Le pérégrin

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Chapitre 1 Un mystérieux disque dans mon courrier.

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’est en ouvrant ma boîte à lettres en ce matin du mois de mars 2005, que je découvris une enveloppe matelassée gisant sur le lot quotidien de publicités. Blanche et vierge de toute inscription elle contenait l’un de ces disques de plastique que l’on nomme CD, que tout un chacun peut désormais graver pour y stocker : textes, musiques ou images. Ce disque était lui aussi démuni de toute inscription. C’est donc avec une certaine curiosité que je l’introduisis dans un lecteur de mon ordinateur afin de savoir ce qu’il contenait, et si cette galette argentée m’était bien destinée. Je n’y trouvais que deux fichiers écrits à l’aide d’un traitement de texte maintenant généralement abandonné des utilisateurs actuels. Quelques fautes d’orthographe, différentes de celles dont je parsème avec constance mes écrits, ainsi que des tournures de phrases inhabituelles, me semblaient par leur nature être l’indice d’un auteur d’origine étrangère, plutôt que révélatrices de l’inculture notoire d’une grande partie des nouvelles générations. Le style révélait toutefois une grande aisance dans le maniement d’un langage riche bien qu’un peu suranné. Un premier fichier intitulé : «lire-svp» était assez court et disait à peu près ceci : Monsieur, je sais par quelques propos que je vous ai un jour entendu échanger avec d’autres personnes, que vous êtes l’homme qui pourra le mieux faire un bon usage du récit que


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je vous confie. Lorsque vous aurez lu mon histoire, vous comprendrez combien je crains l’hostilité et la vindicte de tant d’organisations politiques, religieuses ou scientifiques, qui ne tolèrent aucune autre vision du monde que la leur. Il est peu probable que vous puissiez m’identifier, car je ne suis pas l’un de vos familiers et croyez bien que c’est avec beaucoup de remord que j’agis de cette façon peu orthodoxe. C’est après mûres réflexions, que j’ai pensé nous protéger ainsi tous deux de possibles persécutions. Car, j’en ai l’intime conviction, nous vivons actuellement les derniers instants d’une ère de relative liberté de penser. Bientôt, des fanatismes religieux ou politiques, que l’on pensait balayés par l’accès des masses à la connaissance, feront à nouveau peser sur les esprits de nouvelles chapes de plomb. Afin de m’assurer que cette histoire à bien été lue par vous, et que vous accepterez d’en utiliser la trame pour en faire un document assimilable par un plus grand nombre, je vous demanderai de bien vouloir vous prêter à une petite mise en scène que j’interpréterai comme un accord de votre part, et qui préservera mon anonymat. Ces formalités ayant été acceptées par vous, je vous demanderai de vous engager à détruire ce disque dès que vous en aurez utilisé la quintessence. Cette précaution, sans doute superfétatoire me semble pouvoir couper toute infime possibilité de remonter jusqu’à moi. Vous comprendrez qu’il ne s’agit pas d’une banale manie de la persécution, lorsque vous saurez ce que nos semblables m’ont jadis fait subir. Suivaient quelques instructions qui auraient eu leur place dans un roman d’espionnage. Sans entrer dans des détails sans grand intérêt pour le lecteur, je devais me trouver le samedi suivant sur un banc d’une galerie marchande, à une heure de grande affluence des chalands. Je devais aussi tenir une revue hebdomadaire féminine connue, suffisamment insolite entre mes mains pour exclure


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plus sûrement un effet du hasard. Après avoir lu et relu une seconde fois avec le plus vif intérêt, le long contenu du second fichier, je me résolus à me rendre dans le centre commercial en question, et à signifier mon accord de la façon préconisée. Il me fut impossible de repérer au cours du temps convenu passé sur le banc indiqué, quelque personne de connaissance que ce soit, mais après tout, mon mystérieux correspondant avait peut-être chargé un tiers de me repérer  ! Le soir même, une voix féminine me récita très brièvement au téléphone : - Le Pérégrin vous dit merci, puis raccrocha immédiatement. Voilà, à la suite de quels curieux événements, je vous livre l’étrange récit qui suit. Il n’était pas, à l’origine, dans mes intentions de recourir à l’anonymat pour la diffusion éventuelle de ce récit. Cependant, au fur et à mesure que j’avançais dans la retranscription et la mise en forme du texte initial, je fus comme contaminé par cette permanente psychose persécutionnaire qui imprègne tout le récit. Du fait que ma modeste contribution à une diffusion moins confidentielle se limite le plus souvent à une remise en forme, et au remplacement d’expressions par trop désuètes, elle s’apparente plutôt à un travail «d’écrivain public» ou à celui dévolu aux antiques «scribes». C’est pourquoi j’ai pris la décision d’adopter le pseudonyme latin de SCRIBA (scriba ab epistolis) qui à le mérite de bien définir la fonction de secrétaire qui me fut dévolue. Dans ce même souci de protection d’individus ou de familles, liés aux protagonistes de cette aventure, certains patronymes et aussi certains noms de lieux ont parfois été modifiés.


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Chapitre 2

Janvier 1990, dans un hôpital de Montpellier.

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epuis hier j’occupe une chambre de cet hôpital vétuste, promis à une prochaine démolition. Un récent examen a mis en évidence l’existence d’une petite tumeur au fond de ma gorge. Une opération soidisant bénigne doit m’en débarrasser demain matin. Comme je suis à moitié convaincu du diagnostic hâtif du jeune interne qui m’a examiné, une solide inquiétude me taraude l’esprit. Mon voisin de chambre est un homme dont j’évalue l’âge à plus de soixante dix ans. Il s’exprime avec difficultés, suite à un cancer de la gorge assez avancé. Ce matin le chirurgien est venu l’examiner et lui a dit d’un air sinon enjoué, du moins rassurant : - Bon, demain matin, on va nettoyer tout cela  ! Comme je le regardais à cet instant, l’homme me fit une mimique expressive pour m’indiquer qu’il n’était nullement dupe du ton bonhomme du praticien. Après le léger repas qui nous fut servi à midi, je m’assoupis, ainsi que j’en avais pris l’habitude depuis que je profitais d’une retraite selon moi, bien méritée. Ce fut la voix atrocement éraillée de mon voisin qui mit fin à ma somnolence. - Monsieur, Monsieur, m’interpella-t-il doucement. Je me tournais vers lui et en souriant un peu pour lui laisser entendre qu’il ne me dérangeait pas, lui demandais en quoi je pouvais lui être utile. - Comme vous pouvez l’entendre, me dit-il, mes cordes vocales sont dans un état pitoyable. Comme vous avez pu l’apprendre


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aussi de la bouche du chirurgien, demain je serai opéré et je sais que dans le meilleur des cas, je ne pourrai plus jamais parler. Je dis dans le meilleur des cas, car mon cœur est également en très mauvais état et j’ai le pressentiment que j’ai peu de chance de me réveiller. C’est d’ailleurs également mon souhait le plus cher. J’ai en effet côtoyé dans mon existence quelques amis ayant subi la mutilation qui m’est promise, et souhaite éviter cette épreuve. Non ! Non, ne vous fatiguez pas à tenter de me remonter le moral, poursuivit-t-il, anticipant ainsi mes maladroites tentatives de propos lénifiants. Comme vous le saurez bientôt, vous comprendrez que ma vie a été plus que remplie d’événements dramatiques, mais aussi d’une connaissance qui fut refusée aux autres humains. J’ai pu voir sur votre tablette quelques ouvrages de vulgarisation scientifique qui me laissent à penser que les mystères de l’univers vous passionnent, même si vous n’êtes sans doute pas un spécialiste de ces questions. Dès demain, Le Pérégrin vous contactera et vous cohabiterez tous deux assez longtemps, je l’espère, pour que votre perception du monde en soit à jamais modifiée. Le bonhomme serait-il complètement fêlé, pensai-je en moimême, mais ne le contrarions pas, il me fait oublier un peu ma terreur des interventions chirurgicales et de plus, je n’ai pas le cœur à me plonger dans mes bouquins. - Sans posséder de pouvoirs supra normaux, reprit-il, nous lisons, enfin je veux dire, je lis dans votre regard que vous me croyez un peu dérangé, mais que cela n’altère pas la sympathie que j’y décèle également. C’est donc bien sur vous que notre choix se portera demain. Ne craignez rien, Le Pérégrin saura rester discret et vous seul serez juge de l’usage qu’il conviendra de faire de votre nouvelle connaissance. Mon véritable nom est Daniel Mandes, et non celui sous lequel je vis depuis de nombreuses années dans votre pays. Prononcez-le comme dans le mot amandes, mais vous aurez bientôt


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le loisir de tout connaître de ma longue vie, Le Pérégrin vous la contera par le menu si vous le souhaitez. Maintenant, les mots sont superflus, reposons-nous, car la journée sera courte pour moi mais rude pour vous. Adieu mon ami, Le Pérégrin vous aime déjà  ! Il ajouta avec un pauvre sourire complice, afin me sembla-til de dédramatiser un peu ses précédents propos : mais pas un mot à la Reine Mère  ! Comme s’il avait pu la voir arriver au travers des murs, l’infirmière entra dans la chambre et eut l’impression que ses deux occupants reposaient paisiblement en s’ignorant l’un l’autre. La dernière phrase joviale de mon compagnon me persuada qu’il m’avait monté un solide canular pour me distraire un peu. Nous n’eûmes plus le loisir de nous parler seul à seul, car un nouveau patient d’une cinquantaine d’année vint occuper le troisième lit vacant de la chambre. Des pilules adaptées, nous assurèrent une nuit paisible, jusqu’au matin où une cohorte d’infirmières efficaces vinrent nous préparer pour nos interventions chirurgicales respectives. Puis un infirmier aussi noir qu’hilare, vint chercher le lit de mon voisin, duquel je ne vis pendre que la main droite de Daniel qui me faisait un ultime signe d’amitié. Puis un autre infirmier s’empara lui aussi du lit sur lequel je gisais, et me conduisit en sifflotant à travers couloirs et ascenseurs, vers une salle où s’agitaient d’inquiétantes formes masquées de vert clair. J’émerge doucement, le lendemain vers midi, de l’univers cotonneux et indolore dans lequel l’anesthésie m’a plongé, et bien que mes yeux restent fermés, j’entends ce farceur de Daniel Mandes me dire de sa voix rocailleuse : - Bonjour, je suis le Pérégrin, merci de m’accueillir, ne crains rien, ma présence ne te causera aucun dommage. J’ouvre enfin les yeux et je constate que je suis seul dans une


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sorte d’alcôve, en salle de réanimation, dans un lit sur lequel je tremble de froid et claque des dents. Une infirmière s’approche et se convainc de la nécessité de me couvrir d’une couverture chauffante qui calme peu à peu mes tremblements convulsifs. L’anesthésie opère toujours car je ne sens aucune douleur dans ma gorge. Je tente d’émettre quelques paroles : - Merci madame  ! - Taisez-vous, vous allez vous faire mal. Me répond la jeune femme. Je sais maintenant que l’opération a été effectivement bénigne et que je vais pouvoir reparler. De nouveau la voix de Daniel retentit près de moi : - Non ce n’est pas Daniel Mandes, je suis celui qu’il nommait le Pérégrin. Notre ami va petit à petit se dissoudre dans votre univers et c’est désormais en toi que je vais terminer ma mission. Comme il le souhaitait, avec un peu de mon aide il est vrai, son cœur s’est arrêté de battre et ses vibrations se sont dissipées. Mais reviens peu à peu sereinement dans ton monde, nous aurons tout loisir de nous connaître mieux dès que tu le souhaiteras  ! Curieux effets des drogues anesthésiantes, pensais-je, avant de sombrer à nouveau dans le profond sommeil, qui dura le temps jugé nécessaire à une réanimation réussie, et c’est dans la chambre que j’avais quittée le matin que je me réveillais quelques heures plus tard. L’infirmière callipyge au visage de madone noire, qui vint peu après vérifier le bon fonctionnement du système de perfusion qui aboutissait à une aiguille plantée dans mon bras, m’apprit que mon voisin n’avait pas survécu à l’opération car une défaillance cardiaque avait mis fin à ces jours. La brave martiniquaise ajouta que le Bon Dieu avait bien fait d’abréger ses souffrances, d’autant plus ajouta-t elle en guise d’oraison funèbre, que cet homme n’avait plus aucune famille et que «  cété tè bien com ça »  !


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Deux jours après, je fus prié de libérer un lit attendu avec impatience par toute une cohorte de justiciables du bistouri et une ambulance me rapatria dans mes foyers. Peu d’efforts me furent nécessaires pour oublier cet hôpital honni bien que salvateur. Ma famille m’entoura d’une sollicitude aussi touchante qu’inhabituelle, et je retrouvais avec délice mes vieux équipements informatiques qui m’aidaient à passer désormais les dernières années de ma vie de retraité, dans une activité aussi prenante qu’inutile. Ce premier repas dominical réunissant toute ma tribu, depuis mon récent retour au bercail, s’acheva comme à l’accoutumée par la traditionnelle sieste que chacun sembla m’accorder de bonne grâce, du fait de ma qualité de convalescent. Je m’assoupis donc sur mon lit en compagnie de mon chat de gouttière qui n’aurait manqué cela sous aucun prétexte. J’allais succomber au sommeil, lorsque la voix inimitable de Daniel Mandes retentit à l’intérieur de moi-même, avec une douceur telle que je n’en fus aucunement effrayé, malgré l’étrangeté de la chose. La voix parla longuement, tout d’abord de façon tout à fait humaine, puis petit à petit ce ne fut plus une voix mais un indéfinissable mode de transmission muet et accéléré à la fois, qui semblait me communiquer images et pensées. Ce qui m’était transmis, me l’était de façon si naturelle que ce n’est que plus tard, lorsque la voix se tut que je commençais à m’inquiéter de ma santé mentale. Je vais néanmoins tenter de transcrire en langage commun, l’essentiel de ce qui me fut communiqué. - Mon cher hôte involontaire, ne sois aucunement effrayé par ma présence. Loin de moi l’intention de te nuire de quelque façon que ce soit, et toi seul jugeras de ce que tu penses souhaitable de communiquer à tes semblables de mes révélations. Tu peux m’appeler «Le Pérégrin» ainsi que l’usage en a été pris par mes premiers hôtes humains, il y a de cela quelques courts instants dans ma propre perception du temps, et depuis le 1er novembre 1755 dans votre propre dimension. Puisque, sans être un de ces grands savants qui découvrent


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petit à petit l’ébauche des secrets de l’univers, tu as tout de même une certaine connaissance scientifique livresque, tu jugeras peutêtre déraisonnable la description du cosmos que je vais te révéler. Je suis une partie d’un ensemble pensant, qui vient d’une autre dimension que celle que les tiens pensent être l’univers. Ton univers où je me trouve en ce moment avec toi, est pour nous, un peu comme votre infiniment petit constitué de particules l’est pour votre monde, constitué pourtant d’innombrables et gigantesques galaxies. Hormis cette échelle de dimensions comparées entre nos deux mondes, il existe en plus une différence de structure, un peu comme si votre univers était constitué d’amas distincts de grains de matière, liés entre eux par des forces de gravitation. Ces grains sont vos étoiles et planètes, alors que notre monde pourrait être comparé à une sorte de milieu homogène tel un liquide épais. En réalité, votre monde est aussi le nôtre, puisqu’il en est le constituant primitif, et vice-versa puisque ce que vous pouvez appréhender des dimensions de votre univers ne constitue qu’un infiniment petit du nôtre. Enfin, le temps ne s’écoule pas de façon semblable pour vous et pour nous, car chacune de nos heures si nous avions coutume de mesurer le temps, serait pour vous des siècles. Nous reviendrons encore souvent, sur des tentatives de représentation compréhensible de l’ensemble de ce que l’on pourrait définir comme la Création Globale, si tant est que les notions d’infinis soient assimilables par des êtres aussi primitifs que vous et nous. Comme je vais te l’expliquer, tu conviendras que le terme de Pérégrin, qui me fut attribué jadis par un homme dont le souvenir m’est cher, devrait plus logiquement être remplacé par celui de chercheur, ou mieux, d’enquêteur. Je ne suis en effet que l’une des innombrables parties de notre intelligence globale, qui depuis des temps immémoriaux tente de lever le voile qui recouvre toujours le mystère de l’Univers. Il y a très longtemps, si longtemps, qu’à l’échelle de votre monde, des milliers de «Big-bang» successifs (pour nous réfé-


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rer à la dernière théorie à la mode chez vos savants) ont depuis remodelé sans arrêt votre structure, nous avons été, nous aussi, visités par un Messager venu d’une dimension aussi vaste pour nous que la nôtre l’est pour vous, qui êtes nos infiniment petits. Ce Grand Messager s’inséra lui aussi dans notre pensée commune et contrairement à nous, dont le savoir était alors aussi dérisoire que le vôtre, il possédait des pouvoirs dont vous ne pouvez avoir aucune idée. Il modela à tout jamais notre intelligence et lui imposa cette mission de recherche qui est pratiquement depuis notre unique préoccupation. Le Grand Messager pensait que sa propre dimension n’était, elle aussi, que la composante infinitésimale d’une dimension encore supérieure, mais aucun être issu de ce super univers n’était jamais venu lui en apporter la preuve. Il pensait sans doute que s’il était possible d’acquérir un plus grand savoir sur les différences ou similitudes des lois qui régissaient trois de ces mondes imbriqués, lui et ses semblables pourraient en tirer quelques conclusions. Ces trois structures en poupées gigognes étaient-elles seulement trois ou encore plus nombreuses ? Se pourrait-il enfin qu’elles soient en nombre infini, ainsi que le Grand Messager le soupçonnait ? Quelle que soit la réponse, que pourrait être la finalité d’un tel infini d’infinis ? Ces préoccupations n’étaient auparavant pas les nôtres, nous qui ne savons même pas quelle proportion de notre univers notre entité pensante occupe. Est-ce une infiniment petite partie comparable à votre dérisoire importance dans ce bas monde ? Ou bien notre intelligence commune est-elle infiniment diluée dans notre propre univers ? Nous n’avons aucun moyen de nous en assurer. La mission qui est depuis si longtemps la nôtre et que nous poursuivons par l’envoi de myriades d’explorateurs, est de découvrir si des intelligences ont su prendre contact avec votre monde inférieur, de la même manière que nous le faisons avec vous. Je suis l’un de ces explorateurs que mes premiers hôtes


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humains qualifièrent de Pérégrin. La voix intérieure s’interrompit à nouveau et je tentais de faire le point avec moi-même. Que m’arrivait-il donc ? Comment ces concepts de mondes imbriqués pouvaient-ils surgir de mes propres neurones alors que jusqu’à présent, je ne mettais aucunement en doute les théories modernes sur l’univers, que quelques ouvrages de vulgarisation m’avaient vaguement inculquées ? Il n’en restait pas moins vrai que ces étranges phénomènes ne laissaient point de m’inquiéter, et je décidais de n’en toucher mot à qui que ce soit. En majorité, mes contemporains, à qui j’aurais confié les causes de mon trouble actuel, se seraient empressés de conclure à une schizophrénie débutante, pour l’instant peu dangereuse, mais justiciable néanmoins d’une prise en charge par un psychiatre diplômé. Il y avait par ailleurs peu de chance (et c’était très bien ainsi) que cela soit considéré comme un divin message par les tenants de quelque religion que ce soit. Mon opinion sur les « psy » de tout acabit, n’étant en rien flatteuse, je décidais de ne me soumettre dans un premier temps qu’à une introspection attentive. - Tous tes prédécesseurs ont eux aussi été saisis par les mêmes doutes, reprit soudain la voix interne. Non, ton esprit n’est pas dérangé, et je te conjure de ne plus te tourmenter pour cela  ! D’ailleurs je n’interviendrai plus dans tes pensées qu’à ta seule demande, mais je t’en prie, si tu souhaites en savoir plus sur mon court séjour sur terre, ne tarde pas trop à m’appeler car il sera bientôt temps pour moi de quitter votre dimension. Je repris donc le cours de mon existence comme si de rien n’était et tâchais de me convaincre, que cet étrange phénomène était sans doute l’effet de séquelles d’une anesthésie mal dosée. Ce n’est que quelques jours plus tard, et plus particulièrement une nuit d’insomnie que je décidais, comme par jeu, de renouer avec mon locataire.


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- Je vais donc, mon ami terrien, puisque tu m’acceptes sans crainte, répondre aux questions que tu formules sans en être tout à fait conscient. L’entité qui se trouvait en moi commença alors à me dévoiler d’étranges et déroutants concepts.... Lorsque nous décidons de nous immiscer dans votre monde qui est notre infiniment petit, nous utilisons un processus qui nous à été transmis par notre propre « Grand Messager » et qui ne nous pose aucun problème, bien que nous ne le comprenions pas. La seule limitation est que cette opération doit être extrêmement fugace, suivant notre échelle de temps. Nous pourrions comparer cela à la plongée en apnée d’un être humain, qui doit obligatoirement revenir à l’air libre après un laps de temps réduit. Heureusement, ces quelques brefs instants pour nous, se transforment en une très longue période de votre propre temps. Comme tu le sais déjà, nous ne possédons aucun des cinq sens qui vous permettent de survivre dans votre environnement. Nous ne sommes ni sensibles aux plus grands froids, ni aux températures les plus élevées, nous sommes aussi indifférents au milieu dans lequel nous nous trouvons, qu’il soit solide, liquide ou gazeux. Nous ne reconnaissons que ce que vous pourriez assimiler à des ondes ou vibrations émises par toutes les entités capables de formuler des pensées. Certaines de ces ondes peuvent être émises par des structures organiques, individuelles ou communautaires, ou encore des structures non organiques comme des sortes de cristaux. Dans votre partie d’univers, il semble que le mode organique prédomine et qu’il soit le plus souvent de type communautaire. Votre système plutôt individualiste, sans être unique, s’avère cependant assez minoritaire. Donc, lorsque nous entamons une sorte de plongée dans notre infiniment petit, c’est à dire votre Univers, nous subissons une sorte d’immense contraction de notre état initial, et nous errons tantôt dans votre vide intersidéral, tantôt plus rarement au travers de vos amas de matière : galaxies, étoiles, planètes et autres, jusqu’à ce que nous détections des bribes de ces ondes mentales qui constituent l’indice de la présence d’entités pensantes.


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Bien qu’en nombre infini dans votre univers elles sont toutefois exceptionnelles dans un espace restreint comme votre petite galaxie. Nous n’échouons que rarement dans notre quête et choisissons de préférence parmi ceux qui parviennent jusqu’à nous, le signal mental le plus vigoureux. Je détectais dans le secteur où le hasard m’avait mené, un signal assez fort émis vraisemblablement par un assez grand nombre d’entités pensantes. Ce signal émergeait résolument d’une zone plus vaste, où régnait un signal d’amplitude plus faible. Je décidais donc de tenter de m’intégrer à cette émanation et pris ainsi place dans le cerveau d’un être vivant dont l’émission semblait supérieure à la moyenne.


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Chapitre 3

Pendant un séisme à Lisbonne.

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’est ainsi que le 1er novembre 1755, je vis par l’intermédiaire d’une paire d’yeux humains, une pièce assez vaste dans laquelle se trouvait hurlant de douleur, le corps d’Alfonso Rodriguès, propriétaire de ces yeux. Un pan de mur constitué d’énormes blocs de pierre s’était écroulé, écrasant d’un coup la tête d’un homme qui tenait dans sa main une sorte de tisonnier encore fumant. Un peu plus loin, un autre homme habillé d’une longue robe noire, râlait doucement, couché sur une sorte de herse métallique dont deux des pointes acérées lui avaient transpercé les entrailles et le sternum. Alfonso était attaché par les poignets et les chevilles, sur un bat-flanc en épais madriers de chêne. Sa cuisse gauche portait la trace toute fraîche du tisonnier rougi au feu, et son bras droit se trouvait écrasé par la chute d’un autre bloc de pierre. Lisbonne venait d’être frappée par la première des trois secousses sismiques qui allait faire plus de soixante mille victimes. Contrairement à beaucoup d’édifices publics ou religieux, la tour de Belém qui était construite au milieu du Tage, ne s’était pas effondrée, seuls les aménagements internes avaient subi des dégâts. Seulement, elle n’était plus depuis quelques instants au milieu du fleuve, dont le cours avait été détourné dès cette première secousse, une langue de terre la reliait maintenant au rivage. C’est dans cet ouvrage militaire de défense que se trouvait l’une des chambres de torture du Saint Office, encore nommé


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Inquisition. Au moment du séisme, les églises étaient pleines des fidèles célébrant la Toussaint, et à la tour de Belém, le Père dominicain Euzébio assisté d’un homme de main tentait d’extirper des aveux au jeune Rodriguès. Pourquoi le moine utilisait-il ce lieu inhabituel ? En ville, le vaste palais de l’Inquisition disposait pourtant déjà de toutes ces installations spéciales, techniquement bien adaptées à l’obtention d’aveux. On y pratiquait aussi encore parfois à cette époque, processions de condamnés et autodafés. Rodrigués était persuadé que ce lieu à l’écart de l’organisation habituelle permettait des actions moins directement axées sur la défense de la foi, et pour tout dire, réservé aux extorsions de fonds pratiquées de préférence sur les Israélites baptisés de force, ainsi que sur les « Marranos ». Alfonso Rodriguès était l’un de ces Marranes, objets depuis deux siècles, des pires sévices du bras armé de l’Eglise. En 1755, il était âgé de 22 ans, et n’était à Lisbonne que depuis deux jours, lorsqu’il avait été appréhendé par la force publique et remis aux instances inquisitoriales. Orphelin depuis sa plus tendre enfance, il n’avait plus aucune famille proche au Portugal. Son frère Miguel qui était son aîné d’une quinzaine d’années, avait disparu mystérieusement quelques temps auparavant et n’avait pas redonné signe de vie. Miguel dirigeait la petite société de négoce héritée des parents, qui s’était spécialisée dans la commercialisation de produits orientaux. Deux navires lui appartenant allaient les chercher dans les comptoirs de l’empire Ottoman. Des parents éloignés, fuyant l’Inquisition, s’étaient depuis quelques générations établis à Istanbul, où ils bénéficiaient d’une protection intéressée du Grand Turc. C’était avec eux que Miguel entretenait de florissantes relations d’affaire. Les frères Rodriguès étaient les descendants de ces Juifs christianisés de force, que l’on désignait au Portugal sous le nom de (cristãos novos), c’est à dire nouveaux chrétiens, ou comme des crypto juifs (marranos). Le terme de marrane


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n’était rien moins que péjoratif, car il signifiait porc. Soupçonnés parfois à tort de continuer clandestinement la pratique des rites hébraïques, ils furent perpétuellement en butte à la vindicte du Saint Office, et à la merci de délateurs qui projetaient de les dépouiller de leurs biens. Rappelé par un employé de la compagnie fidèle à la famille Rodriguès, et qui était lui-même marrane, le jeune Alfonso avait quitté quelques jours plus tôt la ville de Bragance, où une importante communauté de « nouveaux chrétiens » s’ingéniait à conserver clandestinement, autant que possible, la culture et la religion de leurs ancêtres hébreux. Le brave employé avait pris la décision de contacter le jeune homme, car son patron n’avait pas reparu à son bureau depuis plus de deux semaines. Tout laissait supposer le pire  ! Ignorant tout des affaires de son frère, il commença, guidé par le fidèle employé qui lui avait dépêché un message lui demandant de quitter Bragance et de venir à Lisbonne de toute urgence, par visiter les entrepôts et les bureaux situés sur le port. Il admira aussi les deux navires lui appartenant désormais, dont l’un, les cales remplies d’épices et de soieries, revenait de la Corne d’Or. Ayant pris place dans le bureau de son frère, il se préparait à consulter les registres, et sur les conseils de son mentor, à procéder à la paye de l’équipage nouvellement débarqué. Demain en effet, ce serait la grande fête chrétienne de la Toussaint, et les matelots, après de longs mois d’éloignement, devaient pouvoir célébrer l’événement dignement. Il allait s’atteler à cette tâche, lorsqu’un militaire accompagné de six hommes en armes, pénétra dans la pièce et lui enjoignit de les accompagner en ville pour être interrogé par un magistrat. Pensant n’avoir rien à se reprocher, Alfonso les suivit d’assez bonne grâce, seulement un peu contrarié de surseoir aux indispensables tâches qui l’attendaient. Il commença réellement à s’inquiéter lorsqu’il vit qu’on ne le conduisait pas en ville, mais à la tour de Belém où il fut sans


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ménagements jeté dans un cachot. Il y resta sans voir âme qui vive jusqu’au petit jour du lendemain, grelottant de froid, l’estomac tenaillé par la faim, et c’est avec espoir qu’il entendit des pas résonner sur les dalles de pierre. Deux spadassins d’allure sinistre, lui intimèrent l’ordre de tendre ses poignets qu’ils enserrèrent aussitôt de bracelets de fer prolongés de chaînes aux épais maillons. Traîné plus que conduit le long de lugubres corridors, il fut introduit dans une salle où deux hommes dont un religieux se tenaient en silence. Les deux sbires qui l’avaient amené le couchèrent brutalement sur un bat-flanc de bois sur lequel il fut immobilisé aussi par des chaînes aux deux chevilles. Les chaînes de ses poignets furent tendues vers l’arrière, de façon à lui interdire le moindre mouvement. Ce travail effectué les deux sinistres individus se retirèrent. L’un des deux personnages restants, s’affaira alors sur un brasero à d’inquiétantes tâches, tandis que le moine s’approcha, et d’une voix haineuse, s’adressa au prisonnier. - Alfonso Rodriguès, nous savons que parjurant votre engagement auprès de Notre Seigneur Jésus, vous êtes retourné aux errements de votre maudite race comme le chien retourne à ses vomissements. Votre frère est maintenant en enfer pour l’éternité, pour n’avoir pas voulu reconnaître sa félonie. Nous avons décidé de consacrer les fruits de votre honteux commerce avec les infidèles, à la gloire de notre Sainte Mère l’Eglise. Nous allons ainsi récupérer la totalité des biens mal acquis par votre engeance, afin qu’ils soient enfin utilisés de pieuse façon, mais nous vous en conjurons, pour le salut de votre âme, avouez de suite où se trouve entassé l’essentiel du produit de votre coupable trafic. En un instant, le jeune homme venait de comprendre que lui aussi venait de tomber entre les griffes de l’épouvantable organisation créée par des Catholiques fanatiques. Depuis son plus jeune âge, ses frères de races lui avaient conté mille fois les exactions et tortures, dont ils étaient les vic-


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times depuis deux siècles, et comment ils finissaient souvent brûlés vifs. Totalement conscient de ce qui l’attendait, ne sachant de plus, rien des richesses cachées évoquées par le sinistre moine, une terreur sans nom l’étreignit soudain. Sur un signe de la tête du Dominicain, le bourreau se saisit de l’un des fers rougis au feu et l’appliqua sur la cuisse du malheureux jeune homme. Un hurlement s’échappa de sa gorge, tandis que simultanément l’un des murs supportant d’autres instruments de torture s’écroulait sur ses tourmenteurs et luimême. C’est l’émission mentale d’Alfonso émergeant de celles de milliers d’êtres humains, vivant dans la douleur le séisme qui broyait leurs corps, que je perçus alors que je flottais dans les espaces intersidéraux, qui me dirigea vers votre monde. Je sais par l’expérience que j’ai des innombrables plongées dans votre univers, que celui-ci est des plus déconcertants. Il me faut expliquer que dans mon, « ou notre » monde, la notion d’individu n’a aucun sens, nous sommes à la fois une seule entité et une foule immense. Lorsqu’il est décidé d’effectuer une recherche dans votre espace, une infime partie de mon tout, se désolidarise en quelque sorte de l’ensemble cohérent que je suis (ou que nous sommes), selon l’idée que tu peux essayer de t’en faire, et devient totalement indépendante, dès qu’elle est sortie de notre propre espace. Notre tout, peut ainsi créer simultanément un grand nombre de « Pérégrins », sans en être le moins du monde affecté, car cette multitude de nouvelles entités ne correspondra en fait qu’à une infinitésimale partie de notre ensemble. Dès que nous avons en quelque sorte (plongé), plus aucun lien ne nous relie à notre tout, et il arrive parfois que des Pérégrins ne réintègrent jamais notre dimension. Univers, Entités, Dimensions, Mondes, Espace, sont en réalité des mots que je suis obligé d’utiliser afin de tenter de traduire les notions, que mon locataire ne me communique plus que par un subtil échange entre son intelligence et mon pauvre


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cerveau limité. Ce qui fut limpide pour moi au moment de cet échange, deviendra plus tard embrouillé lorsque je devrais en effectuer la traduction en langage humain  ! Mais revenons en arrière au tout début de mon séjour sur terre. Quel tumulte je ressentais dans le cerveau du jeune supplicié, soumis d’une part, à l’horreur que lui infligeaient ses semblables, et d’autre part au cataclysme qui venait de s’abattre sur Lisbonne. Notre propre univers ne connaît pas les catastrophes naturelles, les notions de bonté et de méchanceté nous sont également étrangères. Nous sommes en quelque sorte de l’énergie pure, alimentée par la physique propre à notre dimension. De plus, nous sommes « unique », sans aucun prédateur, et ne sommes donc jamais confrontés à des situations engendrant de la peur, de la haine, ou de la cruauté. L’éventuel lecteur de ce texte aura bien entendu maintenant compris que je ne puis totalement me dissocier de cet étranger à notre univers. Son récit, ou plutôt la mémoire de deux siècles d’aventures de personnes qui me sont parfaitement étrangères, qu’il a imprimée dans les cellules de mon cerveau me condamne souvent à mélanger le « je » et le « nous ». Sa propre réalité, à la fois unique et collective, ne facilite pas plus ma propre compréhension, que celle de ce supposé lecteur. Je savais, bien entendu, par la relation des innombrables plongées dans cet univers, que cette organisation aberrante et cruelle se retrouvait de façon quasi-constante dans toutes les formes de vie organique que nous avions été amenés à côtoyer. Les espèces dont la survie est liée à la prédation, voient ces notions de cruauté apparaître dès que leur organisation interne s’est suffisamment diversifiée, pour que l’intelligence vienne peu à peu remplacer l’instinct. Une autre cause de conflit, cette fois-ci au sein d’une même espèce, est liée au mode de reproduction. La nature, dans un but louable de sélection des qualités susceptibles d’accroître les chances de survie de l’espèce considérée, inscrit dans leur


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matériel génétique la nécessité de confrontation entre individus de même sexe. Le vainqueur de ces confrontations sera aussi le plus performant pour transmettre ses qualités à ses descendants. Quelle était la raison, si tant est qu’il puisse y en avoir une, d’une organisation aussi néfaste ? Pourquoi condamner tant d’êtres vivants à la douleur et leur avoir donné la conscience d’en être terrorisés ? Mais ma mission principale n’étant pas d’analyser le comportement des intelligences rencontrées, je devais surtout me fondre dans ce groupe d’entités disparates qui se nommaient entre eux « Les humains ». Pour utiliser une comparaison un peu triviale, Alphonso était l’optique grossissante du microscope qui allait me permettre d’étudier cette espèce, et surtout de savoir si ses facultés techniques ou psychiques lui avait permis une introspection de son propre infiniment petit. Revenons donc aux premiers instants de ma présence sur terre. Alfonso, terrassé par la douleur s’était évanoui, et je me trouvais privé des sens de mon hôte, qui m’auraient permis de suivre le cours des événements. Ce fut une trombe d’eau, qui s’engouffrant par l’étroit soupirail qui distribuait chichement la lumière du jour dans la salle de torture, gifla violemment le supplicié et le fit revenir aux dures réalités de sa situation. Le tsunami consécutif à la secousse sismique, venait d’envahir la partie basse de la ville et mettre fin à la vie de milliers de rescapés du tremblement de terre. Des répliques du séisme initial, suivraient par la suite pour parachever l’abomination. La tour de Belém résista vaillamment à l’énorme gifle aquatique, seuls quelques survivants parmi les soldats occupant le bâtiment et qui tentaient alors de fuir les lieux, furent balayés comme fétus de paille et leurs corps déchiquetés disparurent pour la plupart dans la boue du fleuve. Pendant deux longues heures, le supplicié toujours enchaîné ne pouvait que gémir doucement. Confronté pour la première


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fois sur cette planète, à la détresse d’un être vivant, je me désolais de ne pouvoir y remédier. Ce furent deux femmes, accoutrées pareillement d’un ample vêtement grisâtre, et le chef couvert d’un même voile compliqué, qui pénétrèrent dans l’horrible local. Elles mêmes échappées on ne sait trop comment à la fureur de la nature déchaînée, oubliant leur propre malheur, elles s’affairèrent à porter secours à l’homme enchaîné. Je sus par la suite, qu’elles appartenaient à une congrégation religieuse dont la vocation était de prier et de porter secours à toute détresse humaine. La plus jeune, vraisemblablement issue d’un milieu modeste, semblait douée d’une vigueur physique étonnante et suivait les directives de la plus âgée dont la forte personnalité transparaissait sous le visage souillé de boue et d’écorchures. Sans doute, l’une de ces filles de bonne famille, qui trouvait dans cette vocation, matière à utiliser des trésors cachés de compassion et d’amour de son prochain, ou plus égoïstement, à thésauriser sur cette terre, de saintes pratiques, qui lui assureraient le droit à une place de choix dans un monde réputé meilleur. Les deux femmes eurent tôt fait de comprendre le fonctionnement du dispositif de clavettes, qui assurait la fermeture des bracelets de fer enserrant les chevilles et les poignets de l’homme étendu. Il fut bientôt redressé et assis tant bien que mal. Déchirant une bande de tissus sur le bas de la robe du moine, qui entre temps avait remis son âme à Dieu ou à Diable, la jeune et plantureuse nonnette constituait une sorte d’attelle pour le bras cassé, tandis que la plus ancienne caressait le front du jeune homme en lui murmurant des propos rassurants. Le regard sans commisération que toutes deux jetaient sur les cadavres du moine et du bourreau, témoignaient de la réprobation que l’Inquisition inspirait, même à certains fervents catholiques. Elles découvrirent aussi une fiole de liquide non brisée qui


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s’avéra contenir un liquide alcoolisé, vraisemblablement un petit remontant à l’usage du bourreau avant que sa tête ne soit écrasée. Son absorption ramena quelques couleurs sur le visage du jeune homme qui put bientôt se relever et clopiner vers la sortie aidée par les braves sœurs. Les quelques jours qui suivirent permirent à Alfonso de se rétablir un tant soit peu au sein d’une famille de paysans de l’arrière pays, à qui il avait été confié par les religieuses. Il apprit de la bouche d’autres habitants de Lisbonne, réfugiés dans les environs, que ses deux navires avaient été réduits en débris ainsi que la plupart des bâtiments ancrés dans le port. La maison de commerce de son frère n’avait plus pierre sur pierre, et aucun des employés n’avait survécu. Après avoir chaleureusement remercié les braves gens qui l’avaient accueilli sans lui demander qui il était, Alfonso décida de se rendre à Porto, dans le nord du pays, car il savait y retrouver une communauté marrane susceptible de lui venir en aide. En effet, quelques jours plus tard, on le fit embarquer sur un navire marchand qui venait de charger force barriques de vin de Porto, destinées à la consommation des habitants de Londres. Le navire appartenant à un certain Isaac Gradis, riche commerçant Londonien, devait également faire escale à Bordeaux pour compléter sa cargaison avec des tonneaux de « claret », également fort apprécié des Anglais, ainsi que d’un fort chargement de cognac destiné à la marine de Sa Majesté.


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Chapitre 4

Alfonso devient Alphonse et bordelais.

