Gilles de Raiguebelle les hauts faits d’armes de ses ancêtres maintenant officiels. Dix années de plus s’écoulèrent, dans la pieuse sérénité du Couvent de Sainte Agnès et la communauté toute entière vouait maintenant une maternelle adoration (que le Seigneur leur pardonne) au colosse de vingt deux ans à la tignasse et à la barbe de feu. Chaque jour de folles chevauchées avec quelques compagnons, hobereaux du voisinage ou de traque dans les montagnes toutes proches des loups qui y semaient la terreur, le ramenaient radieux mais fourbu au couvent qui était sa demeure. Un jour de la quatrième année du nouveau seizième siècle, Monseigneur Arthur fit venir le jeune homme près de lui et lui tint ces propos : Mon enfant, lui dit donc le saint homme, il est maintenant grand temps que tu quittes le charnier natal et comme un fier et noble oiseau de proie, tu fondes sur l’être malfaisant qui s’empara des biens de notre Mère Supérieure qui sont aussi les tiens. Tu vas donc nous quitter pour une longue période car j’ai pris toutes dispositions pour que tu ailles t’endurcir encore plus en guerroyant au service d’un puissant seigneur.
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Treizième et peut-on l’espérer, pénultième chapitre? Que nous espérons tous annonciateur de la fin de cette pénible histoire.
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ois-tu, mon enfant, reprit le bon Arthur, du temps où j’étudiais les textes anciens en Espagne à Valence, j’eus le bonheur de me lier d’amitié avec un moine, comme je l’étais à l’époque, et qui vint lui aussi étudier chez Dom Vélasco. Francisco Jiménez de Cisneros était alors franciscain à Tolède et nous trouvâmes tant de points de convergence dans notre façon de vivre notre foi que nous avons toujours continué à nous écrire. Sa très grande érudition en théologie le fit choisir plus tard, comme confesseur de son Altesse Royale Isabelle la Catholique. Il fut ensuite nommé Archevêque de Tolède. Il y a de cela cinq années il accompagna les souve-
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rains à Grenade qui était depuis l’année bénie 1492 redevenue chrétienne après la défaite des Maures. Il y constata que l’évangélisation des infidèles restés dans la région ne progressait que très difficilement. Avec l’assentiment de leurs Majestés Très Catholiques, Cisnéros prit l’affaire en main et à l’instar des conquérants arabes quelques huit siècles plus tôt, opéra des conversions en masse, transforma les mosquées en églises, et détruisit par le feu tout autre bâtiment islamique. Une rébellion de musulmans regroupés dans la région de la Sierra Névada fut réprimée dans le sang. Les survivants durent choisir entre la conversion ou l’exil. Lors d’une visite que mon ami me fit dernièrement lors de son retour de Rome où il s’était rendu pour présenter un nouveau projet, Il me fit part du détail de ce qui était prévu. Il pensait que la délivrance des Lieux Saints serait toujours vouée à l’échec si l’on s’obstinait à ignorer le danger de l’implantation musulmane en Barbarie. Selon lui, il fallait débarquer en Afrique et reconquérir petit à petit tous les territoires soumis jadis par les Arabes, et convertis à la pointe de l’épée. Chaque parcelle de terrain reconquise sera de nouveau totalement reconvertie à la Vraie Foi et défendue par une solide implantation de nouveaux croisés. La date du débarquement n’est pas encore fixée car les préparatifs doivent être minutieusement définis. En particulier, il faut construire en toute hâte une nouvelle flotte car l’actuelle est totalement engagée pour l’évangélisation du Nouveau Monde. Lui ayant décrit comment nous t’avions préparé pour accomplir un glorieux destin, il m’a proposé de te confier un petit commandement lors de cette expédition. Tu vas donc, mon cher fils, te préparer pour le départ vers le sud de l’Espagne où tu rejoindras les premiers éléments de l’armée du Christ. Indescriptible fut la joie du noble jeune homme, il serait bien parti sur le champ pour en découdre au plus vite avec les païens. Mais Arthur lui fit entendre raison. Tout d’abord, il devrait s’assurer les services d’un écuyer déjà rompu à l’art de la guerre et qui veillerait sur lui en toutes circonstances. Ensuite il lui faudrait
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passer voir à Marseille l’indispensable Antonio qui lui assurerait la disponibilité de sommes suffisantes dans plusieurs établissements financiers le long de son parcours. Les nobles combattants étaient en effet d’autant appréciés qu’ils pouvaient subvenir à leurs besoins en hommes, armes et montures. De ce côté du moins, la renommée de Gildo serait à la hauteur des ambitions de son tuteur car la fortune des Frères Lanssac était devenue considérable. Le plus dur fut l’annonce de ce grand projet à Mère Léopold et à ses nonnes. Des torrents de larmes furent versés par les saintes filles. Mais on assura le jeune guerrier que chaque jour des centaines de prières monteraient du couvent vers les cieux afin que la Bonne Mère et certains saints sélectionnés avec discernement en fonction des pouvoirs que la renommée leur attribuait, le couvent de leur sollicitude. Gilles de Raiguebelle partit donc vers son glorieux destin un triste matin accompagné d’un arquebusier débrouillard nommé Laquille.