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lfonso débarqua donc à Bordeaux avec dans sa poche une lettre de recommandation pour le rabbin de la synagogue de Paëz, rue Bouhaut. Cet édifice religieux, bien que non officiel à cette époque, était desservi par des religieux efficaces et vénérés par la population d’origine séfarade. Les séfarades de Bordeaux comptaient alors seulement un millier d’individus et faisait partie d’un ensemble désigné officiellement comme : «Communauté de la nation judaïque ou portugaise». D’autres cités du royaume de France abritaient également des communautés similaires, c’était notamment le cas, dans le Sud-ouest, à St Jean de Luz, La Rochelle, Toulouse et surtout Bayonne. Ces immigrants originaires de la péninsule ibérique, pourchassés par une Inquisition impitoyable, s’y étaient peu à peu implantés depuis le seizième siècle. Bien que comprenant beaucoup d’Espagnols dans leurs rangs, l’usage les désignait soit comme « marchands portugais », ou « Portugais » ou encore membres de la « Nation portugaise ». Chaque communauté s’était dotée d’une organisation politique élue, qui assurait la police, l’aide aux plus défavorisés ainsi que le respect des lois internes civiles et religieuses. Ce gouvernement était chargé de recouvrir les impôts qui assureraient le bon fonctionnement de la «Nation» et était rendu responsable du versement de la quote-part reversée au fisc royal et parfois féodal. Précisons aussi que le terme séfarade est tiré d’un mot hébreu désignant la péninsule ibérique alors que les commu-


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nautés d’origine du centre de l’Europe se définissent comme ashkénazes mot d’origine biblique tiré du nom d’un descendant de Moïse. Il va sans dire que tous les crypto-chrétiens ou marranes ayant trouvé refuge dans le Royaume de France étaient tout naturellement revenus aux pratiques religieuses de leurs ancêtres. La tradition voulait que tout nouveau venu soit repris en main par un ministre du culte afin sans doute d’éviter toute tentative de déviationnisme religieux. C’est dans ce nouvel environnement que le jeune Alfonso allait désormais tenter de retrouver la paix et une certaine sécurité. Conscient de l’épouvantable épreuve dont mon hôte s’était miraculeusement tiré, j’eus garde de me manifester à lui tant qu’une nécessaire sérénité n’ait à nouveau apaisé son esprit. Le Rabbin Yshac Da Costa, assurait en cette année 1755, un intérim rendu indispensable par le départ en Terre Sainte de son jeune collègue issu de la communauté bordelaise. Ce dernier devait en effet, recevoir là-bas, d’utiles compléments de formation auprès des religieux israélites de Tibériade. Yshac, considéré comme un éminent Docteur de la Loi, venait lui, de la communauté d’Amsterdam et effectuait une sorte de tournée d’inspection informelle au sein des différentes communautés de la région. C’est lui qui prit en main le nouvel arrivant, du moins pour ce qui concernait ce qui avait trait à la religion. Pour ce qui était de l’assimilation du nouveau membre, les autorités civiles pourvoiraient à ses besoins immédiats et lui assureraient gîte et couvert. Il fut confié dans ce but à la famille Vaez dont le père exerçait la profession de Maître sargier. La petite entreprise de tissage dont il assurait la direction avec habileté, occupait une dizaine de personnes dont son épouse et ses deux enfants. Ses toiles de lin qu’il exportait essentiellement en Angleterre, jouissaient à l’étranger d’une bonne réputation, tandis que le filage et le tissage de laine des


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Pyrénées se vendaient plutôt bien sur les marchés régionaux. L’entreprise assurait de ce fait un salaire décent aux employés et une certaine aisance à la famille. Etienne Vaez exerçait aussi les fonctions de «parnassim» sorte de syndic à la mode israélite. Il avait été élu à cette fonction ainsi que deux autres notables lors de la Pâque juive et assurait en cette fin d’année la présidence de la petite équipe gouvernementale. C’est ainsi qu’Alfonso s’initia à la fabrication de tissus. Son enthousiasme, son intelligence et sa bonne volonté le firent rapidement adopter comme un acteur majeur au sein de la petite entreprise. Je savais que mon séjour sur terre n’en n’était qu’à ses prémices et que j’aurai tout loisir d’approfondir sans aucune précipitation le sujet qui l’avait motivé. Je décidais néanmoins, au tout début de l’année suivante, de faire connaître à mon hôte ma présence au sein de son esprit. Cela se fit avec une telle facilité, sans amener de perturbation chez le jeune homme que j’en fus le premier surpris. Décidément, ces humains bénéficiaient de facultés d’adaptation étonnantes ! Le devaient-ils à l’incroyable inorganisation de cette Nature basée sur la prédation généralisée ? Je compris bien vite qu’Alfonso crut au tout début à une intervention divine, qui lui dépêchait une sorte de message similaire à ceux dont la Bible remplit des pages et qui avait tant émerveillé sa jeunesse. Interventions qui témoignaient, s’il en était besoin, de la sollicitude particulière de la Divinité pour le Peuple Elu. Mes tentatives d’explication des univers imbriqués s’avérèrent de prime abord totalement hermétiques, à une époque où la simple notion de système solaire n’était compréhensible que pour une rare élite. Néanmoins, du fait même de l’interpénétration de nos flux mentaux, les choses se clarifièrent peu à peu dans son esprit. Une des premières conséquences fut que le doute s’inséra insidieusement au sujet de la véracité des enseignements reli-


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gieux chrétiens et israélites, qui lui avaient été tour à tour ou parallèlement inculqués. J’en fus le seul responsable. En effet, me rendant compte de l’état d’évolution peu avancé des connaissances aussi bien techniques que psychiques des individus que j’observais depuis mon arrivée, je me pris à espérer une connexion avec ces instances supérieures divines dont l’ensemble de la population semblait être convaincu de l’existence. Je tentais donc de repérer une source d’ondes mentales qui devait sans doute exister pour influencer pareillement les humains. C’est ainsi que je détectais de nombreuses émanations mais toutes dispersées et diffuses. De plus l’état d’évolution en était toujours plus ou moins à l’état embryonnaire. Par exemple, il semblait émaner du sol, comme un bruit de fond dont l’origine était inconnue. Serait-il possible que des communautés d’êtres vivants aussi nombreux que, par exemple les vers de terre ou les insectes constituent des sortes d’entités mentales aux fonctions rudimentaires ? Se pouvait-il aussi que la vrai puissance psychique dans ce monde soit en fait localisée dans les végétaux, minuscules brins d’herbe éphémères ou arbres géants regroupés en immenses forêts ? Les groupes d’insectes sociaux, comme les fourmis ou les abeilles constituaient aussi des émetteurs plus puissants, mais également peu structurés. Enfin, tout groupe assez important d’animaux tel les troupeaux de moutons ou de bovidés, émettait aussi une sorte d’aura informelle. Mais rien n’approchait en puissance et organisation les émissions humaines. Les deux religions dont j’avais eu connaissance, du fait que l’une était issue de l’autre présentaient une totale similitude, hormis sur quelques points de détail. Elles prétendaient toutes deux que le monde dans lequel les humains évoluaient, était la création d’une même divinité. Le livre sacré disait textuellement : « Dieu créa le ciel et la terre ». La notion de ciel ayant évoluée depuis l’existence du Livre, elle désignait sans doute dans les temps bibliques, la sorte de voûte constellée de


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points brillants tel un plafond inaccessible. Au fur et à mesure de l’accroissement des connaissances, dans le souci de recaler le dogme sur des réalités scientifiques devenues indiscutables, elle en arriva tant bien que mal à désigner une immensité incommensurable. Prenant les choses au pied de la lettre, bien que sachant que cette divinité n’avait pu créer l’ensemble de l’univers dans lequel je me trouvais depuis peu, puisque cet infiniment petit était aussi l’infiniment grand de mon propre univers, dont il était le constituant et aussi le constituant de notre propre infiniment grand d’où nous était venu l’instigateur de notre grande quête, je décidais de retourner brièvement dans le cosmos. Il me faut, à cette occasion, ouvrir une nouvelle explication de ce que nous sommes et quelles sont les facultés dont nous sommes pourvus naturellement. Deux siècles de promiscuité permanente avec les humains me permettent maintenant, de hasarder quelques comparaisons entre nos deux entités. Mes hôtes faits de chair et d’os, ont à chaque fois tout d’abord pensé que ma nature était en quelque sorte divine et assortie de pouvoirs immenses. Il n’en est évidement rien et ma faculté de me mouvoir quasi-instantanément d’un point de l’univers à un autre me semble normale alors que la faculté d’un homme à agir sur la matière qui l’environne pour la façonner m’étonne comme une prouesse dont je suis incapable. Je suis bien entendu doué d’intelligence et bien qu’elle soit d’une autre essence, je ne me risquerai pas à la croire supérieure à la vôtre. Je ne suis maintenant pas éloigné de penser que dans votre monde, l’environnement hostile permanent engendré par la nécessaire lutte pour la vie de chaque être vivant, est un facteur favorable au développement cérébral des espèces les plus prédatrices. Il serait vain de tenter d’expliquer pourquoi il me fut aisé de quitter pour une courte période l’enveloppe charnelle de mon jeune Marrane et d’être assuré de pouvoir la réintégrer sans aucun risque de ne pas la retrouver; le fait est que la chose me


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paraissait naturelle. Par contre, bien que le concept en soit un peu hermétique, je vais essayer de vous démontrer que ma venue sur terre n’avait pratiquement aucune chance d’avoir été précédée dans le passé par une autre visite d’un autre « moi », et aussi qu’elle ne serait jamais suivie d’une nouvelle visite dans l’avenir de la Terre. Cela est la conséquence de l’incompatibilité de dimension et de temps de nos deux univers. Afin d’utiliser une analogie compréhensible par un humain un peu au fait des connaissances actuelles sur l’organisation de la matière, nous allons supposer que dans l’infiniment petit dont vous commencez tout juste à percer les secrets, il existe au sein de la matière un corpuscule périphérique d’un atome en tout point semblable à votre globe terrestre. Ce corpuscule, que nous nommerons pour l’occasion «  planète Mycra », serait comme par hasard habité par des êtres pensants. Supposons encore que ce minuscule système solaire soit voisin de quelques milliards d’autres ensembles identiques formant à lui seul un agrégat similaire à votre galaxie, la Voie Lactée. D’autres agrégats similaires, plus ou moins lointains du premier, concourent à former à leur tour un ensemble beaucoup plus important. Les habitants pensants de notre planète périphérique sont convaincus d’avoir perçu la globalité de leur petit Univers et leurs savants échafaudent à qui mieux mieux, de séduisantes théories sur son passé et son devenir. Vous seul, promeneur matinal sur la grève que vient battre mollement le ressac d’un océan paisible, savez que cette immensité est toute contenue dans l’un des galets de granite que vous venez de ramasser sur la plage où il gisait en compagnie de millions d’autres. Supposons de nouveau, que vous soyez l’équivalent d’un Pérégrin comme moi et que vous ayez le pouvoir de pénétrer au sein de la matière du galet (après l’avoir reposé sur les autres), en vous miniaturisant à l’extrême. Bien entendu,


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disposant comme moi de la faculté de détecter toute émanation psychique, vous vous dirigerez vers cette particule habitée qui tournait à une vitesse hallucinante autour de son noyau en compagnie d’autres particules semblables. Au fur et à mesure que votre propre dimension se réduit, il vous semble que le tourbillon ralentit proportionnellement et vous jureriez atterrir in fine sur une planète gravitant sereinement autour d’un soleil flamboyant. C’est que le temps s’est lui aussi mis au diapason de ce petit Univers, chaque seconde du temps de votre bonne vieille Terre équivaudra maintenant à quelques années dans le galet. Bien entendu, cette hypothèse vous paraîtra de prime abord incongrue, car par trop homothétique, mais comme nous le verrons plus loin, ma quête est basée sur l’existence d’une telle possibilité. Supposons enfin, pour terminer, que votre mission dans la matière constituant votre monde ayant touché à sa fin après deux siècles passé dans le galet, vous reveniez sur votre immense bonne vieille Terre et vous retrouviez debout sur la plage, quelques secondes seulement après l’avoir quittée  ! Eh bien, vous ne savez même plus dans quel galet vous vous trouviez précédemment ! Bien entendu, l’intérêt de votre mission étant primordial et les résultats ayant été exploités par une équipe de scientifiques de haut niveau, une nouvelle mission sera décidée bien plus tard mais malheureusement dans une toute autre partie de votre infiniment petit. En effet le galet d’origine est on ne sait où. De plus, le temps écoulé entre les deux expéditions correspond dans l’univers du galet à quelques milliards d’années et il est probable que sous l’effet de quelque convulsion stellaire, la galaxie de la planète Mycra se soit sublimée ou écroulée sur elle-même, bien après que son soleil se soit éteint. Cette analogie un peu hardie n’a pour finalité que de vous faire comprendre pourquoi aucun Pérégrin de mon espèce ne vous a jamais visité par le passé et pourquoi vous n’en verrez plus jamais dans votre avenir. Les chances de répétition de


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mon équipée chez vous sont donc, de ce fait, tout à fait infinitésimales. Nous pensons par contre, dans notre Univers, que le Grand Messager qui nous rendit jadis visite et qui nous imposa notre mission de recherche, saura lui, revenir en recueillir les résultats lorsqu’il le désirera. Sinon, pourquoi cette mission s’il devait ne jamais en être informé ? Pour en revenir à mon propos d’origine, sachez que ma recherche dans le Cosmos d’une entité supérieure à l’espèce humaine, se solda par un échec total  ! Bien que je ne puisse conclure à son inexistence, cela contribua fortement à inciter mes hôtes successifs à une méfiance accrue envers les différents dogmes proposés par des clergés de tous horizons. Se pourrait-il que la nature de ce que les hommes ont toujours nommé Dieux (multiples ou unique) ne puisse être reconnu par moi comme onde mentale, mais qu’elle influence néanmoins la masse des hommes ? L’énigmatique aura émanant du sol en laquelle je ne reconnais aucune organisation structurée, aurait-elle une influence prépondérante sur l’esprit humain et resterait indétectable pour moi ? La masse gigantesque des vers de terre ou des fourmis ne serait elle que le support physique d’une intelligence supérieure ? Tout me porte à croire qu’il n’en est rien car cette croyance en des divinités toutes puissantes reste une spécificité humaine. D’autres entités douées de réflexion, dans d’autres parties de votre dimension, renoncent généralement à ce genre de représentation anthropomorphique. J’étais assez surpris du peu de réflexions que ces problèmes de croyances déterminaient dans l’esprit d’Alfonso et n’était pas alors éloigné de penser que l’ensemble de l’humanité en était réduite à la même indigence intellectuelle. Ce n’est que quelques années plus tard que je fus amené à réviser mon jugement lorsque Alfonso, ayant atteint l’âge mûr, eut l’occasion


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de s’intéresser aux écrits d’un autre de ses coreligionnaires, lui aussi d’origine marrane portugais, un certain Baruch Spinoza. Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs et bien que cela ne soit pas d’un intérêt primordial, sachez que mon support physique épousa tout naturellement la douce Perrine Vaez qui n’était que sa cadette de deux ans, ceci à la grande satisfaction de la famille Vaez ainsi que de celle de la communauté toute entière. Alfonso s’était montré courageux au travail et de surcroît il passait pour un pratiquant fervent de la religion de sa communauté. En réalité, au fur et à mesure que nos entretiens symbiotiques se multipliaient, sa ferveur religieuse s’amenuisait insensiblement. Mais il était tellement reconnaissant à toute cette communauté qui l’avait si bien accepté en son sein, qu’il répugnait à en froisser les membres, de quelconque façon dans leurs profondes convictions, en tentant de leur faire partager ses doutes naissants. Et puis, se disait-il, même s’il est patent que ces diverses théologies ne sont que d’astucieuses mais irréelles constructions destinées à berner de crédules créatures, en détruire la subtile mécanique ne risquerait-il pas d’engendrer de plus grands maux ? Ces artefacts constituent en fait un pis-aller, compte tenu du faible niveau actuel de l’intelligence des masses. Perrine ne tarda pas à mettre au monde une petite fille que l’on prénomma Danielle. Alphonse, comme le Rabbin lui avait fortement conseillé de se faire désormais prénommer, devint le bras droit de Joseph, le fils aîné du sargier qui profitait désormais d’une vieillesse heureuse entouré de ses proches. Mais les épreuves continuèrent à s’abattre sur le pauvre garçon. Lorsque Perrine accoucha d’un deuxième enfant, qu’Alphonse espérait être le fils tant désiré, l’enfant ne survécu pas et la mère décéda la semaine suivante des suites d’un


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accouchement difficile. La famille entoura le veuf de toute sa sollicitude et Joseph décida d’envoyer son beau-frère à l’étranger afin de l’aider à surmonter ce nouveau coup du sort et aussi pour élargir une clientèle étrangère friande de produits de qualité. Pendant une vingtaine d’années, à partir de 1759, il entreprit ainsi de nombreux voyages d’affaire vers Londres et surtout vers Amsterdam, ville florissante des « Provinces Unies » comme on dénommait la Hollande à l’époque. Le malheur s’acharnant décidément sur lui, sa petite Danielle alors âgée d’une dizaine d’années mourut de fièvre typhoïde causée par la consommation d’huîtres du bassin d’Arcachon. Toute la famille Vaez fut touchée par l’empoisonnement, mais seule l’enfant n’y survécut pas. Toutes ces épreuves incitèrent mon hôte à de plus en plus longues discussions philosophiques entre nous deux, qu’il étayait de son mieux par la lecture des philosophes de l’antiquité et surtout à ceux du siècle précédent tels Descartes et surtout Giordano Bruno. Ce panthéiste, condamné à mort pour hérésie, suscitait la compassion de celui qui avait lui aussi tâté du bras séculier de l’Eglise. Le 17 février 1600, le philosophe Giordano Bruno fut brûlé vif à Rome, sur le Campo des Fiori, après avoir passé huit ans dans les geôles de l’Inquisition. Avant de le faire mourir, ses bourreaux eurent soin de lui arracher la langue pour l’empêcher de proférer des «paroles affreuses». Son ouvrage : «De l’infini, de l’univers et des mondes», ne pouvait, moi aussi, que me passionner car il m’éclairait un peu sur l’état d’avancement des idées des quelques hommes animés de libre arbitre à cette époque. Passionné par les découvertes de Copernic, Giordano Bruno imagina un univers infini dont Dieu serait l’âme. Il concevait l’Univers comme constitué d’un grand nombre de mondes identiques au sien. Cet Univers aurait de plus existé de toute éternité.


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Ces théories furent donc considérées comme susceptibles d’ébranler une théologie érigée en dogme. Il est cependant juste de préciser que l’Eglise Catholique n’avait pas le monopole du fanatisme religieux en Europe. Le 26 octobre 1553, Michel Servet, dit aussi Michel de Villeneuve fut brûlé vif à Genève par les protestants à l’instigation de Calvin. Ce médecin et philosophe espagnol réussit l’exploit d’être condamné à mort à la fois par l’Inquisition et l’Eglise réformée. Dans le même domaine du sectarisme, les instances religieuses israélites s’illustrèrent aussi en excommuniant Spinoza le 27 juillet 1656. Il sera exilé et il sera interdit de lire ses livres et de lui parler. On considérera cependant que le châtiment fut relativement mesuré comparé aux exécutions relatées précédemment. Néanmoins, un soir, un fanatique juif tenta de le tuer d’un coup de poignard. Spinoza garda toute sa vie son manteau percé du coup de couteau pour mieux se rappeler « que la pensée n’est pas toujours aimée des hommes ». Il est curieux de noter au passage, le genre de perversion intellectuelle que le fanatisme peut générer; la mise à mort par le feu permettait aux juges et aux bourreaux de « ne pas avoir de sang sur les mains ». On peut difficilement avoir l’esprit plus retors. Ce fut lors de l’un de ses séjours à Amsterdam qu’il pu se procurer un ouvrage en latin de Spinoza dont le titre était : Opera posthuma (œuvres posthumes). Publié après sa mort en 1667 grâce à un don anonyme, sans nom d’auteur ni d’éditeur, les Opera posthuma, regroupaient l’Ethique, (en latin Ethica Ordine Geometrico Demonstrata), un Traité politique (sa dernière œuvre, restée inachevée), le Traité de la réforme de l’entendement, ses lettres, et un Traité de grammaire hébraïque. Ce livre ne quitta pratiquement plus Alphonse qui en entreprit avec moi la lecture et la dissection de chaque phrase. Présenté comme un ouvrage de mathématiques, la compréhension n’en était pas immédiate mais petit à petit il nous devint de plus en plus aisé d’en découvrir toute la richesse. Un autre


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esprit supérieur, qui naîtra beaucoup plus tard, un certain Albert Einstein, qui semblait lui aussi avoir quelques idées non conventionnelles sur l’Univers, déclarera que Baruch Spinoza fut le plus grand philosophe de tous les temps. Mais en France, d’autres dramatiques évènements se profilaient à l’horizon. Alphonse était maintenant un quinquagénaire respecté au sein de la petite communauté bordelaise et œuvrait toujours pour le développement de l’affaire de son beau-frère par le démarchage de nouveaux clients étrangers. Depuis quelques années, le commerce national allait cahincaha et sans une exportation vigoureuse, la petite entreprise aurait pu se trouver en difficulté. Déjà en 1774, la récolte avait été généralement mauvaise, le mot de disette avait été prononcé. En avril 75, des troubles venaient d’éclater à Dijon et des gens du peuple molestèrent quelques gros propriétaires et saccagèrent quelques maisons. Aux affamés venant demander aux responsables de la ville de quoi nourrir leurs enfants, il fut répondu cyniquement : Mes amis, l’herbe commence à pousser, allez paître  ! L’émeute gagna de part en part. Une troupe d’hommes armés de gourdins détruisit des fours, pilla des dépôts de farine à Poissy, Pontoise et saint Germain puis se rendit le 2 mai à Versailles en clamant que le lendemain ils se rendraient à Paris. Surpris par des clameurs qu’il entendait pour la première fois, Louis XVI fit afficher une ordonnance taxant le pain à deux sous la livre. Cette mesure calma aussitôt les esprits. Malheureusement Turgot, opposé à toute taxation, court à Versailles et convainc le Roi de l’inopportunité de l’ordonnance qui serait considérée comme un signe de faiblesse de l’autorité royale. Il fait par ailleurs garder les dépôts de grain à Paris par les mousquetaires, gardes suisses, guet, et toutes les troupes de la maison du Roi. Les insurgés pénétrèrent dans la ville de bon matin avant que les troupes se soient mise en position et pillèrent réserves et boulangeries. Lorsque les troupes arrivèrent sur place, le calme était revenu.


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Toutefois, Turgot fit alors preuve d’une autorité fort intempestive en envoyant à la Bastille deux responsables de la régie des grains et fit remplir les prisons de suspects et d’insurgés repérés sur les lieux de l’émeute avortée. L’affaire se termina par la pendaison en place de grève de deux pauvres bougres qui de toute évidence servirent de boucs émissaires. Les troubles reprirent de ci de là, parfois réprimés, parfois absous, jusqu’en juillet 1789, ou la déferlante de la Terreur vint bousculer un ordre établi et maintenu par la Noblesse. Ces descendants honnis, des envahisseurs qui asservissaient avec la complicité de l’Eglise, les populations de ce pays depuis quatorze siècles. A Bordeaux, la communauté juive échappa en partie à la fureur des révolutionnaires assoiffés de carnage. Envoyé à Bordeaux pour faire échec aux menées fédéralistes, le citoyen Jean Lambert Tallien se déchaîna en Août 1793 et alimenta avec ardeur la guillotine. Il s’excusera plus tard de n’avoir à son actif que 108 têtes coupées.


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Chapitre 5

La Terreur en Gironde.

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e fut à cette époque qu’Alphonse, débarquant du voilier qui le ramenait d’une mission commerciale en Hollande, fut arrêté sur le quai dès qu’il y posa les pieds. Il fut immédiatement conduit au Fort du Hâ, déclaré depuis peu propriété nationale et transformé en prison d’État. Comme 38 ans auparavant à la tour de Belém, il fut jeté dans un cachot sombre et humide. S’étant soigneusement toujours tenu éloigné des querelles qui déchiraient alors sa patrie d’accueil, il pensait pouvoir prouver aisément son innocence et conservait de ce fait une certaine sérénité. Toujours un peu détaché des vaines agitations politiques, il ne se doutait pas qu’il venait de tomber entre les mains de nouveaux fous furieux, assoiffés de sang  ! Deux autres prisonniers occupaient déjà l’étroit cul de basse fosse. Dès que ses yeux se furent accoutumés à la pénombre, il distingua mieux ses compagnons d’infortune: un homme dans la force de l’âge et un autre dont le visage juvénile indiquait qu’il n’avait quitté que depuis peu l’adolescence. Ils se précipitèrent tous deux sur le nouvel arrivant et le dirigèrent avec douceur sur une sorte de banc de bois où notre ami pu enfin se remettre de sa capture mouvementée. La sollicitude de ses nouveaux compagnons s’expliquait sans doute par les cheveux blancs de l’arrivant mais aussi par un savoir vivre hérité d’une éducation soignée. Le plus âgé, dont les vêtements de qualité indiquait une origine sans doute aristocratique, fit les présentations. Notre jeune compagnon se nomme Francisco Ruiz et bien que né en Espagne, fait honneur à la culture de notre beau pays par son savoir déjà étonnant. En ce qui me concerne, je me nomme Louis Galtier d’Assin et suis originaire d’Haïti. Ma famille propriétaire d’un vaste domaine fut entièrement massacrée il y a deux ans par les


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esclaves révoltés. Je pus seul échapper à l’horreur en embarquant sur un navire rentrant à Bordeaux. Il apparaît malheureusement que je suis tombé de Charybde en Scylla en retrouvant la mère patrie. Les trois occupants eurent au cours des jours suivants tout loisir de faire plus ample connaissance, de plus, le cachot se révéla à l’usage d’un confort moins désastreux que ce qu’il en était apparu en premier lieu. Les gardiens faisaient pour la plupart preuve d’un semblant d’humanité et les prisonniers étaient souvent autorisés à se dégourdir les jambes dans l’immense cour interne de la forteresse. Il faut savoir que le fort du Hâ, ainsi qu’une autre fortification nommée « château Trompette », datait de la fin de la guerre de cent ans. Il avait été à l’époque érigé par ordre de Charles VII pour mâter les constantes velléités de rébellion des bordelais, envers ce qu’ils estimaient être une occupation française. Transformé en prison par les révolutionnaires et modifié en conséquence, il était quasiment impossible de s’en échapper. Cela expliquait la relative liberté accordée aux détenus. La Commission militaire de Gironde siégeait à proximité du fort, dans l’ancienne chapelle des Minimes. Les prisonniers avertis de leur comparution en général la veille, savaient que leur exécution par décollation suivrait immédiatement en ville où les bois de justice étaient dressés. Alphonse dont la déjà longue vie d’épreuves de toutes sortes avait cuirassé l’âme, s’attacha à distraire ses compagnons de l’angoisse qui les taraudait en abordant avec précaution les sujets philosophiques dont nous partagions tous deux l’étude. Bien entendu, il se garda d’évoquer ma présence dans son esprit. A son grand étonnement, c’était le jeune Francisco qui semblait le plus réceptif aux concepts qu’il tentait prudemment de partager. Les conversations avec Louis portaient plus généralement sur les splendeurs passées de la vie en Haïti dont le souvenir était comme une plaie qui refusait de se refermer.


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Au bout de trois semaines, un triste matin, un des appariteurs du Tribunal vint avertir le ci-devant Galtier qu’il serait jugé le lendemain. Le prévenu écouta sans sourciller et seule la pâleur soudaine de son visage avertit ses compagnons du coup qui venait de lui être porté. Alphonse et Francisco savaient l’inutilité de paroles consolatrices et se contentèrent chacun de tenir serrée une main de celui qui connaissait d’avance l’horrible verdict. Dans le courant de l’après-midi, Louis déclara qu’il était temps qu’il mette de l’ordre dans ses affaires. - Mon ami, dit-il à Alphonse, voudriez-vous, vous qui semblez avoir un tant soit peu amadoué l’un des hommes de garde, lui demander de nous fournir une quelconque feuille de papier. Je dois vous dire que je possède un assez joli petit pécule chez un banquier ami de ma famille. Cette somme non négligeable fut déposée dans cette banque par mon infortuné père, quelques années avant la tragédie qui anéantit ma famille. Je souhaiterais vous en faire don à tous les deux qui êtes maintenant mes seuls proches. Je vais donc donner à ce sujet, des instructions par écrit à mon ami le banquier, sur une sorte de testament que l’un de vous lui remettra. - Merci pour cette bonne intention mon ami, s’écria aussitôt Alphonse, mais je ne souhaite pas profiter de votre offre généreuse. Comme vous le voyez j’ai déjà parcouru la plus grande partie de mon trajet en ce bas monde, je terminerai donc bientôt une vie bien remplie et ma famille d’adoption saura me prendre en charge s’il en était un jour besoin. Je suggère donc que votre offre ne profite qu’à notre jeune compagnon. Si le destin le tire un jour sain et sauf du piège mortel dans lequel nous sommes tombés, votre petite fortune l’aidera sans doute à prendre un meilleur départ dans la vie. Le billet fut rédigé et signé après que Francisco en ait avec raison modifié le contenu car ainsi qu’il le fit remarquer, rien n’indiquait qu’il ne serait pas la prochaine victime des révolutionnaires. Dans cette éventualité, Alphonse, s’il échappait au


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bourreau, pourrait alors récupérer l’argent. Le lendemain, le dernier des Galtier d’Assin quitta pour toujours cette vallée de larmes. Nous convînmes, Alphonse et moi, que l’avenir devenant de plus en plus incertain, plutôt que de faire confiance au hasard, dans le choix pour moi d’un nouveau compagnon, il serait préférable que la sélection s’opèrât avec l’aval de mon actuel support physique. Francisco nous semblait dans cet esprit, en plus de l’avantage d’être le seul disponible à proximité, posséder une aura que je jugeais convenable. Alphonse pensait aussi que l’esprit du jeune homme était hors du commun et ne me décevrait pas. Afin de préparer en douceur le jeune homme à cette éventualité, mon hôte et ami le vieux juif usa de tous les trésors de la dialectique pour expliquer ma présence dans son intelligence. La réaction du jeune espagnol fut malheureusement celle à laquelle on pouvait s’attendre, il devint encore plus doux et attentif aux explications absconses de celui qu’il pensa perturbé par l’exécution récente du pauvre Louis. L’idée commençait toutefois, petit à petit, à faire son chemin et à lui paraître moins absurde lorsque un matin béni, un homme fit un jour irruption dans notre cachot et déclara : - Citoyen Ruiz, le tribunal ordonne ton élargissement, suismoi immédiatement, tu es libre  ! Une dernière poignée de main et Alphonse se retrouva seul, heureux et désolé à la fois. Ce n’est que bien plus tard, que l’on apprit par quel curieux cheminement l’angoisse cessa pour le jeune homme. De nouveaux protagonistes vont devoir entrer dans notre histoire pour expliquer un si providentiel dénouement  !


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Chapitre 6

Dans lequel nous faisons connaissance avec Thérézia.

I

l nous faut pour cela revenir deux années en arrière et très loin de Bordeaux, car nous allons nous retrouver en Espagne, près de Madrid, au château de Carabanchel de Arriba. Le jeune Francisco y naquit en 1774. Sa mère originaire de Sarragosse, était au service de la femme de François Cabbarus, qui devait devenir l’un des hommes les plus influents d’Espagne. Il ne connut jamais son père, disparu ou décédé un peu avant sa naissance. François Cabbarus, ému par la condition pitoyable de la jeune mère, décida de prendre l’enfant sous sa protection et le porta même sur les fonds baptismaux en lui donnant son prénom. Il veilla de plus, tout le long de l’adolescence du jeune homme à ce qu’une bonne éducation lui soit prodiguée. Quelques années auparavant, et peu de temps après son arrivée à Madrid, le jeune Cabarrus alors âgé de 21 ans, fut chargé par son père, riche négociant français établi à Bayonne d’y créer une fabrique de savon. Esprit brillant, il ne tarda pas à se faire connaître par ses dons d’homme d’affaire. Devenu Conseiller de Charles III, il proposa un plan d’émission de bons royaux qui rétablit les finances du royaume alors en grandes difficultés. Dès 1782 il assura la direction de la banque de Saint Charles et fut dès lors considéré comme un grand financier. Beaucoup le savaient cependant dénué de scrupules et il fut accusé de mélanger par trop ses intérêts et ceux de la banque. Il sera même plus tard, emprisonné pour malversations, mais le favori de la reine le fera libérer en 1792 et il reprendra alors son rôle de conseiller financier, agrémenté de surcroît du titre de comte.


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En 1773, l’épouse de François Cabarrus avait mis au monde une fille qui fut prénommée Juana Maria Ignazia Théresia. Après une enfance gâtée sans histoires, âgée de treize ans, elle fut envoyée à Paris pour y parfaire son éducation. Deux années plus tard, elle épousa le marquis Jean-Jacques Devin de Fontenay en lui apportant une dot de 500 000 livres, somme que des mauvaises langues prétendirent providentielle pour redorer le blason quelque peu défraîchi de l’aristocrate. Peu importait, car Thérézia était désormais marquise. La jeune épousée commença à faire parler d’elle en s’exhibant à la fête de la Fédération. Elle devait tenir le devant de la scène pendant encore longtemps, ainsi que nous le verrons par la suite. En avril 1793, le divorce fut prononcé entre les époux et Thérézia quitta Paris pour se rendre à Bordeaux. Tentant de rejoindre l’Espagne pour fuir la haine d’un peuple décidé à éliminer tous les possédants, elle fut bientôt arrêtée comme suspecte et incarcérée au début du mois de novembre au Fort du Hâ. Sentant inéluctable son exécution, elle fit savoir au Citoyen Tallien qu’elle avait d’importantes révélations à faire concernant un complot contre la Révolution. Ce dernier qui avait pratiquement tous pouvoirs à Bordeaux vint lui rendre visite dans sa cellule. Après y avoir passé la nuit avec elle, il la fit libérer et s’afficha désormais avec sa nouvelle maîtresse de la façon la plus scandaleuse. Un auteur anonyme écrivit à l’époque : …. Cette Theresia, que le rustre et la gouge Ont jadis adorée, une pique à la main Et triomphant avec son proconsul romain Sur un char, les cheveux couverts du bonnet rouge.... Thérézia devint bientôt madame Tallien et l’on se doit de dire que par son influence, le commissaire Tallien introduisit un peu d’humanité dans son comportement.


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Robespierre fit rappeler Tallien à Paris, outré de la conduite scandaleuse de son émissaire et sans doute aussi de la moindre ardeur que Tallien mettait maintenant à faire tomber les têtes. Mais n’anticipons pas et revenons à Bordeaux. A sa sortie de prison, le jeune Francisco fut conduit à la résidence de Tallien où il eut la surprise d’être accueilli par la fille de son bienfaiteur qui paraissait devenue, en plus de celle du commissaire, la véritable maîtresse des lieux. Plein de respect pour la splendide créature qui le recevait ainsi, il s’entendit dire avec étonnement:   - Frérot, tu me dois la vie, je vais te donner de quoi vivre et te cacher en sécurité dans la campagne au village de Doazit, fais-toi oublier, ici la mort n’épargne pas les innocents. Je ferai savoir à mon père que tu es désormais en sécurité. La famille Cabarrus possédait depuis plusieurs générations des propriétés dans cette région et ce fut donc dans une maison amie que le jeune homme alla se faire oublier. La population landaise n’était que moyennement séduite par les idées révolutionnaires. Malgré cela, de nombreux excès ensanglantèrent le pays, le clergé se trouvait le plus concerné et beaucoup de prêtres durent se cacher. Nous retrouverons notre jeune ami sain et sauf un peu plus tard, lorsque lassée des ruisseaux de sang, la Révolution s’assoupira, hébétée  ! Retournons maintenant une dernière fois au fort du Hâ. Retrouvons-y Alphonse, seul depuis quelques jours dans son cachot et attendant la mort avec philosophie. Grande fut sa surprise et bientôt sa joie, lorsque deux hommes firent ouvrir sa cellule par un gardien plein de respect. Le premier inconnu qui se comportait comme le maître de cet univers de terreur, s’adressa à son compagnon et lui dit :   Est-ce bien votre homme ?  -  En effet mon ami,  répondit celui qu’Alphonse reconnut enfin. C’était l’un des membres les plus influents de la communauté israélite de Bordeaux, qu’Alphonse ne connaissait


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cependant que de vue. -  Dans ce cas, Citoyen, tu es libre, notre ami va te prendre en charge   ! C’est ainsi que le prisonnier monta dans la calèche de son libérateur, qui le déposa dans sa famille d’adoption où les retrouvailles furent des plus joyeuses. Ce n’est que le lendemain que Joseph Vaez lui expliqua le pourquoi d’un si heureux dénouement. Lors de son arrivée sur les quais, alors que des soldats farouches et dépenaillés l’arrêtaient pour le conduire en prison, il n’eut pas le loisir d’apercevoir le jeune Joachim, venu pour l’accueillir sur les ordres de Joseph. Effrayé, le garçon qui avait tout juste quatorze ans s’enfuit aussi vite qu’il le put et vint raconter la scène à Joseph son patron. L’émoi fut considérable dans la « Nation portugaise de Bordeaux » et tout fut tenté pour tirer Alphonse de ce mauvais pas. Lors d’une réunion des notables, l’homme énigmatique que tout le monde nommait respectueusement « Monsieur le Conseiller » déclara qu’il entrevoyait peut-être une solution. Il demandait cependant qu’aucune autre action ne soit tentée afin disait-il de ne pas interférer avec ses propres négociations. Le résultat confirma encore aux yeux de tous, la réelle influence du « Conseiller ». Joseph n’apprit que beaucoup plus tard, deux années après pour être plus précis, de la bouche même du Conseiller, avec qui il s’était lié d’amitié, comment le miracle avait pu se produire. Le Conseiller, d’origine espagnole, et que l’on disait fabuleusement riche, était membre de la loge maçonnique de Bordeaux. Or l’un des commissaires envoyés avec Tallien dans le Sud-Ouest pour extirper les mauvaises herbes contre-révolutionnaires et fédéralistes, était le citoyen Ysabeau qui était aussi affilié à la loge « L’Egalité ». Etait-ce par prédestination révolutionnaire que Claude Alexandre Ysabeau était né un 14 juillet de l’année 1754 ? Bien que membre de la Congrégation de l’Oratoire, il trouva


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dans les marais fangeux de la révolution un terrain favorable à ses instincts de fauve. Tout d’abord, comme pour se faire la main, il vota la mort de Louis XVI, puis après avoir échappé de peu à la vengeance des contre-révolutionnaires, il établit une commission militaire à Bordeaux chargée de régler le sort des fédéralistes. Maître de la ville avec son complice Tallien, il scandalisa la population par ses exactions et la débauche dans laquelle les deux hommes se vautrèrent en faisant  « saigner fortement la bourse des riches égoïstes» . Ce fut lors d’une réunion secrète des « frères » de la loge l’Egalité que Monsieur le Conseiller attira l’attention du citoyen Ysabeau sur le cas intéressant de notre Alphonse. Dès le lendemain, Alphonse était libre  ! De retour dans la famille Vaez, Alphonse ne put reprendre ses activités de commis-voyageur en Hollande ni en Angleterre où il se rendait à partir d’un port hollandais. La Hollande étant devenue une terre d’accueil pour les aristocrates immigrés, tout voyage vers ce pays risquait d’être considéré comme une menée contre-révolutionnaire. Il s’intégra alors un peu plus intimement dans la communauté israélite et bien qu’il eut depuis longtemps quitté la foi de ses ancêtres, il eut garde de manquer une seule manifestation religieuse à la synagogue. Suite à nos communes réflexions internes, Alphonse pensait fort peu vraisemblable l’existence d’un Dieu privilégiant un groupe d’humains particulier. Pourtant, à l’époque, les rabbins suivis en cela par la majorité des fidèles ne mettaient nullement en doute la préférence que l’Eternel accordait au peuple d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. La Bible présentait d’ailleurs à plusieurs reprises Yahvé comme le Dieu qui exterminait les peuples qui faisaient ombrage à Israël. On lit par exemple dans le Livre de Josué : C’est Yahvé votre Dieu qui à combattu pour vous…..il chassera lui-même devant vous les populations des contrées qui restent à conquérir et vous prendrez possession de leur pays comme Yahvé votre Dieu vous l’a promis  !


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Cette approche assez originale de l’appropriation d’une divinité par un groupe d’individus explique sans doute que le Judaïsme, à contrario des deux autres religions qui en sont issues n’ait jamais été fervent du prosélytisme. En effet, pourquoi partager avec d’autres un allié si puissant dans les conflits. Alphonse qui avait cent fois parcouru et analysé la Bible considérait le Livre comme un ouvrage essentiel pour son peuple car il s’agissait de son véritable livre d’Histoire. Il pensait aussi qu’il était nécessaire d’y faire la part de ce qui venait d’une tradition orale naturellement sujette à caution, d’interprétations litigieuses d’évènements où le divin n’avaient bien souvent qu’une action discutable, s’étayant souvent sur des faits ayant une assise historique incontestable. Il pensait aussi cependant que ce monument demeurait le ciment le plus sûr entre les membres d’une ethnie qui avait supporté tant d’épreuves siècle après siècle. C’est pourquoi il feignait de participer avec tout le recueillement nécessaire aux offices traditionnels, avec aussi le souci de ne blesser en rien les convictions d’une communauté qui lui avait été si secourable. Les semaines, puis les mois passèrent riches d’évènements majeurs en France et en Europe ; nous n’en retiendrons que ceux qui concernèrent les différents protagonistes de notre histoire. Les époux Tallien remontèrent à Paris: lui, rappelé par un Robespierre peu satisfait du mené de sa mission à Bordeaux, elle, pensant n’avoir plus rien à craindre d’une Révolution dont elle se sentait désormais partie prenante. Le naturel reprenant vite le dessus, la splendide créature avide d’aventures galantes, avait considérablement distendus les liens matrimoniaux avec un Tallien fort occupé par ailleurs à éviter nombres de fatales embûches accumulées sur son chemin par ses ennemis les plus intimes. Robespierre qui la détestait cordialement, la fit de nouveau arrêter le 3 prairial sur ordre du Comité de Salut Public. De la Conciergerie où elle se trouvait incarcérée et condam-


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née à mort, elle adressa à Tallien une lettre dans laquelle elle lui reprochait de ne rien faire pour lui éviter la guillotine. Beaucoup pensent que cette lettre fut en définitive fatale à Robespierre, car soucieux de sauver Thérézia, Tallien activa le complot contre l’Incorruptible. Très épris de sa femme, Tallien était maintenant prêt à tout pour que sa si jolie tête restât solidaire de son corps sublime. A l’appui du récit du Pérégrin, André Castelot dans son Bonaparte nous fournit les précisions suivantes: «De nombreux révolutionnaires sentant leur propre chef vaciller sur leurs épaules se joignirent à Tallien. On citera particulièrement Barras qui venant d’être nommé chef de la garde nationale, investit l’Hôtel de Ville où se trouvait Robespierre. Barras fit partie plus tard de l’imposante collection d’amants de la belle Thérézia dont il eut un fils alors qu’elle était encore Madame Tallien. Ils seront sept autres à se joindre au complot, à savoir Courtois, Fréron, Garnier de l’Aube, Guffroy, Lecointre, Rovère et Thirion. Lecointre a rédigé un acte d’accusation que tous devront soutenir en séance et jurent si besoin est de l’immoler en plein Sénat. Fouché, que Robespierre méprise, craint également pour sa tête. Il se joindra aux conjurés et fera preuve de génie pour abattre Maximilien. La partie se jouera entre le 4 et le 8 thermidor, chacune des deux factions antagonistes, pendant cette période, pensera tour à tour avoir gagnée la partie. Le 8 thermidor, en fin de matinée, Robespierre se rend à la Convention et le public l’applaudit longuement. Il se lance alors dans un long discours, tout d’abord conciliant puis de plus en plus menaçant pour ses ennemis. La réaction des députés de la Montagne est immédiatement violente et Robespierre perd pied peu à peu et se retire. Cette nuit où sans doute il dort, on ne sait sur quels rêves, les conjurés de la Montagne, eux, ne dorment pas. Tallien a reçu de sa maîtresse, la belle Thérésa, ce billet «Je vais demain au Tribunal révolution-


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naire. Je meurs avec le désespoir d’être à un lâche comme vous. «Pour elle il osera. Avec Barras et Fréron, il a juré à dîner sur une bouteille de champagne «d’en finir avec l’ennemi» . Fouché court de cachette en cachette pour affermir les volontés, aiguillonner les haines. Demain doit tout sauver ou tout perdre.» Demain, ils verront enfin trancher la tête de celui qui promettait d’obtenir la leur  ! Aussitôt libérée, Thérézia reprit sa place parmi les célébrités de l’époque. Devenue celle à qui l’on devait la fin de la Terreur, on lui donna le surnom de Notre Dame de Thermidor. Là bas, au pied des montagnes, le jeune François Ruiz avait décidé de franciser son prénom, un peu pour plus de commodité et aussi par reconnaissance pour son parrain qui pourvoyait avec vigilance, de sa résidence espagnole, aux besoins matériels de son filleul. Le jeune homme, ainsi libéré des contingences matérielles, mais assigné par la force des choses à résidence dans de bucoliques paysages, mit à profit son exil forcé pour étudier la géologie, science qui le passionnait depuis son adolescence. Délaissant parfois l’étude des quelques rares ouvrages qu’il avait réussi à se procurer, il s’organisait des expéditions dans les Pyrénées toutes proches où, piolet en main, il collectionnait minéraux et fossiles. Cette activité champêtre fut interrompue, un beau jour de février 1797 par l’arrivée d’une lettre émanant de la belle Thérézia. Elle lui recommandait de se rendre toutes affaires cessantes à Paris où elle lui expliquerai de vive voix ce que l’on attendait de lui  ! De relais de poste en relais de poste, des diligences le transportèrent vers la capitale. Il parvint bientôt à l’adresse ou la « Merveilleuse » madame Tallien tenait salon et menait grand train. Comme pour effacer au plus vite le souvenir des horreurs récentes, toute une jeunesse aisée se noyait dans un maelström de débauche où tournoyaient Muscadins, Incoyables et Mer-


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veilleuses. Parmi les plus en vue de ces dernières on comptait Mademoiselle Lange, Madame Tallien et aussi deux créoles dont l’une fera bientôt parler d’elle, les citoyennes Hamelin et Beauharnais. Le mécène de tout ce petit monde n’est autre que le citoyen Barras, personnage influent auquel il est bon de faire sa cour : il donne d’ailleurs des fêtes d’un luxe inouï, où se presse une société disparate : royalistes et jacobins repentis, grandes dames et courtisanes. Barras est d’ailleurs en ce moment l’amant en titre, mais non exclusif, de la belle Thérézia. Un laquais en livrée de l’ancien régime, fit savoir à François que Madame Tallien pourra le recevoir en fin de matinée car en ce moment, elle reposait encore. Il le conduisit dans un salon où il sera invité à se restaurer en attendant d’être reçu par la maîtresse de maison. Deux godelureaux, poudrés à frimas, y conversent déjà tout en grappillant de ci de là quelques friandises. L’un deux s’adressant au nouveau venu l’apostrophe dans une langue que François met quelques secondes à décoder : - tu attends aussi Théésia, tu vas voi, elle est incoyable ma paole d’honneu  ! Etait-ce pour singer le parler chantant des délicieuses créoles dont tous rêvaient de s’attirer les grâces ? Toujours estil que cette manière ridicule de s’exprimer s’était généralisée chez ces farfelus. Puisque nous devons attendre avec notre jeune ami, que la belle hôtesse finisse de récupérer quelques forces après une nuit vraisemblablement tumultueuse, en tant que rédacteur du récit qui m’a été confié anonymement de la façon que vous savez, j’ai, je dois bien l’avouer, tenté de déceler des erreurs dans la trame historique sur laquelle ce récit se superposait. Si cette éventualité se présentait, la réalité du Pérégrin pourrait alors être battue en brèche et ce curieux récit, s’avérer n’être qu’une aimable supercherie.


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Toujours dans le « Bonaparte » d’André Castelot, le lecteur intéressé pourra lire ainsi quelques passages qui fournissent un éclairage complémentaire aux portraits de quelques personnages cités ainsi que quelques compléments à la description d’événement vécus par nos héros. La lecture attentive de l’ouvrage de cet historien reconnu ne me permis pas de déceler la moindre faille dans le récit du Pérégrin. Mais retournons auprès de notre jeune Espagnol. Le laquais solennel et enfariné revint quelques instants avant midi et s’adressant à François, lui communiqua que Madame souhaitait le recevoir immédiatement dans ses appartements privés et qu’il priait donc Monsieur d’avoir la bonté de bien vouloir le suivre sans barguigner. Très intimidé par le luxe insolite qui tranchait par trop avec ses vêtements fatigués par un voyage aussi long qu’inconfortable, le jeune homme fut introduit dans un boudoir tout tapissé de riches étoffes aux délicats tons pastel. Devant une glace surmontant une coiffeuse à la marqueterie étincelante, la belle enfant, encore toute parée de la grâce d’une beauté que l’on vient d’arracher au sommeil, appliquait sur ses paupières quelque fard coûteux tout en lorgnant par le truchement du miroir le visiteur que l’on venait d’introduire derrière elle. - Viens me montrer comme tu es beau, petit frère, fais voir si notre père t’a transmis comme à moi son regard de braise  ! - Madame, Madame comment pourrai-je un jour m’acquitter de la dette que j’ai envers vous ? Ma vie, que vous avez sauvée à Bordeaux vous appartient désormais. Mais que dois-je comprendre de vos propos ? Oui, Monsieur le Comte, fut toujours pour moi comme le père que je n’ai pas connu, je dois tout à celui qui me porta jadis sur les fonds baptismaux. - Mon cher François, je viens de découvrir que ta candeur est stupéfiante malgré ton intelligence que tout le monde s’accorde à trouver vive. Nous allons donc appeler un chat un chat, François Cabarrus


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est aussi ton vrai père, c’était au château un secret de Polichinelle. On prétend aussi que son sang généreux se serait dispersé dans bien d’autres voies subreptices. Ta mère, chambrière de la mienne était jolie, et je ne suis pas éloignée de croire que c’est en toute connaissance de cause que ma propre mère s’entourait ainsi de jeunes beautés, susceptibles de servir d’abcès de fixation à un époux qu’elle savait irrémédiablement volage. On contrôle mieux ce qui se passe à proximité  ! J’ai hérité du sang chaud de mon père et comme lui je me fiche des conventions comme d’une guigne. Le jeune homme était abasourdi et tout doucement découvrait ce que de menus événements auraient dû depuis longtemps lui dessiller les yeux. La belle Thérézia reprit : - tu vas rester quelques jours dans cet hôtel où je t’ai fait préparer une chambre. Dans un premier temps, une de mes amies va te prendre en main afin de transformer un peu ton allure bien trop provinciale ; mais n’ai crainte, elle saura te conseiller une mise de bon aloi susceptible de ne point heurter les personnes que je te présenterai. Va maintenant te reposer de ton voyage, dans trois jours, je donne une grande réception et tu devra te montrer digne des Cabarrus, même si tu n’en porteras jamais le nom. Ton chaperon sera la citoyenne Chantille, ex ci-devant que j’ai connue dans les geôles de la Révolution et aussi sauvée de la guillotine. Son goût est très sûr et ce qui ne gâte rien, elle n’est pas désagréable à regarder. Ainsi congédié avec un baiser sur le front, notre casseur de cailloux pyrénéens fut conduit à sa chambre par le solennel larbin enrubanné. Ce fut lors du souper servi en toute intimité, il n’y avait que dix-sept convives, qu’il fit la connaissance de son futur chaperon, la délicieuse Aglaé  ! Il fut convenu que rendez-vous serait pris le lendemain matin aux primes aurores, vers les deux heures de relevé, afin de


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dévaliser quelques boutiques des arcades de l’ex Palais Royal. François déclina poliment une invitation à prolonger ailleurs une soirée qui ne faisait que commencer pour «Notre Dame de Thermidor» et sa frivole cour. Peu de temps après, il dormait à poings fermés. Aglaé n’avait pas encore franchi le cap de la trentaine. De petite noblesse normande, la guillotine la rendit veuve cinq ans plus tôt avant de réclamer aussi sa jolie tête pour son panier. La chute de Robespierre et l’intervention de madame Tallien firent échouer ce pernicieux projet. Depuis, Aglaé, sans réels moyens d’existence gravitait en permanence autour de l’étoile Thérézia. L’argent que le citoyen Barras savait se procurer, coulait à flots tumultueux et suffisait à permettre à toute la bande de mener la grande vie. Aglaé profitait donc de ces munificentes libéralités et était toujours des plus joliment attifée. Sur le coup de dix heures, ainsi qu’ils en étaient convenus, elle frappa à la porte de François qui levé à son habitude avec le petit jour patientait en lisant un fort intéressant ouvrage de géographie découvert dans l’imposante bibliothèque de la maison. Quelle ne fut pas la stupéfaction de ces centaines d’ouvrages somptueusement reliés plein cuir et artistiquement posés sur des rayonnages en acajou ? C’était la première fois depuis que les propriétaires initiaux avaient malencontreusement perdu la tête avec nombre de leurs amis, qu’un lettré venait perturber leur long assoupissement. François se promettait, si le loisir lui en était laissé, de venir souvent emprunter l’un ou l’autre de ces passionnants volumes. Mais Aglaé était là et c’est à pied qu’ils se dirigèrent vers les boutiques aux devantures regorgeant de marchandises raffinées. Un tailleur empressé eut tôt fait de prendre les mesures du futur gandin et les tissus furent choisis. L’homme de l’art assura que tout serait livré pour un ultime essayage le lendemain


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à l’hôtel particulier de madame Tallien. Le bottier fut ensuite mis aussi à contribution et promit des prestations similaires. Se pendant sans façon au bras de son jeune compagnon, l’aimable jeune femme l’entraîna ensuite dans un bouillon du quartier où ils déjeunèrent dans un tête à tête déjà complice. Ils revinrent très satisfaits l’un de l’autre à l’hôtel particulier où Aglaé prétendit ranger soigneusement dans l’armoire de François les quelques mouchoirs, chemises et colifichets récemment acquis. Ce fut sans doute sur instructions précises de Thérézia mais sans doute aussi avec beaucoup d’ardeur personnelle, que notre mentor féminine entraîna son compagnon sur la vaste couche mœlleuse qui trônait au milieu de la chambre. La résistance du garçon s’avéra plus que défaillante et jusqu’au moment du souper, il ne fut plus question de manuel de géographie. Le regard professionnel de Thérézia fut assuré lorsque les deux tourtereaux vinrent la rejoindre dans un petit salon, que «tout» s’était déroulé suivant ses instructions. Elle eut un regard presque maternel pour ce demi frère dont elle avait décidé de parfaire l’éducation dans tous les domaines. Délaissant quelques instants sa cour empressée, elle s’isola avec lui dans la bibliothèque précitée et lui donna quelques précisions sur l’attitude qu’elle souhaitait lui voir tenir envers certains personnages qu’il sera amené à côtoyer dans les prochains jours. - Mon cher François, il est fort possible que demain soir, nous ayons pour le souper, Joséphine, une de mes bonnes amies. Nous nous sommes connues à la Conciergerie où nous étions emprisonnées toutes deux et promises à l’échafaud. Joséphine est entre-temps devenue madame Bonaparte et même du fin fond de ta retraite landaise, tu n’as pu éviter d’entendre parler de ce jeune général. Si demain ce militaire déjà couvert de gloire accepte d’accompagner son épouse chez moi, fais en sorte qu’il ait une bonne


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opinion de toi. C’est sur lui que je compte pour te donner une situation digne de mon demi-frère. Je connais par un ami très cher, certain grand projet de cet homme de peu d’apparence, crois-moi, il étonnera la France. S’il te pose des questions, parles-lui de ta passion pour les sciences, il t’écoutera avec attention, c’est l’une de ses faiblesses ! Le lendemain c’était le 19 février, il passa encore beaucoup de temps avec Aglaé sa jolie maîtresse qui l’initia aussi à évoluer plus naturellement dans sa nouvelle garde-robe. En début de soirée, il se rendit dans le vaste salon où une assemblée nombreuses et enrubannée caquetait à qui mieux mieux. François s’y distingua immédiatement par son air gauche et pour tout dire un peu pataud. Seul le fait que tous savaient qu’il était le protégé de Thérézia lui évitait un total ostracisme. La douce Aglaé s’affichant ostensiblement avec le jeune homme, observait envers tous une réserve qui en étonna plus d’un par son inhabituelle nouveauté. Toute souriante, tourbillonnant de l’un à l’autre, Thérézia lui chuchota à l’oreille : - Petit frère, gardes l’esprit clair, le Général m’a fait confirmer sa venue  ! Bien plus tard, un laquais annonça  - Madame et le Général Bonaparte. Aussitôt les conversations animées firent place à de discrets murmures et l’on vit apparaître un couple un peu disparate. Elle radieuse et d’un port de reine, était accrochée au bras d’un homme de taille assez restreinte. Vêtu d’une redingote militaire couleur de muraille, il aurait suscité la pitié si l’ensemble n’avait été surmonté d’un visage ascétique aux cheveux noirs collés sur le front et s’il n’y avait eu ce regard. Le regard... Dieu quel regard, domptait immédiatement l’entourage et semblait transpercer chaque individu. Quelques invités, d’aspect moins frivole que la majorité des


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fantoches présents s’entretinrent avec Bonaparte. Aglaé nommait à l’oreille de François quelques noms connus. - Celui-ci est le vicomte Paul de Barras, tu dois savoir que c’est en réalité le vrai maître ici. Celui-là, si élégant et presque efféminé c’est Cambacérès qui fut président du Conseil des Cinq Cents. Regarde le banquier Ouvrard qui tient en ce moment le général par l’épaule, on le dit du dernier bien avec Thérézia. Ce vieillard disgracieux qui fait des mines à la belle Clarence, c’est…. Et ainsi de suite. Thérézia, venant d’investir à son tour le jeune militaire couvert de gloire, fit signe à François de venir les rejoindre. - Général, minauda-t-elle, j’ai promis à mon jeune parent de tenter de vous le présenter, il vous admire, mais je reconnais que sa conversation tend à lasser rapidement mes amis. Mis à part la science mathématique et l’amour des cailloux il est peu bavard. - Venez donc vous asseoir avec moi dans ce coin tranquille, jeune homme  ! Ainsi vous seriez féru de mathématiques prétend madame Tallien, racontez moi donc cela. Thérézia, la rouée, connaissait l’attirance de Bonaparte pour les sciences exactes et ne doutait pas qu’il tomberait dans l’innocent piège qu’elle venait de lui tendre. - Que pensez-vous, mon garçon de la résolution d’équations aux dérivées partielles ? - Je pense, Monsieur, en avoir bien saisi le mécanisme et bien que n’en ayant pas eu l’utilité personnelle, j’ai pris beaucoup de plaisir à comprendre les travaux d’Euler. - Et qu’est-ce donc cette passion pour les cailloux ? - Général, j’ai ainsi présenté de façon désinvolte mon vif intérêt pour la géologie, mais il est vrai que là-bas, dans les Landes, j’ai réuni une assez belle collection de minéraux de toutes sortes. J’ai aussi entamé l’écriture d’un petit ouvrage expliquant de quelle façon je comprends la formation des montagnes ainsi que les raisons de la concentration en minéraux en des lieux bien particuliers. - Mon ami, reprit l’homme de guerre, c’est de gens comme


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vous dont la nation à le plus besoin, continuez d’augmenter votre savoir, fuyez les ridicules évaporés dont cette réunion nous présente de tristes échantillons. Nous caressons actuellement un grand projet et je compte m’entourer de savants pour le mener à bon terme. Veuillez donc, et ceci est un ordre, rester quelques temps joignable, des instructions vous seront sans doute très rapidement fournies pour vous insérer dans une équipe où vous saurez, j’en suis sûr, vous rendre utile. Le général le laissa planté là et s’en alla rejoindre son épouse qui riait de bon cœur avec Thérézia. François perçut immédiatement le changement de comportement vis à vis de lui, de beaucoup qui s’interrogeaient sur une si longue conversation de cet insignifiant provincial avec l’homme le plus en vue du moment. François faisait le point et il lui apparut évident que le grand projet de Bonaparte était l’invasion de l’Angleterre, bien qu’il ne saisit pas l’utilité pour un homme de guerre de s’y entourer de savants. Ce n’était en effet un secret pour personne que le Général Bonaparte revenait d’une longue tournée d’inspection des côtes françaises de Brest au Nord du pays. Le souper servi un peu plus tard se prolongea tard dans la nuit, mais Bonaparte quitta la table assez rapidement, laissant son épouse s’amuser. Le bruit de sa voiture et des douze hussards qui l’escortaient à cheval s’estompa dans la nuit glaciale. Comme délivrée d’un bâillon, la futile assemblée se remit à jacasser de plus belle. S’ennuyant ferme, François s’éclipsa dès que cela lui parut convenable et au passage, Aglaé lui fit signe qu’elle brûlait de le rejoindre rapidement. Le lendemain il fut appelé vers midi dans le boudoir où Thérézia procédait à d’utiles réajustements de sa coiffure. - Alors Frérot, ce départ en Egypte, c’est réglé ? - Madame, je ne saisis pas très bien ce que vous voulez me faire dire, à aucun moment, le Général n’a évoqué ce lointain pays, pas plus qu’un autre d’ailleurs. Il m’a laissé seulement


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entendre qu’il souhaitait me voir intégrer une équipe dirigée par un vrai savant pour l’un de ses projets importants. Dans ce cas, petit frère, oublie la phrase que j’ai prononcée, je suis sans doute un peu en avance sur les évènements. Mais patiente un peu, mes informations sont sûres  ! Profite encore de la belle vie parisienne avec ta nouvelle amie, car tu vas bientôt la quitter pour une longue période. Ne m’en veux pas si je te délaisse quelque peu dans les jours qui viennent. Sache seulement que sous une frivolité apparente, je manipule avec les armes dont m’a dotée la nature, les hommes importants qui font l’événement. Je joue en réalité un jeu aussi dangereux que passionnant. Par deux fois dans le passé, j’ai par manque d’expérience politique frôlée la mort comme tu l’as côtoyée toi aussi. Je suis actuellement la reine de Paris, mais je sais comme les anciens Romains que la Roche Tarpéienne est proche du Capitole. Va maintenant mon ami, j’ai de l’affection pour toi. Effectivement, la belle Madame Tallien ne parut plus dans sa fastueuse demeure, elle déroulait en d’autres lieux les lacs de la coquetterie qui ligoteraient bientôt fermement quelque puissant personnage.


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Chapitre 7

Dans lequel le jeune François devient le support physique du Pérégrin.

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ien que sa jolie compagne lui dispensât sans compter tout l’éventail de ses charmantes potentialités, le jeune homme commençait à s’ennuyer ferme. Ses chers échantillons de minéraux lui manquaient et l’exploration de la carte de Tendre ne compensait pas l’impossibilité de travailler sérieusement au mémoire dont il avait entamé la rédaction. Plus d’une semaine s’était déjà écoulée depuis sa conversation avec le petit général et l’idée qu’aucune suite sérieuse ne serait donnée aux promesses faites commençait à occuper son esprit. C’est alors qu’une sorte d’estafette à cheval vint lui remettre un mot signé d’un certain citoyen Déodat Dolomieu. Ce personnage le priait de le contacter de toute urgence dans les locaux de «l’Ecole Centrale des Travaux publics » » à Paris, dans les dépendances du Palais Bourbon. Sitôt un rapide déjeuner avalé, François, excité comme un pou, se retint pour ne pas courir au lieu fixé pour le rendezvous. Il crut tout d’abord s’être fourvoyé en voyant le portail du local indiqué, surmonté d’une inscription en larges lettres dorées, de toute évidence d’érection récente: ECOLE POLYTECHNIQUE. Dans un bureau, à l’entrée où siégeait une sorte de concierge, on lui fit savoir que le professeur Dolomieu se trouvait effectivement à l’heure actuelle dans les locaux de l’école qui venait depuis peu de changer d’appellation. Un jeune garçon qui astiquait avec application un buste de bronze dans le hall tout proche, reçut la mission de diriger le visiteur vers le bureau de professeur. Un « Entrez » sonore suivit immédiatement les légers coups frappés à la porte par le jeune appariteur. L’homme distingué qui siégeait derrière un imposant bureau recouvert de documents de toutes sortes, se leva pour ac-


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cueillir son visiteur. - Ainsi, c’est vous le jeune homme intéressant dont le Général m’a touché deux mots, veuillez venir vous asseoir afin que nous fassions plus ample connaissance. Habillé avec une certaine recherche, l’homme avait un large front que commençait à déserter une chevelure un peu rebelle avec quelques reflets argentés. Un nez assez bien formé, dans le droit prolongement du front surmontait une moustache bien fournie. L’ensemble aurait eu quelque chose de grec antique sans les yeux un peu enfoncés dans leurs orbites et surmontés de sourcils broussailleux. L’air bonhomme du professeur dissimulait peu cependant une autorité naturelle. - Ainsi, vous seriez paraît-il passionné de géologie, quels sont les maîtres qui vous ont formé à cette science parfois bien ingrate ? François expliqua que son savoir était surtout autodidacte mais que c’en n’était pas moins une passion. Il expliqua combien la lecture des ouvrages de l’abbé Haüy sur les cristaux avait déchaîné son enthousiasme. Le maître parut intéressé par la conception novatrice que son jeune interlocuteur se faisait des plissements géologiques. - Très bien, mon cher Ruiz, il est patent que votre savoir, bien que parcellaire dénote de réelles dispositions, je compte donc vous joindre à la petite équipe qui m’accompagnera en mission. Il faudra cependant vous accommoder d’un confort spartiate et les tâches annexes qui seront les vôtres nécessiteront de votre part beaucoup de bonne volonté. Par contre je puis vous garantir que l’aventure sera pour vous, formatrice, enrichissante et je crois passionnante. Je suis habilité à vous affecter une sorte de prime qui vous permettra largement de couvrir vos dépenses d’équipement et des importants déplacements que vous allez devoir effectuer. Sachez aussi que la mission qui est la nôtre doit se préparer dans la plus totale discrétion, sa réussite en dépend.


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Vous êtes dès à présent en disponibilité, libre de vos mouvements, mais vous devrez impérativement vous présenter le 9 mai de cette année au commandant de la garnison du port de Toulon qui vous indiquera comment m’y retrouver. Mon cher ami, je suis heureux d’avoir fait votre connaissance et tout laisse à penser que nous nous entendrons bien. J’aurais aimé poursuivre plus avant cet entretien, mais j’ai malheureusement de nombreuses obligations administratives dont je me serais bien volontiers passé. Là dessus, Déodat Dieudonné Sylvain Gui Tancred Gratet de Dolomieu raccompagna son visiteur jusqu’à la rue. Le cœur de François battait la chamade dans sa poitrine tandis qu’il se dirigeait vers sa chambre où il envisageait de rassembler ses quelques affaires au plus vite et de quitter Paris pour Bordeaux où il avait d’importantes affaires à régler. Dolomieu lui avait remis une sorte de sauf-conduit signé de la main même du Général Bonaparte. Le document précisait que le citoyen Ruisse François était habilité à recourir à la force publique si quelque contrainte entravait ses déplacements. Il ignorait si l’orthographe de son nom avait volontairement modifiée afin de lui donner un petit air français où s’il ne s’agissait que d’une fantaisie d’un quelconque gratte-papier. Le jeune Espagnol jugea que cette petite erreur, paraphée involontairement par le glorieux Bonaparte ferait désormais office de certificat de naturalisation. La séparation d’avec la pulpeuse Aglaé, se fit sans contrariété aucune de l’intéressée qui avait conscience d’avoir accompli sa mission avec autant de plaisir que de sérieux. Un prochain partenaire désigné pour servir aux intérêts de Notre Dame de Thermidor risquait de présenter moins d’attraits que ce beau et jeune mâle qui, ma foi, avait été une bien intéressante expérience  ! Sautant de calèche en diligence, de relais de poste en hostellerie, il foulait de nouveau, cinq jours plus tard, les pavés bordelais.


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Il se rendit dès le lendemain matin dans l’établissement bancaire qui était indiqué sur la sorte de testament olographe que son compagnon de cachot lui avait jadis remis. Le banquier, ami de la famille de Galtier d’Assin était décédé l’année passée, et la petite officine apparemment peu officielle où était sans doute entreposée la petite fortune léguée était maintenant dirigée par le frère de cet homme. Ce dernier reçut son nouveau client dans un petit bureau sentant un peu le renfermé et dont tout un pan de mur était couvert de dossiers alignés. Il parcourut avec beaucoup d’attention le document qui avait été plié en huit afin d’être plus facilement soustrait à de malsaines curiosités. - Cher Monsieur Ruiz reprit l’homme, une fois son examen terminé, ce document présente toutes garanties d’authenticité et je vous considère donc maintenant comme mon client. Sachez que j’étais assez étroitement associé aux affaires de mon regretté frère et de plus j’avais eu l’avantage de connaître assez bien Monsieur d’Assin. Selon ses instructions, nous avions en temps utile investi une partie des fonds déposés dans de fructueuses opportunités. Il alla prendre un dossier sur une étagère toute proche, y consulta une longue liste de séries de chiffres puis, sans relever les yeux du document, tira sur un cordon de sonnette qui partant du plafond, pendait à portée de sa main gauche. Comme par magie, un petit vieillard à lunettes surgit de derrière une tenture fatiguée. - Mosché, voulez-vous m’apporter le dossier (il énuméra un code mystérieux). Sans un mot le petit homme fripé disparut, il ne revint qu’un long moment après et posa une sorte de fin cahier sur le bureau. L’ayant feuilleté avec attention et crayonné quelques chiffres sur une feuille de papier, il reprit: - Voici où nous en sommes, le dépôt des d’Assin fut donc sur


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les ordres de votre donateur séparé en deux parties: Une principale, d’un montant de 20000 louis ou si vous préférez de 400000 francs fut assujettie au taux d’intérêt courant des banques dont nous ne sommes que d’humbles partenaires. Cette somme s’est donc gentiment arrondie. Une deuxième partie, beaucoup plus modeste, de 4000 louis, par des placements étrangers beaucoup plus risqués, en total accord avec Monsieur d’Assin s’est arrondie à près de 6000 louis. Si donc vous souhaitez que l’on vous remette la somme équivalente à la totalité de vos avoirs actuels dans notre établissement, ceci sera possible dès demain. Il vous est aussi possible de nous laisser continuer à gérer votre patrimoine de la façon qui vous semblera la plus adaptée. Vous m’avez tout à l’heure laissé entendre qu’un prochain voyage risquait de vous éloigner provisoirement de France, je tiens à vous signaler que mes importants associés financiers possèdent des accords avec d’autres établissements bancaires dans la plupart des pays d’Europe et du Nouveau Monde. Ceci peut se révéler précieux si vous souhaitiez pouvoir disposer à l’étranger de fonds toujours susceptibles d’exciter la convoitise de personnes indélicates. - Monsieur, reprit à son tour François Ruisse après avoir expliqué le tout récent changement d’orthographe de son nom, tout ceci me paraît intéressant mais nécessite quelques réflexions de ma part, je compte donc vous rencontrer à nouveau dans les tout prochain jours. Dans l’immédiat, je dois prendre contact avec un ami qui m’est cher mais que je n’ai pas revu depuis les circonstances tragiques qui nous avaient réunis tous trois avec Louis Galtier d’Assin dans les geôles de la Terreur. Je vois dans votre bureau un objet qui me laisse à penser que vous êtes de confession israélite, or mon ami qui se nomme Alphonse Rodriguès en est également et demeurerait avec la famille Vaez qui possède une entreprise de tissage. Il me semble donc possible que vous fussiez de connaissance.


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- C’est tout à fait exact et je puis même vous révéler que Joseph Vaez entretient quelques relations d’affaire avec moi. L’entreprise de tissage s’est récemment délocalisée à quelques lieues de Bordeaux, mais je puis vous rassurer, le beau-frère de Joseph est bien vivant car je l’ai rencontré à notre synagogue il y a peu de temps. Je vais vous indiquer de quelle façon vous diriger vers leur habitation et ne manquez pas de transmettre à Joseph les amitiés de David Nassi. Après avoir retiré quelque dizaines de louis chez son nouveau banquier, François, désormais très à l’aise financièrement, loua les services d’une calèche et d’un cocher qui l’emmenèrent chez les Vaez qui s’étaient établis dans les environs de Libourne. Il fut tout d’abord reçu par Joseph qui l’accompagna peu après jusqu’à une petite maison où logeait Alphonse à deux jets de pierre de celle de son beau-frère. Ce fut avec beaucoup d’émotion que les deux compagnons de cachot tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Alphonse félicita François pour sa bonne mine, il lui apparaissait en effet que le timide jeune homme à peine sorti de l’adolescence était devenu un solide gaillard au teint hâlé et plein d’assurance. A contrario François trouva son ami fatigué et comme prématurément vieilli. Joseph s’était éclipsé après avoir exigé que les deux hommes viennent le soir partager avec sa famille le repas du soir. Il fut tout de suite convenu que François logerait aussi longtemps qu’il le souhaiterait chez Alphonse, aussi bien la calèche et son cocher furent-ils renvoyés à Bordeaux. A se raconter leurs aventures depuis leur libération, les deux amis ne virent pas le temps passer jusqu’au souper. François eut le loisir de juger des liens d’affection qui liait (l’oncle Alphonse) à toute la tribu Vaez. L’hospitalité à son égard lui fit également tant chaud au cœur, qu’il eut presque l’impression d’avoir retrouvé une famille. Dès le lendemain, Alphonse entreprit de préparer son com-


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pagnon à la mission que nous avions échafaudée jadis pour lui et qui consistait à lui demander de m’héberger à son tour dans son esprit. Alphonse lui conta toute son histoire par le menu depuis le tremblement de terre de Lisbonne qui l’avait de fait libéré des griffes de l’Inquisition. Au fur et à mesure que le long récit de notre cohabitation s’écoulait, François se persuadait petit à petit que le narrateur n’était sans doute pas le vieux fou qu’il avait cru au début. Après quelques jours, je lui proposais, par l’intermédiaire d’Alphonse de procéder à un court transfert depuis l’esprit de ce dernier jusqu’au sien, j’ignorais totalement s’il s’agissait d’une réelle possibilité dans le cas de l’espèce humaine. Généralement cette opération se passait sans encombre avec la majorité des entités pensantes de l’Univers, lorsque la durée de vie de l’entité s’avérait inférieure au laps de temps dévolu à notre « plongée ». Mais dans quelques rares cas de figure, elle devenait impossible et le choix du nouveau support devait s’accommoder d’un hasard bénéfique ou malchanceux. Afin que les conditions soient rendues les plus favorables, nous décidâmes de procéder à un bref transfert lorsque les deux hommes seraient à la fois proches, immobiles et éloignés de tout autre individu. L’expérience se fit donc un soir, les deux hommes allongés l’un près de l’autre. J’investis sans peine l’esprit du jeune homme et en évitant de simuler la voix d’Alphonse, j’adoptais cette sorte de fusion d’esprit qui fonctionnait si bien avec mon premier hôte. Oh comme je me trouvais également bien à l’aise avec François ! Après quelques brèves minutes, ce nouvel esprit me signifia son acceptation totale et j’en profitais pour graver dans ses cellules des notions qui lui étaient auparavant inconnues et qui lorsque j’aurai réintégré l’esprit d’Alphonse lui prouveraient qu’il ne s’agissait pas d’un rêve. Puis je réintégrais mon premier hôte sans la moindre anicroche.


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François se redressa un peu hébété puis se releva et marcha dans la pièce un bon moment comme pour remettre un peu d’ordre dans ses pensées. - Mon ami, je suis un peu honteux d’avoir parfois douté de votre bonne santé mentale dit-il tout d’abord. Puisque notre ami venu d’ailleurs, ajouta-t-il, souhaite mon aide pour poursuivre sa mission, je vous confirme à tous deux mon accord total. Mais serai-je en mesure de lui apporter l’aide qu’il espère ? - Ne te mets pas martel en tête mon ami, sois assuré que tout se passera bien. Je souhaite cependant que le transfert définitif se fasse le plus rapidement possible car je crains de quitter ce monde plus tôt que je l’aurai souhaité. Un mal sournois opère depuis quelques temps d’irréparables ravages dans mon vieux corps et le moment ne tardera plus de rejoindre je ne sais quel au-delà improbable dans cet univers dont ton futur compagnon ne comprend pas plus que nous la finalité. Il me reste encore à te conseiller de garder secrète la nouvelle dualité de ton esprit car tant d’intérêts divergents ne sauraient tolérer les remises en question qu’elle implique. Dés demain le Pérégrin et toi ne feront plus qu’un. Je m’en réjouis car pour la première fois sans doute sur Terre, le savoir et les souvenirs d’un homme seront intégralement préservés après sa mort car fusionnés avec ceux d’un de ses semblables. Puissent-ils t’être une aide pour surmonter d’éventuelles futures épreuves. Le transfert s’opéra la nuit suivant la journée du 22 mars 1798, à l’insu du monde environnant et dans la plus grande sérénité. La journée qui suivit confirma qu’il n’avait entraîné aucun effet indésirable chez les deux hommes. Un petit fait anodin confirma à François qu’il lui fallait désormais rester vigilant pour ne pas trahir sa double personnalité. Invités pour le repas chez Joseph, ce dernier était à leur ar-


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rivée en conversation avec un homme qu’il présenta à François comme un membre de leur communauté puis s’adressant de nouveau à l’homme à l’étranger il poursuivit la conversation interrompue en Espagnol. François dont c’était la langue maternelle ne s’étonna donc tout d’abord pas de suivre aisément la conversation jusqu’au moment où il réalisa que les deux hommes s’exprimaient en réalité en « djudezmo » qui bien que d’origine castillane constituait le parler vernaculaire de la majorité des séfarades. Ce parler qui aurait dû lui être étranger car il différait sensiblement de l’Espagnol, ne lui posait en fait aucune difficulté de compréhension. Il se rendit compte ainsi par la suite, qu’Alphonse lui avait naturellement légué la compréhension du portugais, de l’anglais et aussi d’un peu de néerlandais. A lui de juger, en fonction des circonstances, de l’opportunité de céler ou au contraire faire état de ce nouveau savoir. Nous restâmes encore quelques jours en compagnie d’Alphonse dont la santé ne laissait point d’inquiéter son entourage. Rien n’était moins certain de le retrouver vivant à l’issue du long périple que nous allions accomplir dans de lointaines contrées. Nous quittâmes avec regret nos amis bordelais, bien que le temps ne pressa point trop François, son rendez-vous à Toulon n’étant prévu que dans six semaines, il eut volontiers accéléré la marche du temps ! Il décida donc de repasser par le village de Doazit pour y récupérer deux ouvrages de géologie qui lui étaient précieux ainsi que les feuillets du mémoire dont il avait entamé la rédaction. Il lui fallut tout d’abord revoir son banquier afin de fixer le sort de ses avoirs pendant une absence qu’il prévoyait longue. Le plus gros de sa petite fortune fut reconduit dans son état précédent. Le reste serait à sa disposition pour d’éventuelles dépenses pendant son voyage. Il prit sur lui une somme suffisante pour son trajet en France et David Nassi lui rédigea un


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billet à l’attention de l’un de ses correspondants à Marseille où il pourrait retirer toute somme dont il souhaiterait disposer pour son voyage. Au dos du billet figurait une liste d’autres correspondants disséminés dans tout le pourtour méditerranéen, auprès de qui il trouverait le même service. Cette sorte de carte de crédit avant la lettre était rédigée en djudezmo, dialecte que François déchiffrait désormais à la perfection. Cette organisation israélite n’était que la réédition de celle des banquiers Lombards, qui jadis quadrillait l’Europe et organisa le système des lettres de change et des billets à ordre. Au début de l’année 1796, la monnaie officielle était devenue le Franc et de nouvelles pièces en argent de cinq francs commençaient à circuler, les assignats avaient perdu toute crédibilité dans la population et le moyen le plus sûr de pourvoir à ses besoins en voyage, restait le bon vieux louis d’or. C’était malheureusement aussi le plus apprécié des détrousseurs de toutes sortes qui n’étaient pas rares sur les routes de France. Néanmoins, ce fut ce moyen de paiement que François choisit d’emporter. Il faudra attendre encore quelques années pour que l’effigie de Bonaparte Premier Consul se substitue à la tête du roi qui circulait ainsi toujours, bien après que le modèle vivant ait été tranché. Le long périple jusqu’à Toulon se déroula sans encombre depuis le départ de Doazit le 27 mars jusqu’à l’arrivée à sa destination finale dans la journée du 22 avril. Le jeune homme doté de sa propre expérience de la vie, depuis peu augmentée des connaissances de son prédécesseur, analysait dorénavant les choses et les êtres d’une toute autre façon. Il avait mis à profit cette longue et nonchalante promenade touristique pour enrichir encore sa culture générale. Les architectures des cités traversées le passionnèrent, Agen , Toulouse, Carcassonne, Narbonne, Bézier, Montpellier, Nimes, ainsi que les traces laissées dans tous ces lieux par tant de cultures différentes, par tant d’envahisseurs, dont les actuels habitants étaient sans le savoir les descendants.


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Gaulois, carthaginois, romains, qui s’effacèrent à leur tour devant les hordes nordiques vandales, wisigothes et autres, tous laissèrent en partant ou en se diluant, un peu de leurs gènes, de leur savoir-faire, et de leurs croyances. Les derniers de ces envahisseurs, les Français, dont les rois avaient le souci d’agrandir leur « pré carré », asservirent à leur tour ces populations de langue d’oc, sous le fallacieux prétexte d’y extirper une intolérable hérésie. La Révolution serait-elle le ciment qui en soudant entre eux ces éléments disparates, effacerait à jamais les dissensions et les vieilles rancœurs entre le Nord et le Sud ? Curieusement, son nouveau moi l’incitait aussi à s’intéresser aux communautés hébraïques, nombreuses dans ce Sud de la France malgré les persécutions qui ne les épargnèrent pas plus que Cathares et autres Albigeois. Les Juifs avaient sans doute l’avantage de l’expérience de trois millénaires d’épreuves derrière eux. Quelle malédiction s’acharnait donc sur ce peuple, condamné depuis Abraham à une errance sans fin. C’était un sujet de méditation que François et moi nous promettions d’explorer un jour. Bien que la passion de mon compagnon pour la géologie me soit assez étrangère, j’étais satisfait de le voir supputer les possibles phénomènes qui modelaient insensiblement leur insignifiant globe terrestre. Il se prenait à rêver d’être doté, un peu comme je l’étais, du pouvoir d’accélérer le temps et de contempler mers et fleuves évoluer et disparaître tandis que de majestueux plissements érigeraient des chaînes de montagne. A Marseille, après avoir regarni son escarcelle dans l’officine bancaire, maillon de la chaîne financière séfarade, le futur scientifique napoléonien chemina par le bord de mer, de village en village, jusqu’à Saint Mandrier où il établit ses quartiers dans une modeste hostellerie campagnarde. Le soleil printanier semblait vouloir rester de la fête et s’évertuait à faire oublier les traces des combats qui avaient révélés trois ans plus tôt le génie militaire du jeune capitaine Buonaparte. Ce fait d’arme qui chassera les occupants anglais et espa-


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gnols, le fera passer du grade de capitaine à celui de général et aussi d’inspecteur général en moins de deux mois. Du 22 avril au 9 mai, il s’astreignit à se rendre presque chaque jour dans le port de Toulon afin de tenter de rencontrer le citoyen Dolomieu, et se mettre à sa disposition un peu avant la date fixée du 9 mai. Parfois il utilisait la voiture de quelque cocher toulonnais patrouillant dans les environs, mais il préférait, lorsque cela était possible, s’y rendre par mer, dans la barcasse d’un pêcheur local allant vendre ses poissons à la ville. Toulon fourmillait de militaires de toutes armes, mais les autochtones lui dirent que cela était coutumier depuis longtemps. Par contre une centaine de navires de guerre, frégates et avisos, étaient au mouillage depuis déjà quelques jours et une activité intense de chargements et d’entretien mobilisait marins et civils. A compter du 4 mai, chaque jour vit venir s’ancrer dans la baie de nouvelles unités venant d’Ajaccio, Gênes et Civitavecchia. Le 8 mai, l’impressionnant spectacle de plus de quatre cents navire mouillés bord à bord, révélait enfin l’imminence d’un événement extraordinaire. Parallèlement, la campagne environnante se couvrit de bivouacs, et les routes s’encombrèrent de cavaliers et de pièces d’artillerie que l’on amenait sur le port pour embarquement. François réussit ce jour-là, à trouver dans le port militaire le bâtiment où il est censé retrouver Dolomieu. Il ne sera autorisé à s’y rendre qu’après s’être présenté à un poste de garde. Un sous-officier d’un régiment d’artillerie, vérifie alors son sauf-conduit, le compare à une longue liste de noms et seulement lui établit un laissez-passer. - Citoyen Ruisse, sois le bienvenu, un planton va te conduire auprès du citoyen Dolomieu. Canonnier Bougras accompagne le citoyen au bâtiment 22. Les dés étaient jetés et notre ami s’engageait dans une grande et terrible aventure. Thérèzia lui avait-elle confiée étourdiment la véritable des-


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tination de cette puissante armée d’invasion. Des cinquante cinq mille hommes regroupés à Toulon, bien peu connaissent réellement le but de ce gigantesque rassemblement, ils savent seulement que c’est Bonaparte en personne qui commandera et cela leur suffit  ! François n’avait pas une seule fois entendu prononcer le mot Egypte à Toulon  ! Puisque nous disposons d’un peu de temps avant d’entrer de plain pied dans d’historiques aventures, j’en profite pour vous expliquer l’origine du mot PÉRÉGRIN que les divers acteurs présentés dans ce livre emploient pour désigner le Messager. Ce fut Joseph d’Hallue dont nous ferons connaissance plus avant qui lui attribua ce nom. Joseph expert en Histoire Romaine et latiniste distingué lisait Pline et Cicéron dans le texte. On trouve dans les écrits de ces deux auteurs des acceptions différentes du mot PEREGRINITAS qui désignait normalement la condition d’étranger à Rome n’ayant pas le statut de citoyen. En particulier Pline emploie le mot PEREGRINOR pour un voyageur en pays étranger et Cicéron PEREGRINATOR pour grand voyageur. D’Hallue voulait exprimer par ce mot la quête au hasard du voyageur qui erre dans l’Univers. L’actuel mot pérégrination se trouve par contre bien décrire ces expéditions du Messager en de lointaines contrées.