Au cours des mois qui suivirent, des nouvelles parvinrent sou-
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vent au couvent rassurant la pieuse communauté sur l’excellent état de santé de leur cher enfant. On apprit qu’un premier débarquement sur les côtes barbaresques fut effectué au début de l’année 1507 et que le jeune Gilles s’était fait remarquer par son audace lors des premiers combats. L’utilisation des arquebuses fit surtout merveille par l’ignorance que les guerriers berbères et arabes avaient de ce genre d’armes à feu. Plus effrayantes par leur nouveauté que vraiment efficaces elles démoralisaient l’adversaire par les détonations inhabituelles jusqu’alors dans les combats. Plusieurs villes tombèrent aux mains des troupes de Cisnéros et la campagne se termina en l’année 1509 par la prise définitive de la ville d’Oran. Gilles s’y fit encore remarquer par le Chef de l’expédition qui le nomma capitaine et lui confia le commandement de trois cents braves. Cisnéros considéra, à l’issue de cette victoire sur les Infidèles, que le pays était contrôlé parfaitement et qu’il fallait maintenant souffler un peu avant d’envisager une nouvelle progression vers l’est. C’est alors que le saint Père lui ayant demandé de distraire quelques troupes pour assurer la défense du Nord de l’Italie contre de nouveaux projets français d’annexion, il confia à l’habile stratège qu’était devenu Gilles le Rouge4, le commandement de deux cents guerriers supplémentaires avec mission de se rendre dans la région de Turin.
Les soldats étant,déjà à cette époque, des gens peu imaginatifs, affublaient facilement les chefs de surnoms simples et faciles à retenir. Nous avons déjà cité, bien plus haut dans ce récit le nom de d’Adhémar de Lanssac dit lui aussi « le Rouge ». Tout lien génétique quelconque entre ces deux courageux capitaines ne serait qu’affabulations de lecteurs suspicieux..
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Ce quatorzième chapitre sera comme le premier, très succinct et surtout, j’en prends l’engagement formel, le der des ders. Sinon je me fais moine !
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illes le Rouge ayant débarqué à Marseille avec ses cinq cents spadassins des douze galères barbaresques confisquées après la conquête, passa embrasser ses proches au couvent et partit rapidement récupérer son héritage. Les vastes territoires dont les Raiguebelle’s étaient les maîtres depuis l’époque de l’empereur Charlemagne, se situaient dans le Piémont à près de dix lieues à vol d’oiseau du couvent en direction du nord-est. C’est de nos jours un territoire de la République Italienne nommé Province de Cunéo. Compte tenu du relief alpin très accidenté, la troupe ne mit pas moins de trois jours pour atteindre le château dont le donjon dressait orgueilleusement sa silhouette au sommet d’un promontoire rocheux. Le soleil commençant à baisser à l’horizon, Gilles fit bivouaquer ses hommes dans un petit bois à la lisière duquel cheminait un paisible cours d’eau. Ce n’est qu’accompagné de deux de ses lieutenants qu’il se présenta à la poterne. Il demanda à être reçu par le maître de céans à qui il devait faire une importante annonce. Lorsqu’il se trouva dans la salle principale où l’attendait le seigneur du lieu, il lui dit : Monsieur, êtes-vous bien Rainier de Raiguebelle ? - Certes, jeune homme, mais que me vaut l’honneur de cette
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visite aussi impromptue que tardive? - Voici donc la chose en peu de mots, je suis votre petit-neveu Gilles de Raiguebelle et je viens reprendre le bien de ma mère Pétronille. J’ai amené un document établi par le Saint Siège et qui authentifie mon identité. - Sans doute, mon jeune ami êtes-vous resté trop longtemps tête nue sous le soleil, veuillez donc vous ressaisir et renoncer définitivement à vos ridicules prétentions ! - Monsieur, je ne dispose malheureusement que de peu de temps, or je pressens que cette discussion risque de s’éterniser et que nous avons peu de chances de trouver un accord. Souffrez donc mon cher parent que j’arrive à une conclusion plus rapide !