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Chapitre 8

A Toulon en attendant l’embarquement..

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a quasi totalité des 132 scientifiques regroupés par Bonaparte se trouvaient déjà rassemblée dans ce vaste bâtiment qui leur avait été affecté. Le hall d’entrée était encombré d’un incroyable ensemble hétéroclite de malles et d’incompréhensibles appareils de toutes sortes. Quelques individus à la dégaine peu martiale, dirigeaient tant bien que mal l’organisation de nouveaux dépôts d’objets par des militaires un peu ahuris. - Attention, ces cornues sont fragiles hurlait un jeune homme à lunettes  ! - Ah ça y est... vous avez cassé cette bonbonne d’encre: se désolait ailleurs, un petit rondouillard au plastron souillé de poussière  ! Après avoir erré quelques minutes entre des groupes qui s’étaient formés ça et là, il s’adressa à un bonhomme qui regardait dehors et qui semblait un peu moins perdu que les autres : - Pardon citoyen, savez-vous où se trouve le citoyen Dolomieu ? - Que lui voulez-vous, mon ami ? Si vous faites partie de son équipe, sachez qu’il n’est pas encore arrivé  ! Mais vous pouvez vous adresser au grand jeune homme qui compte des caisses près des pièces d’artillerie, c’est l’un de ses proches. - Grand merci citoyen, et il se dirigea vers l’individu ainsi désigné. - Bonjour, on vient de me dire que vous sauriez où je pourrais contacter le citoyen Dolomieu car il m’a donné rendez-vous ici dès demain ? - Ne serais-tu pas Ruisse, un pauvre idiot comme moi, qu’il a aussi embarqué dans cette galère ? - Effectivement citoyen  ! - Eh bien moi c’est Pierre Cordier, Dolomieu a raison, tu as une bonne bouille et c’est avec moi que tu vas travailler  !


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- Je suis donc à vos ordres citoyen, que puis-je faire pour vous aider ? - Pour commencer, tu arrêtes les « citoyen » et tu m’appelles Pierre tout court et l’on se tutoie, point à la ligne. Je n’ai pas besoin de toi dans mes pattes aujourd’hui, mais demain matin tu te pointes ici avec tes affaires. Ta journée sera bien remplie et le soir tu viendras coucher chez la veuve Fournier où nous avons deux chambres réquisitionnées. Tout heureux de l’accueil sympathique qui lui avait été fait par ce garçon de son âge, plein d’autorité, il décida, pour calmer son excitation, de rentrer à pied à Saint Mandrier. Pendant que François chemine en évitant les charrettes chargées à ras bord de matériel et de vivres destinés à l’embarquement, nous avons le temps de consulter le curriculum vitae du jeune Cordier. Né en 1777, Pierre Louis Antoine Cordier tenait de son oncle, le baron Louis François-Elisabeth Ramond de Carbonnières, savant éminent, sa passion pour la géologie. Réussissant à intégrer la première promotion de l’Ecole des Mines, malgré des origines aristocratiques peu valorisantes à l’époque, il sut s’y faire apprécier, et Dolomieu le choisit avec un autre de ses condisciples pour effectuer un long voyage d’étude dans les Alpes. Dolomieu traita ses deux élèves comme s’ils eussent été ses propres enfants. Ce fut donc tout naturellement que le grand savant le choisit comme principal collaborateur pour l’épauler lors de l’expédition en Egypte. Preuve de leur grande complicité, le maître et le disciple décidèrent de faire à pied le long voyage de Paris à Toulon et pendant plus d’un mois durant, étudièrent la géologie des régions traversées. Depuis hier, Dolomieu avait abandonné son jeune compagnon pour d’importantes réunions préparatoires avec d’autres de ses éminents collègues et les responsables militaires de l’expédition. C’est pourquoi le jeune savant était devenu le seul in-


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terlocuteur disponible pour tout ce qui avait trait à la géologie. Il avait remarqué d’ailleurs que curieusement, l’équipe constituée autour de Dolomieu était de loin la moins nombreuse. Les chimistes, les géographes et les ingénieurs des Ponts et Chaussées formaient des groupes notablement mieux structurés. Les évènements des tout prochains jours suggéreraient aux membres de l’équipe des raisons bien peu scientifiques à cette congruité. Très tôt le lendemain, François quitta définitivement Saint Mandrier, fit déposer son unique malle à l’adresse que lui avait indiquée Cordier et où il devait coucher le soir, puis se rendit au port. Il présentait son laissez-passer au service d’ordre lorsqu’une rumeur se propagea comme une traînée de poudre. - Bonaparte vient d’arriver  ! Le général en chef est à Toulon  ! Il serait contraire à la vérité de qualifier de laxiste le comportement des futurs envahisseurs de l’Afrique, mais on y décelait cependant comme une aimable pagaille agitée, que n’auraient pas désavouée leurs ancêtres gaulois. Peu à peu, au fur et à mesure que l’information parvenait à l’ensemble des troupes, les tenues se faisaient moins débraillées, les charrettes de vivres, de munitions et d’équipements divers semblaient se diriger vers le port rapidement mais avec plus de sérénité. Le petit Corse exerçait sa magie même à distance  ! François se mit rapidement au service de Cordier qui se déchargea sur lui avec plaisir d’une partie des tâches ingrates d’embarquement des matériels jugés indispensables pour leur mission. Le départ de Toulon leur avait été annoncé comme imminent et le soir même tout se trouvait embarqué sur le vaisseau « Le Tonnant ». La flotte avait pratiquement achevé son rassemblement et le spectacle des quatre cents bâtiments prêts à prendre le large était impressionnant. Déjà la quasi totalité du matériel avait été distribuée sur


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les navires. Y étaient entassés mille vingt six canons, mille pièces d’artillerie de campagne ainsi que quatre cent soixante véhicules divers. Des navires de commerce réquisitionnés assuraient aussi le transport des vivres et d’une partie des munitions. L’embarquement des mille chevaux et des cinquante cinq mille hommes devait débuter le lendemain matin à l’aube et se poursuivre toute la journée. Dolomieu retrouva sa petite équipe dans la soirée. Elle se composait en plus de Cordier et de Ruisse de trois gaillards pleins de bonne volonté qui devaient épauler de leur mieux les trois scientifiques. Dolomieu paraissait fort contrarié et confia à Cordier : - Je viens de passer une heure fort déplaisante avec le général, je me suis fait berner par Bonaparte  ! Il fut néanmoins charmant avec tous, s’inquiétant de la santé et du moral de chacun. Il nous quitta en nous remerciant pour le travail accompli. Ce ne sera que quelques jours plus tard, que Cordier raconta l’objet de la contrariété du bon Dolomieu. Bonaparte venait de l’avertir de son intention de s’emparer au passage de l’île de Malte et il comptait sur Dolomieu pour convaincre les Chevaliers de Malte de lui livrer La Valette sans résistance. Dolomieu avait été jadis membre de cette confrérie et s’y était taillée une solide réputation ainsi que les curieux pourront le lire. Le lendemain, l’embarquement connut encore quelques difficultés et l’opération ne put se terminer que le surlendemain. Hélas, des vents contraires retardèrent de nouveau de quelques jours le départ de l’armada, au grand dam de Bonaparte. Ce ne sera que dans la matinée du 19 mai qu’il écrira du pont du vaisseau l’Orient au Directeur Barras : Il est sept heures du matin, l’escadre légère est sortie, le convoi défile et nous levons l’ancre avec un très beau temps.


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Au reçu de la missive, Barras notera : - Il est enfin parti. Le sabre s’éloigne…


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Chapitre 9

L’aventure égyptienne débute.

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peine la côte française commençait-elle à s’estomper dans la brume, qu’un roulis désagréable calma la superbe des apprentis conquérants, sous le regard goguenard des marins de la Royale. Au bout de quelques jours ils se retrouvèrent tous plus ou moins ragaillardis et refirent honneur à un ordinaire pourtant à la limite du consommable. Trois longues semaines de désœuvrement total s’écoulèrent avant que l’escadre vienne jeter l’ancre devant le port de La Valette, au grand effroi de la population et à l’inquiétude des trois cents chevaliers de Malte. Les Français ont grand besoin de se réapprovisionner en eau. Au début, le Grand Maître se fait tirer l’oreille et prétend n’accorder la permission de débarquer qu’à quatre navires à la fois. C’était mal connaître le fougueux général corse. Il envoie en plénipotentiaire le brave et pacifique Dolomieu, porteur d’un ultimatum carré aussi bien dans la forme que dans l’esprit. Etait-ce le ton péremptoire du message ou la diplomatie du bon Dolomieu qui étant lui-même ancien chevalier de Malte qui générèrent l’effet escompté ? Toujours est-il que les chevaliers prirent le parti de capituler. Bonaparte confia alors à l’un de ses proches qu’il lui aurait été sans cela impossible d’enlever la forteresse. Afin d’éclairer le lecteur sur le choix de Dolomieu pour tenter de faire fléchir le Grand Maître, nous devons effectuer un retour en arrière dans la jeunesse de notre savant géologue. Déodat-Guy-Silvain-Tancrède (de Gratet) de Dolomieu naît en 1750 dans une famille de petite noblesse du Dauphiné. Tout jeune enfant, il fut admis dans l’Ordre de Malte selon des critères qui nous semblent de nos jours assez obscurs, mais qui


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à l’époque allaient de soi dans certaines familles étroitement liées à la chevalerie depuis des générations. C’est ainsi qu’il embarque à l’âge de dix huit ans sur une galère de l’Ordre. Peu après, un différent sur une question d’honneur l’oppose à l’un de ses confrères et lors du duel qui s’ensuivit, son adversaire succomba. Dés son arrivée à Malte, il fut condamné à mort. C’était le sort de tout chevalier qui causait la mort d’un homme qui n’était pas ennemi de la chrétienté. Compte-tenu de son jeune âge, le Grand Maître lui fit grâce. Néanmoins, cette grâce devait être confirmée par le Pape. Clément XIII qui nourrissait quelques vieilles rancunes contre l’Ordre, refusa de confirmer la mansuétude du grand Maître. Dolomieu resta ainsi neuf mois dans les cachots jusqu’à ce qu’une ultime intervention auprès d’un haut dignitaire de l’Eglise de Rome ait raison de l’intransigeance papale. Libéré, il revint en France et rejoignit à Metz le régiment de carabiniers dont il avait été nommé officier à l’âge de quinze ans. Il s’y distingua par un acte de bravoure qui sauva la vie à plusieurs malades d’un hôpital dévoré par les flammes d’un incendie. Il quitta bientôt la carrière militaire pour se consacrer à sa nouvelle passion : la Science. Les chevaliers ayant ainsi fait leur reddition à Bonaparte n’eurent d’autre choix que de plier bagages et retourner dans leur patrie d’origine. Des deux tiers des trois cents chevaliers originaires de France, une trentaine s’enrôlèrent dans l’armée d’Egypte. Les autres furent expulsés avec un petit viatique pour leurs frais de voyage. Bonaparte qui venait d’annexer l’île, déploya selon son habitude une énergie débordante pour modifier totalement la vie des Maltais. En une semaine, il légiféra, réorganisa la poste, les hôpitaux, la justice et alla jusqu’à édicter des recommandations sur la façon de s’habiller.


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Le dix neuf juin, l’escadre réapprovisionnée en eau et en vivres, augmentée de la flotte de l’Ordre et des vaisseaux maltais confisqués, quitta La Valette pour un périple de douze jours vers la terre des Pharaons. Désormais parfaitement amarinés, les scientifiques de l’expédition mirent à profit cette inactivité forcée pour faire plus ample connaissance et entamer d’interminables discussions techniques ou philosophiques. François Ruisse et moi-même écoutions avec avidité ces conversations entre ces personnages qui constituaient la fine fleur des grands esprits de l’époque. Quand le sujet était scientifique, c’était surtout mon hôte qui se passionnait. Lorsque les échanges intellectuels s’égaraient dans les arcanes de la philosophie ou de la religion, tous deux engrangions avec avidité les arguments contradictoires entre les tenants des dogmes polis par des siècles de réflexions spirituelles, et ceux de leurs contradicteurs acquis à la libre pensée révolutionnaire. Bien qu’héritier d’un savoir supérieur, François se contentait le plus souvent d’une attitude passive car il subodorait que dévoiler de si grandes connaissances à un âge aussi tendre que le sien, pouvait générer une légitime suspicion. Un ethnologue, un certain Fulbert d’Hallue suscitait en particulier mon propre intérêt. Solide sexagénaire au visage avenant, il se trouvait un peu isolé de par sa spécialité et ne faisait partie d’aucune équipe structurée. Il avait eu l’occasion dans sa prime jeunesse de visiter l’Egypte à son corps défendant. Lors d’une traversée maritime en Méditerranée, le vaisseau sur lequel il se trouvait avait été arraisonné par des pirates barbaresques. Les quelques Français qui n’avaient pu payer une rançon et dont il faisait partie, furent vendus comme esclaves à des marchands arabes. Il aboutit finalement en Egypte où il demeura une douzaine d’années. Il eut la chance dans l’adversité de devenir esclave d’un riche Mamelouk qui le traita avec humanité. Après quelques années, séduit par l’intelligence du jeune européen,


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ce Circassien d’origine se lia d’amitié avec son esclave et l’associa à de nombreux voyages qu’il entreprit pour visiter d’antiques constructions. Fasciné par ces grandioses réalisations de civilisations disparues, cet homme devint une sorte d’égyptologue avant la lettre. Il se mit à collectionner des objets que de pauvres fellahs lui rétrocédaient pour quelques pièces de monnaie. Le jeune Fulbert, qui maintenant s’exprimait couramment en turc et en arabe, était aussi apprécié de son maître pour son aisance à déchiffrer les inscriptions en grec ancien et en latin. Il commença ainsi à se forger quelques conceptions personnelles sur ce pays au passé multiple et mystérieux. Jouissant depuis des années d’une totale liberté de mouvements, le mal du pays l’incita un jour à embarquer subrepticement sur un bateau cypriote, qui lui permit de regagner ensuite la France. D’Hallue décrivait parfois à un auditoire un peu sceptique, les gigantesques monuments érigés par les hommes qui peuplaient l’Egypte en des temps reculés. Il décrivait des statues géantes, les énormes colonnes de granite recouvertes d’étranges inscriptions, vestiges de gigantesques temples dédiés à quelque mystérieuse divinité. Fin connaisseur de l’Alcoran, cette bible des musulmans, il en comparait les éléments qu’il jugeait communs avec le Nouveau Testament des chrétiens et la Bible des Israélites. Au grand scandale de quelques de ses contradicteurs tout encore imprégnés de foi chrétienne en dépit du tout récent raz de marée révolutionnaire et anticlérical, il développait d’étranges théories. Selon lui, toutes ces croyances, par le biais de déviances hérétiques successives, dérivaient de ce culte millénaire qui avait suscité l’érection de ces fabuleux monuments. Savant helléniste, il citait d’abondance Homère et Hésiode dont les écrits l’éclairaient sur les concepts théocratiques qui prévalaient à l’époque de la suprématie grecque sur le pourtour méditerranéen.


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Il en voulait pour preuve la facilité avec laquelle Alexandre, puis la dynastie des Ptolémées avaient pu fusionner les cultes dédiés à des divinités d’origine apparemment si éloignés et s’assurer ainsi l’indispensable appui du clergé égyptien. - La Bible ne cachait nullement non plus, disait-il, à qui faisait œuvre d’ouverture d’esprit et savait dépouiller un texte de la part de merveilleux propre à tout ouvrage gnostique, de sa filiation avec des dérives monothéistes du polythéisme égyptien. Il pensait plausible que des adeptes de l’une de ces déviations, malmenés par le clergé officiel, aient pu trouver en ces esclaves hébreux, un terreau fertile où de nouvelles croyances se développèrent avec bonheur. Dès lors, tous soudés par leur foi nouvelle, ils constituèrent un élément perturbateur inacceptable au sein du vaste empire des Pharaons. Leur force fut aussi de croire que ce Dieu unique, était pour eux une sorte de chef de guerre invincible qui leur appartenait en propre, et qui prendrait en toutes circonstances fait et cause contre leurs ennemis. Les Chrétiens, puis plus tard les Musulmans, ne firent d’après lui qu’adapter ces concepts à des populations et des époques différentes. Nous nous gardions bien, François et moi d’émettre quelque opinion que ce soit sur le sujet. Toutefois, ces idées, bien que peu encore structurées, me paraissaient ouvrir la voie à une relecture plus pragmatique de livres écrits aux époques sombres de la barbarie et de l’ignorance. Le matin du premier jour de juillet, la côte africaine était en vue et un message du général vint curieusement alimenter d’éléments nouveaux les discussions précédentes. Dans son adresse à l’armée, destinée à galvaniser les troupes, Bonaparte disait : - Soldats, vous allez entreprendre une conquête dont les effets sur la civilisation et le commerce du monde sont incalculables. Vous porterez à l’Angleterre le coup le plus sûr et le plus sensible….


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Il recommande ensuite aux athées républicains, ceux qui, il y a peu de temps, acclamaient la déesse Raison, d’avoir des égards pour les croyances des Mahométans. - Leur livre sacré leur enseigne: Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète. Ne les contredisez pas ; agissez avec eux comme nous avons agi avec les Juifs, avec les Italiens. Ayez des égards pour leurs muftis et leurs imams comme vous en avez eu envers les rabbins et les évêques. Il poursuivait plus loin:  - Le pillage n’enrichit qu’un petit nombre d’hommes, il nous déshonore, il détruit nos ressources, il nous rend ennemis des peuples qu’il est de notre intérêt d’avoir pour amis. La première ville que nous allons rencontrer a été bâtie par Alexandre, nous y trouverons à chaque pas de grands souvenirs, dignes d’exciter l’émulation des Français. Dès le lendemain matin, l’expédition prenait pied sur le sol africain. Le groupe de savants fut prié de se faire oublier et surtout de ne pas troubler le déroulement des opérations militaires qui semblaient suivre un cheminement imprévu. Les Mameluks donnent en effet du fil à retordre au Général qui devra attendre le 13 juillet pour remporter une première victoire sur l’armée adverse. Le 21 juillet, après sa célèbre harangue au pied des pyramides, il achèvera d’écraser les Mameluks qui se jettent en masse dans le Nil pour échapper aux Français. Abandonnés par leurs protecteurs turcs, les cheiks arabes se rendent et Bonaparte entre en vainqueur le 24 juillet dans la ville du Caire. A son habitude, le Général signe toute une série d’ordonnances destinées à réorganiser le pays selon son bon plaisir. Les savants ne sont pas épargnés, les directives du maître pleuvent aussi sur eux et entraîne la dispersion des équipes aux quatre coins du pays. Au début du mois de janvier 1799, notre jeune géologue


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est de nouveau convoqué par Dolomieu qui lui annonce qu’il a reçu l’ordre de se séparer de lui. Il partira avec un autre scientifique, un certain Jacques-Marie Le Père, effectuer des relevés géologiques détaillés dans l’isthme qui sépare la Méditerranée de la mer Rouge. Le but sera de faire enfin aboutir un antique projet de canal reliant les deux mers. Bonaparte souhaite un tracé direct et ne veut pas entendre parler du projet de désensablement de l’antique Canal des Pharaons. L’équipe comprend une douzaine de Français, ayant les qualifications nécessaires pour épauler le chef de l’expédition. Les autres exécuteront les tâches nécessaires avec l’aide d’une cinquantaine de fellahs désignés volontaires d’office. Une escorte militaire imposante assurera la sécurité de l’expédition. Le Père exerçait à Paris les fonctions d’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées. C’était un homme de belle prestance, affable et éternellement courtois. Il se déclara enchanté de la nouvelle recrue que le Général en Chef lui affectait. J’eus l’occasion, bien des années plus tard de lire que l’expédition avait été dirigée par Gratien Le Père; il s’agit là d’une légère confusion explicable par le fait qu’un autre scientifique venu lui aussi en Egypte portait en effet ce nom et n’était autre que le propre frère du précédent. Il semblerait que les deux frères travaillant dans la même discipline s’étaient partagé les tâches, l’un dirigeant l’étude d’un possible canal entre les deux mers, l’autre effectuant des relevés en d’autres lieux du pays. Jacques Marie édita quelques années plus tard un mémoire sur l’étude d’un autre tracé d’un canal destiné lui aussi à relier les deux mers. Bonaparte vint en personne dispenser quelques encouragements à la petite équipe. Il eut un mot pour chacun et c’est ainsi que se campant devant Ruisse, il lui lança à mi-voix : - Alors jeune homme, ceci n’est-il pas plus exaltant que les fanfreluches des amies de la Cabbarus ? Quel cerveau avait donc cet homme exceptionnel pour se


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souvenir d’une banale conversation dans un salon avec un insignifiant jeune provincial, plusieurs mois auparavant ? On sut plus tard qu’il se rendit ensuite au casernement des hommes qui devaient assurer la sécurité des scientifiques afin de les convaincre de l’importance de leur mission. Cette deuxième visite s’avérait indispensable pour atténuer la grogne qui couvait chez les fantassins. Depuis six mois que ceux-ci parcouraient le pays dans des conditions difficiles, beaucoup étaient persuadés que toute cette campagne d’Egypte avait été organisée pour permettre à ces civils de s’emparer à leur seul profit des richesses que recelaient monuments et tombeaux. Ces fouilles se traduisaient en définitive pour la troupe par de pénibles marches dans le désert aride et souvent par la mort de certains d’entre eux. Par dérision ils ne nommaient plus les scientifiques que « les ânes » et réservaient le mot « savant » pour désigner les véritables ânes qui étaient fort communs dans le pays. Cette moquerie trouvait son origine dans le fait qu’en cas d’attaque ennemie, les ordres étaient de former le carré et de placer au centre les montures et les civils, elle s’étendit bientôt à tout individu ne portant pas l’uniforme. Le 16 janvier, l’équipe constituée de géologues, de cartographes et d’Ingénieurs des Ponts et Chaussées quitta le Caire. François eut la bonne surprise de retrouver dans l’équipe, Fulbert d’Hallue dont la tâche principale devait être de convaincre les populations rencontrées de nos intentions pacifiques. Sa connaissance de la partie nord du futur tracé du canal où il avait longtemps séjourné jadis, permettrait aussi d’éviter d’inutiles pérégrinations dans cette zone souvent marécageuse. Cette poignée d’hommes allait devoir se supporter pendant près de dix mois dans des régions misérables et quasi désertiques. A contrario elle allait jouir d’une relative tranquillité loin de fureurs militaires trouvant un exutoire plus au nordest. Le 16 janvier, l’expédition quitta Le Caire et entama sa progression vers l’est en suivant comme l’avait fait le mois précé-


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dent Bonaparte, la route des caravanes vers La Mecque. Suez, l’antique Arsinoé, est au mains des français depuis le début décembre. L’équipe ne l’atteindra qu’après trois jours de marche car Le Père craignait que les délicats systèmes de mesure optique, transportés à dos d’ânes, soient endommagés par une allure trop rapide. Dès le lendemain, le niveau moyen de la mer Rouge fut mesuré et la lente remontée vers le Grand Lac Amer, puis vers la Méditerranée s’amorça. La zone sableuse qui devait voir surgir bien plus tard la ville de Port Saïd ne sera atteinte que neuf mois après. Ce fut pour notre jeune ami une expérience bien éprouvante, les journées passées sous un soleil de plomb à effectuer des relevés d’une monotonie désespérante, succédaient à d’autres journées en tous points aussi affligeantes. Seule l’exaltante finalité de l’œuvre entreprise parvenait à maintenir le moral de l’équipe. François avait pour mission, en plus de l’aide qu’il apportait à l’équipe chargée de la triangulation, d’effectuer des prélèvements géologiques, parfois assez loin de la zone choisie pour le tracé du futur canal et de recueillir toutes sortes de renseignements utiles sur le proche environnement. Il était alors accompagné de Fulbert d’Hallue qui servait d’interprète auprès des éventuels autochtones rencontrés. D’Hallue n’était plus un jeune homme depuis bien longtemps et les longues marches lui étaient pénibles, aussi bien François jugeait-il parfois sa compagnie un peu pesante. A contrario, le soir venu, il recherchait la compagnie du vieil homme qui s’avérait d’une érudition peu commune au service d’une grande intelligence. Ce furent donc au cours des semaines, puis des mois des centaines de longues discussions que nous eûmes, François et moi avec ce curieux personnage. D’Hallue nous révéla un jour que c’était au séminaire qu’il avait acquis sa maîtrise des deux langues mortes qui étaient alors enseignées au futur clergé. Restant dans les premiers temps d’une grande réserve sur ses convictions religieuses profondes, il les dévoila petit à petit au grand jour au fur et à


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mesure qu’il eut pris la mesure de son interlocuteur. Un soir, après une discussion assez animée sur l’évolution des croyances des hommes au cours des millénaires, d’Hallue porta un rude coup à son jeune compagnon qui nous désarçonna quelque peu. - Mon cher ami, ne prenez aucun ombrage de ce que je vais maintenant vous dire, nous sommes actuellement hors de portée de toute oreille indiscrète et je vous conjure de me croire, jamais je ne ferai quoi que ce soit qui puisse risquer de vous nuire. Je ne sais qui vous êtes réellement, mais je suis désormais certain que vous n’êtes en aucun cas le jeune blanc bec que vous paraissez. J’ai souvent eu l’impression, au cours de nos entretiens, de converser avec quelque vieux sage. Vous connaissez Spinoza bien mieux que moi, qui pourtant l’a longuement étudié. Vous n’êtes pas Israélite mais la Torah n’a pas de secret pour vous. Tout à fait fortuitement, et je m’en excuse, j’ai pu lire sur un document inséré entre deux pages d’un de vos ouvrages une phrase dans un idiome séfarade qui citait votre nom. Vous l’aviez annoté de votre écriture fort reconnaissable, dans le même idiome. Enfin une multitude de petits détails surprenants m’ont fait me poser de plus en plus de questions à votre sujet François Ruisse : qui êtes vous ? Je décidais alors d’autoriser François à faire partager notre secret avec cet homme si attachant  ! De longues heures furent nécessaires pour que le bon Fulbert assimile sans trop de peine l’incroyable aventure psychique que j’imposais à mon hôte humain. A la fin du condensé des aventures de trois esprits dont deux humains dans le même corps, Fulbert dit simplement : Je subodorais quelque chose de pas ordinaire chez vous, mais ceci dépasse nettement le simple entendement. Nos relations ne sauraient désormais plus être du même ordre. Mes amis, puisque vous êtes deux sinon trois, nous en resterons là quelque temps, je dois m’accoutumer maintenant à ce nouvel


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état des choses et une bonne nuit de sommeil contribuera peutêtre à calmer la tempête qui rugit dans mon cerveau  !


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Chapitre 10 Sur le tracé du Canal.

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ès le lendemain soir, nos causeries du soir prirent une toute autre dimension, c’était comme si des brumes d’opacité avaient été dissipées par une bienfaisante

brise. On aurait pu penser que les récentes fureurs révolutionnaires avaient définitivement libéré le peuple de l’obscurantisme qui bridait encore les esprits sous l’Ancien Régime. Tout au contraire, à la pesante chape que le pouvoir des princes maintenait sur leurs sujets avec la bienveillante complicité d’une Eglise qui avait depuis fort longtemps choisi son camp, s’ajoutaient maintenant les excès d’un anticléricalisme revanchard, se parant des atours de la Libre Pensée. Pire, les garde-fous efficaces que constituaient le glaive royal et les promesses de châtiment éternel qui ne jouaient plus leur rôle, les errements inhérents à la nature humaine avaient désormais la bride sur le cou. C’est donc avec toile de fond ce nouvel ordre des choses incertain que nous entamâmes de longs échanges de nos mutuelles conceptions de l’organisation de l’Univers, ainsi que de l’idée que les humains s’en faisaient, depuis que leur développement cérébral le leur permettait. Fulbert avait bien compris que ma mission sur terre consistait aussi, à y déceler éventuellement la preuve de l’action réfléchie de « Ce » qui était à l’origine de tout. Puisque la Connaissance humaine émergeait seulement depuis peu des limbes de l’ignorance, il n’était pas question d’avoir la moindre idée d’un Univers infiniment petit, propre constituant du nôtre, et dont l’exploration par des entités pensantes telles que nous, confirmerait la réalité du système de mondes imbriqués. La notion d’atome avait bien été jadis envisagée par des philosophes grecs près de cinq siècles avant notre ère. Leu-


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cippe, puis Démocrite, nommèrent “atome” (du grec “atomos” qui ne peut être coupé), le plus petit constituant de la matière. Là s’arrête ce qui nous a été transmis de l’idée qu’ils se faisaient de la chose, il faudra attendre encore quelques décennies pour que de nouvelles théories viennent préciser un peu le flou de notre savoir. Nos amis, en cette fin de dix-huitième siècle en restait donc à la conception grecque de la matière originelle et c’était avec intérêt, mais sans grand espoir, que cela fasse de quelque façon que ce soit avancer la connaissance des miens et partant, celle du Grand Messager, sur la finalité de la Création. C’est ainsi que toute découverte de vestige antique, toute manifestation de quelque « spiritualité » que ce soit, entraînait le soir des conversations passionnées. Il est vrai que les lieux mêmes où ils séjournaient à ce moment incitaient à la réflexion. La terre des pharaons n’était-elle pas celle où l’un des plus importants système théocratique de gouvernement perdura pendant près de trois millénaires ? C’est de cette étroite bande de terre fertile coincée entre deux déserts que s’échappa un peuple d’esclaves qui devait se forger à partir des concepts religieux de ses oppresseurs, la religion originale mère de tous les monothéismes. Elle connut aussi le polythéisme grec puis son sosie romain. En son sein perdure encore avec obstination un Christianisme copte peu à peu élimé par un Islam farouche et dominateur. Tout sur son sol ramène à un passé aussi riche que polymorphe. Un jour, eut lieu une relève partielle de notre escorte militaire par une unité de cavaliers venant se mettre avec notre paisible équipe dans une sorte de repos relatif après d’éprouvants combats. Un jeune lieutenant d’origine italienne qui n’avait pas envers les savants les préventions de ses compagnons, recherchait au contraire notre compagnie. Il nous raconta un fait divers


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qui devait devenir le prétexte au développement d’intéressantes théories de l’ami Fulbert. A la fin du mois de décembre, le Général en Chef décide d’emprunter dans la région de Suez une sorte de gué qui à marée basse permet de passer sur la péninsule du Sinaï. Ce chemin aurait été celui qui aurait permis au peuple hébreux d’échapper aux chars de Pharaon. L’aller se passe sans encombre, mais au retour le drame fut évité de peu. Bonaparte et son escorte dont faisait partie le sympathique lieutenant, se laissèrent surprendre par l’obscurité. Le général Cafarelli, handicapé par sa jambe de bois était à deux doigts de se noyer et suppliait ses deux guides de l’abandonner car il n’avait plus la force d’avancer. Ce fut Bonaparte en personne qui revint en arrière pour secourir le malheureux. Comme Cafarelli suppliait encore qu’on l’abandonnât, Bonaparte le cravacha au visage en lui disant qu’il avait encore besoin de lui. Les deux guides réussirent à sauver in extremis les deux généraux en les portant sur leurs épaules. Cette version des faits fut d’ailleurs confirmée bien plus tard par Napoléon, devenu empereur. Le soir, Fulbert, tout excité par ce récit y reconnut un élément confirmant au moins l’un des récits de la Bible. Bien entendu, dans son esprit, l’intervention divine dressant de part et d’autre du peuple élu deux gigantesques murs liquides se résumait plus prosaïquement à l’imprudence d’une troupe de poursuivants se laissant surprendre par la marée. Fulbert avait jadis lu et relu de nombreuses fois le livre sacré et prétendait y avoir relevé tant d’invraisemblances que c’était faire preuve d’une bien grande candeur que de prendre ces récits au pied de la lettre. Il pensait, et en cela il rejoignait les propres convictions d’Alphonse, mon premier support humain, que la Bible était une compilation d’une foule de récits que les Juifs se transmettaient oralement de génération en génération. Basés la plupart du temps sur des évènements réels, ces récits s’agrémentaient volontairement ou non, aux cours des transmissions, de pieuses


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enjolivures. Nous avons vu au début de ce récit qu’Alphonse connaissait sur le bout des doigts les œuvres de Baruch Spinoza, qui effectua dès 1665 une analyse critique des textes hébraïques. Il doutait déjà de la réelle existence de Moïse ainsi que de l’attribution qui lui était faite de la rédaction du Pentateuque. Déjà aussi, au premier siècle de notre ère, l’historien juif Flavius Josèphe tentait avec peine de convaincre des intellectuels d’Alexandrie de la véracité du personnage biblique. Tout et son contraire a été dit et redit sur ce sujet au cours des deux siècles qui suivirent l’époque de l’expédition d’Egypte. Chaque nouvelle découverte archéologique venant conforter ou affaiblir les théories des uns et des autres. Fulbert d’Hallue pensait que le monothéisme n’était pas sorti ex nihilo du cerveau de Moïse, mais que cette notion était une sorte d’hérésie issue des confrontations entre clergés affectés à des cultes de divinités différentes, sinon antagonistes, et soucieux de leur suprématie. La tentation était sans doute grande mais risquée de créer une divinité unique. Moïse ou qui que ce soit qui ait réellement existé à l’époque, aurait ainsi dû s’exiler au plus vite pour échapper aux tenants d’un pouvoir théocratique, qu’il mettait ainsi en péril. Il n’est pas exclu non plus que cette nouvelle secte ait réussi à s’implanter dans une population d’esclaves maltraités. Le nombre important de ces nouveaux convertis constituait une force qu’un leader charismatique pouvait être tenté d’utiliser pour parvenir à ses fins. Il faut dire que les progrès récents de l’égyptologie rendent cette théorie possible sinon avérée. Vers -1330 le pharaon Ahkénaton aurait tenté d’imposer le culte unique d’Aton. La tentative fut vivement contrée et tout rentra dans l’ordre ancien après son décès. Il semblerait aussi que l’exode des Juifs date de moins d’un siècle après cette tentative infructueuse de Monothéisme. La catéchisation de masses opprimées pendant ce laps de temps écoulé reste donc du domaine du possible. Bien entendu ces découvertes récentes ne pouvant être connues à


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l’époque, les hypothèses construites par nos amis manquaient cruellement de possibilités de confirmation. Seule l’analyse des textes bibliques par des hommes se targuant d’une totale liberté de pensée était à leur portée. Nous étions tous trois d’accord sur le fait que la Bible n’était qu’une sorte de livre d’histoire ou plutôt la collation d’histoires transmises oralement au cours des siècles pendant lesquels le peuple juif ne possédait pas de système d’écriture. Lorsque les conditions de l’apparition d’un alphabet furent réunies, peut-être lors d’une seconde déportation à Babylone, la nécessité de la transcription définitive de cette histoire devint évidente. On peut toutefois s’étonner que les sages qui pilotèrent alors l’opération aient semblé opter pour une transcription assez fidèle des récits récoltés çà et là. Quelques judicieux réajustements cosmétiques eussent sans doute conféré plus de vraisemblance à un ensemble somme toutes assez décousu. Il est aussi possible que la récitation de la précédente (bible orale) sous forme de longues litanies, ait été l’apanage d’un clergé soucieux d’une transcription écrite mot à mot d’un héritage considéré comme divin. Mais quelles que soient les invraisemblances dont nous ferons éventuellement état par la suite, ce ne sont pas elles qui peuvent remettre en cause les fondements de la religion qui venait de naître. Elles peuvent tout au plus témoigner des difficultés d’une peuplade immature à transmettre un éventuel message divin. Nous ne tomberons donc pas dans ce travers  ! La seule question fondamentale est de déterminer si possible, la véracité d’une intervention divine dans les affaires des hommes. Apparition véritable, hallucination, élucubrations d’un esprit dérangé, mystification dans le but d’introduire plus de sagesse dans les relations entre les individus, ou machination destinée à établir un pouvoir dominateur sur ses semblables ? Voici les choix qui le premier mis à part promettent aux pires damnations dans l’au-delà ceux qui osent les envisager, sans exclure dans des temps pas si éloignés, tortures et châti-


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ments exemplaires définitifs éliminant le mécréant et évitant ainsi une contagion de pensées impies au reste du troupeau des fidèles. Fulbert nous fit remarquer que le souci constant de toutes les divinités est de ne jamais s’adresser à l’ensemble des êtres humains à qui elle souhaitent transmettre un quelconque message. La raison en reste d’autant plus obscure que leurs pouvoirs sont censés être infinis et qu’il s’agit donc d’une volonté délibérée de leur part et non d’une impossibilité technique. La divinité charge les humains de procéder au châtiment sur terre de ceux qui ne reconnaissent pas son existence ou qui n’observent pas sa loi. Elle prend curieusement parfois fait et cause pour un groupe d’individus et les incite parfois à l’anéantissement d’autres groupes d’humains. C’est ainsi que dans la Bible abondent les citations où Dieu joue le rôle d’un chef de guerre à la tête des combattants. On peut entre de multiples autres de même signification citer par exemple cette phrase du Deutéronome : « sache aujourd’hui que c’est Yahvé ton Dieu qui va passer devant toi comme un feu dévorant qui les détruira (les Anaqims) et c’est lui qui va te les soumettre. Alors tu les déposséderas et tu les feras périr promptement ». Il est bien évident que dans cette antique période de la fuite d’Egypte et jusqu’à la conquête de la terre promise, le Livre présente Yahvé non comme le seul Dieu de la création mais plutôt comme une divinité certes supérieure aux autres mais toutefois avide de détruire des peuples adorant d’autres divinités. Bien longtemps après, alors que le concept d’un dieu unique dans l’univers avait été majoritairement acceptée chez les Juifs, ceux-ci au contraire des pratiques chrétiennes puis musulmanes, rechignaient à convertir les autres peuples. Pourquoi en effet partager avec d’autres un allié si puissant qui n’hésitait pas à combattre à leur coté  et même parfois à leur tête ? Il est juste de dire que les récits bibliques font état de quelques circonstances où la divinité s’adressa d’une voix forte


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à un grand nombre d’individus simultanément. Mais ce fut seulement lors de la période un peu mythique qui suivit immédiatement la fuite d’Egypte. La voix surgissait toutefois de nuées montagnardes cachant soigneusement l’émetteur. Il semblerait que l’usage de cette pratique se soit limité à ces temps anciens. Loin d’être athée, Fulbert espérait toujours retirer de la lecture attentive de tous les livres religieux de toutes religions confondues une infime preuve de la véracité de ces témoignages écrits. N’ayant pas bénéficié de la « foi du charbonnier », il ne refusait pas d’attribuer la création du monde à une instance supérieure, et se complaisait dans un tiède agnosticisme, bien que ce terme n’ait été crée que bien plus tard. En un mot, sa conception de la création du monde des humains présentait par certains cotés quelques similitudes avec celle qui prévalait dans le monde d’où je venais. Les récentes révélations de François sur ma présence en son esprit et ma nature immatérielle, élargissait depuis peu le champs de ses cogitations vers l’existence d’infinis jusqu’alors insoupçonnés. L’existence de divinités plus ou moins anthropomorphes lui semblait bien improbable dans un univers où la planète Terre et la multitude d’astres qui l’entouraient n’était qu’une réalité fugace dans l’infini des temps passés et à venir. Le Créateur de toutes choses avait sans doute d’autres préoccupations que de gérer dans les moindres détails le mode de vie de créatures nées d’hier et très bientôt disparues demain dans une énième restructuration de la matière. On pouvait alors se poser la question de l’apparente nécessité de croyances diverses et variées chez les hommes de tous lieux et de toutes époques connus. Par nature, l’humain serait-il rempli d’un tel orgueil qu’il ne puisse accepter l’idée de sa disparition définitive après un bref passage en l’état d’une matière provisoirement animée de vie ? Une lente évolution de l’organisme le plus primitif vers un système plus finement organisé, mais toujours conditionné


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pour se protéger d’un environnement perpétuellement hostile, avait eu pour conséquence l’apparition de réflexes de défense. Ces réflexes d’agressivité et de peur vis à vis de tout ce qui n’était pas à portée de la compréhension de ces organismes évolués, ont pu générer des constructions fantasmatiques attribuant des pouvoirs surnaturels à des phénomènes naturels mais destructeurs. Les peuplades les plus primitives n’assimilaient-t-elles pas parfois un volcan régulièrement dévastateur à une divinité dont il était bon de s’assurer la clémence par des sacrifices sanglants. Cette notion de sacrifice rituel que l’on retrouve constamment dans des civilisations fort éloignées les unes des autres ne se retrouve pas seulement que dans la Bible. Le Christianisme ne présente–t-il pas Jésus comme l’(agnus dei qui tollis pecata mundi), c’est à dire l’agneau sacrifié pour racheter les péchés du monde. Les Musulmans ne commémorent-ils pas eux aussi par l’égorgement de moutons le sacrifice d’Ismaël par son père Abraham lors de la fête de l’Aïd el Kébir. Les Juifs croient que ce fut Isaac qui devait être sacrifié. Nous n’interviendrons pas dans ce débat mais louerons la mansuétude de la divinité qui accepta de remplacer le jeune garçon par un mouton qui fut proprement trucidé. Ces procédés barbares de mise à mort d’animaux continuent à être pratiqués de nos jours car une interprétation littérale des textes les préconisent. Nous saurons gré aux Chrétiens d’avoir remplacé dans l’Eucharistie le sacrifice d’innocentes victimes, par des produits d’origine végétale que l’on s’accorde à penser insensibles à la douleur. Cette anormale propension des humains à attribuer à ses divinités les instincts sanguinaires de leurs origines animales dans lesquels ils se complaisent, ne serait-elle pas suscitée et entretenue par cette Aura diffuse semblant émaner du sol même de cette planète. J’avais dès mon premier contact avec la Terre, détecté cette


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étrange mais trop ténue émanation pour mes facultés de détection. Serait-il insensé de penser que ces perpétuels bains de sang, générateurs de tant d’horribles souffrances, constituaient le festin dont la redoutable chose se repaissait ? - Mais alors, suggéra Fulbert, serait il possible que des humains aient identifié cette chose comme la puissance démoniaque uniquement préoccupée de faire le malheur des hommes. François, et bien avant l’esprit d’Alphonse qui était en lui, s’étaient refusés à tenir cette possibilité comme plausible. Le Démon n’était à leurs yeux dans les gènes de l’homme, que la survivance des excès de toutes sortes que la lutte pour la vie imposait aux espèces le plus prédatrices. Quant aux Dieux dont les humains s’étaient dotés, les religions successives leur avaient attribué tout l’éventail des sentiments des plus compatissants aux plus terribles envers les pauvres mortels dont ils avaient la responsabilité. Dieu ou Démon, la différence était parfois bien délicate à définir. La notion d’un être cosmique supérieur, incompréhensible aux pauvres habitants de l’insignifiant globe sur lequel nous survivons et qui semble se désintéresser totalement d’eux n’est jamais prise en compte car elle ne justifie pas la nécessité de cléricaux intermédiaires. Seuls quelques philosophes ont pu envisager la chose lors de rares périodes de liberté d’esprit. A quoi, ou plutôt à qui, servirait en effet une religion ne nécessitant aucun prêtre investi de la fonction d’intermédiaire obligé avec l’esprit supérieur ? Tous les individus dont aucun ne serait investi d’une divine mission, seraient alors sur un même pied d’égalité. La hiérarchie sans doute indispensable, s’établirait sur d’autres critères que lors d’une rencontre secrète entre la toute-puissance et son élu. Plus de clergé tout-puissant, plus de dynastie de droit divin  !


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François et Fulbert ayant trouvé là un inépuisable sujet de discussions passionnées, les soirées d’une semaine entière furent toutes consacrées à des débats animés mais hélas bien peu efficaces sur le plan de l’organisation future d’une idéale civilisation. Pour résumer les propos tenus, disons qu’ils convinrent avec regret que le peu de progrès de l’évolution des hommes vers une certaine sagesse, impliquait le maintient de croyances en des divinités attentives aux actions des mortels. L’invention supposée de lois divines imposées aux hommes, introduisit plus de subtilité dans une lutte pour le pouvoir basée jusqu’alors sur la force physique ou le tranchant d’un glaive. Le pouvoir appartenait désormais à celui ou ceux qui savaient persuader les autres qu’ils étaient soutenus par le Dieu qui les avait choisis entre tous pour transmettre sa volonté à la masse des fidèles. Ces intermédiaires autodésignés ne réussissant pas toujours à être suffisamment convaincants, il leur fallait s’assurer le soutien de bras armés aux arguments imparables. D’éventuels conflits entre ces deux puissances s’apaisaient généralement dans une sorte d’accord tacite dont chaque partie pouvait faire ses choux gras. Mais la grande force des prêtres résidait dans leur affirmation de l’existence d’un au-delà. Pour que la soumission des masses soit totale, il était nécessaire que soient remplies certaines conditions. Entre autres, l’au-delà devait être soit un lieu de félicités, soit un lieu de châtiments, selon que l’individu qui n’avait pas d’autre choix que de s’y rendre à sa mort avait respecté ou non de son vivant les lois édictées. Heureusement, l’individu qui s’était laissé détourner du droit chemin pouvait bénéficier sous certaines conditions du pardon de la divinité par l’intercession d’un membre du clergé qui avait délégation de pouvoir en la matière. De cette façon la sujétion permanente des fidèles aux représentants du dieu sur terre se trouvait encore un peu plus verrouillée  !


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Fulbert qui décidément faisait preuve d’un scepticisme incongru, s’étonnait que les dieux, qu’ils soient antiques ou modernes, aient toujours renoncé à s’adresser soit à chacune de leurs créatures, soit à d’immenses foules rassemblées pour la circonstance. Seul l’intermédiaire élu bénéficiait de la certitude de l’existence de la divinité. Aux autres il serait reproché leur manque de foi éventuel envers les affirmations de l’un de leurs congénères. - A la limite, disait-il, on peu reprocher à Thomas son manque de foi envers la résurrection du Christ, lui qui avait parait-il, eu auparavant le privilège d’assister à tant de merveilleux miracles. Mais comment ce Dieu et son Fils qui ont façonnés les humains à leur image et à leur ressemblance peuvent-ils s’étonner de doutes parfaitement légitimes. « Heureux ceux qui croiront sans avoir vu », nous assène encore le Nouveau Testament, ce qui laisse à penser que les autres seront malheureux. Ne serait-il pas logique de la part d’un père plein de mansuétude de rendre le bonheur à ces brebis égarée par une apparition publique non contestable ? - Mon cher Fulbert, reprit à son tour François, mon hôte étranger à ce monde et moi-même somme bien d’accord sur les incohérences que seule la célèbre « foi du charbonnier » empêche de discerner. Il suffit de constater que selon une répartition géographique modelée en partie par des siècles de conflit sanglants, les masses humaines se font de leur ou de leurs dieux des représentations différentes et puisent dans ces différences les meilleures raisons pour s’entre-tuer. Cette constatation constitue la preuve même que ces représentations sont issues du seul cerveau humain et sont maintenues contre toute logique par des guides spirituels aux intentions suspectes. Elles ne remettent aucunement en cause l’existence d’un être supérieur, éventuellement créateur de toutes choses. Un œcuménisme fédérateur aurait au moins l’avantage de voir cesser les hécatombes d’innocents au nom de divinités qui de toute évi-


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dence s’en soucient fort peu. Les instincts belliqueux des hommes continueraient à pouvoir s’exprimer sans frein pour d’autres motifs qui ne manqueront point, aussi sordides que nombreux. Cette croyance en une divinité acceptée par tous, me semble, mon cher Fulbert, bien plus adaptée à l’espèce humaine que ne le serait un athéisme généralisé ou la croyance en une divinité mal définie. Notre ami et second moi-même le Pérégrin, nous présente le Créateur comme une sorte d’abstraction tant que son dessein n’a pas été identifié, et il est à craindre qu’il ne le soit jamais pour notre espèce. Notre cosmos rempli d’une infinité d’étoiles, notre petit système solaire, notre globe terrestre et enfin cette espèce de moisissure que nous sommes, qui en pollue la surface depuis quelques peu et qui disparaîtra aussi vite dans quelque cataclysme sont de toute évidence ignorés de ce Maître de l’Univers. L’observation de lois permettant aux humains de vivre ensemble en relative bonne intelligence peut être assurée par des organisations purement humaines telles que police et instances judiciaires. Il n’est donc pas chimérique de caresser l’espoir que notre espèce poursuivant son évolution, assagisse peu à peu ses instincts de base et se plie à une morale universelle adaptée à l’époque considérée. Mais l’homme est affecté d’une infirmité qui d’après l’expérience du Pérégrin et de ses semblables est assez rare chez les autres intelligences peuplant notre dimension. Il n’estime pas possible qu’un être aussi parfait que lui puisse se dissoudre définitivement à la fin de son passage sur terre dans un néant inconnu. Hormis pour une faible proportion de nos semblables, il y a forcément un « après la mort » pour la majorité d’entre nous. Le Pérégrin et ses semblables n’ont jamais détecté l’existence de telles entités intelligentes, reliquats d’une problématique désincarnation. Ces milliards d’esprits ne devraient pourtant pas échapper à ce détecteur d’ondes mentales. Son esprit logique se


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garde toutefois de conclure à leur inexistence. Il est vrai que les légendes populaires abondent d’histoires de revenants et d’esprits malins se plaisant à tourmenter les vivants, ils observent eux aussi malheureusement une certaine répugnance à effectuer des apparitions publiques et à laisser des traces probantes de leurs interventions. Nous avons vu comment d’astucieux prophètes ont exploité avec profit ces croyances, mais il serait injuste de n’en point considérer aussi les retombées favorables. Tout d’abord, lorsque nous avons dénoncé la perversité des divers clergés au service des religions passées et actuelles, nous pensons seulement aux plus puissants qui mitrés et bagués d’améthyste (pour évoquer ce que nous connaissons le mieux) ne peuvent sans doute se regarder sans rire, comme disaient les Romains antiques, de leurs pontifiants augures. Les prêtres ne sont que des hommes avec toutes leurs qualités et leurs défauts. Si les siècles passés ont vu sévir de dangereux exaltés qui se croyant investis d’une sainte mission envoyèrent au bûcher d’autres de leurs semblables qui ne pensaient pas tout à fait comme eux, nous connaissons tous dans la religion chrétienne qui est celle que nous côtoyons dans nos contrées, de braves hommes compatissants aux malheurs des autres et parfois de véritables saints. Comment ne pas approuver leur dévouement auprès des malades, des malheureux, des condamnés à mort par la justice humaine ou par d’impitoyables et injustes douloureuses maladies. Qui n’a pas vu le visage rasséréné d’un mourant à qui le bon pasteur a promis la paix éternelle dans un paradisiaque au-delà. Que ces hommes et aussi ces femmes qui consacrent leur existence à alléger le fardeau posé sur les épaules des malheureux soient honorés et remerciés par tous. Honte par contre aux faux prophètes qui utilisent ces actions d’amour du prochain comme une justification et alibi pour la manipulation de crédules consciences. Et François ajouta : je porte en moi à jamais l’atroce expé-


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rience des tortures de l’Inquisition, héritage de l’esprit d’Alphonse mon vieil ami. Je sais donc de quoi je parle ! Quoi qu’il en soit, conclut Fulbert, nous venons nous aussi de tomber dans le travers millénaire de la foule des exégètes sacrés et de leurs non moins nombreux contradicteurs. Pourquoi continuer à chercher dans une chronique pseudohistorique élaborée à partir de traditions orales plus ou moins sujettes à caution, des arguments pour ou contre une transcendance d’un tout autre niveau d’élévation ? Est-ce simplement pour la rendre plus accessible à des masses n’émergeant que difficilement d’un obscurantisme primitif ? Par quelle aberration devrions-nous considérer que nos ancètres d’il y a deux millénaires aient pu bénéficier d’une aura de sagesse, telle que leurs croyances d’alors puissent continuer à nous être imposées ? Il me semble que rien dans nos échanges d’idées au cours de cette soirée ne puisse faire progresser d’un iota l’étrange mission de notre ami le Pérégrin. Je propose donc que nous laissions là nos dérisoires arguties et que nous rejoignions nos habitacles de toile afin de profiter d’un sommeil réparateur. Demain la journée sera rude !


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De Suez aux Lacs Amers.

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e bon Fulbert nous rappelait ainsi qu’une fois de plus, l’expédition devait aux primes aurores, lever le camp afin d’établir un nouveau campement plus au nord. La nuit fut donc courte et bien que le silence soit comme à l’accoutumée ponctué de quelques concerts de glapissements de chacals, ce fut parfaitement requinqués que nos amis se réveillèrent au petit matin, à l’incitation des soldats du dernier tour de garde. Déjà, les fellahs dévolus aux indispensables tâches subalternes, s’affairaient autour des bourricots en tentant avec plus ou moins de bonheur de les bâter et de les surcharger d’impédiments divers et variés. Une divinité compatissante et sans doute complaisante aux géographes et aux géologues, avait installé au cours de la nuit dans le ciel de gros nuages noirs tout à fait inhabituels dans ces régions désolées. Tous, hommes et bêtes formaient des vœux pour qu’une bienfaisante ondée vienne les revivifier. La petite caravane cheminait depuis une bonne demi-heure lorsque les écluses célestes s’ouvrirent enfin. Comble de félicité, ce ne fut pas l’une de ces dévastatrice s cataractes si promptes à transformer dans ces régions, les lits caillouteux d’oueds desséchés en torrents furieux. Non, une heure durant, la pluie tomba régulièrement sur la troupe ragaillardie, déclenchant rires et chants chez les muletiers et les soldats. Puis les nuages disparurent vers l’est et le soleil déjà haut ne tarda pas à sécher les vêtements. Au dessus du sol sablonneux, une sorte de voile dansant de vapeur d’eau, indiquait maintenant, que le paysage ne tarderait pas à se débarrasser de cette importune humidité. Après quatre heures de marche sur une piste caillouteuse


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et malaisée, la caravane avait parcouru un bon myriamètre et nous nous trouvions désormais dans une zone recouverte de touffes de joncs. D’Hallue nous révéla que nous trouvions à l’extrême sud du petit Lac Amer. Il ajouta que dans l’antiquité, sur les berges de ce lac, alors empli d’eau salée, une ville fut nommée Cambysis en l’honneur de Cambouzya (Cambyze), fils de Cyrus qui conquit l’Egypte cinq siècles avant notre ère. A l’issue d’un court conciliabule entre Le Père et le chef du détachement militaire chargé de notre protection, il fut décidé que le nouveau campement serait établi sur un monticule situé à l’ouest du lac desséché et qui culminait à plus de 200 mètres. Bien que malaisée, la montée fut jugée nécessaire afin de faciliter la défense de l’expédition. Des renseignements récents faisaient en effet part d’une hostilité croissante de quelques tribus locales et la plus grande prudence était de mise. Le lieu était indiqué sur les cartes qui nous avaient été fournies: Djebel Mécassarahieh. De son point le plus élevé, un examen à la longue vue permettait de s’assurer de l’absence d’éléments hostiles sur plus de 10 kilomètres à la ronde. Après le casse-croûte, l’après-midi fut consacrée à l’érection des tentes et à l’entretien du matériel de mesure de nivellement dont dépendait la précision de nos relevés. Fulbert, qui était dans cette activité d’une totale incompétence vint néanmoins nous proposer son aide pour toute tâche annexe ne nécessitant aucune connaissance particulière. Sachant qu’il ne s’agissait en réalité que d’un prétexte pour poursuivre nos conversations, François l’assura que sa compagnie était toujours bienvenue. Ermenegildo Artaz (Gildo pour les amis), ce jeune lieutenant italien dont nous avons fait la connaissance dans les pages précédentes, vint également proposer ses services pour l’entretien des appareils de mesure qu’il regardait souvent avec un grand respect. Originaire de la vallée de l’Orco, il s’engagea dans l’armée


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française de façon toute naturelle et vouait au Général en Chef une admiration sans borne. Il fut lui aussi accueilli avec sympathie car sa gentillesse et son français, ensoleillé par le dialecte franco-provençal en usage dans son pays, faisaient chaud au cœur. En ce qui concernait les appareils de mesure de nivellement, l’ensemble était assez hétéroclite et souvent un peu bricolé. Cela était consécutif au pillage du matériel d’origine lors de son stockage provisoire au Caire. Le Père avait ordonné la fabrication de matériel de remplacement par des artisans cairotes et le résultat n’était pas toujours à la hauteur de ses espérances. Nous verrons que ce matériel aux performances douteuses fut en partie responsable de résultats de mesure discutables. La présence de Gildo, amena D’Hallue à engager nos chers débats par de subtiles voies détournées, par l’évocation de quelques vestiges antiques rencontrés ça et là et qui témoignaient de fastes désormais oubliés dans ces déserts arides. Des stèles persépolitaines, indiquaient dans les parages l’occupation permanente des lieux en des temps reculés, par des envahisseurs perses. D’Hallue qui semblait avoir sur le sujet des idées assez précises fit remarquer que les Perses qui constituèrent un gigantesque empire englobant l’Egypte à l’ouest et une partie de l’Inde à l’est semblèrent peu se soucier d’y imposer leurs croyances religieuses. L’Egypte continua donc comme du temps de son glorieux passé à adorer les mêmes divinités. Faut-il y voir là le souci de ne pas exacerber inutilement de possibles velléités de révoltes de populations asservies ? Sans doute, la présence de troupes d’occupation relativement modestes en effectif, semblait suffisante dans ce contexte pour assurer le paiement régulier des tributs imposés par Cyrus et ses successeurs. Le Grand Roi Cambyse, sans doute le fondateur de Cambysis dont quelques vestiges subsistent sur les bords du Lac


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Amer, se serait proclamé Pharaon puis serait devenu fou. Hérodote d’Alicarnasse détaille dans le livre III de l’Enquète (Iστορίαι ) les faits et gestes de ce Grand Roi de Perse et Pharaon d’Egypte. Il semblait ainsi à Fulbert qui avait vingt fois lu et relu l’œuvre d’Hérodote, que ce grand monarque, ainsi que ses successeurs perses avaient su se servir, suivant les lieux, des croyances ancestrales pour leur plus grand profit. Le vainqueur grec du dernier d’entre-eux, Alexandre le Grand sut négocier, lui aussi, avec le clergé égyptien sa reconnaissance comme Pharaon en tant que fils d’Amon. Fulbert prétendait que ce processus dont les vertus étaient déjà connues et utilisées par les sorciers et chamans des religions originelles fut constamment amélioré au cours des temps et mis également en œuvre par les hauts dignitaires de nos modernes cultes monothéistes. Gildo, qui avait jusque là écouté sans broncher, paraissait toutefois de plus en plus mal à l’aise. Il s’exclama soudain avec presque des accents de colère dans la voix: - Pretendez-vous donc, Monsieur, que nos Saints Evêques, que notre Saint Père le Pape qui est dans la ville éternelle, feraient montre de la duplicité dont vous parez les personnages que vous venez d’évoquer ? Comment pouvez-vous contester la remise à Moïse des Tables de la Loi et les nombreux miracles que Notre Seigneur Jésus accomplit avant de se sacrifier pour racheter nos péchés ? Ignorez-vous donc les guérisons miraculeuses accomplies par tant de saints hommes ainsi que par Marie la Sainte Mère de Dieu ? Très ennuyé, le bon Fulbert regretta d’emblée d’avoir ainsi laissé filtrer son scepticisme devant le jeune officier, que nous étions loin de penser être un si fervent catholique. Il était bien clair que nos habituels échanges de réflexions constituaient la négation d’un endoctrinement patiemment distillé méthodiquement et avec constance depuis des siècles.


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François sentit qu’il fallait de toute urgence appliquer un baume salutaire sur la blessure mentale du jeune homme, quitte à nous désolidariser un peu pour la bonne cause des propos de notre vieil ami. -Cher Gildo, notre savant ami, qui a étudié tant d’écrits de nos philosophes et qui pourrait citer la plupart des écrivains et penseurs de l’antiquité, tente parfois par pur jeu intellectuel d’en tirer une sorte de synthèse globale qui je vous l’accorde a parfois de quoi surprendre. Rassurez-vous, il vous confirmera j’en suis sûr, que son propos n’est pas de faire vaciller sur ses bases les dogmes de l’Eglise, mais plutôt de rechercher modestement avec nous d’éventuelles nouvelles interprétations aux idées des Anciens. Conscient du creux voulu de ces phrases tarabiscotées, le supposé jeune homme en espérait l’effet d’un léger voile de fumée permettant de ne pas passer trop visiblement du coq à l’âne. C’est dans ce but qu’il embraya dans la même foulée: - Pensez-vous, mon cher vieil ami, pour en revenir à Cambyse que la stèle surmontée d’un buste dont nous avons hier admiré le granite rose, un peu érodé par le sable entraîné par les vents du sud, reproduise les traits de ce sanguinaire monarque ? Fulbert, évitant le moindre temps mort, s’empressa de répondre: -Le visage de pierre a subit une mutilation du nez et des oreilles ainsi que vous avez pu le constater. Cambyse a sans doute mutilé de cette façon de nombreux ennemis, comme l’atteste Hérodote dans ses écrits, et il n’est pas impossible que d’aucuns se soient ainsi vengés sur la réplique minérale du despote. La taille de la pierre me semble sans conteste persépolitaine, bien que l’inscription sur le socle soit écrite en hiéroglyphes. Etant incapable de la déchiffrer, je militerai cependant pour l’affirmative compte tenu de la dualité des styles. La discussion traîna encore un peu sur le sujet, puis François s’enquit auprès du jeune militaire: - Avant-hier soir j’ai entendu tirer quelques coups de fusil,


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s’agissait-il d’un exercice ? -Non, l’Etat-major nous a signalé une hostilité de plus en plus croissante des tribus arabes nomades et ce soir-là dès la nuit tombée nous avons repéré une petite troupe d’une dizaine de cavaliers aux intentions douteuses. Mes hommes ont tiré quelques coups de fusil qui ont suffi à faire fuir ces hommes. Il y aura lieu toutefois que vous observiez désormais une plus grande prudence. Je dois maintenant vous abandonner pour organiser les tours de garde. Veuillez excuser aussi ma crise de mauvaise humeur qui je le comprends trop tard était hors de propos. Ces discussions sont si éloignées de mes préoccupations habituelles que j’ai bien conscience de m’être un peu rendu ridicule. Je vous souhaite une bonne soirée ! Une fois seuls, Fulbert et François reprirent avec application la remise en état des appareils de mesure. Pendant que l’un nettoyait avec minutie la délicate optique d’une sorte de longue-vue, l’autre tentait de colmater avec une sorte de substance gommeuse un trou dans un long tuyau en tissus imperméabilisé. Ce fut Fulbert qui rompit le silence. -Ce récent petit incident dont je suis bien involontairement responsable, doit nous faire méditer sur les dangers qui guettent ceux qui ont l’audace de remettre en question tout ordre établi. Notre Transalpin est de toute évidence le plus brave des garçons. Or avez-vous constaté combien la moindre interprétation ou remise en cause des canons imposés, entraîne des réactions disproportionnées chez des êtres que l’on jurerait pacifiques et intellectuellement ouverts. Deux siècles plus tôt, mes propos m’auraient sans aucun doute conduit sur un bûcher, à la plus grande satisfaction d’une foule de braves gens venus assister au supplice. Quelle est donc ce fauve qui sommeille en chacun de nous et qui amène certains à se comporter en juge et justicier au nom de divinités qui seraient tellement plus habilitées à appliquer leur


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justice sans intermédiaire. Cela me fait penser à l’acteur principal de l’élimination des hérésiarques cathares. Lors d’un séjour que je fis en Suisse il y a de cela quelques années déjà, je fus hébergé chez un homme tout à fait étonnant que nous nommerons Ladislas pour la circonstance. La grande bâtisse, propriété de mon hôte était située dans une verdoyante vallée du Tessin. Je fus invité dans cette maison, non pas par celui qui semblait être le maître des lieux, mais par un homme d’église qui me prit un temps sous sa protection lorsque jadis je réussis à fuir le monde musulman. Il semblerait, qu’à cette époque, que beaucoup d’esclaves ou de prisonniers chrétiens ayant pu retrouver comme moi la liberté, furent systématiquement ainsi confiés au «Commandatore» qui disposait des moyens de leur venir en aide. Cet homme qui habitait une spacieuse maison, à proximité du Vatican ne faisait nullement secret de son appartenance à une organisation satellite de l’Eglise Romaine. J’y fus logé, habillé de façon décente, réconforté comme un frère dans le malheur. Des religieuses assuraient le fonctionnement de cette sorte d’institution. A l’époque, seuls quatre autres évadés, de nationalités diverses étaient hébergés dans l’enceinte du bâtiment. Ils allaient et venaient en toute liberté dans la Ville Eternelle et nulle compensation ne leur était exigée pour cette hospitalité. Le Commandatore s’entretenait régulièrement avec chacun d’eux et organisait au mieux un début de réinsertion. Après quelques jours et trois brefs entretiens, je fus à nouveau prié de me rendre chez notre hôte. Un jeune homme était assis à la droite du Commandatore. Ce dernier me le présenta et m’expliqua que son rôle auprès de lui consistait à noter scrupuleusement tout ce qu’il me demanderait de relater sur ma longue détention dans l’Empire Ottoman. Tout l’intéressait: les lieux, les gens, les mœurs locales, les conditions


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de vie etc... Mes autres compagnons, pour la plupart dévolus lors de leur dure captivité à des tâches serviles et de peu d’intérêt, furent assez rapidement dirigés vers leur pays d’origine avec un petit pécule. Du fait des conditions privilégiées de ma longue détention, le jeune secrétaire, dont je n’ai pas retenu le nom, eut tout loisir de noircir force feuilles de papier au cours de nombreuses séances. L’homme savait poser des questions, sans doute essentielles pour l’organisme qui finançait cette charitable institution. A l’issue de quelques semaines il devint évident que la moisson d’informations avait été fort copieuse et un jour je fus à nouveau convié à un nouvel entretien auquel la présence du secrétaire ne semblait plus utile. La nuit commençant à tomber, nous décidâmes d’interrompre cet entretien et de rejoindre le reste de l’équipe pour le repas du soir pris en commun. Nous convînmes de poursuivre cette évocation de bribes de la vie passée de Fulbert dès que les circonstances le permettraient à nouveau.


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Chapitre 12

Une curieuse confrérie.

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es deux mois d’avril et de mai 1799 permirent une progression assez rapide du nivellement. Les dépressions dénommées «Petit Lac Amer» pour la partie située la plus au sud et «Grand Lac Amer» pour son prolongement vers le nord-ouest, constituaient provisoirement notre zone d’intérêt. De nombreux sondages dans la partie centrale de ces deux dépressions montrèrent sous une couche de sel d’épaisseur le plus souvent inférieure à deux coudées, un sol meuble et pouvant aisément être excaver avec des moyens rudimentaires. Dans sa plus grande longueur, le petit lac mesurait à peu près un myriamètre et le grand lac environ deux fois plus. François, jugé plus novice en métrologie s’était justement vu confier cette étude des couches superficielles. Aux endroits marqués par ses collègues au savoir éprouvé, il devait faire creuser le sol à l’aide d’une sorte de tarière manipulée par deux fellahs. Ces marques consistaient en cercle tracé sur le sol à l’aide d’une poudre bleue. Un piquet fiché dans le sol au centre du cercle portait un numéro destiné à identifier le forage. Fulbert d’Hallue fut prié de se rendre au Caire afin de fournir à l’état-major des renseignements sur une région où il avait résidé jadis. Il ne revint que deux semaines plus tard et ce fut avec joie que François et moi-même pûmes reprendre nos entretiens vespéraux. De lui-même il nous rappela que nous étions convenus d’évoquer ses aventures passées, il reprit donc cette évocation là où il l’avait interrompue le mois passé. L’homme qui dirigeait la maison d’accueil romaine lui expliqua que la moisson de renseignements sur les contrées où il avait été séquestré semblait suffisante et que désormais il pou-


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vait s’il le souhaitait rejoindre la France. Néanmoins il aimerait, du moins si Fulbert en était d’accord, poursuivre le dialogue sur des sujets un peu différents. Assez impressionné par la culture de notre ami qui s’avérait être un puits de science sur tout ce qui avait trait à nos civilisations mères, grecque et romaine, il désirait converser sur quelques sujets qui lui tenaient à cœur. Ils évoquèrent ainsi le Panthéisme grec, dont Hésiode trace dans la Théogonie un tableau qui rétablit une chronologie acceptable entre les cultes successifs d’Uranus, de Saturne et enfin de Jupiter. Ces nombreuses divinités dont la généalogie remonte au Chaos, étaient citées sous leur nom romain lorsqu’elles avaient été adoptées par les nouveaux conquérants. Ce qui intéressait surtout les deux interlocuteurs dans cette vaste cosmogonie, c’était la possibles influence des religions de l’Indus par l’intermédiaire des antiques peuples Pélasges. Ils ne négligeaient pas non plus les apports sans doute obligatoires des anciens Peuples de la Mer eux-mêmes imprégnés de croyances égyptiennes, babyloniennes et sumériennes. Petit à petit, comme deux inconnus se jaugeant afin d’évaluer le degré de confiance qu’ils pouvaient accorder à l’autre, ils en vinrent à émettre de concert des hypothèses plus hardies sur les influences diverses sur nos modernes cultes monothéistes. Cette prudence était particulièrement naturelle lorsque l’on se trouvait si proche géographiquement d’une puissance temporelle aux réactions parfois brutales et impitoyables. Un beau jour, à l’issue d’une de ces désormais nombreuses conversations, le Commandatore s’exprima ainsi: - Mon ami, et croyez que ce terme d’ami n’est plus une banale métaphore, je crains que la poursuite de nos chères conversations risque d’inquiéter les autorités à qui je suis redevable de mes fonctions actuelles. Je vais donc vous proposer, si cela vous intéresse, de rencontrer quelques amis très chers qui sauraient encore mieux que moi


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manifester de l’intérêt pour vos concepts parfois un peu hardis. Cette initiative est tout à fait exceptionnelle de ma part car elle va vous introduire dans une sorte de cercle de réflexions, aux membres sélectionnés avec la plus extrême rigueur. Si ma proposition vous intéresse, sachez que mes amis se trouvent dans un autre pays et que votre admission dans notre petite confrérie implique un long prolongement de votre absence en France. Fulbert répondit que cette proposition d’un homme dont il savait maintenant combien leur vue de ce monde était souvent identique, serait considérée par lui comme une heureuse obligation. Rien par ailleurs ne le pressait de rentrer dans un pays où il n’avait plus aucune attache. - Dans ce cas, vous me voyez heureux de votre acceptation. Notre confrérie ne comprend qu’un nombre fort limité de membres qui pour la majorité d’entre eux ne se connaissent que sous un pseudonyme. L’organisation matérielle est assurée par la contribution financière des membres qui en ont la possibilité, certains sont fabuleusement riches, d’autres sont parfois de hauts dignitaires dans leur pays, soit religieux, soit civils. D’autres et ce sera votre cas sont riches d’expérience et de savoir, c’est là leur précieuse participation à l’œuvre commune. Mais quelle est cette œuvre tant entourée de mystères, allez vous certainement me demander ? On pourrait, car elle n’a pas de dénomination particulière, la caractériser par la recherche des conditions propices à un futur œcuménisme total. Vous le savez aussi bien et parfois mieux que moi, que des hommes, depuis la plus haute antiquité en ont supprimé d’autres pour la seule raison que la perception du divin différait de la leur. Il y a de cela plus de cinquante ans, deux hommes, l’un chrétien d’Orient et l’autre, pasteur de l’Eglise Réformée envisagèrent d’étudier les moyens de rassembler tous les croyants sous une bannière unique. Ce sont ces deux hommes Théodore et Matthias qui sont à l’origine de notre confrérie. Ils ont depuis rejoint un monde que


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l’on prétend meilleur mais de nouveaux frères ont repris le flambeau et le cercle initial s’est maintenant agrandi dans une toutefois nécessaire clandestinité. Des colloques ont depuis ces origines, fait considérablement évoluer cet œcuménisme entre chrétiens et maintenant l’ambition est d’y associer tous les hommes de bonne volonté, quelle que soit l’idée qu’ils se font des puissances supérieures. Nous ne dédaignons pas non plus les contributions éventuelles d’athées ou d’agnostiques. Seul le fanatisme n’a pas le droit de cité parmi nous. Je terminerai cette brève présentation en précisant que notre œuvre sera malheureusement de très longue haleine. Le changement de millénaires mentalités se fera sans doute insidieusement au cours des temps futurs. Les défenseurs des différents dogmes que nous souhaitons fédérer peuvent tous se montrer des adversaires impitoyables et il serait dangereux de les heurter de front. Pour la sécurité de chacun d’entre-nous, nous abandonnons notre patronyme habituel, lors de nos rencontres et réunions. Mathias et Théodore déjà cités ne sont que les pseudonymes et j’ai décidé du fait de votre connaissance de la mythologie hellénique de vous attribuer celui de Nérée fils de Pontus. Comme vous me l’avez expliqué, Nérée était renommé pour sa sincérité et sa douceur. Nérée «qui fuit le mensonge et recherche la vérité «selon Hésiode ressurgira ainsi de l’aube de la création du monde pour un court passage dans notre vallée des larmes. Demain, Mon Frère, vous prendrez la route pour l’Helvétie où vous serez accueilli dans notre retraite cachée. Présentez-vous à l’endroit que je vais vous indiquer, Nérée sera vote sésame. Le Commandatore posa alors sa main gauche sur mon épaule droite qu’il pressa doucement par deux fois. Il m’expliqua que tel était le signe de reconnaissance entre «Frères» et également un geste de bienvenue. C’est ainsi que par un beau mois de Juin, je pris la route du


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Nord vers la barrière des Alpes. Après une brève visite de Milan, j’atteignis les rives du lac de Locarno puis la verdoyante vallée où se cachait la retraite secrète des «Frères». J’y fus reçu par une femme imposante qui habitait une petite maison contiguë à une impressionnante grille en fer à laquelle je m’étais présenté et où j’avais actionné la cloche en bronze en tirant sur la corde qui y était attachée. Sortant de la petite maison, la femme dont le chef était surmonté d’une sorte de coiffe me demanda en italien, sans aménité outrancière ce que je désirais. Il faut bien reconnaître que ma mise de voyageur poussiéreux et fatigué pouvait susciter quelque méfiance. Lorsque je lui eus déclaré que j’étais «frère Nérée», son visage s’éclaira d’un large sourire. Elle ouvrit en grand l’un des vantaux de la grille et me noya sous un flot volubile de paroles comme si j’avais été le fils prodigue retrouvant la maison du père. Se saisissant de mon baluchon elle m’invita à pénétrer dans sa maison, me fit asseoir et m’apporta un verre et une cruche d’eau fraîche. Elle me pria de me reposer un instant, pendant qu’elle allait avertir le Maître qui tenait absolument, parait-il, à venir m’accueillir à l’entrée de la propriété. Elle disparut quelques minutes puis réapparut, suivant à distance deux hommes aux cheveux grisonnants qui s’approchèrent en souriant. L’un des hommes s’approcha et posa sa main droite sur mon épaule. Je complétais le rituel suivant le protocole que le Commandatore m’avait expliqué. - Je suis Frère Joaquim et voici Frère Ladislas s’exprima-t-il en latin. Nous sommes honorés par votre venue et si vous voulez bien nous suivre nous allons vous introduire dans notre maison commune. Notre bonne Lucia portera votre bagage dans votre chambre où vous pourrez vous délasser un peu en attendant le repas que nous prenons toujours en commun.


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Nous nous dirigeâmes alors vers une importante bâtisse entourée de grands sapins et adossée à une sorte de falaise rocheuse qui limitait au nord cette vaste propriété. On ne pouvait rêver refuge aussi éloigné de toute agitation et aussi propice à de profondes méditations. Je devais résider plus d’une année dans cette Thébaïde. Notre propos n’étant pas de vous décrire par le menu ce long séjour, ni de faire état de rencontres et échanges intellectuels avec certains êtres d’exception. Tout ce que je pourrai vous raconter respectera j’espère le serment que je fis de ne point porter atteinte à l’anonymat de ces personnes. Un des autres attraits de ces lieux était la bibliothèque dont les rayonnages proposaient une multitude d’ouvrages dont plusieurs vies ne suffiraient pas pour en assimiler la substance. Un frère souvent par monts et par vaux pour acquérir de nouvelles raretés, en avait présidé l’organisation et depuis lors, le classement en langue latine par ordre alphabétique des sujets facilitait les recherches. Quelques difficultés surgissaient parfois lorsque le titre originel était le grec ou un autre langage mais lorsque frère Aristote (c’était notre érudit bibliothécaire) était consulté, l’ouvrage désiré était bien vite repéré. Un jour, au cours d’un repas, j’avais entendu deux frères évoquer un courant de pensée médiéval qu’ils nommaient Bogomilisme. Ils pensaient que cette doctrine s’inspirait fortement d’autres encore plus anciennes qu’ils citaient et dont j’ignorais également tout. Ma curiosité ayant été piquée, je décidais de tenter d’en savoir plus sur cette chose qu’ils avaient classée dans les Hérésies. Frère Aristote à qui je m’ouvrais de mon désir de combler mon abîme d’ignorance, m’entraîna vers un rayonnage et me désigna deux ouvrages reliés, un genre de cahier manuscrit et une sorte de boîte en bois polychrome qu’il ouvrit avec d’infinies précautions en me disant: - Vous avez sous les yeux, Frère Nérée, l’un des ouvrages les plus rares de cette bibliothèque. Nous avons même la quasi certi-


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tude qu’il s’agit de l’unique exemplaire sauvé de la destruction totale exigée par l’Eglise Orthodoxe. Le texte rédigé en grec sur de la peau d’agneau, a traversé les siècles avec plus ou moins de bonheur. C’est pourquoi, le Frère arménien qui nous en a fait don, en a fait faire une traduction en latin afin d’en faciliter l’étude sans trop dégrader l’original. Je sais que vous n’auriez aucune difficulté à le lire dans cette langue bien qu’il s’agisse du grec parlé alors dans l’empire byzantin, mais je vous saurai gré d’utiliser de préférence le cahier manuscrit en latin. Réservez l’ouverture de l’original à la levée de doutes éventuels sur la compréhension du texte. Je m’installais devant un pupitre qu’éclairait le doux soleil d’automne, et commençais une lecture que je devais par la suite reprendre un grand nombre de fois. Je m’aperçus assez rapidement qu’il était difficile de comprendre le credo de n’importe laquelle des sectes ou des courants de pensée contemporains du Christianisme naissant où l’ayant précédé, sans les avoir examinées toutes. On a pu gloser avec ironie sur les discussions byzantines à propos du sexe des anges, je ne suis pas loin de penser que dans la majorité des cas, les raisons qui ont poussé des groupes d’individus à en massacrer d’autres n’avaient en général pas de raisons plus sérieuses. Le fond de toutes ces apparitions de déviances du dogme le mieux implanté et leur élimination la plus impitoyable pourrait à mon sens se résumer ainsi: Que vous pensiez que les murs du purgatoire sont peints en vert alors que nous affirmons qu’ils sont rouge ne nous contrarierait peu si cela ne constituait une remise en cause même légère de notre ascendant sur les foules ! Vous devrez donc être exterminés. C’est ainsi qu’en Occident, l’Eglise de Rome a éliminé successivement l’Arianisme, le Catharisme le Manichéisme, le Paulicianisme et bien d’autres de moindre importance.


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Bien souvent les adeptes de ces hérésies étaient des gens pacifiques et tolérants. J’ai toutefois l’intime conviction que parvenus au statut de religion dominante, ils aient combattu aussi farouchement tout déviationnisme de leurs conceptions alors érigées en dogme. Mais revenons à notre sujet ! Le Bogomilisme est un courant de pensée issu des doctrines dualistes. Le document jugé si précieux par Frère Aristote, car considéré par lui comme unique était intitulé dans sa traduction en latin: Interrogatio Iohannis, l’interrogation de Jean. Je ne trouvais personnellement dans cet apocryphe que des développements du concept de Satan chez les Bogomiles certes intéressants mais peu révélateurs de l’ensemble du contenu de l’hérésie. Par contre les deux ouvrages reliés délivraient des éclairages complets bien sûr parfois contradictoires sur ces croyances, sur ce qui était considéré comme hérésiarque et sur les hérésies-filles qui en étaient les héritières. Pour résumer autant que faire se peut, le Bogomilisme fut fortement influencé par le Manichéisme au travers du Paulicianisme dont les prédicateurs catholiques disaient aimablement: Personne ne doit se trouver dans les lieux qu´occupe la secte très malfaisante de ces hommes immondes…on doit les maudire et les poursuivre…Car ils sont les fils de Satan… Si quelqu’un se joint a eux et se lie d´amitié avec eux, il doit être puni de toutes les manières… et reconfirmé dans la foi. Les Pauliciens refusaient entre autres, le culte de Marie et l’Eucharistie. Leur zone d’influence était centrée sur l’Arménie. Très imprégné du dualisme manichéen, le Bogomilisme tient son nom du prédicateur bulgare Bogomil (aimé de Dieu). L’hérésie commençant à contaminer sérieusement l’Empire Byzantin, le Basileus Alexis 1er Comnène fait brûler vif le bogomile Basile le Guérisseur après avoir feint de devenir son disciple.