Ce faisant, il sortit sa lourde épée de son fourreau et la plongea dans la poitrine de Rainier. Effrayés, les quelques serviteurs présents se reculèrent contre un mur, redoutant un sort semblable. - Ne craignez rien, mes bons amis, je suis votre nouveau sei-
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gneur, soyez-moi loyaux et vous vivrez heureux à mes cotés. Mais la soirée s’avance, je vous prie d’ôter de ma vue le corps de ce triste sire et de remettre un peu d’ordre dans cette salle. Par la même occasion, puisque je constate que le temps se gâte, que l’on aille quérir mes cinq cents compagnons et qu’on les loge tous dans les communs. Ils ont bien mérité eux aussi de dormir dans de la paille sèche. Et maintenant qu’on nous apporte à manger, toutes ces émotions, ça creuse ! Rainier n’avait contracté aucun lien matrimonial et n’avait pas de descendance reconnue. Il régnait en despote abhorré sur une kyrielle de domestiques et passait le plus clair de son temps à traquer le gibier sur ses immenses propriétés. Les soixante habitants permanents du château, domestiques, corps de métiers divers, cuisiniers et marmitons, vinrent tous rendre hommage au nouveau Seigneur qu’ils espéraient en euxmêmes plus humain que l’ancien. ça y est enfin, j’ai presque terminé la narration de cette bien édifiante histoire, mais je n’aurai pas l’outrecuidance de vous abandonner maintenant, vous qui avez eu la bonté de me lire avec une si méritoire patience, sans porter à votre connaissance les indispensables informations suivantes. Gilles et ses hommes s’établirent en différentes garnisons entre les villes de Torino et Milano dans l’attente d’une invasion française. Cinq années s’écoulèrent sans que la moindre escarmouche ne vienne secouer les vétérans d’Afrique de leur languissante torpeur. Beaucoup plus grave pour le moral du soldat, les ducats destinés à la solde n’arrivaient plus que sporadiquement et la troupe devenait difficile à contrôler. Lorsque le premiers jours de septembre 1515 virent le blés récoltés et l’armée de François Premier avancer en bon ordre en terre italienne, Gilles et ses hommes ne se firent pas trop prier pour céder aux sollicitations des émissaires du roi de France. C’est donc sous les ordres du chevalier Bayard qu’ils participèrent les 13 et 14 septembre à la bataille de Mélegnano (Marignan). Cette magnifique victoire du Roi-Chevalier sur la puissante armée suisse devait à tout jamais convaincre nos amis helvétiques
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qu’il y avait bien mieux à faire que d’aller se faire étriper sur les champs de bataille. Ils se retirèrent de l’autre coté des montagnes et s’initièrent avec succès aux mystères de la banque et de l’horlogerie dont ils firent deux spécialités universellement reconnues. Cette bataille fut aussi la dernière de Gilles de Raiguebelle. Il avait fait la connaissance dans la région d’une superbe jeune fille de haut lignage qu’il épousa peu après et emmena dans son château. Je n’ai pas réussi à savoir s’ils furent heureux et s’ils eurent de beaux enfants. Je suppose que comme moi, vous vous en battez l’œil avec le gras du mollet. Je n’ai pas eu non plus d’informations supplémentaires sur la fin de la vie d’Arthur et Pétronille et j’en remercie le Tout-Puissant, car cela m’eut obligé à noircir quelques lignes supplémentaires. C’est donc avec la satisfaction du devoir accompli mais néanmoins une profonde lassitude5, que je puis enfin clore cet ultime Chapitre !
5 Note de l’éditeur. Notre sympathique auteur, qui avait manifestement présumé de ses forces en achevant ce chef-d’oeuvre, séjourne actuellement et pour une durée indéterminée dans un établissement psychiatrique bien connu.
Le poison des Borgia est extrait du recueil de nouvelles
ENFIN CA Y EST! Histoires étranges du temps jadis et d'aujourd'hui.
par
YVES VICTOR de BACILLY
y sont entre autres publiées
les nouvelles
Chassez le surnaturel. .. Courtelinesqueries La malédiction d :Anvers Enfin ça y est! Un os dans le yaourt Histoires de Vikings la conquête de la Normandié La grande glute Tradition médiévale Le poison des Borgia
Pour contacter l'auteur par courriel:
oppidum34@~mail.com
AchevĂŠ d'imprimer le 22 septembre 2010
Oebrick & Oebrock imprimeurs Ă Castelnau le Lez