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Les successeurs d’Alexis Comnène continuèrent à brûler de nombreux hérétiques de cette secte, sans pour cela réussir à l’extirper définitivement. Il semblerait que les Bogomiles se réfugièrent en Bulgarie où ils furent influents jusqu’au XIII ème siècle. Les prédicateurs bogomiles reçurent sans doute un accueil favorable dans les différentes ethnies qui occupaient les Balkans car les ouvrages citaient de nombreux martyrs chez les «parfaits» serbes. Pour toutes les peuplades slaves, toute hérésie s’opposant à l’autorité byzantine ne pouvait qu’être accueillie favorablement. Mais ils s’étendirent aussi à l’ouest sur les terres qui étaient considérées comme chasse gardée de la Papauté. Les conceptions dualistes s’implantèrent ainsi vigoureusement dans le nord de l’Italie et dans les contrées de «Langue d’Oc» situées au sud du royaume de France. Les adeptes de cette religion étaient plus généralement dénommés Cathares et plus particulièrement Albigeois dans le Languedoc. Dans cette région, où à l’instar d’autres lieux en Europe, les populations excédées par un clergé catholique qui étalait sans pudeur un mode de vie dissolue, dont les dîmes et autres charges pesaient trop lourdement sur des populations exsangues, l’anticléricalisme trouva un terrain propice. Les Cathares prêchaient l’ascétisme et reprochaient à l’Eglise ses mythes et ses mystères. Dans les couches sociales les plus défavorisées on lui contestait le droit de percevoir la dîme. Sur le plan dogmatique, le dualisme bogomile suggérait que le Monde était l’œuvre des Puissances du Mal dont l’Ancien Testament constituait le Credo. Le vrai Christianisme ne pouvait s’inspirer que du Nouveau Testament. Ils considéraient que les membres du haut clergé de l’Eglise de Rome étaient les serviteurs du Malin et que cette institution était la nouvelle Babylone maléfique. Renonçant à tout bien matériel, les «Parfaits» s’imposaient une ascèse rigoureuse, et un culte extrêmement dépouillé, sans


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lieux dédiés, sans statues ni ornements, se pratiquait chez les fidèles. Les Parfaits respectaient l’abstinence totale, renonçaient au mariage, ne consommaient aucune viande et ne possédaient aucun bien matériel. Ils étaient les prédicateurs et les directeurs de conscience des adeptes cathares ordinaires qui les vénéraient. Les rites comportaient des prières en commun et des confessions mutuelles. Les Cathares reprochaient à l’Eglise d’avoir pris la croix, (cet instrument du supplice de Dieu) comme emblème. La messe était considérée comme un sacrilège puisqu’elle prenait pour le corps du Christ une parcelle de vile matière et l’envoyait se corrompre dans les entrailles des humains. Ces attaques contre les dogmes de l’Eglise étaient acceptées naturellement par la majorité de la population, tant celle-ci était excédée par les abus de toutes sortes commis par un clergé catholique honni pour ses mœurs dissolues et l’intolérable pression fiscale exercée sur les moins favorisés. Il ne faut pas oublier que depuis les débuts de l’évangélisation de la Gaule, par le jeu de concessions faites à l’Eglise par la féodalité, par des détournements d’héritages obtenus lors de leurs derniers instants auprès des moribonds soucieux de se faire ouvrir ainsi toutes grandes les portes du paradis, soit par des dons de croyants sincères, le haut clergé et certains ordres monastiques se trouvaient être propriétaires d’immenses domaines. Les populations languedociennes en majorité acquises au Catharisme ne se privaient donc pas d’accabler l’Eglise de Rome et son clergé d’injures et d’avanies diverses. Sentant vaciller les bases sur lesquelles elle maintenait son autorité temporelle et peu encline à tendre l’autre joue comme le préconisent les Ecritures, la Papauté refusait au Catharisme une légitimité qui ne servait pas ses intérêts. Un jeune cardinal, Lothario Conti, devait amorcer une


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lutte impitoyable contre l’hérésie dès son accession au trône de Saint Pierre en 1198 à l’âge de trente-huit ans. Elu sous le nom d’Innocent III, il consacra ses dix-huit ans de règne à cette mission vitale pour la survie de l’Eglise. Il n’eut pas trop de mal à convaincre la royauté de France de la nécessité d’une croisade contre les hérétiques. Il semblerait qu’Innocent III n’était pas un fanatique, il tenta sans doute dans un premier temps, d’agir avec modération, mais devant la détermination et l’inébranlable foi des Cathares, il fut amené à laisser la bride sur le cou aux sanguinaires spadassins qui œuvraient sous la bannière des croisés, et en second lieu aux Dominicains fanatiques qui devaient terroriser le monde chrétien pendant plusieurs siècles. Nous passerons sur la croisade dont le but final était surtout pour les barons du Nord de dépouiller la noblesse languedocienne et pour le Roi de France, d’annexer purement et simplement les territoires du comte de Toulouse et du roi d’Aragon. Après avoir dévasté le pays et commis des atrocités sans nom, les croisés dirigés par le sinistre Simon de Monfort se retirent en 1209 en n’ayant pas réussi à extirper l’hérésie. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir accompli l’abominable. L’Histoire à retenu la phrase terrible: Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! Elle fut prononcée lors du siège de Béziers par Arnaud Amalric, légat du pape. Ce massacre qui fit au moins vingtmille morts (certains avancent le nombre de soixante-mille), fut perpétré au début de la croisade contre les Albigeois. Arnaud dans un compte-rendu à Innocent III se félicite d’ailleurs de cette victoire inattendue et miraculeuse. Le saint homme précise que ( sans égard pour le sexe et pour l’âge, presque vingt-mille de ces gens furent passés au fil de l’épée). Simon de Montfort s’illustra similairement au siège de Carcassonne. C’est quatre années avant cette époque qu’intervient celui que l’Eglise devait canoniser sous le nom de Saint Dominique. Deux religieux espagnols étaient, semble-t-il, venus à Rome


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demander au Saint Père l’autorisation d’aller évangéliser les Coumans, une peuplade slave qui vivaient dans le sud de la Russie. Innocent III jugea préférable de les envoyer en Languedoc, soutenir la lutte contre l’hérésie Cathare. C’est ainsi qu’en 1205, don Diégo de Acebes évêque d’Osma, accompagné par le sous-prieur de son chapitre, Dominique de Gusman rencontrent à Montpellier les légats du pape. Le jeune Dominique avait alors trente-cinq ans. Il n’est pas certain que les conseils des deux Espagnols aient été accueillis avec gratitude par ces hauts dignitaires catholiques. En effet il leur était conseillé de descendre de cheval, de renoncer à leur escorte, de ne plus se faire recevoir avec les honneurs, mais d’aller à pied et ne plus vivre que d’aumônes. De revêtir leurs habits de moines et de ne posséder sur eux que leur Livre d’Heures. Arnaud Amalric, abbé de Citeaux ainsi que les autres abbés du chapitre de l’ordre suivirent néanmoins ce conseil. Effort inutile car les populations les désignèrent comme (des loups déguisés en agneaux). Alors l’évêque et son jeune adjoint commencèrent leur apostolat, ils prêchèrent à Montpellier dans l’indifférence générale. Ils prêchèrent à Servian où les ministres cathares Thierry et Baudoin, émus par leur attitude humble, leurs traits émaciés et leurs pieds ensanglantés consentirent à écouter leurs arguments. A Béziers ils prêchent deux semaines d’affilée sans grands résultats, pas plus qu’en d’autres villes comme Carcassonne, Montréal et Foix. Chaque prédicateur écœuré abandonne la mission, sauf Dominique qui poursuit inlassablement ses tentatives de prêche sous les huées des villageois. Il persévérera ainsi pendant plusieurs années, vivant de pain et d’eau, dormant sur la terre été comme hiver, finissant tout de même par émouvoir par son endurance et ses discours enflammés.


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Mais que pouvait-il prouver ainsi devant les prédicateurs cathares qui de tous temps s’imposaient le même dénuement ? Si l’ascèse poussée à ses limites pouvait provoquer admiration et compassion, la charité chrétienne et la tolérance ne semblaient pas par contre faire partie des vertus cardinales de Dominique. C’est Etienne de Salagnac, Dominicain du temps de Louis IX qui cite ainsi le fondateur de son Ordre s’adressant à la foule: Depuis plusieurs années, je vous ai fait entendre des paroles de paix, j’ai prêché, j’ai supplié, j’ai pleuré. Mais comme on dit en Espagne: là où ne vaut la bénédiction, vaudra le bâton. Voici que nous exciterons contre vous les prélats et les princes; et ceuxci convoquerons nations et peuples et un grand nombre périra par le glaive. Les tours seront détruites, les murailles renversées et vous serez réduits en servitude. C’est ainsi que prévaudra la force, là où la douceur à échoué. La sainteté, à cette époque, était décrétée par l’Eglise suivant des critères qui seraient sans doute jugés discutables de nos jours. Nous citerons, à titre d’illustration le procès en canonisation de l’empereur à la barbe fleurie: Quelques quarante années avant les événements qui nous intéressent présentement, le 29 décembre 1166 pour être précis, il fut jugé opportun de canoniser l’empereur Charlemagne, sans doute pour son pieux massacre de milliers de Saxons rebelles à son autorité. Cette canonisation devait peut-être rendre un peu plus légitime et de droit divin l’autorité de ses descendants. Pour les incrédules, il faut préciser qu’un miracle vint en confirmer l’approbation par les puissances supérieures. Les «Acta sanctorum «nous indiquent en effet que: La troisième nuit après la canonisation, le 31 janvier 1167, trois flambeaux, divinement allumés, parurent au sommet de la cathédrale d’Aix la Chapelle où reposait son corps. Brillant d’une clarté admirable, ils furent vus par une multitude de gens. Ces mêmes flambeaux, de splendeur céleste, firent trois fois le tour de la croix qui surmonte la flèche de l’église et illuminèrent des lieux fort


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distants en tous sens. Citons aussi Louis IX, le futur Saint Louis qui n’hésitait pas à conseiller à ses proches «de plonger leur épée dans le ventre de quiconque tiendrait des propos entachés d’hérésie ou d’incrédulité». On comprend mieux ainsi la sincérité de la foi inébranlable de populations n’ayant pas de prédilection particulière pour l’éventration ou le bûcher. Mais revenons à notre Dominique de Gusman. Il réunit autour de lui quelques autres fanatiques prêts à tout pour extirper du sol chrétien toute hérésie ou contestation des dogmes de son Eglise. Ces hommes faisaient aussi peu cas de leur propre vie que de celle de leurs ennemis, aussi convaincus que les Cathares de tenir la seule vérité, il ne leur cédaient en rien sur le détachement des biens de ce monde. Mais il avaient sur eux une supériorité écrasante ils n’avaient pas le même respect de la vie que les Parfaits qui pensaient que c’était un don de Dieu. A des Cathares qui lui demandaient: - que ferait-tu si nous nous saisissions de toi ? - je vous supplierais de ne pas me mettre à mort sur le coup, mais de m’arracher les membres un par un, pour prolonger mon martyre; je voudrais n’être plus qu’un tronc sans membres, avoir les yeux arrachés, rouler dans mon sang afin de conquérir une plus belle couronne de martyre. C’est ce forcené qui approuvait les crimes de son ami Simon de Monfort quand il n’en était pas lui-même l’instigateur. A Lavaur en 1211 fut dressé le plus grand bûcher de la croisade; quatre cents hérétiques furent conduits dans un pré près du château où le zèle des pèlerins avait amassé le bois pour un gigantesque bûcher. Ces malheureux qui furent brûlées dans la plus grande joie ( cum ingenti gaudio), montrèrent un courage que leurs tourmenteurs attribuèrent à leur profond endurcissement dans le crime. Dominique fut investi par Arnaud du pouvoir d’Inquisition


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et si l’on ne sait combien de sentences il prononça lui-même, son action est prouvée par le seul acte de clémence dont fait état Constantin d’Orvieto et qui précise d’ailleurs que le gracié se nommait Raymond Gros. Un quadrillage impitoyable des villes, hameaux et villages, des encouragements à la dénonciation ou leur obtention par des actions plus drastiques, finit après d’innombrables exécutions à l’élimination définitive du Catharisme sur le bûcher final de Monségur en 1244. Fulbert termina ainsi son monologue, bien que François et moi-même eussions pu maintenir encore longtemps notre vif intérêt pour le récit de notre vieil ami. - Comment pouvez-vous nous rapporter avec autant de détails le contenu d’ouvrages consultés il y a tant d’années ? Demanda François. - La nature, que je ne remercierai jamais assez, a eu la bienveillance de me doter d’une sorte de don, qui je pense explique ce que vous jugez être un grand savoir. Lorsque je lis un texte, à condition que son contenu ait excité mon intérêt, l’image de la page manuscrite ou imprimée se trouve emmagasinée dans ma tête. Lorsque je cite une phrase d’un auteur, c’est comme si je relisais la page du livre où je l’avais lue jadis. A ce sujet, je vais encore abuser de votre attention en vous narrant une petite anecdote sur mon séjour au séminaire alors que je n’étais qu’un adolescent. Le père De la Mothe, qui était tout à la fois mon professeur de grec et mon directeur de conscience, me demanda un jour, alors que nous cheminions ensemble dans une allée du cloître: mon enfant, pouvez vous me réciter la page 12 du règlement intérieur qui régit notre communauté. Comme je m’exécutais, il m’interrompit assez vite et me dit qu’ayant constaté l’aisance avec laquelle je récitais tel ou tel texte d’un auteur ancien, il avait soupçonné une anormalité. Fulbert, poursuivit-il, Dieu vous a doté là d’une bien étrange faculté, utilisez-la à bon escient lors de votre futur sacerdoce.


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Mais je vous conseille aussi d’éviter d’en faire trop ouvertement état, d’aucuns, parmi nos frères en Jésus pourraient être prompts à y déceler quelque maléfice satanique. Je suivis à la lettre ces sages recommandations tout au long de mon existence. Je puis sans crainte vous la dévoiler, vous qui êtes aussi un anormal, mais d’une toute autre envergure. Il me faut toutefois reconnaître que cette précieuse faculté s’est depuis peu fortement émoussée, les textes que je lis maintenant nécessitent de ma part beaucoup d’efforts pour être retenus. Fort heureusement je puis encore feuilleter mentalement nombre d’ouvrages étudiés dans ma jeunesse. Le croissant de lune qui nimbait le désert d’une fantomatique lueur disparut à l’horizon, faisant place à de scintillantes constellations. Fulbert et François observèrent le céleste tableau quelques minutes sans dire un mot, mais communiant dans une élévation de pensée loin des préoccupations terrestres de la majorité de leurs congénères. François rompit le charme en déclarant qu’il était temps d’aller dormir et promit de reprendre le lendemain une conversation enrichie sans doute d’utiles réflexions personnelles sur les sujets précédemment abordés. Le lendemain, c’était le 7 juin, une petite troupe composée de quelques cavaliers et d’une cinquantaine de housards, le fusil sur l’épaule, apparut sur la piste venant du nord et ne tarda pas à rejoindre notre camp. Il s’agissait d’une relève inopinée de notre propre escorte qui devait sans tarder passer les consignes aux nouveaux venus et se rendre à marche forcée au Caire pour se mettre à la disposition d’un général dont le nom n’a pas été retenu. Gildo, le jeune officier transalpin vint faire ses adieux à François en l’assurant du plaisir qu’il avait eu de faire sa connaissance. Il avait également fait ses adieux à Fulbert d’Hallue qui étudiait avec l’officier commandant la relève, les cartes de la région et le renseignait sur les populations nomades dont tout


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était à craindre. Aucun relevé ne fut effectué ce jour par l’équipe scientifique. Des réunions de travail dans la moiteur des abris de toile tentèrent de faire le point de l’avancement des travaux. Fulbert vint après le frugal repas du soir reprendre nos conversations. Il se montra extrêmement préoccupé par l’état de fatigue, voire d’épuisement de nos nouveaux protecteurs. - Les hommes qui vont désormais assurer notre sécurité, raconta-t-il, vienne de subir l’abomination. Le peu que j’ai pu apprendre des confidences de l’ordonnance du capitaine Laboisse, lorsque ce dernier s’absenta un moment en nous laissant seuls, me rend sceptique sur les chances de succès de cette aventure africaine. L’armée de Bonaparte à essuyé de graves revers en Palestine où une épidémie de peste vint encore compliquer la situation. Ces hommes fourbus bénissent la chance qu’ils pensent avoir avec leur nouvelle affectation. Ne possédant pas de plus amples détails sur cette dramatique odyssée, Fulbert repris la parole pendant que François préparait deux verres de thé brûlant à la mode arabe. -Dominique de Gusman mourut en 1221 en ayant la satisfaction de voir l’Ordre des Frères Prêcheurs que le Saint Siège l’avait autorisé à fonder, compter de nombreux disciples. Sans doute pour récompenser l’élimination par le bûcher d’une foule d’hérétiques, il ne tarda pas à être canonisé et n’est plus connu que sous le nom de Saint Dominique. Lors des cinq siècles qui suivirent, ses successeurs ne déméritèrent pas en ce qui concerne le fanatisme et l’épouvante qu’ils inspirèrent aux populations. L’archétype de ces bienheureux assassins est sans nul doute l’un des plus célèbres Dominicains, Tomas de Torquemada, qui deux siècles après Saint Dominique fut promu à la fonction de Grand Inquisiteur. Qualifié par l’Eglise de «Marteau des hérétiques, Lumière de l’Espagne, Sauveur de son pays, Honneur de son Ordre», il


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fut crédité de plus de 8800 exécutions par le bûcher, dénommées pour l’occasion autodafés (auto da fé: acte de foi). Il exerça ses talents de 1483 à 1498 atteignant une moyenne de deux exécutions par jour non férié. Malgré cette performance, l’ingrate Eglise de Rome ne le canonisa pas. La férocité des inquisiteurs fut telle que le pape Sixte IV luimême en fut ulcéré et décréta dès 1482 que: «sans tenir compte des prescriptions juridiques, ils (les inquisiteurs) ont emprisonné nombre de personnes en violation des règles de justice, leur infligeant des tortures sévères et leur imputant, sans le moindre fondement, le crime d’hérésie, confisquant leurs biens à ceux qu’ils condamnaient à mort, si bien que pour fuir une telle rigueur un grand nombre d’entre eux se sont réfugiés auprès du Siège Apostolique, en protestant de leur orthodoxie.» Voici, mon cher François, un petit résumé sur ce que j’ai pu apprendre sur l’Inquisition et sur ses plus zélés serviteurs: les Dominicains. Le père Euzébio qui fit torturer le jeune Marrane Alphonso dont l’esprit réside en vous à travers le Pérégrin, n’était que le continuateur des excès de cette redoutable bande d’exaltés. Presque cinquante années se sont écoulées depuis et il semblerait que le coup de balai révolutionnaire ait amené une salutaire remise en ordre des mœurs des «frères prêcheurs». J’eus l’occasion lors de mon séjour à Rome de rencontrer quelques Dominicains qui ne m’ont pas paru fanatiques et semblaient ne plus miser que sur la persuasion dans leur prosélytisme. Il est tout à fait vraisemblable que de nombreux chrétiens ayant par foi, intégré l’Ordre, se soient comportés en hommes soucieux de l’intégrité de la vie de leurs congénères et aient mérité vraiment la qualification de Saints. L’Eglise actuelle ne seraitelle pas bien inspirée de laver cette souillure en supprimant ne serait-ce que le nom d’une organisation aussi irrémédiablement criminelle. Fulbert termina ainsi ce long monologue: afin de ne pas monopoliser trop longtemps votre bienveillante attention je me suis résolu à résumer au maximum ce que j’ai pu jadis apprendre sur


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ce sujet. Cela, je le crains au risque de ne vous délivrer qu’une version édulcorée du remarquable travail historique des auteurs anonymes des ouvrages consultés. Je souhaite que qui que ce soit, qui est le maître de nos misérables destins, nous permette de poursuivre encore souvent nos chers échanges d’idées. Le souhait de Fulbert fut dans une certaine mesure exaucé car pendant près de quatre mois supplémentaires, alors que la mission progressait cap au nord vers la Méditerranée, François et son vieil ami purent encore passer ensemble de nombreuses soirées et s’enrichir mutuellement de leurs connaissances respectives. Le chapitre suivant fera encore participer le lecteur aux discussions parfois à bâtons rompus de nos deux compères.


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Chapitre 13

Des Lacs Amers à la Méditerranée.

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e plus en plus en butte aux escarmouches avec de petits groupes de cavaliers arabes venant les harceler, la mission progressa vaille que vaille, protégée efficacement par les militaires. L’un des soldats revenant de Palestine présenta deux jours après son arrivée les premiers symptômes de la peste bubonique, il fut immédiatement isolé sous une tente à une centaine de mètres du campement. Le surlendemain, nous entendîmes un coup de fusil puis l’on vit les fellahs rassembler autour de la tente du malade des bottes de paille ou de roseaux auxquelles ils mirent le feu. Nous sûmes plus tard que dès que le malade fut jugé perdu, on lui fit boire une forte dose d’opium, puis un peu plus tard il fut achevé d’une balle dans la tête. Nous levâmes le camp pour nous installer à plus d’une lieue du sinistre bûcher. Miraculeusement l’épidémie ne se propagea pas au sein de notre groupe et jour après jour la monotonie des relevés topographiques fut de plus en plus subie sans enthousiasme. Les conversations vespérales avec Fulbert d’Hallue étaient attendues comme des récompenses. Sentant combien la curiosité de François (ainsi que la mienne) était vive concernant la confrérie qui l’avait quelque temps adopté, il nous en dévoila tout ce qu’il lui semblait pouvoir nous être communiqué sans trahir l’anonymat des hommes qui avaient mis leur confiance en lui ! Le Commandatore italien (Fulbert pensait que ce titre n’impliquait aucune relation hiérarchique avec qui que ce soit, mais était une de ces dénomination distinguées dont les italiens de l’époque semblaient friands) n’était que la partie émergente d’une association de hauts dignitaires de la Curie romaine qui rêvaient d’une religion unique dans laquelle tous les peuples, toutes les races, pourraient se reconnaître.


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Conscients du long chemin qui serait à parcourir avant d’atteindre cet idéal, ils savaient que des générations d’hommes de bonne volonté devraient œuvrer sans relâche, non pour convaincre les masses mais pour renverser les hiérarchies qui abusaient depuis les débuts de la civilisation leur semblables, dans le but d’asseoir leur domination. La Chrétienté, toutes tendances confondues, avait vu en l’Islam croître un adversaire qui utilisant les mêmes pratiques de terreur là où la persuasion ne suffisait pas, était devenu une force impossible à détruire. Aucune de ces deux organisations n’ayant l’intention de renoncer à son influence sur les masses, l’humanité était promise dans les siècles à venir à des bains de sang successifs dont les deux hydres aimaient à se repaître jusqu’à l’élimination de l’un des fauves où la disparition des humains dans un ultime holocauste. Fulbert évoquait la possibilité que la Confrérie (nous la nommerons ainsi car elle ne s’était pas donné de nom) soit en fait une émanation d’une société secrète déjà bien structurée telle que la Franc-Maçonnerie. De nombreux ouvrages de la bibliothèque Suisse où ils passa tant d’heures studieuses, étaient consacrés à la Franc-Maçonnerie, ses origines et sa filiation avec d’autres confréries anciennes et théoriquement disparues telles que Rose-Croix et autres Templiers. Malheureusement, comme pour tout ce qui a trait au sectes secrètes et à l’ésotérisme en général, il était possible de retrouver tout et son contraire dans ces milliers de pages écrites soit par de fervents disciples soit par de farouches contradicteurs. En particulier, difficile était de trouver une constance au cours des siècles dans la connivence ou l’opposition avec les autorités ecclésiastiques. Il semblerait toutefois qu’en 1738, les relations se soient irrémédiablement dégradées avec l’émission par le pape d’une bulle condamnant l’ordre des Francs-Maçons. Le pape Benoît XIV constatant le peu d’effet de cette ac-


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tion de Clément XII en rajouta une couche par une nouvelle condamnation. Etait-ce pour contrecarrer une inquiétante pollution des dogmes intangibles par la philosophie plus universelle des Maçons, pollution qui contaminait de plus en plus de membres du clergé, à tous les niveaux de la hiérarchie ? Le pape Benoît XIV connaissait bien le sujet car il aurait parait-il été initié étant jeune dans une loge de Bologne. Fulbert subodorait que la création de la confrérie dont il était membre sous le nom de Frère Nérée avait pour but de se démarquer de cette teinture franc-maçonnique qui traînait derrière elle quelques sulfureux relents. Lors de son séjour dans (l’Occidentale Thébaïde) ainsi que certains frères dénommaient leur lieu de retraite, il avait pu côtoyer un grand nombre d’Américains du Nord comme du Sud, de nombreux Asiatiques et aussi de ressortissants de l’Inde, ce gigantesque creuset d’où jaillirent tant de croyances diverses et contradictoires. Lors de l’une des réunions fréquentes et informelles qui regroupait les frères semi-permanents et ceux de passage, les difficultés d’éveiller les Musulmans à l’œcuménisme souhaité était parfois évoquées. Il était certain que là gisaient les plus grandes difficultés. Il était admis que des résultats tangibles ne pourraient être obtenus que par une longue et discrète action soutenue. Certains pensaient que le peu de perméabilité de ces populations à de nouveaux concepts plus universellement acceptables était en grande partie dû à l’observation stricte de nombreux cycles journaliers de prières. La prière, surtout lorsqu’elle est collective aurait des effets hypnotiques sur les individus. L’ajout dans le rituel, des inclinations de la tête plus ou moins rapides renforcerait encore l’effet. Enfin, la récitation toujours identique de phrases compréhensibles ou non par le fidèle ne laisse que peu de latitude à toute autre réflexion personnelle.


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La Franc-Maçonnerie semblait par contre avoir réussi une implantation non négligeable chez des élites musulmanes. Estce dans cette intention qu’apparaissent des Loges peut-être faussement dissidentes ne faisant plus aucune référence à l’une des «lumières» traditionnelles: Bible ou Evangile selon SaintJean. L’infiltration aurait débuté dans les populations musulmanes des Balkans. Si l’hypothèse de liens étroits de l’organisation qui employait le Commandatore et les «frères trois points» s’avérait réalité, l’Islam pourrait à son tour fournir son propre contingent de nouveaux frères. A demi-mots, le Commandatore avait laissé entendre que c’était bien au sein même du Vatican que cette organisation avait pris racine, sans doute dès le début du schisme qui avait vu naître la Réforme. Les prélats et autres dignitaires du catholicisme qui en constituait l’ossature même, étaient les mieux placés pour juger de la nécessité de ne point inquiéter ce fauve déguisé en agneau et aux réactions impitoyables et mortelles. L’action devait être lente, insidieuse et comme certaines maladies, puiser sa force dans le sein même de l’adversaire. Tout d’abord enthousiasmé par les perspectives heureuses que l’œcuménisme promettait, François et son ami entrevoyaient avec satisfaction un avenir souriant et apaisé où tous les humains vivraient enfin en paix dans une seule et unique Foi. Puis, peu à peu, cet enthousiasme du début fit place à une appréciation plus réaliste de ces lendemains supposés radieux. - Supposons, dit un soir Fulbert d’Hallue que le rêve de mes «frères» se soit enfin concrétisé. Il développa alors à un François étonné ses doutes quant à l’efficacité d’une nouvelle et universelle croyance. Première hypothèse. Un seul Dieu que chaque humain a le droit de se représenter comme il l’entend préside désormais aux destinées de tous, dans un «ciel» que chacun imagine aussi à sa façon. Il y a fort à parier que tôt ou tard, un individu au charisme


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suffisant, réellement persuadé (ou feignant de l’être) d’être investi d’une divine mission sur terre, réussira à convaincre des esprits malléables qu’en réalité, seul son Dieu existe et que toute autre représentation n’est qu’illusion démoniaque. Ce petit groupe de disciples n’aura de cesse de convaincre à leur tour, des masses aussi malléables dans le futur qu’elles le furent dans les siècles passés, qu’il détient seul la vérité. Puis viendront inéluctablement des individus qui sauront utiliser à leur seul profit ce nouveau credo. «bis repetita placent» et que périssent ceux qui ne pensent pas la même chose. Deuxième hypothèse. Toutes les religions monothéistes sont convenues que l’Etre Suprême a décidé de se montrer désormais sous un seul et unique aspect. Auparavant, il lui avait paru sans doute nécessaire d’adapter son apparence à l’idée que pouvaient s’en faire des peuplades émergeant difficilement d’un primitif néant intellectuel. Dieu, donc, n’a pas changé mais chacun pense que les anciens mécréants ou infidèles sont enfin devenus raisonnables et que leurs yeux se sont définitivement dessillés. Bien sûr, tout le monde aura consenti à quelques menues concessions. Par exemple circoncision pour tout le monde en échange de baptême obligatoire. Tables de la Loi du Mont Sinaï vénérées contre pèlerinage à la Mecque nécessaire. En bref, l’harmonie totale, nul n’aurait-il donc plus de bonnes raisons d’égorger son voisin ou de le faire brûler vif, sauf bien entendu par plaisir personnel ? Dieu (le nouveau) soit loué ! Une nouvelle cohorte de confesseurs et directeurs de conscience sans doute anciens imams, évêques ou gourous, revêtus de nouveaux oripeaux et insignes de leur autorité auront à cœur de sanctionner toute tentative de déviance de croyants prompts à retomber dans l’erreur. Et puis cet œcuménisme n’empêchant pas d’irréductibles athées ou agnostiques de bouder l’universelle religion, ils pourront justifier l’organisation d’une nouvelle Inquisition. - Il semblerait, mon cher Fulbert, que votre longue retraite


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chez vos «frères» n’ait pas suffit pour que vous adhériez totalement à un projet pourtant prometteur d’un avenir plus serein ! Réagit alors mon support physique. - J’avoue, sans doute du fait d’un pessimisme grandissant au fur et à mesure d’une plus vaste connaissance de mes semblables, me poser des questions sur les motivations réelles des initiateurs de ce projet. Et Fulbert nous fit part de ses cogitations au cours des années qui suivirent son séjour helvétique. Il reconnut bien volontiers qu’au cours de son séjour, aucune tentative d’endoctrinement ne fut tentée par aucun de ses compagnons. Aucune compensation aux frais engendrés par sa prise en charge, ne lui fut même suggérée. Lorsqu’il décida de retourner dans son Auvergne natale pour tenter d’y retrouver quelque parent encore vivant, Frère Joaquim le reçut dans ce qui lui servait de bureau et approuva son souhait de retrouver le pays qui l’avait vu naître. - Très cher frère Nérée, ajouta-t-il, nous avons tous grandement appréciée votre collaboration, elle fut plus utile pour nous que vous pouvez le penser. Vous êtes libre de nous quitter définitivement, mais vous serez de nouveau accueilli avec joie si vous décidiez de nous rejoindre à nouveau quelque temps ou bien définitivement. Frère Aristote vous est très reconnaissant pour votre travail de traduction en latin de quelques documents grecs de notre bibliothèque. Nous espérons que de votre coté, votre séjour vous a été profitable et vous a permis d’accroître encore votre si remarquable érudition. Sachez enfin que vous n’êtes plus un inconnu pour ceux qui ont la mission de nous guider, votre retour parmi nous est vivement souhaité. Je vais maintenant vous indiquer quelques personnes à qui vous pourriez vous adresser, tant en France qu’en Italie et qu’en d’autres contrées, ce sont les équivalents du Commandatore qui vous a dirigé vers nous. Présentez-vous en disant: je suis frère Nérée et vous serez aidé


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de la façon que vous souhaitez. Connaissant maintenant votre extrême circonspection, vous pourrez aussi, si des conditions extrêmes l’exigeaient nous adresser toute personne que vous aurez jugée de confiance. Elle sera acceptée et jugée comme vous le fûtes à Rome si elle se présente en disant: frère Nérée m’envoie. Puis le frère lui remit un viatique conséquent qui allait lui permettre de voyager dans un certain confort et lui souhaita chance et longue vie en posant sa main gauche sur son épaule droite. Les deux pressions qu’il y exerça suivant le rite établi, lui semblèrent chargées d’une grande émotion. C‘est ainsi qu’il quitta la Thébaïde. Les évènements qui agitèrent la France contrecarrèrent son désir de reprendre contact avec ses anciens «frères» et les hasards de la vie l’amenèrent à embarquer comme nous sur un navire voguant vers le pays des Pharaons, dont il s’étais échappé jadis. Il n’avait donc que des éloges à faire à cette organisation. Mais on ne vit pas reclus, une année durant sans qu’un fait anodin par-ci, telle petite phrase par-là, échappée au cours de banals échanges philosophiques apporte quelque nouvel éclairage à des situations volontairement maintenues dans la pénombre. C’est ainsi que Fulbert acquit la certitude que l’autorité suprême qui était le deus ex machina, qui dispensait moyens d’existence et suggérait la direction de pensée, gravitait dans l’entourage du Vatican. Etait-ce le Saint Père lui-même qui préparait une Réforme d’une toute autre ampleur que celles amorcées avec le succès que l’on sait par Luther et Calvin. Siècle après siècle, les dogmes anciens s’écroulant les uns après les autres sous les coups de boutoir d’une Science triomphante, l’autorité suprême avait-elle décidé de sauver ce qui pouvait encore l’être par une totale remise à plat de concepts de plus en plus contestés ?


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N’avait-il pas été jugé indispensable, depuis que plus aucun frein n’était mis aux virulentes attaques des révolutionnaires, de faire oublier les ignominies et les turpitudes d’un passé impossible à justifier ? Etait-ce au contraire un petit groupe de hauts dignitaires tant clercs que laïcs qui menaient insidieusement un travail de sape destiné à ruiner une puissance aux réactions de défense trop souvent terribles et définitives. Et dans cette hypothèse, la puissance maçonnique n’était-elle pas l’âme de l’opération. Le souhait d’associer d’autres religions à cet idéal œcuménique était il sincère ? Ou bien la papauté ne caressait-elle pas de tortueux projets d’assimilation ou à défaut d’affaiblissement sensible de concurrents gênants ? Le comportement irréprochable des Frères à son égard ne procédait-il pas de la méthode mille fois répétée par l’Eglise consistant à susciter et mettre en avant de saintes institutions secourables à la misère humaine où des femmes et des hommes dispensent sans compter des trésors de compassion et de dévouement? Derrière ces paravents irréprochables, il devient difficile de discerner des actions bien moins recommandables et fort éloignées des préceptes de l’Evangile. Fulbert qui décidément possédait un savoir quasiment encyclopédique, brossa ensuite un tableau de la Franc-Maçonnerie telle qu’elle se présentait après les récents bouleversements révolutionnaires. François savait seulement que c’était grâce à cette organisation que son double, Alphonse le vieux juif, dont le savoir subsistait dans son esprit, avait échappé à la guillotine. Fulbert qui n’était pas franc-maçon, n’avait qu’une connaissance fragmentaire de cette organisation, bien que de nombreux ouvrages de la Thébaïde lui ait permis de soulever un peu le voile qui l’enveloppait. Malheureusement, aucun ouvrage présent à la bibliothèque n’effectuait une synthèse de l’ensemble des différentes tendances et chacun traitait de l’une des plus connues, généralement anglaise.


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Aussi loin que l’on a pu remonter dans le temps, Maçonnerie et Eglise de Rome ont eu de multiples contacts. Des documents attestent que dès 925 des confréries maçonniques avaient pignon sur rue. En 960 l’archevêque de Cantorbéry est élu Grand Maître. Au siècle suivant la Papauté protège les Maçons qui œuvrent pour la construction des églises. La Franc-Maçonnerie est un temps très liée aux Templiers qui en sont ses protecteurs. Peu à peu ces confréries corporatives vont évoluer en lieux de pensée et se définissent bientôt pour mission d’améliorer la société, afin de parvenir à une harmonie dont tous bénéficieront. Mais la Franc-Maçonnerie étant composée d’êtres humains sera bientôt minée par des dissensions internes. Certaines Loges (c’est ainsi que se dénomment les tendances parfois vivement antagonistes) penchent pour l’Eglise de Rome, d’autres pour la religion Anglicane. Même situation dans d’autres pays dont la France qui réfute bientôt la primauté auto proclamée de la Loge Anglaise. Les Loges entrent de plus souvent en conflit avec la Royauté, parfois avec l’appui tacite du Saint Siège. La situation inverse se présente aussi parfois. Au siècle dernier, à Paris en 1765, la police doit intervenir pour séparer les Frères qui se battent comme des chiffonniers. Il en résultera une scission définitive en deux obédiences françaises (nom usité pour caractériser les tendances maçonniques). C’est ainsi que peu après 1770 existent désormais deux entités, La Grande Loge de France et Le Grand Orient de France. Ces deux Obédiences se définissent ouvertement de tradition chrétienne comme le prouve l’une des «Lumières»: la Bible ouverte à l’Evangile selon Saint Jean. Les «Lumières» sont les objets traditionnels figurant dans les loges. En plus de la Bible précitée, ce sont l’équerre et le compas.


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Vous souvenez-vous du livre sacré des Cathares et des Bogomiles: l’Interrogatio Johannis? Doit-on y discerner une filiation supplémentaire en plus de celles accolées traditionnellement à la Franc-Maçonnerie, c’est à dire les Alchimistes, les Hermétistes, les Cabalistes et bien sûr les Templiers. Mais comme disait Diderot, on ne prête qu’aux riches ! Un additif manuscrit inséré entre les pages d’un savant ouvrage traitant des rites maçonniques au XVII ème siècle et qui semblait s’être un peu fourvoyé dans cet ouvrage était rédigé en italien. Il faisait état d’une obédience nulle part citée ailleurs et dont le nom serait: Grande Loge Universelle. Ces nouveaux maçons prétendent rassembler tous les frères de toutes les anciennes obédiences de tous pays en une seule qui ne fait plus aucune référence à la Bible. Comme il a été dit plus avant, l’Eglise et la Maçonnerie ont entretenu des relations plus que tumultueuse au cours des siècles. Interdiction des Confréries et excommunications s’enchaînent. Des condamnations de prêtres pour leur appartenance à des Loges se multiplient. L’Eglise souhaitait casser cette organisation qui par ses rites secrets échappait à son contrôle. Elle déclarera que: En ces pratiques, il y a péché de sacrilège, d’impureté et de blasphème contre les mystères de notre religion. Le serment qu’ils font de ne pas révéler ces pratiques, même en confession n’est ni juste ni légitime et ne les oblige en aucune façon. Les hommes qui ne sont pas en ces pratiques ne peuvent s’y mettre sans péché mortel. Elle déclarera encore plus tard en 1651: Les confesseurs invitent les initiés à tout révéler de leurs rites et à y renoncer. Enfin, en 1738 une bulle du pape Clément XII condamne l’Ordre des Francs-Maçons dont les pratiques sont contraires à la tranquillité des Etats temporels et au salut des âmes. Il fait défense aux fidèles d’entrer dans ces sociétés, de recevoir des Maçons ou de leur donner asile, sous peine d’excommunication.


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Qu’en était-il vraiment de ces rites secrets que l’Eglise réprouvait? C’est évidement une vérité de La Palice de reconnaître n’en pas tout savoir puisque justement ces pratiques sont secrètes ! Néanmoins, au cours des siècles quelques bribes de pratiques sont devenues connues d’un plus grand public. C’est le cas des origines mythiques du mouvement. Ce mythe, sorte de tronc commun à toutes les obédiences est tiré de la Bible et l’on peut en trouver référence dans le Livre des Rois. Il est connu qu’en cas de danger mortel, un frère joignant ses mains retournées sur son front cherchera l’aide éventuelle d’autres maçons en s’écriant: A moi les enfants de la veuve. Le mythe fait remonter la Franc-Maçonnerie à la construction du premier temple de Jérusalem par le roi Salomon. Hiram était un fondeur d’airain dont la réputation était telle que Salomon le fit venir de la ville de Tyr. La Bible nous révèle aussi qu’Hiram était le fils d’une veuve. Hiram fut assassiné par trois mauvais compagnons parce qu’il refusait de leur révéler un mot de passe utilisé lors de la paye des ouvriers. Les travailleurs étaient si nombreux que chaque catégorie devait prononcer ce mot de passe spécifique à leur spécialité avant de percevoir leur dû car les Maîtres ne pouvaient les connaître tous. Hiram étant considéré comme le premier «Frère», tous ses successeurs étaient donc eux aussi les «enfants de la veuve». Ce mythe, considéré comme fondateur, serait évoqué lors des cérémonies d’initiation ou de passage d’un Frère à un grade supérieur. La Franc-Maçonnerie semble en effet être très hiérarchisée et si les rares documents l’évoquant citent le plus souvent quelque «Grand Maître», d’autres grades, soit inférieurs, soit encore supérieurs existent indéniablement. Ainsi en faisait état un petit opuscule trouvé sur les rayonnages de la bibliothèque de la Thébaïde, écrit par un «Frère» d’une certaine loge germa-


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nique dénommée Stricte Observance Templière. Comme son nom l’indique, l’organisation hiérarchique du moins au sein de cet Ordre est copiée sur celle des Templiers, elle-même issue de la chevalerie médiévale. Fulbert y avait relevé de curieuses dénominations telles que «Commandeur du temple» ou encore «Prince du Tabernacle», on ne peut plus ésotériques. C’est pourquoi après de multiples cogitations, tous ces faits et indices avaient conduit notre libre penseur à une prudente réserve concernant sa plus grande implication dans ce mouvement pourtant si enthousiasmant. Peu désireux de devenir le jouet de possibles manipulateurs occultes, il avait donc décidé de surseoir à toute nouvelle prise de contact. Un soir, alors que la mission de l’équipe touchait à sa fin car les rivages méditerranéens révélaient leur proximité par des senteurs marines transportées par une septentrionale brise nocturne, Fulbert prit un ton plus grave que de coutume pour lui dire: - Mon ami, et ceci n’est pas une vaine formule car je vous considère désormais comme le seul véritable ami qui me reste, je crains fort que nos chers entretiens ne puissent se poursuivre encore bien longtemps. Je suis entré depuis déjà quelques années dans une tranche d’âge dans laquelle de nombreux individus du sexe masculin souffrent d’une affection gênante mais qui peut prendre souvent une gravité souvent fatale. Je suis malheureusement dans cette dernière catégorie et des douleurs de plus en plus fréquentes m’amènent à envisager le pire. En accord avec le chef de cette expédition, je vais vous quitter dès qu’une escorte sera disponible pour me rendre au Caire. Sauf imprévu, une relève de nos défenseurs aura lieu après-demain jeudi. Je connaissais jadis dans cette ville un Grec, médecin réputé, pratiquant parfois avec succès l’art chirurgical.


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Mon maître, le Mamelouk eut une fois recours à ses services pour une affection similaire et s’en trouva soulagé. A cette époque, cet habile praticien était encore suffisamment jeune pour que je puisse espérer le retrouver encore en activité. Je ne me fais que peu d’illusions sur mes chances de survie, d’autant plus que ma robustesse apparente à pu leurrer les recruteurs de Bonaparte sur mon âge véritable. Mais j’ai cette année soixante et quinze ans révolus alors qu’afin d’être associé à cette épopée africaine, j’en avais avoué quinze de moins. J’aurais aimé en ce moment disposer de biens matériels afin de vous les donner en héritage comme à un fils aimé, je ne possède malheureusement rien si ce n’est une grande connaissance de la vie. Nos conversations resteront j’espère, comme quelques seules traces que je laisserai dans cette vallée de larmes dans la mémoire d’un être cher. Sachant combien vous vous êtes intéressés, votre Pérégrin et vous à mes contacts avec «mes Frères», je vais vous laisser la possibilité de vous mettre en contact avec eux si l’opportunité vous en apparaissait un jour. François resta quelques instants comme pétrifié par les Gorgones, mais savait que quelques paroles conventionnelles de commisération n’étaient pas de mise entre ces deux êtres hors du commun. Quant aux promesses de retrouvailles dans un quelconque autre monde meilleur, ils savaient tous deux ce qu’en valait l’aune ! Fulbert lui remit enfin un vieil exemplaire du Télémaque de Fénelon dont il ne se séparait d’ordinaire jamais, en lui indiquant que l’introduction du livre IV combinée à une longue série de chiffres manuscrits sur la page de garde de l’ouvrage lui dévoilerait, à l’aide d’une manipulation compliquée la liste complète des contacts jadis fournie par le frère Joaquim. Puis Fulbert serra François dans ses bras et ils se quittèrent. François devait le lendemain s’absenter pour trois jours de sondages dans la zone marécageuse qui bordait le littoral.


Scriba 140 Il ne devait plus jamais revoir son vieux compagnon.


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Chapitre 14 Un nouvel espion au service de Bonaparte.

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e 17 octobre 1799, l’équipe de Le Père ayant à la hâte achevé les derniers relevés, tout le monde se replia sur le Caire. Il apparut évident aux scientifiques que l’ambiance au sein du corps expéditionnaire n’était plus depuis longtemps au beau fixe. Les soldats n’avaient pas aimé que Bonaparte ait discrètement regagné la France au mois d’août en confiant le commandement de l’armée au général Kléber. Néanmoins, ce dernier qui était très apprécié de ses hommes, continuait à tenir le pays d’une main ferme. Regroupés dans les locaux provisoires de la Commission des Sciences et des Arts, les civils de l’expédition tuaient le temps en d’intéressantes discussions sur leurs travaux respectifs, mais évitaient sur les conseils des militaires de bien tentantes visites d’antiques vestiges. Des tentatives de révolte de Musulmans irrités par des profanations de lieux saints ou de vexations de toutes sortes, entraînaient de féroces répressions qui elles-mêmes justifiaient de nouveaux assassinats d’européens. François et ses compagnons purent néanmoins aller admirer les pyramides et le sphinx, escortés par une petite troupe. Notre ami pensait avec nostalgie aux discussions que le but de l’érection de ces merveilles aurait entraîné avec son vieux compagnon Fulbert. Il avait tenté à plusieurs reprises de retrouver sa trace dans la métropole cairote mais sans résultat. Aucune trace non plus de l’habile praticien grec que le vieil homme avait souhaité consulter. Ce fut au mois de décembre qu’il put entendre de nouveau parler de Fulbert d’Hallue dans des conditions que je vais tenter de rapporter le plus fidèlement possible.


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Un beau matin, alors qu’il venait de procéder aux habituelles mais brèves ablutions qu’un cruel manque d’eau rendait presque théoriques, une estafette militaire vint le prier de bien vouloir le suivre à l’état-major du général Kléber. Un peu surpris, il ne put obtenir de plus amples renseignements du jeune et déluré militaire qui savait seulement qu’il devait le conduire à un certain commandant Beaufront. Une vingtaine de minutes suffirent pour atteindre le palais mauresque où siégeait le commandement suprême. Un jeune capitaine de hussards le prit en charge et le conduisit dans une vaste pièce dont le centre était occupé par une vasque dans laquelle coulait un ruisselet d’eau claire craché par une sorte de chimère centrale. Dans la partie la plus éclairée de ce de salon où cinquante personnes auraient tenu à l’aise, une rangée d’énormes poteries où s’épanouissait une luxuriante végétation, servait de paravent à ce qui était de toute évidence le bureau du dit commandant Beaufront. Un mameluk farouche au turban blanc piqueté d’or servait de porte infranchissable à ce haut lieu. Le cimeterre passé dans la vaste ceinture d’une blancheur aussi immaculée que celle du turban, scintillait le long du charoual pourpre et des bottes noires. Les bras croisés sur la poitrine indiquaient qu’il était déconseillé d’avancer d’un seul pas. Assis sur deux poufs en cuir, deux hommes se faisaient face, l’un parlant et l’autre écrivant. Merci, Raveneau, veillez à ce que ce courrier soit acheminé au plus vite; émit le petit homme chauve qui semblait être le maître des lieux. - Laisse entrer, Raza, poursuivit le commandant. Le cerbère décroisa les bras et telle une porte coulissante se déplaça vers la droite, autorisant ainsi l’accès au Saint des Saints. Le capitaine salua, puis après avoir poussé François entre les deux arbustes, fit demi-tour et s’éloigna après un nouveau salut plein de déférence.


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L’humaine porte coulissante repris sa place et ses deux bras se croisèrent à nouveau sur sa poitrine. - Monsieur Ruisse, veuillez vous asseoir, puis-je vous servir un café ou un verre d’orangeade? Ces petits gâteaux sont aussi à votre disposition, usez-en si le cœur vous en dit pendant que nous converserons. François, mi-figue mi-raisin, obtempéra et eut tout loisir de détailler le curieux personnage qui lui faisait face. Celui-ci parla longuement sans apparemment se soucier de quelque approbation que ce soit de son interlocuteur. Le commandant portait une redingote civile et ne semblait pas attacher à son apparence une importance particulière. De taille inférieure à la moyenne, chauve de surcroît, ses yeux de myope pétillaient cependant d’intelligence derrière des besicles un peu fatiguées. - Cher Monsieur, si vous vous trouvez en ce moment dans ce palais, vous le devez à l’un de vos amis qui avait une haute opinion de vous. Il prit quelques feuillets qui se trouvaient sur l’un des petits guéridons proches de son pouf et poursuivit: - Mon métier est de savoir beaucoup de choses sur beaucoup de gens, ces feuillets m’ont renseigné sur votre passé comme je puis l’être sur celui de la plupart de vos compagnons. Votre dossier comprend cependant deux annotations qui m’ont incité à vous demander de me rendre visite. Tout d’abord, une petite note manuscrite marginale de la main même du général Bonaparte, nous invitant à ne pas vous perdre de vue, puis le résumé d’une conversation que j’eus récemment avec votre ami d’Hallue, peu de temps après qu’il ait quitté ce monde. Tout d’abord, saluons la mémoire de celui qui fut pour nous un précieux collaborateur, il s’est éteint il y a peu sous l’emprise de l’opium qui lui était administré pour le soustraire à des douleurs insupportables. Il m’a demandé, si je devais un jour vous rencontrer, de vous prier de lui pardonner de vous avoir caché son appartenance à mes services: il y était astreint par serment !


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De son côté, il s’est refusé à me faire part des raisons qui lui faisaient penser que vous étiez un être tout à fait «hors normes», qualificatif exact qu’il employa. J’ai donc décidé de déployer à votre encontre les moyens habituels qui nous permettent de dévoiler bien des secrets. Une fouille minutieuse en votre absence, des quelques rares affaires que vous possédez nous a en effet laissés perplexes. Vous êtes cette année âgé d’un peu plus de vingt-cinq ans. Vous possédez une aisance financière dont nous n’avons pu déceler l’origine, et nous savons qu’elle ne provient pas de quelque don important de votre véritable père, monsieur le Comte de Cabarrus. Eh oui ! Je vous avais prévenu que nous savons beaucoup de choses. Nous ignorons toutefois comment, à un âge si tendre, vous possédez le savoir d’un vieillard et vous pouvez rendre grâce à Fulbert pour sa totale discrétion à ce sujet. Vous pourrez m’éclairer sur ce mystère seulement si vous le souhaitez, car je n’exercerai aucune pression sur vous pour vous inciter à le faire. Le petit homme chauve parla encore assez longuement du contexte général qui avait amené à cette rencontre puis entra enfin dans le vif du sujet. Il se présenta comme le chef des services de renseignements à l’Etat-major du général Kléber. Ce dernier avait reçu récemment un courrier du général Bonaparte accompagné d’une forte somme en numéraire. Le courrier secret demandait au chef de l’expédition de tisser un réseau d’agents qui devaient se fondre dans l’actuel Empire Turc en prévision d’actions futures. Bonaparte avait compris que le succès de la Campagne d’Egypte devenait de plus en plus incertain et que cette implantation d’espions était désormais urgente. Il avait été décidé entre autres, de créer un poste d’agent permanent en Grèce. Le peuple grec supportait de plus en plus difficilement le joug ottoman et les révoltes locales, savamment canalisées pourraient constituer une aide précieuse lors d’un


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futur conflit. Comme il s’agissait d’une action à très long terme, le projet avait été minutieusement ourdi et il ne restait plus qu’à trouver le candidat idéal. - Cher monsieur Ruisse, reprit le Commandant, avant de continuer plus avant, sachez que nous souhaiterions que vous soyez désormais les yeux et les oreilles de la France dans cette région. Le plan que nous avons établi implique que vous abandonniez votre nom et la nationalité française pour adopter l’identité d’un actuel sujet grec. Votre existence, pour de nombreuses années et sans doute même définitivement se déroulera loin de la mère patrie. Il est souhaitable que vous y fondiez une famille et nous vous aiderons à y créer une activité intéressante et rémunératrice, paravent opaque à votre activité clandestine. Je vais maintenant vous abandonner dans ce lieu pendant une heure afin que vous soupesiez ma proposition, lorsque je reviendrai, si votre réponse est positive, je vous dévoilerai la totalité de notre projet. Si vous déclinez cette offre nous nous quitterons bons amis. Si vous désirez quoi que ce soit, agitez cette clochette, Aïcha vous apportera ce que vous désirez. Là dessus, le commandant disparut suivi de près par son fidèle cerbère. Totalement tourneboulé, François tentait de calmer les soubresauts du volcan qui grondait dans sa tête. Je l’aidais de mon mieux à retrouver sa sérénité. A sa demande je lui indiquais que ma curiosité me rendait ce projet sympathique, mais que je n’étais pas le maître de son existence et qu’il devait conserver son libre-arbitre. Mon ami, me communiqua-t-il, nous allons tenter l’aventure et advienne que pourra. Aïcha sollicitée, revint avec un solide en-cas des plus raffiné, arrosé d’une exquise limonade glacée. L’heure de réflexion fut ainsi vite passée et ponctuel comme une clepsydre, le Commandant réapparut et reprit sa faction. - Cette lueur dans votre regard me semble de bonne augure,


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émit-il en regagnant son pouf. Qu’en est-il donc cher ami? - Nous sommes partants, enfin je veux dire, je suis partant, tenta-t-il de se rattraper. Le Commandant parut ignorer le lapsus et félicita chaleureusement son interlocuteur. Puis il dévoila la chronologie de l’opération pour le proche avenir. Dés la semaine prochaine, François devra quitter le Caire et se rendre à Alexandrie où à l’adresse qui lui sera indiquée, il trouvera un certain Nicos Giorgiou importateur de produits alimentaires divers en provenance de tout le pourtour méditerranéen. Le père de ce Nicos entretenait déjà des relations suivies avec les services secrets de la royauté française. Elles furent tout naturellement reconduites avec ceux de notre jeune république. En reconnaissance d’éminents services rendus par la famille, toutes facilités lui étaient depuis longtemps accordées pour l’exportation de denrées orientales vers la France, par l’intermédiaire d’une société marseillaise. Cette société assurait aussi la gestion du travail de l’honorable correspondant dans l’empire Ottoman. Le propre neveu de Nicos Giourgiou, Costa Hadjinikis, l’un des agents les plus efficaces au service de l’armée française, avait perdu la vie en accompagnant Bonaparte dans sa désastreuse récente expédition en Palestine. Il comptait au nombre des victimes de la peste bubonique qui avait décimé les Français à Jaffa. Il avait été décidé par le Commandant, en accord avec Nicos que ce décès resterait secret et qu’un nouvel agent reprendrait l’identité du défunt pour une mission de très longue durée en Grèce. Le projet était assez alambiqué pour deux raisons. La première était que le territoire hellénique sous domination turque se trouvait actuellement démuni de tout embryon de réseau de renseignements. La seconde, encore plus ennuyeuse, était que le nouveau Costa Hadjinikis, c’est à dire François, ne possédait que de vagues rudiments de grec moderne.


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Le Commandant expliqua longuement à François pourquoi néanmoins le plan initial devrait mûrir et se concrétiser peu à peu. Costa était le fils unique d’Irina, la propre sœur de Nicos, qui avait épousé selon le rite orthodoxe le descendant d’un brave grec d’Egypte qui pour des raisons désormais oubliées de tous, avait jadis adopté la foi musulmane. En sa qualité de pieux mahométan, il avait alors effectué le pèlerinage à la Mecque et mérité ainsi le titre de Hadj. François recueillit plus tard une autre version de l’origine de ce nom, il semblerait que par adoption du terme Hadj pour tout pèlerin ayant effectué un voyage dans les lieux saints, ce qualificatif aurait jadis désigné aussi le chrétien s’étant rendu à Jérusalem prier sur le tombeau du Christ. Quoi qu’il en soit, son patronyme originel, Nikis était alors devenu Hadjinikis, ce qui avait évité à ses descendants et à lui-même de subir les habituelles avanies et taxations diverses réservées aux infidèles. François devrait donc dans un premier temps subir une formation accélérée chez Nicos, puis dans un délai de l’ordre de deux ans, aller fonder dans la province grecque de Morée, une filiale de la maison de commerce de son supposé oncle Nicos. Le léger accent qui pourrait persister lorsqu’il s’exprimerait en grec, serait alors mis sur le compte de sa naissance en Afrique. L’or français confié à Nicos aiderait à l’établissement de la succursale grecque. Les services secrets français «oublieraient» volontairement leur «taupe» pour employer le jargon moderne de l’espionnage, jusqu’à ce que ce dernier, établi en Grèce, se manifeste par un contact avec l’importateur marseillais. Voici en gros l’essentiel de ce qui fut révélé ce matin là dans le palais qui abritait le général Kléber et ses proches collaborateurs. Deux jours après, profitant d’un mouvement de troupes, François rejoignit Alexandrie et sa nouvelle famille grecque.


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Sa métamorphose en un commerçant grec convaincant allait cependant s’avérer plus laborieuse que prévue et son séjour dans la cité d’Alexandre devait en fait se prolonger trois longues années. Dans le prochain chapitre, nous tenterons de jeter un peu de clarté sur cette courte période passablement agitée par les soubresauts de l’Histoire. J’ai cependant la faiblesse de croire que la sagesse et l’expérience des hommes, acquises par mon précédent support humain, le cher Alphonso, que je lui avais transmises de facto, furent d’un grand secours pour aider François Ruisse à endosser sa nouvelle identité.


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Chapitre 15

Métamorphose à Alexandrie.

A

compter du début de l’année 1800, la situation du corps expéditionnaire en Egypte n’était rien moins que calamiteuse. Lâché par Bonaparte qui avait compris que la partie était perdue depuis la destruction de la Flotte à Aboukir, le futur Empereur avait en fait, avec une élégance la plus discutable, chargé Kléber de solder l’opération. Kléber était très apprécié des soldats et il réussit presque à leur redonner un peu de cœur au ventre. Au début de l’année il négocie avec les anglais l’évacuation du corps expéditionnaire français et signe avec eux un traité nommé «convention d’El Arich» dont les clauses ne seront pas respectées par l’amiral britannique Keith. Kléber reprend alors les armes et inflige au mois de mars une défaite à une armée de trente mille Turcs aux ordres des Anglais. Puis ayant reconquis le pays, il mate une nouvelle rébellion des Cairotes. Malheureusement, au mois de juin, il est assassiné par un arabe et son successeur, le général Menou négociera le retrait définitif des Français. Nikos s’avéra un hôte des plus attentionnés envers son supposé neveu Costa. Il l’installa dans une partie des plus agréables de la vaste construction où il demeurait avec sa famille. De sa fenêtre, au premier étage de la maison, Costa pouvait suivre les manœuvres de chargement et de déchargement des navires encrés dans le Kibôtos, port que désignaient ainsi entre eux les commerçants grecs en majorité installés sur ses quais. Nicos lui avait expliqué que sa maison était en fait construite sur un espace conquis jadis sur la mer et qui avait permis de relier l’île de Pharos au continent. Cette presqu’île séparait


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désormais les deux ports d’Alexandrie, celui de l’Ouest où ils se trouvaient et celui plus vaste, plus oriental. Sur l’extrémité de la presqu’île, les Turcs avaient construit une imposante forteresse à l’emplacement où se trouvait le célèbre phare d’Alexandrie avant sa destruction lors d’un séisme. Au premier étage, se trouvaient aussi trois autres pièces habitées par Nikos et sa famille, un escalier y menait à une terrasse d’où l’on pouvait voir le fort et une partie du port de l’Est. Cette partie englobant les deux ports et la forteresse constituait la nouvelle ville alors que l’Alexandrie ancienne était ceinte de hautes murailles. Seules trois portes en autorisaient l’accès. Costa (nous ne désignerons désormais plus François que par sa nouvelle identité) eut souvent l’occasion de se rendre dans la vieille ville car Nikos y possédait une annexe au marché aux grains de Sûk Sharqi. Habillé comme tous les autres Grecs d’Egypte, le nouveau Costa donnait facilement le change, grâce au teint mat hérité de ses ancêtres ibériques. Lorsque d’aventure, il était interpellé par un autre citadin, il expliquait par une mimique expressive que ses cordes vocales ne lui permettaient pas de s’exprimer. Nicos expliquait alors que son neveu relevait d’une grave maladie dont cette aphonie que l’on espérait passagère, était l’une des séquelles. Costa (le vrai) habitait de son vivant au Caire, si bien que le risque était faible que la substitution soit découverte. Nikos avait d’autre part effectué auprès des autorités turques toutes les démarches nécessitées par le déménagement fictif de son supposé neveu. L’administration de l’Empire Ottoman était particulièrement attentive au prélèvement de l’impôt sur chaque ressortissant non musulman qui séjournait sur les territoires qu’elle contrôlait. Il est vrai que les profonds bouleversements apportés par la récente occupation française avait crée une telle pagaille dans cette bureaucratie, que le nouveau venu à Alexandrie aurait pu


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aisément échapper à tout contrôle. Mais l’avisé Nicos jugeait que ses démarches ne pouvaient qu’officialiser l’identité du nouveau contribuable. Il est sans doute temps de tenter d’expliquer les relations qui s’établissaient entre le pouvoir siégeant à Istanbul et les peuples assujettis. Peu après que Constantinople soit tombée aux mains des Turcs, et que soit un peu apaisé le ressentiment des populations chrétiennes à la suite des massacres perpétrés par les occupants, le Sultan imposa aux non-musulmans de nouvelles règles qui permirent entre les communautés des relations moins tendues. C’est ainsi que dès l’an 1453, quelques mois après qu’il fut entré en vainqueur dans la capitale de l’empire byzantin, Mehmet II, auquel on donna le titre de “Conquérant”, gracia dans le premier firman qu’il publia, tous les survivants et leur rendit la liberté de foi et de commerce. Il prit également des mesures sévères pour la protection du patrimoine culturel de la ville. Rapidement, il donna un statut aux Orthodoxes (plus tard aux Grégoriens) et aux Juifs ainsi qu’à la colonie génoise de Galata qui pu conserver ses biens pour ne pas avoir pris part à la bataille aux cotés des Byzantins. Il organisa les différentes communautés religieuses non-musulmanes en «Millets». Millet peut se traduire en turc par troupeau. Dans ce statut politico-religieux créé par les Ottomans et selon lequel chaque église chrétienne était reconnue en tant que nation-millet, les chefs de ces églises étaient investis de pouvoirs administratifs. Les responsables des millets chrétiens, patriarches, nobles, chefs religieux ou princes étaient tenus de payer régulièrement l’impôt au Mukaddam (ou Multazim) qui travaillait pour le compte du sultan ottoman. En fait, le système des Millet fut un aménagement du statut des «dhimmis» et permit aux Ottomans d’allier l’application de la dhimma à la gestion d’un empire hétérogène. Le terme de Dhimmi forgé à partir de l’expression arabe «Ahl al-dhimma «signifie littéralement les «gens du pacte ”.


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Les Dhimmis sont en fait les Juifs et les Chrétiens ainsi que les ressortissants d’autres confessions vivant en terre d’islam (dar al-islam) et qui acceptent de se soumettre aux lois islamiques. En échange de cette soumission, ainsi que moyennant le paiement d’un impôt spécial, le tribut (jiziya), le tributaire judéochrétien ou sabéen se voit reconnaître le droit de pratiquer son culte. Mais il n’est pas considéré comme un citoyen : il ne peut en aucun cas commander un «vrai Croyant «, il ne peut porter les armes, il doit enfin accepter la supériorité du musulman ainsi que son prosélytisme sans avoir quant à lui le droit de manifester sa foi non-musulmane. On peut s’étonner d’un tel sens politique de la part d’un chef de hordes barbares supposé farouche et mal dégrossi. En fait Mehtmet Han (Mehmed le Conquérant) naquit le 1er avril 1430 à Edirne, son père était Murat II (Mourad) et sa mère Milizza Vaccovichio dite Hatice Halime, était d’origine chrétienne et fille d’un roitelet serbe. Il reçut une éducation soignée, apprit le grec et le latin et n’ignorait rien des sciences ni des concepts religieux de l’époque. Certainement conscient du ferment incontrôlable qu’une religion persécutée pouvait fomenter au sein de ses disciples et du potentiel de nuisance qu’il risquait de constituer pour le pouvoir temporel en place, le Sultan créa ainsi un modus vivendi acceptable sur l’ensemble de son vaste empire. Le système fonctionna ainsi tant bien que mal pendant près du demi millénaire suivant du joug ottoman sur les peuples assujettis. Chaque début de révolte d’un quelconque groupe d’individu, chaque velléité d’indépendance entraînait un épouvantable massacre par une armée ottomane sans état d’âme. Telle était donc encore la situation à Alexandrie en cette première moitié du 19ème siècle. Les communautés arabes, juives et chrétiennes de toutes tendances s’y côtoyaient harmonieusement sous la houlette d’un pouvoir surtout soucieux du versement régulier du tribut.


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L’intervention des Français semblait de plus avoir provisoirement fais taire les velléités d’indépendance des Mameluks vis à vis de la Sublime Porte. Le pouvoir turc caressait sans doute le fallacieux espoir que son nouvel allié britannique n’avait pour ambition que le rétablissement de l’autorité du maître d’Istanbul. Mon support humain, à cette époque, François Ruisse alias Costa Hadjinikis put ainsi pendant plus de deux années peaufiner sa nouvelle identité. Le plus urgent étant d’acquérir la maîtrise totale de la langue grecque. L’ami Nicos lui procura un professeur de charme en la personne d’Effi une jeune fille d’origine copte, qu’un de ses proches cousins avait jadis adoptée et élevée dans la religion orthodoxe. Le brave cousin ne s’était pas remis du décès de son épouse et la rejoignit rapidement dans un paradis, sans doute également orthodoxe. Nicos avait recueilli la jeune fille alors qu’elle allait sur ses dix-sept ans et gérait de son mieux son petit héritage en attendant sa majorité. Elle avait maintenant près de vingt ans et je compris vite que Costa appréciait vivement sa présence. Effi, de par ses origines, se différentiait physiquement du reste des femmes de la communauté grecque, son visage allongé, sa peau mate et ses grands yeux en amande justifiait pleinement la certitude et la fierté qu’elle avait d’être une descendante directe des antiques égyptiens. Nicos l’appelait affectueusement sa petite Cléopâtra, bien qu’il n’ignorât point que la célèbre pharaonne ait été de pure lignée macédonienne. Les leçons de grec se firent de plus en plus fréquentes et Effi se rendit bientôt encore plus indispensable en préparant aussi de délicieux repas à son élève. Saïd était lui, chargé d’inculquer des rudiments d’arabe au futur espion. Costa fit l’acquisition d’un Coran et de quelques autres ouvrages rédigés dans la même langue afin de progresser non seulement en conversation mais aussi en lecture et en écriture. Saïd, était préposé aux écritures et travaillait la journée


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dans l’officine de Nicos. Agé d’une trentaine d’années, il envisageait de fonder une famille et c’était contre rétribution qu’il consacrait tous les soirs une heure de son temps à l’enseignement de sa langue au supposé neveu de son patron. Costa était étonné de la rapidité avec laquelle il apprenait simultanément arabe et grec. Nous pensions tous deux que ma présence dans son esprit multipliait ses facultés d’assimilation. Sans bien comprendre comment opérait ce prodige, nous étions arrivés à la conclusion que nous nous partagions la tâche et que de surcroît, l’un se comportait en permanence comme le répétiteur de l’autre. A la fin de la première année, nous lisions couramment les sourates du Coran. Un matin, Saïd fit irruption sur la terrasse de la partie de la maison réservée à Costa et tout excité lui dit qu’en venant au travail et traversant la sorte de souk qui dans la vieille ville était réservé aux marchands ambulants, il avait vu un livre extraordinaire par le luxe de sa reliure. Il avait tout de suite pensé que son élève Costa aurait les moyens financiers d’en négocier l’acquisition. Sans barguigner, Costa se rendit de toute urgence sur les lieux, avec Saïd comme interprètre-négociateur. Un peu poussiéreux, l’objet gisait mélancoliquement au milieu d’un fatras d’aiguières en cuivre argenté sur quelques hardes de propreté douteuse. Un gamin d’une quinzaine d’années faisait office de gardien du misérable déballage, sans doute en l’absence de son père ou de son patron. Il regarda Costa compulser l’objet avec indifférence, tout occupé qu’il était à tenter une acrobatique manipulation avec cinq vertèbres de mouton, de son jeu d’osselets. L’ouvrage était relié dans un épais cuir de couleur beige faisant ressortir une damasquine compliquée qui avait dû jadis être d’un pourpre éclatant. Le dos du livre était comme protégé par une épaisse grille en métal noirci par l’oxydation qui laissait supposer que ce métal était de l’argent massif. L’élégant entrelacs, laissait en son centre place à une sorte de cartouche


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entourant deux lignes de caractères, dont le subtil dessin rendait le déchiffrement malaisé. La première page était de toute évidence constituée d’une peau d’animal sur laquelle étaient manuscrits des lettres et des chiffres arabes disposés dans une sorte de tableau. Le tableau comportait une quinzaine de lignes et à peu près autant de colonnes. La ligne supérieure ainsi que la colonne de droite étaient remplies de caractères rouges alors que les autres cases l’étaient de caractères bleus. Les pages suivantes, sans doute plus d’une centaine, étaient constituées d’un papier très épais du genre parchemin. Elles étaient recouvertes d’un fin texte imprimé. L’état de conservation était convenable, à l’exception du bas du livre qui avait manifestement trempé récemment dans un produit liquide. Les dégâts s’avéraient cependant mineurs. En grec, Costa expliqua à son compagnon qu’il lui fallait absolument cette merveille et le brave égyptien entama aussitôt un long marchandage. Le gamin avait vraisemblablement reçu des instructions très précises sur une cotation décidée à l’échelon supérieur et le ton de la conversation monta crescendo. Costa était sur des charbons ardents, d’autant plus que le prix demandé lui semblait d’emblée tout à fait convenable. Mais le rituel devait être respecté. Ce fut malheureusement à ce moment que le marchand en titre choisit de refaire surface. Lorsqu’il fut mis au courant de la somme proposée par Saïd, le gros bonhomme crasseux poussa des glapissements à fendre l’âme et il devint évident qu’il était prêt à se lacérer la poitrine en invoquant Allah qui l’accablait ainsi, alors que ses sept enfants l’attendaient au village et mouraient de faim. Intraitable, Saïd prit le parti de rompre un marchandage qui devenait sans issue et fit signe à Costa qu’il fallait renoncer à discuter plus avant. Il avait à peine amorcé le premier pas de retraite que l’homme le rattrapa par la manche et un accord juste et équitable fut trouvé en moins d’une minute. Le prix initial avait été divisé par quatre. Costa tremblait à l’idée qu’un quelconque contretemps


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vienne encore remettre en question sa légitimité de nouveau propriétaire, mais les deux parties étaient toutes deux pleinement satisfaites et il se retrouva bientôt seul chez lui avec son trésor. Nous nous rendîmes rapidement compte que quel qu’en soit le contenu, il avait dû être jugé d’une grande valeur, pour que soit justifié un tel luxe dans sa fabrication. Quel sordide enchaînement de tribulations et d’avanies avait pu amener ce splendide ouvrage, joyau d’on ne sait quelle fastueuse bibliothèque, à se retrouver dans le bric à brac de l’adipeux barbu. Sans doute le pillage de quelque riche demeure après assassinat du maître des lieux, constituait en cette période troublée l’hypothèse la plus vraisemblable. Quel pillard arabe, quel soudard ottoman, français ou britannique, sans doute attiré par le dos en argent massif du livre l’avait subtilisé et trimbalé sans ménagement empilé avec d’autres produits de rapines? Mais le bel objet retrouverait maintenant le respect dû à tout support du savoir et Costa s’ingéniait déjà à toiletter avec d’infinies précautions le vénérable document. Après plusieurs jours d’examens attentifs, aidé de Saîd puis pour une analyse plus exhaustive, l’aide d’un érudit puits de sciences copte, vieil ami de la belle Effi, nos experts arrivèrent aux conclusions suivantes: L’ouvrage avait été imprimé à Istanbul en l’an 1163 (de l’Hégire) ce qui correspondait d’après l’homme qui savait, à l’année 1742 de notre calendrier; L’imprimeur était Ibrâhîm Müteferrika, sans autre précision; Le titre de l’ouvrage, assez ésotérique était à peu près: Recherche aboutie de la rectification des principes. Son auteur était un certain Ibn al Shâtir qui vivait au XIVe siècle. Nous reviendrons ultérieurement sur le sujet traité dans ce grimoire. A la partie imprimée avait été ajoutée comme page de garde le parchemin manuscrit qui fut sans doute jugé être une partie


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de l’ouvrage écrit de la main même de l’auteur ou du moins une précieuse copie de la même époque. Le tout avait été confié à un habile relieur, puis à un orfèvre talentueux qui avait gravé la plaque d’argent agrafée sur l’épais cuir vernissé. Sur la dite plaque ciselée, dans la partie inférieure quatre fins crochet autour d’un évidement circulaire attestaient l’ancienne présence d’une pierre précieuse qui avait vraisemblablement été extirpée par les pillards. Tout ce luxe dans un simple banal ouvrage laissait à penser que la page manuscrite était le trésor dont pages imprimées et riche reliure ne constituaient que l’écrin. Après quelques jours de minutieux astiquages à l’aide d’une souple peau d’animal enduite d’une poudre spéciale, le dos d’argent avait retrouvé son éclat primitif. Seule l’orbite vidée de sa sans doute très précieuse pierre, donnait à l’ensemble un air de Polyphème triste. Le mois suivant, Costa confia à un lapidaire juif renommé de la vieille ville, le soin de remplacer la pierre précieuse manquante par un lapis lazuli certes moins aristocratique mais néanmoins du plus bel effet. Sachez enfin, bien que nous aurons encore l’occasion de l’évoquer, que le dit Ibn al Shâtir remettait ni plus ni moins en cause les théories géocentristes de Claudius Ptoléméus et proposait une cosmologie musulmane plus rationnelle que les concepts d’Eglises chrétiennes tant orientales qu’occidentales engluées dans le même obscurantisme. Il faudra attendre encore 150 ans en Europe pour qu’un certain Copernic arrive à des conclusions identiques. L’apprentissage du grec moderne avait donc comme nous le disions plus haut, fait des progrès dignes de tous éloges, ce qui n’étonnait en fait personne tant l’assiduité d’Effi dans son sacerdoce n’avait d’égale que le cœur à l’ouvrage que montrait sans défaillance son élève. Nicos en fut amené un jour à solliciter un entretien avec le


Scriba 158 futur «Espion français». Avec une diplomatie toute byzantine il en vint finalement à faire avouer à Costa que la présence d’Effi à ses cotés s’avérait de plus en plus agréable. Il ne lui cacha pas non plus que des insinuations de quelques vielles personnes soupçonneuses de la famille, le plaçaient parfois en porte à faux du fait de son état de tuteur de la jeune fille. Les mœurs officielles de la petite communauté orthodoxe alexandrine étaient assez strictes, même si de petits écarts étaient comme partout tolérés s’ils restaient discrets. En un mot comme en cent, il désirait savoir si un très prochain projet de mariage ne pourrait pas en définitive être envisagé, à la grande satisfaction de tous et particulièrement à la sienne. Il ajouta que financièrement Effi possédait un petit pécule mais que lui n’exclurait pas dans le cas de cette union d’associer le futur époux dans une certaine mesure au développement extérieur de sa petite entreprise. Enfin, il ne pouvait pas lui cacher plus longtemps que le fils de l’un de ses vieux amis se rongeait les ongles chaque fois qu’Effi montait initier Costa aux finesses linguistiques des descendants de Périclès et qu’il ne pourrait plus bien longtemps lui refuser sa protégée en mariage. Bien entendu, lui asséna-t-il enfin, Effi ne rêve depuis longtemps que d’entraîner Costa devant le Papa (pope) le plus proche et cette dernière considération fut celle qui avait motivé en priorité ce long monologue. Costa avait dès le début de la longue harangue parfaitement compris où son interlocuteur voulait en venir, aussi fut-ce avec une concision digne du barbare occidental qu’il était qu’il répondit laconiquement: D’accord sur tout, on se marie quand? Nicos ouvrit de grands yeux incrédules, puis éclata d’un grand rire, se leva de sa chaise et vint serrer le jeune homme dans ses bras. - Mon fils, je crois que nous allons bien nous entendre ! Costa lui expliqua que le problème de la religion ne se posait pas pour lui et qu’il adopterai la position qui s’avérera la plus


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consensuelle. Depuis qu’il était grec, il avait consciencieusement suivi les offices orthodoxes bien qu’il fut jadis en d’autres lieux initié à la foi catholique. Il ajouta en plaisantant qu’en tant qu’Hadjinikis il retournerait à la Mecque si les circonstances l’exigeaient mais qu’il n’avait non plus aucun a priori contre le bouddhisme. - Ma foi est d’une autre essence, mais je respecte les croyances de tous, ajouta-t-il enfin. Et Nicos de conclure: - Mon fils, j’ai l’impression que c’est vous qui êtes d’une autre essence, mais je vous aime bien !


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Chapitre 16

Costa Hadjinikis retrouve le sol natal de ses supposés ancêtres.

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eux abondants ruisselets de larmes de bonheur jaillirent de sous les paupières d’Effi lorsque Nicos l’ayant fait appeler il lui annonça qu’elle se trouvait désormais devant son futur époux. Selon l’usage Costa fut autorisé à déposer un chaste baiser sur le front de sa promise puis il s’enquit du processus qui aboutirait à la cérémonie proprement dite: combien dureraient par exemple les fiançailles? Le temps des fiançailles telles qu’elles sont comprises dans le rite catholique n’existait apparemment pas dans le rite orthodoxe en Egypte. Des entretiens plus ou moins nombreux des deux futurs avec le Papa (pope) en faisait office et les fiançailles proprement dites précédaient immédiatement le mariage dans l’église même. En accord avec l’homme d’église et la famille adoptive d’Effi, la cérémonie fut fixée le mois suivant le 7 juin 1802. Ce délai était nécessaire pour organiser le banquet offert à plus de cent cinquante parents, amis et relations d’affaires. La cérémonie se déroula suivant un rituel sans doute immuable depuis une époque reculée. Tout d’abord, à l’entrée de l’église s’effectua l’échange des anneaux qui constituait l’étape des fiançailles, ensuite le pope invita les fiancés à avancer jusqu’à l’autel où un cierge à la main et liés l’un à l’autre par un ruban rouge, ils prononcèrent leur engagement. Il firent ensuite ensemble trois fois le tour d’une sorte de table recouverte de dorures et sur laquelle était déposé le livre des Evangiles. Le pope posa ensuite sur la tête du marié une couronne métallique surmontée d’une petite croix puis enfin sur celle de la mariée une autre apparemment plus simple. Le marié s’était acquitté la veille auprès du pope d’une coquette somme devant assurer le nécessaire faste de la cérémonie, avec entre autres, la présence d’une sorte de chorale,


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psalmodiant d’émouvants cantiques. Costa avait depuis qu’il assistait aux offices ordinaires orthodoxes été frappé par l’analogie auditive des chants, en particulier au moment du kyrie, avec les mélopées arabes et s’était tout d’abord étonné qu’une civilisation grecque si brillante il y a de cela deux millénaires, ai pu céder si facilement à l’influence des nouveaux envahisseurs. Même les chants populaires grecs en semblaient tout imprégnés. Comme je l’avais fortement incité à s’intéresser à l’évolution vers le savoir de ces populations que nous étions amenés tous deux à côtoyer depuis notre arrivée en terre d’Afrique, Costa, mon autre moi-même, dévora tous les ouvrages qu’il put se procurer d’Hérodote à nos jours et qui étaient susceptibles de démêler un peu l’écheveau confus de tant d’influences diverses. Il lui apparaissait maintenant que les hordes venues du sud qui déferlèrent sur un empire byzantin déchiré par des querelles internes, souvent haï par des peuplades qui supportaient de plus en plus difficilement le joug de Constantinople, n’amenèrent avec elles que leur religion dominatrice. On peut seulement apporter à leur crédit d’avoir su récupérer et préserver le savoir et le mode de vie d’un Orient raffiné. Il semble donc abusif de parler de civilisation arabe, mais parfaitement justifié d’employer le terme de civilisation musulmane. Qui sont donc ces savants présumés arabes sinon des Egyptiens, Syriens, Grecs ou Hispaniques. Les lambeaux du somptueux manteau byzantin, lui même taillé dans la pourpre impériale romaine, tissée du fil de l’éminent savoir greco-égyptien, voilà ce dont le monde musulman avait su se parer. Les Grecs n’avaient donc pas adopté la musique arabe, c’était l’inverse. La filiation décrite ainsi de façon lapidaire, occulte pour raison de simplification d’autres héritages tout aussi prestigieux. Tel l’amalgame que dans son creuset, Alexandre le farouche


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Macédonien sut concocter au fil de ses chevauchées, avec les dépouilles des Athéniens, des Perses et des Pharaons, sans oublier quelques épices de l’Inde. Que les lecteurs de cet ouvrage me pardonnent de m’être une nouvelle fois égaré dans des considérations qui leur sembleront totalement incongrues, alors qu’en tant qu’êtres humains ils participaient à la joie et l’émotion, durant cette cérémonie de mariage. Cérémonie que la partie femelle de votre espèce considère comme le plus beau jour de la vie. Ma nature immatérielle et neutre ne me permettait pas de m’associer pleinement à l’enthousiasme ambiant. De même les pulsions sexuelles qui avaient finalement poussé Costa dans d’incompréhensibles (pour moi) entraves matrimoniales, me laissaient assez indifférent. Bien sûr le bonheur de mon alter ego me satisfaisait car cinquante années de symbiose avec deux représentants successifs de la race humaine, faisaient parfois apparaître dans mon être une sorte d’émotivité dont je me pensais pourtant préservé. Aussi bien, les rites compliqués qui aboutissaient normalement à la préservation de l’espèce et dont j’étais de facto l’inévitable et indifférent témoin avaient conduit mes hôtes à ne pas révéler à leur épouse une présence incompatible avec une intimité paisible. Néanmoins, associons-nous à la joyeuse fête et au banquet pantagruélique qui suivit dans la propriété d’un ancien potentat local, acquise récemment par un armateur ami de Nicos. Costa félicité par une foule d’inconnus, était désormais un Grec des plus convaincants et cette cérémonie confirma aux yeux de tous une identité désormais incontestable. La courte lune de miel achevée, les évènements s’emballèrent. Costa se rendit un jour au Caire chez l’un des correspondants de son banquier israélite de Bordeaux, figurant sur la liste en idiome séfarade que ce dernier lui avait remis. S’étant fait identifier sans difficultés, il expliqua que d’im-


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portants projets l’obligeaient à disposer dès que possible de l’intégralité de ses avoirs français pour des investissements dans l’empire ottoman. Moshé Galante, le banquier cairote, aurait pu passer physiquement pour le propre frère du David Nassi bordelais. Ayant expliqué son récent changement d’identité, il précisa que les sommes récupérées serviraient à la création d’une maison de commerce en Grèce et si possible à l’acquisition d’un navire destiné au transport de marchandises entre différents ports turcs et la France. Moshé Galante lui assura que tout serait fait pour faciliter ce projet et il lui proposait de transmettre son dossier au Cabinet Eliahou Hazan d’Alexandrie, ce qui faciliterait les contacts futurs. Il lui suggérait de prendre contact avec ce confrère dès son retour chez lui et de lui remettre une lettre d’introduction qu’il allait rédiger immédiatement. Costa jugea honnête de lui faire savoir qu’il lisait le djudezmo sans difficulté, ce qui excita la curiosité du banquier. Il expliqua donc que jadis en France il avait été extrêmement proche d’Alfonso Rodriguès, frère de Miguel qui entretenait depuis Lisbonne des relations commerciales avec la Porte où se trouvaient des parents éloignés. Puisque vraisemblablement des courriers allaient être échangés avec David Nassi, serait-il possible d’avoir des nouvelles de son cher ami Alphonse dont David connaissait les proches? On l’assura que cela serait fait mais qu’il devrait patienter six à huit semaines avant de disposer de ses avoirs français à Alexandrie. Costa quitta Le Caire très satisfait de la guilde des banquiers séfarades et se présenta dès le lendemain chez Eliahou Hazan qui à sa grande surprise lui dit que le Caire l’avait déjà averti de sa visite. Eliahou le contacterait dès que possible et lui serait très obligé s’il pouvait, de son coté, lui arranger un rendez-vous avec Nicos son quasi beau-père. Costa l’assura que si l’avenir ne s’assombrissait pas dans le


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domaine des affaires, il comptait bien encore profiter du professionnalisme de ses frères en Abraham, Isaac et Jacob. La mission du «correspondant» du gouvernement français étant le renseignement à partir du territoire grec, Nicos était commercialement intéressé par l’établissement d’une filiale, soit au Pirée, soit à Corinthe via Patras. Le choix était délicat car l’un et l’autre présentaient avantages et inconvénients. Tout bien considéré, le but étant l’échange de marchandises entre l’Orient dans son ensemble et la France, le choix se porta sur Patras qui disposait d’une organisation portuaire convenable, d’où il était aisé d’atteindre l’Italie et ses ports de l’Adriatique ainsi que la France par le contournement de la botte italienne. Nicos se déchargea alors totalement sur Costa du montage de l’opération. Ainsi que cela avait été initialement prévu, six semaines après le premier contact, Costa reçut la visite d’un jeune israélite qui l’informa que l’officine bancaire d’Eliahou avait reçu des nouvelles de Bordeaux et que son patron souhaiterait le recevoir au plus tôt. Eliahou lui annonça qu’il avait désormais la mission de prendre en charge les intérêts de François Ruisse, connu en d’autres lieux sous le nom de Costa Hadjinikis. Le jeune homme fut stupéfait de constater de quelle façon l’habile banquier bordelais avait su profiter d’intéressantes opportunités consécutives aux profonds bouleversements engendrés par les conquêtes napoléoniennes. Il disposait maintenant d’une fortune suffisante pour faire allégrement face aux investissements qu’il projetait. Il lui fut aussi communiqué que son grand ami Alphonse s’était éteint l’année passée dans la sérénité, entouré de l’affection des siens. Sa famille était néanmoins heureuse de pouvoir lui faire parvenir quelques objets que le cher disparu avait souhaité lui transmettre, si Jéhova permettait que l’on retrouve sa trace. Suivait une courte liste de quelques livres sans autre valeur


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que sentimentale, qu’il léguait à son ami Le Pérégrin. La petite malle contenant ce petit legs ayant suivi des voies maritimes différentes, ne lui parviendrait que prochainement. Peu au fait des subtilités du monde des affaires, Costa confirma Eliahou comme gestionnaire de sa fortune et l’avertit qu’après avis de son beau-père, il s’apprêtait à effectuer d’importantes opérations dont il lui brossa l’esquisse. Il comptait s’appuyer sur l’efficacité de la guilde pour mener à bien son projet. Nicos après avoir connu le montant de la fortune de son gendre, en resta abasourdi et le projet initial fut reconsidéré de fond en combles. L’acquisition d’un important navire de commerce permettrait des profits plus importants que par le biais des transporteurs indépendants utilisés jusqu’alors. Ce fut accompagné par son nouvel associé et parent que Costa revint un mois plus tard chez Eliahou Hazan. Toujours attentif à toute opération susceptible de dégager de substantielles plus-values dont tous les partenaires seraient bénéficiaires, Eliahou n’avait pas chômé. Il avait appris par on ne sait quelle filière de l’organisation tentaculaire, dont ce que Costa nommait la Guilde n’était qu’une partie visible, qu’une intéressante affaire était à ne pas manquer dans la ville grecque de Corinthos. Carte à l’appui, le banquier fit ressortir que ce lieu présentait des avantages par rapport à Patras qui pourrait de toute façon rester le relais principal du trafic. Patras se situait à l’entrée du vaste et profond golfe dont Corinthe constituait le fond. La distance entre les deux villes était de l’ordre de trente lieues pour un vaisseau naviguant sur une mer généralement préservée des plus fortes tempêtes. A quelque distance de la cité corinthienne et de la route menant à Athènes, se trouvaient les bâtiments de l’entreprise de commerce de vins et de fruits secs que la veuve sans enfant du propriétaire cherchait à vendre. Eliahou assurait qu’il s’agissait d’une affaire à ne manquer


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sous aucun prétexte, car les acheteurs ne se bousculant pas, la veuve désemparée n’était plus très exigeante. L’habile banquier faisait ressortir que le réseau local qui permettait la collecte de la production locale : huile d’olive, vins locaux réputés et surtout l’inimitable raisin sec était encore pleinement opérationnel. De nombreux tonneaux de retzina, bien rangés dans les chais n’attendaient que leur transfert dans les soutes des voiliers de commerce. Il fut immédiatement décidé que par le biais de l’étrange réseau d’informations accéléré auquel Nathaniel semblait connecté, une option d’achat serait transmise à un correspondant privilégié officiant à Corinthe. Costa se rendrait au plus vite sur place pour concrétiser l’affaire. Enfin, et nous vîmes bien là une petite taquinerie du banquier vis à vis de Nicos, ce dernier nous suggéra de prendre langue avec un certain Mustapha, capitaine turc d’un bâtiment de commerce qui devait lever l’ancre dans quatre jours pour le port de Souda à La Canée dans l’île de Crête. Il serait alors aisé, une fois débarqué de trouver un embarquement pour Athènes. Beau joueur, Nicos comprit que Nathaniel lui suggérait ainsi qu’il avait bien d’autres cordes de rechange pour son arc et que c’était uniquement par recherche de la perfection dans l’art de la finance qu’il renonçait à exploiter d’autres filières. Les Grecs avaient la réputation d’être de redoutables adversaires dans les joutes commerciales, mais un dicton alexandrin prétendait cependant qu’en la matière, qu’un Juif valait deux Grecs ! C’est ainsi qu’à l’issue de deux semaines de péripéties nautiques et terrestres, Costa accompagné de sa jeune épouse, aperçurent de la carriole conduite par un moustachu farouche qui les amenaient du Pirée, les bâtiments de ce qui deviendrait sans doute bientôt leur «chez-eux». La maîtresse des lieux, Ioanna Képhalès, les fit entrer dans une vaste pièce et leur offrit du vin frais et toutes sortes de


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gâteaux, qui de toute évidence venaient d’être élaborés par les deux servantes qui les disposaient sur un plateau en métal. Après avoir brièvement fait connaissance, elle les invita à suivre l’une des deux jeunes femmes qui les conduiraient dans une petite construction située à faible distance du bâtiment principal. Le jeune couple pourrait s’y reposer et éliminer la poussière de la route. En cette fin d’après-midi, la chaleur était encore vive mais elle serait heureuse de les recevoir pour le repas du soir, lorsqu’ils seraient reposés. Despina la servante, resterait à leur disposition dans leur nouveau logis. Le coquet petit appartement remplit d’aise les jeunes époux privés depuis de longs jours du plus élémentaire confort. Le soleil venait de disparaître derrière les collines lorsque Despina vint les avertir que sa maîtresse les attendait pour le repas. La table avait été dressée sous le vénérable et gigantesque platane qui avait déjà étonné nos Egyptiens lors de leur arrivée. Après les avoir fait asseoir, Ioanna leur expliqua que cet arbre avait certainement plus de mille ans. Devant leur étonnement elle leur dit que sur la route menant à Patras, il y avait dans un village au bord de la mer, un autre platane qui existait déjà du temps de Notre Seigneur Jésus-Christ. L’excellent repas campagnard fut suivi d’un long entretien qui se poursuivit tard dans la nuit. Ioanna leur conta par le menu par quel enchaînement de malheurs successifs, elle se trouvait dans une situation financière désespérée. Tout d’abord, il y avait de cela six ans, leur fils unique Stavros, en revenant de la région de Delphes où il était allé négocier l’achat de grandes quantités de l’huile d’olive réputée de cette région, fut assassiné par l’une de ces bandes de soudards albanais qui razziaient régulièrement la région sous l’œil bienveillant de l’occupant turc. Stavros venait tout juste de fêter ses trente ans, Constantin Képhalès, son père ne s’en remit jamais. Il se désintéressa


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totalement de la gestion de l’entreprise qu’il avait pourtant su créer par un travail acharné. Son principal collaborateur, l’intendant Denys Papadaki se substitua à lui et assura la survie de l’affaire. Constantin mourut soudainement il y a deux ans, passant doucement d’une vie devenue seulement végétative à une mort libératrice. Le dévoué Denys en profita quelques temps après pour disparaître avec un plein chargement de différents produits onéreux, ainsi qu’avec l’argent destiné à payer les fournisseurs agricoles. Certains de ces derniers, parmi les plus importants n’avaient pas été non plus payés pour le produit de la récolte précédente. La vente des bâtiments de stockage divers se trouvant accolés à la propriété ainsi qu’un vaste hangar situé dans le port de Corinthe, suffiraient à peine à rembourser les malversations de l’indélicat homme de confiance. Restait à évaluer la valeur d’un fond de commerce sans doute déprécié par les frauduleuses menées récentes. La maison de maître et le vaste terrain qui l’entourait se trouvaient également dévalorisés par une conjoncture défavorable. Le banquier corinthien à qui la veuve avait dû emprunter une somme rondelette pour traiter les affaires courantes, lui avait transmis une évaluation assez serrée de la valeur marchande de l’ensemble. Les yeux embués de larmes, Ioanna ajouta que cela suffirait pour lui assurer une fin de vie modeste dans un des quartiers de Corinthe rescapé d’un récent séisme. Surpris par la relative modicité de la somme fixée pour l’acquisition, Costa n’en laissa rien paraître mais lui assura qu’il n’était pas venu pour la dépouiller. Si la situation ne s’avérait réellement pas plus catastrophique que telle qu’elle était décrite, il envisagerait la possibilité d’arrangements favorables aux deux parties. La brave femme en sembla reprendre un peu de moral et c’est sur ces perspectives qu’ils se souhaitèrent une bonne nuit. De retour dans leur petite maison, mon support physique


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demanda à Effi ce qu’elle pensait de la veuve. Elle lui dit qu’elle avait discerné chez cette personne une grande bonté et se trouvait très émue par le sort contraire qui s’acharnait sur elle. Costa lui expliqua que si elle en était d’accord et si l’examen approfondi de la situation n’était pas plus décevant, il pensait proposer à Ioanna de la garder auprès d’eux. Elle serait sans doute heureuse d’habiter la petite maison où ils se trouvaient actuellement, d’autant plus que c’était là que son fils habitait avant d’être assassiné. Afin de se prémunir contre une possibilité future d’incompatibilité d’humeur entre les deux femmes, il la logerait dans un premier temps aux conditions qu’elle pouvait espérer à Corinthe. Il assurait ainsi à Effi une présence amie lors des inévitables parfois longs voyages que son nouveau métier l’obligeraient à effectuer. Il s’assurait aussi la collaboration d’un intermédiaire compétent lors des relations futures avec ses nouveaux compatriotes. Ils s’endormirent assez satisfaits de la tournure que prenaient les évènements. Le lendemain, laissant Effi aux bons soins de la veuve, Costa conduit en carriole par un vieil employé de l’exploitation, se rendit à Corinthe. Le chemin prétendument carrossable se dirigeait tout d’abord vers le petit village de Loutraki, renommé dans l’antiquité pour son sanctuaire dédié à Héra et pour les vertus particulières de ses eaux chaudes. Maintenant dépouillé de ses splendeurs antiques, il conservait encore les faveurs des habitants de la région qui venaient y recueillir une eau sensée se trouver chargée de toutes les vertus. Le village au bord du golfe de Corinthe n’était qu’à deux lieues de la propriété d’Ioanna, mais à mi chemin le cocher bifurqua sur la gauche. Le bleu de la mer apparaissait maintenant furtivement au travers des oliviers centenaires et bientôt les premières maisons proches du port encadrèrent les deux cotés du poussiéreux chemin. L’aspect général était assez misérable du fait de nombreuses


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habitations en partie ruinées par un récent tremblement de terre. A contrario le port grouillait d’une réconfortante activité. Des hommes allaient et venaient, qui des hangars en bon état tous proches, qui chargeant ou déchargent des véhicules hippomobiles vers trois voiliers amarrés à un solide quai de pierre. Le cocher occasionnel qui se prénommait également Stavros attacha le cheval à un anneau scellé dans le mur d’une échoppe située dans une rue transversale, et annonça que c’était la maison du banquier corinthien. Un homme jeune, en tout point vêtu comme ses frères de race d’Alexandrie lui souhaita la bienvenue sur le seuil de la pièce qui lui servait de bureau. Immédiatement Costa ressentit comme une impression de déjà vu, la disposition des meubles, le chandelier à sept branches posé sur une tablette en bois fixée au mur du fond, la même porte en partie dissimulée par un épais rideau permettait l’accès à de mystérieux secrets. Là, de diligents ronds de cuir savaient déchiffrer les arcanes d’un système de classement ésotérique. Près du fauteuil du jeune maître des lieux, pendait aussi le même épais cordon tressé dont la moindre sollicitation verticale avait le pouvoir de faire apparaître un vieillard à besicles en tout point semblable au vètement oriental près, à son homologue bordelais. Ayant fait asseoir son visiteur et clos la porte donnant sur la rue, le banquier parla: - Cher Monsieur Hadjinikis, je suis heureux de vous accueillir dans cette belle province de Morée. Mon oncle dont vous êtes le client à Alexandrie m’a averti il y a quelque temps de votre prochaine arrivée. Ayant constaté le léger sursaut que cette entrée en matière avait suscitée chez son interlocuteur, il précisa: - Eh oui, je me nomme Salomon Hazan et mon père est l’un des frères d’Eliahou. Sachez que cette banque n’est qu’une succursale de celle d’Alexandrie et que j’ai reçu le pouvoir d’agir en


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toutes choses au nom de mon oncle. Sachez aussi que puisque nos relations sont basées sur une confiance mutuelle, nos amis de Bordeaux ne nous ont rien caché de votre ancienne identité. Nous savons aussi par d’autres voies, qu’il vous est possible de vous exprimer dans la langue de nos ancêtres ibériques. Cette particularité est sans doute due à la grande et longue complicité qui vous lia jadis au regretté Alphonso Rodriguès. N’hésitez pas si un jour le besoin s’en faisait sentir à utiliser cet atout pour protéger le secret de nos transactions. Les secrets de nos clients sont chez nous préservés encore mieux que par le secret de la confession chez les catholiques romains. Cette mise au point ayant été faite sans que Costa ait encore ouvert la bouche, la conversation prit un tour plus professionnel et les deux hommes commencèrent à aligner chacun de leur coté des colonnes de chiffres. Sous réserve de peu probables mauvaises surprises dans l’évaluation de la valeur des biens d’Ioanna, l’affaire devrait être conclue dans les plus brefs délais. Costa sollicita l’avis du banquier sur son projet de garder la veuve auprès de lui si elle le désirait. Salomon jugea que la solution prévue ne présentait que des avantages à condition que chaque partie puisse rompre le contrat en cas de mésentente future. Salomon indiqua qu’il avait en charge aussi les intérêts de la vieille dame et qu’il n’avait pas l’intention de la décevoir de quelque façon que ce soit. Costa pensant l’entretien clos, s’apprêtait à prendre congé mais Salomon, lui, n’en avait pas terminé. En total accord avec mon supérieur et oncle Nathaniel, je suis chargé de vous proposer une affaire que nous jugeons prometteuse. Nous avons la possibilité d’acquérir hors des frontières de l’Empire Ottoman un navire récent avec un équipage de tout premier ordre. Il vous serait possible de l’acheter seul mais nous pensons que votre réserve financière deviendrait alors un peu étroite pour pa-


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rer à de possibles coups du sort. Il s’avère par ailleurs que notre organisation est aussi fort intéressée par cet achat. En effet nous avons été mandatés par un groupement d’investisseurs, citoyens de la toute jeune république des Etats-Unis d’Amérique qui souhaite devenir partie prenante dans l’économie du vieux continent. Nous avons donc pensé vous proposer une association. Vous pourriez devenir propriétaire d’une partie du navire comprise entre vingt-cinq et cinquante pour cent suivant votre choix. Nos commettants ne souhaitent pas acquérir la totalité car dans le cas de ces investissements fort lointains pour eux, ils préfèrent qu’un associé intéressé au premier chef à la bonne gestion de ce bien en assure le meilleur rendement. Nous y voyons aussi d’autres avantages, ce navire naviguera sous un pavillon non soumis à la législation turque et ceci va dans le sens de notre souci de diversification de nos investissements vers d’autres contrées en Europe et aux Amériques. Nous pensons que ce souci devrait aussi être le vôtre compte tenu des bouleversements mondiaux actuels qui ne peuvent que s’amplifier. La gestion de ce bien vous incomberait totalement, libre à vous de le mettre sous tel pavillon qui vous conviendra, de garder le capitaine actuel ou d’en nommer un autre. Il sera nécessaire de renommer le M. Polo XI afin de préserver autant que faire l’anonymat des réels propriétaires que nous serions. Le choix du nouveau nom du bâtiment serait laissé à votre discrétion. Ce navire se trouve en ce moment en cale sèche pour une inspection générale dans un port d’Adriatique et l’équipage est entièrement originaire de l’ile de Korcula patrie de Marco Polo. Ayant pris une sérieuse option pour cet achat, je vous laisse une semaine pour réfléchir à notre proposition. Costa remercia son interlocuteur pour ses bons offices et l’assura qu’il le contacterait de nouveau, au plus tard dans trois ou quatre jours.


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Il retrouva dehors son cocher improvisé achevant de désaltérer la vieille jument qui assurait la traction du modeste attelage. Il convia le brave employé à le suivre dans la «taverna» la plus proche où leur furent servis successivement un pichet d’eau fraiche puis un tout semblable contenant une excellente retzina. Hommes et bête ainsi désaltérés reprirent avec entrain le chemin de l’exploitation.

Chapitre 17

Dans lequel nous assisterons au développement rapide d’une prometteuse entreprise d’import-export hellénique..


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fin de ne point lasser la patience de nos honorés lecteurs en leur contant trop par le menu d’insignifiants évènements, j’ai décidé en tant que scribe de résumer en quelques lignes une bonne trentaine de pages du récit qui me fut confié. C’est ainsi que vous saurez que Ioanna pleura de reconnaissance envers ses jeunes successeurs, qui l’établirent dans l’ancienne maison de son fils décédé. La vente au sieur Hadjinikis de ses biens mobiliers et immobiliers permit d’éteindre la totalité des dettes accumulées en lui laissant un petit pécule suffisant pour finir dignement une vie si préalablement malmenée. Costa devint co-armateur du magnifique voilier adriatique qui accosta trois mois après le long du quai de Corinthe. Battant pavillon italien, son port d’attache était Ancône et il étalait fièrement sur ses flancs son nouveau nom en lettres blanches: Stella d’Assin en hommage au pauvre guillotiné à qui il devait sa fortune. Toutefois les documents de bord officiels du bâtiment de commerce indiquaient qu’il appartenait pour une part à un certain François Ruisse, sujet helvétique résidant en Italie et pour une autre part plus modeste à une société américaine spécialisée dans le fret maritime. Au cours de l’année qui suivit, trois chargements successifs de différents produits de l’agriculture locale et d’autres d’origines diverses de territoires contrôlés par la Sublime Porte furent déchargés en Italie, en France et à Malte. Au retour les cales remplies de divers produits manufacturés italiens et français alimentèrent les bazars du Caire, d’Alexandrie et d’Istanbul. Encore une année de trafic aussi régulier et fructueux et l’investissement initial serait amorti. Effi mit au monde une petite Ioanna dont sa vieille homonyme devint la plus heureuse des «faisant-office» de grandmère.


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Costa se démena par ailleurs sans compter pour lier des relations commerciales avec le plus grand nombre d’interlocuteurs importants. Ne perdant pas de vue que toute cette organisation n’était qu’un paravent pour son rôle d’espion français, il s’ingénia à tisser aussi des liens de confiance avec des autorités locales. C’est ainsi qu’il fut amené à entretenir des relations suivies avec deux personnages importants de la cité corinthienne, le Pope Demetrios et le représentant de l’autorité turque. L’homme de qui Costa sollicita une entrevue se nommait Hafiz Ismaël Efendi et avait choisi de résider dans une vaste demeure bâtie sur un petit promontoire dominant le fond du golfe. Au poste de garde, à l’entrée de la vaste propriété, un militaire moustachu semblait être le chef de deux autres farouches guerriers qui s’absorbaient présentement dans une sorte de partie de dominos. Il avisa Costa que l’Efendi se trouvait en ce moment à Patras où il avait été convoqué par son Pacha. L’Efendi le recevrait le jeudi matin de la semaine prochaine car c’était le jour de réception des solliciteurs. Afin d’éviter de commettre quelqu’impair, il décida de s’informer préalablement auprès de son désormais ami Salomon sur la personnalité de ce notable. Il apprit ainsi que l’Efendi assurait les fonctions de Voïvode pour toute la région de Corinthe. Le Pacha de Patras avait ainsi sous ses ordres quatre Voïvodes responsables de quatre unités administratives couvrant la partie nord de la province de Morée. Un autre Pacha administrait le sud de la presqu’île depuis la ville de Naphlion où une forte garnison occupait une autre citadelle réputée imprenable. Quatre autres Vovoïdes dépendaient de ce Pacha. La dénomination de «Voïvode», d’origine balkanique, désignait dans ces contrées septentrionales des potentats parfois importants ainsi que des chefs d’armées. Dans l’administration ottomane en Grèce il s’agissait plutôt d’un titre honorifique destiné à flatter l’égo de fonctionnaires beaucoup plus


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modestes. Le véritable nom du Turc était en réalité Ismaël car Hafiz est un qualificatif qui littéralement indique que l’homme a appris le Coran par cœur ou tout du moins qu’il possède une grande connaissance du Livre. Enfin Efendi est aussi un qualificatif donné généralement aux hauts dignitaires de l’administration, il est synonyme de lettré. En ce qui concerne le Pope Demetrios, Salomon n’eut pas besoin de mettre son interlocuteur en garde contre ce religieux à la réputation douteuse, car le bonhomme s’était présenté chez Costa pour discuter du montant de l’impôt qui serait prélevé chaque année en fonction de ses biens et de son activité. Ceci mérite une explication détaillée afin d’être bien compris par un lecteur occidental. Sans doute afin d’éviter des rebellions contre l’occupant, le sultan dès le début de la conquête de territoires en particulier habités par des non-musulmans, se montra particulièrement modéré après que de nécessaires massacres aient assagi les velléités de révoltes. La collecte paisible d’impôts sur les biens et l’activité des chrétiens semblait être le seul souci de la Porte. Dans ce but, le clergé orthodoxe dépendant du patriarcat de Constantinople reçut la mission de collecter les deux impôts, dîme et capitation, dont devaient s’acquitter les Incroyants. D’aucun pensent que le peu d’empressement des Turcs à imposer l’Islam aux Grecs s’explique aussi par le montant bien plus réduit et par conséquence moins rémunérateur de l’impôt que supportaient les musulmans. Le clergé orthodoxe assurait également d’autres fonctions dans les domaines de la justice et de l’éducation des enfants, qui en firent de véritables chefs civils autant que religieux. C’est sans doute cet arrangement avec l’occupant qui assura la survie de la religion et de la langue grecque. Cela doit être mis au crédit d’un clergé qui ne s’acquitta pas toujours par ailleurs de ses fonctions selon les préceptes du Christ.


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Donc, un beau jour en fin de matinée, un pope tout de noir vêtu et chapeauté de noir également fit son apparition dans la cour, monté sur un âne cheminant tristement la tête baissée. Libérant le pauvre animal de la charge d’un quintal dont l’imposant serviteur de Dieu l’encombrait, l’homme fit signe au vieux Stavros qui réparait quelques outils à l’ombre du platane géant. Le vieil employé se précipita vers le prêtre et s’agenouilla devant lui. Une rapide bénédiction esquissée d’un geste ennuyé précéda l’ordre de s’occuper de la monture que Stavros exécuta avec célérité. Costa qui avait entendu le brouhaha causé par l’intrusion popesque s’avança et s’enquit du pourquoi de la visite. Le pope ne sembla pas s’offusquer que le maître de maison ne sollicite aucune bénédiction particulière, mais s’empressa d’accepter l’invitation à pénétrer dans l’accueillante pénombre de la vaste pièce commune. Refusant la fraîcheur de l’eau proposée pour désaltérer le voyageur, Demetrios demanda sans façon un verre de ce vin blanc dont la réputation était parvenue jusqu’à son humble retraite. Costa et moi-même qui savions «sonder les reins et les cœurs des hommes» observions l’individu qui dégageait, nonostant la sainteté de l’accoutrement, nous ne savions quelle lourde antipathie. Costa ne se départissant pas de son air ingénu et souriant, affirma combien il était honoré par cette visite inespérée. Une fugace lueur de satisfaction alluma les petits yeux noirs et la bouche aux lèvres lippues anima le visage adipeux mangé en partie par une immense barbe également noire mais manifestement négligée. Le saint homme indiqua qu’il s’était sans tarder fait un devoir de venir bénir les biens et les personnes de cette si sympathique nouvelle organisation. Puis il félicita Costa pour la propreté de sa maison, indice de la vigilance de la maîtresse de maison, indice renforcé aussi


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par le délicat fumet de ragoût de mouton aux aubergines qui s’échappait d’une pièce contiguë. Costa lui ayant fait savoir combien il serait encore plus honoré si le visiteur acceptait de partager le repas avec son épouse et lui, cette proposition sembla lui retirer un grand souci et c’est encore sans façon qu’il accepta de bénir aussi les nourritures terrestres du jour. Après le repas qu’ils partagèrent à trois, car Manou (grandmère) Ioanna n’avait pas souhaité y participer, sous le prétexte de s’occuper de sa filleule qui «faisait ses dents», Effi laissa les deux hommes seuls avec deux verres et une cruche de retzina. Mon cher Costa, comme vous le savez sans doute, assurer le salut des âmes que Dieu a confiées à notre ministère est une sainte mission que nous assumons avec grande humilité. Nous sommes malheureusement chargés aussi de la redoutable mission de percevoir pour l’Empire le juste impôt qui assure une cohabitation harmonieuse avec nos maîtres d’Istanbul. Vos prédécesseurs s’en sont toujours acquittés par notre intermédiaire avec beaucoup de civisme. J’ai pu constater la bonne gestion des terres qui vous appartiennent désormais. J’ai pu apprécier également les judicieux nouveaux aménagements auxquels vous avez procédé et qui sont j’en suis sûr le gage d’une prospérité future assurée. J’ai également été mis au courant de l’accroissement de votre activité de négoce avec l’étranger par trois chargements et déchargements de denrées diverses dans le port de Corinthe au cours de l’année passée. Il serait donc de mon devoir de procéder à un réajustement particulièrement conséquent du montant jadis prélevé auprès de votre prédécesseur. Je vous suggère donc... et il tira d’une sorte de porte-documents en toile un manuscrit alignant sur deux feuilles une impressionnante série de chiffres qu’il remit à son interlocuteur. Puis il se servit un nouveau verre de vin qu’il vida d’un trait. Je vous suggère donc d’étudier avec attention la liste suivante des divers postes de votre activité soumis à l’impôt et de venir la


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semaine prochaine à Loutraki m’indiquer ceux qui auraient pu malencontreusement être surévalués par erreur. Vous pourrez ainsi vous rendre compte combien la vie matérielle est dure pour les humbles serviteurs du Seigneur que nous sommes. Pensez aussi aux plus démunis d’entre nous que les dons de nos ouailles plus aisées nous aident à secourir. Pour ma part je suis prêt à corriger considérablement mes évaluations si cela s’avérait utile. Au plaisir de vous recevoir dans quelques jours dans ma maison de Loutraki. Avant de remonter sur mon âne je vais de nouveau bénir vos biens afin que prospèrent vos affaires. Sur ce, Démétrios prit congé. Costa se sentit soudain libéré de l’indésirable présence, mais un peu désarmé par le chantage de l’individu, il se promit de s’en ouvrir une fois de plus à l’ami Salomon. Quelle somme devait être jugée suffisante pour annihiler la puissance de malfaisance du pope? Une fois de plus, l’ami Salomon connaissait sans doute la réponse à ce fâcheux problème et dès le lendemain matin il fit atteler la carriole qu’il conduisit lui-même jusqu’à la ville. L’israélite possédait en effet la solution car nombre de ses clients avant de traiter avec le religieux avaient déjà par le passé sollicité ses précieux conseils. De fait, une sorte de normalisation du processus s’était affinée au cours du temps, et la règle établie accordait aux bonnes œuvres de Démétrios entre vingt et trente pour cent des sommes soustraites par son biais à l’avidité stambouliote. Si le pope sentait lors de la discussion que son vis à vis était peu pusillanime et susceptible de réactions préjudiciables à la pérennité des extorsions, il était possible de s’aligner sur la valeur plancher. Toutefois Salomon conseilla pour la première fois de choisir la valeur intermédiaire compte tenu de la situation un peu inhabituelle d’un français déguisé en grec égyptien, de confession apparemment orthodoxe mais au patronyme teinté d’islamisme et armateur sous pavillon de complaisance italien


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assurant son propre trafic d’import-export. Ne serait-il pas dommageable qu’un quelconque grain de sable vienne à faire grincer une mécanique si bien huilée? En fait, pour préciser la position de l’administration turque vis à vis des commerçants grecs, ceux-ci détenaient pratiquement le monopole des échanges commerciaux avec les puissances occidentales, ils étaient comme le réseau sanguin qui irriguait le grand corps à bout de souffle d’un empire en dislocation. Il était donc de règle de fermer les yeux sur les combines parfois fort tarabiscotées dont les grecs s’étaient fait une spécialité. Pour en venir à Démétrios, même Salomon ne connaissait pas la part des sommes détournées des caisses du Sultan. Il semblait impossible que le gros homme conservât par devers lui la totalité d’un si fabuleux magot. Sans doute l’église orthodoxe finançait-elle pour une grande part l’éducation et la gestion civile des populations mais semble-t-il avec la plus rigoureuse parcimonie. Où donc aboutissait l’essentiel du produit des malversations? Costa se rendit donc comme convenu dans la cossue propriété du pope et fut ce jour scellé un accord qui satisfaisait les deux parties. Notre négociant en produits vinicole dut tout de même s’acquitter en plus, d’un don annuel gracieux d’un tonneau de ce vin blanc que Démétrios appréciait tant ! Comme convenu avec le portier de l’Efendi, ce dernier le reçut le jour et à l’heure dits. L’Efendi, semblait avoir renoncé lorsqu’il était dans ses murs, à l’imposant turban communément porté par les dignitaires de son rang. Ainsi libérée sa chevelure blanche encadrait avec une barbe également immaculée un visage ascétique et avenant tel que l’imagerie populaire en attribue aux vieux sages. L’homme semblait de fait proche de la soixantaine mais savait garder droite sa haute et fine stature. Contrairement à ce que Costa pensait, il semblait être le seul


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visiteur prévu en ce jeudi matin, alors qu’il s’attendait à faire partie d’une longue théorie de solliciteurs en tous genres. Un domestique dont la peau sombre trahissait une origine africaine vint chercher le visiteur et le pria de le suivre jusqu’à la salle de réception qu’ils n’atteignirent qu’après un lent cheminement à travers couloirs et vastes pièces désertes. A l’inverse de son maître, le vieil Omar, ainsi se nommait-il, était loin de posséder un port altier. Sans doute perclus de rhumatismes, il cheminait à pas menus et le gigantesque sabre passé dans sa large ceinture rouge lui donnait une allure dérisoire et un peu cocasse. Arrivé devant l’Efendi, Omar s’inclina autant que lui permettait la raideur de ses articulations et prononça quelques mots en turc. Au profond étonnement de Costa et de moi-même, le Voïvode de Corinthe vint entourer les épaules du vieux serviteur et le raccompagna quelques pas vers l’issue de la pièce en lui prodiguant quelques paroles amicales. Puis se tournant vers le visiteur il le pria de bien vouloir s’asseoir sur l’un des vastes fauteuils recouverts de velours et prit place dans un autre se trouvant en vis-à vis. Ami, s’exprima alors le maître des lieux, votre visite m’indique clairement que vous ne trouvez sous ma juridiction que depuis peu et que vous êtes originaire d’autres contrées. D’ordinaire, les autochtones semblent éviter toute relation avec moi et je dois reconnaître à leur décharge que la cohabitation avec mes compatriotes ne leur fut pas toujours bénéfique. Veuillez donc m’éclairer sur les raisons de votre visite si bienvenue ! Totalement désarçonné par un tel accueil inhabituel chez un fonctionnaire, turc de surcroît, Costa bafouilla: - Dans ma patrie d’origine, l’Egypte, une visite à la plus haute autorité administrative représentant l’Empire était une obligation pour tout nouvel assujetti, j’ai donc cru bien faire en me présentant à vous ! - Eh bien mon ami, Allah est grand et vous a heureusement inspiré, vous allez donc être condamné ce matin à distraire par


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votre conversation un pauvre homme injustement retiré du monde par une étiquette aujourd’hui un peu surannée. Tout d’abord accepteriez vous une tasse de thé? L’Efendi parla longuement dans un grec à peine entaché parfois d’intonations un peu gutturales. Parlant de tout et de rien, il posait parfois à son vis-à-vis une question anodine soit sur ses activités commerciales, soit sur tout autre sujet sur lequel il avait habilement orienté la conversation. L’homme était manifestement d’une grande érudition et c’était pour Costa et moi un bonheur, nous qui étions depuis si longtemps sevrés des nourritures de l’esprit. L’Efendi ayant évoqué son intérêt pour les sciences et sa passion pour les livres dont il disait posséder maints exemplaires rares dans sa bibliothèque, Costa lui raconta son acquisition à Alexandrie de l’ouvrage du savant Ibn al Shâtir qui avait depuis peu rejoint son propriétaire en Grèce ainsi que d’autres objets appartenant à Effi qu’un navire avait déchargés à Corinthe. Ismaël (vous m’obligeriez en m’appelant désormais ainsi avait exigé le turc) Ismaël donc, fit montre d’un exaltation fébrile comme celle d’un jeune enfant devant l’étal d’un marchand de loukoums. - Accepteriez-vous, mon cher Costa de revenir me voir avec votre trésor? Je vous montrerai moi aussi des ouvrages qui seront je le pense d’un vif intérêt pour l’amateur que je découvre en vous. Nous marquerons ce jour d’une pierre blanche comme disaient les antiques Romains. Les deux hommes convinrent alors d’un second rendez-vous pour la semaine suivante et Costa prit congé de son hôte qui tint absolument à le raccompagner jusqu’au poste de garde. Comme nous le verrons ultérieurement, ce deuxième rendezvous allait être suivi de beaucoup d’autres au point de devenir presque hebdomadaire. Costa était comme on peut le penser, fort satisfait de la tournure que prenaient les évènements car le fait de tisser des liens


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amicaux avec un représentant du Sultan ne pouvait que faciliter sa mission d’espion au service de la France. En ce qui me concernait, j’entrevoyais surtout la fin d’une période certes fort active pour mon support physique mais désespérément aride dans ma propre quête. Durant les années qui suivirent, Ismaël et Costa se revirent donc de très nombreuses fois et peu à peu, hormis les secrètes activités du Français, ils n’eurent plus grand-chose à se cacher. Ismaël était le fils unique d’Abdullah, un haut fonctionnaire attaché au palais et ayant la haute main sur l’entretien des bâtiments. D’origine Serbe, Dimitri, renommé Abdullah à son arrivée à Istanbul avait été enlevé à l’âge de sept ans à sa famille au titre du système d’impôt nommé devshirme. Cette fonction de rapts d’enfants était dévolue au corps des Janissaires qui bien que recrutés eux aussi selon la même méthode l’accomplissait sans état d’âme. Dés leur arrivée dans la capitale, un aréopage de spécialistes testait les aptitudes physiques et intellectuelles des enfants. Quelques uns, peu nombreux, dont l’intelligence semblait supérieure étaient dirigés vers le palais du Sultan, les autres devenant à leur tour des Janissaires. Tous cependant devaient être soumis à un endoctrinement total qui en feraient des Musulmans convaincus. Le père d’Ismaël fut jugé digne de recevoir en plus de l’enseignement coranique, un enseignement supérieur devant lui permettre de devenir un grand architecte. Devenu plus tard l’un des familiers du Sultan, il épousa une jeune fille d’origine arménienne qui lui donna un seul enfant avant de s’éteindre prématurément. C’est ainsi qu’Abdullah s’occupa activement de l’éducation du jeune Ismaël en lui inculquant quelques notions qui auraient été certainement jugées subversives dans cette société strictement encadrée par les religieux. Le père bien que considéré comme un pieux Musulman avait prudemment gardé secret dans son cœur le déchirement


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du petit Dimitri soustrait injustement à l’affection de sa mère. Il encouragea son fils à devenir un fin connaisseur du Livre tout en l’incitant à relativiser secrètement ce qui devait pourtant être considéré par tous comme indiscutable. C’est ainsi que dès l’âge de vingt-cinq ans Ismaël était qualifié par ses pairs du titre d’Hafiz. Il n’avait que seize ans lorsque son père fut retrouvé poignardé au pied d’un ouvrage d’art dont il venait juger la nécessité de restauration. Nul ne put prouver l’implication de qui que soit dans cet assassinat inexplicable. Son père ne possédant aucune fortune personnelle, le Palais prit à sa charge les frais d’éducation de l’orphelin et lui mit le pied à l’étrier dans la carrière administrative. C’est ainsi que pendant quarante année, il vadrouilla dans diverses régions soumises à l’autorité ottomane, exerçant ses fonctions sans zèle excessif mais à la totale satisfaction de ses supérieurs. N’ayant contracté aucun lien matrimonial, il avait consacré la totalité des appointements fort corrects qui lui étaient alloués à l’achat d’ouvrages scientifiques ou philosophiques de toutes origines. Contrairement à ses prédécesseurs, Ismaël avait préféré la proximité de la mer dont les vagues venaient lécher les limites de sa propriété, à la forteresse qui dominait de plus de cinq cent mètres les villes ancienne et nouvelle de Corinthe. Ce lieu n’était autre que l’antique Acrocorinthe. Une petite communauté turque y était établie depuis le début de la conquête autour d’une garnison militaire d’environs trois cents hommes. Symbole de l’oppression ottomane, les Grecs évitaient les abords de ses fortifications et seuls quelques commerçants et paysans fournisseurs de vivres osaient y pénétrer. Une sorte de petite enclave, derrière les murailles semblait un havre de verdure entourant une belle construction sans doute assez récente. En s’en approchant encore Costa constata que l’architecture grandiose des fortifications occultait un peu les dimensions de la bâtisse qui s’avérait en réalité assez vaste.


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Ici habite un richissime chef de guerre turc, lorsqu’il n’accomplit pas quelque mission aux quatre coins de l’Empire, il se nomme Kiami-bey, confia un jour Ismaël à Costa. La garnison était placée sous l’autorité théorique d’Ismaël qui gérait aussi sur le plan administratif et pénal le restant de la population turque. Deux mosquées avaient été jadis érigées dans l’enceinte de la forteresse indice de la présence à l’époque d’une population musulmane plus importante. L’une d’elle, la plus imposante était désormais laissée à l’abandon. L’autre, beaucoup plus modeste, semblait désormais suffisante pour accueillir les fidèles. Costa eut le privilège lorsque de forts liens d’amitié se nouèrent entre Ismaël et lui d’effectuer une visite détaillée du site. Ismaël dévoila une fois encore à cette occasion toute la richesse d’un savoir exceptionnel. Survolant les siècles, il évoquait les fastes antiques du temple d’Aphrodite où un millier d’hiérodules, sortes de péripatéticiennes sacrées, attiraient irrésistiblement sur la proéminence rocheuse, marins et voyageurs de toutes contrées. Lors des Aphrodisies, ces joyeuses prêtresses entamaient avec leurs compagnons de conséquentes libations prémices à de bacchanales orgies. Le produit financier de ces vénales amours assurait la fastuosité permanente du temple. Ce lieu de perdition sacrée fit l’objet par l’apôtre Paul de la fameuse épître aux Corinthiens, accusés d’élever la débauche au rang d’une institution. Maintes fois ébranlées par des séismes, les fortifications érigées par Grecs et Romains furent tour à tour reconstruites par les Normands, les Turcs, les Vénitiens puis à nouveau les Turcs qui s’y trouvaient donc encore à l’époque dont je vous parle. Il lui fit voir les ruines d’une antique muraille qui partant du haut de l’Acropole corinthien se prolongeait jadis jusqu’à la mer près de la demeure d’Ismaël. Dérisoire protection contre d’éventuels envahisseurs, ce rempart censé verrouiller l’accès


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à la péninsule, subit le sort commun de ce genre d’ouvrage qui cède toujours sous les coups de boutoir de multitudes éprises de conquêtes. Hormis les impressionnants restes de fortifications, savant empilement de tours crénelées franques et turques sur des assises romaines et grecques cyclopéennes, la puissance militaire ottomane n’était plus qu’un pâle reflet de ce qu’elle avait dû être par le passé. Certes de nombreux canons pointaient vers toutes les voies d’accès possibles, mais leur grand âge, leur dépareillement et leur manque d’entretien flagrant étonna Costa. L’état des hommes de la garnison ne déparait nullement ce déplorable tableau, les yatagans passés dans les larges ceintures de tissus rouge, n’arrivaient pas à faire oublier l’allure fatiguée de vétérans qu’Istanbul semblait avoir oublié dans ce coin perdu du vaste empire. Il put ainsi évaluer l’état réel d’une puissance militaire qui lui sembla quelque peu essoufflée. Voilà qui ferait dès que possible l’objet d’une communication à son contact marseillais. Une autre visite des ruines de l’ancienne Corinthe, commentée par Ismaël fit l’objet par la suite de longs échanges de point de vue sur les stratagèmes employés par les prêtres antiques pour leurrer les fidèles. Il lui montra une sorte de souterrain aboutissant à un étroit réduit dans une muraille d’un temple permettait selon Ismaël à un individu de simuler un oracle issu de la bouche d’une statue d’Apollon. Depuis longtemps Costa avait pu juger de la tiédeur extrême des convictions religieuses de son nouvel ami. Il savait cependant que c’était seulement dans la clandestinité que pouvaient s’épanouir des concepts bien éloignés de la doctrine imposée. Dans la propriété du Voïvode seul le vieil Omar aurait pu témoigner du peu de ferveur religieuse de son maître mais apparemment le seul vrai dieu du serviteur était justement Ismaël lui-même ! Les cerbères farouches et moustachus du poste de garde, confinés aux limites de la propriété ne rencontraient qu’exceptionnellement le maître des lieux et n’auraient su dire si ce der-


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nier suivait ou non les contraignants rituels musulmans. Je me souviens maintenant encore qu’alors que nous redescendions lentement de la citadelle, Ismaël s’arrêta soudain de cheminer, resta un petit moment sans rien dire, comme plongé dans une réflexion et déclara tout à trac à Costa: -Paul, un des propagandistes les plus actifs du Christianisme naissant vint à Corinthe vilipender le mode de vie de la petite communauté juive qui s’était laissée séduire par la liberté de mœurs des autochtones. Ces derniers, comme je vous l’expliquais tout à l’heure honoraient la déesse Aphrodite par des rites de prostitution sacrée. Comment des concepts moralistes issus de la religion hébraïque ont ils pu balayer des rituels venus du fond des âges par l’intermédiaire des deux religions filles le Christianisme et l’Islam? J’y ai longuement réfléchi à la suite de la lecture de nombreux récits d’auteurs antiques. Beaucoup témoignent de l’existence de rites similaires dans les religions qui eurent aussi leur heure de gloire dans la plus haute antiquité. J’aimerais, si vous en êtes d’accord que nous échangions ensemble nos réflexions sur cet étonnant bouleversement des mœurs. Omar doit certainement avoir achevé la cuisson d’un jeune chevreau don d’une petite communauté musulmane que j’ai récemment tirée d’un mauvais pas. Allons nous restaurer au bord du golfe et pour le seul plaisir d’une amicale confrontation d’idées, affûtons chacun nos arguments pour ou contre ces nouvelles lois morales. Comme prévu, Omar avait dressé une table devant deux confortables fauteuils d’origine italienne sous un auvent faisant face à la mer. C’était sans doute pour signifier l’amitié qu’il portait à son jeune compagnon qu’Ismaël avait pour une fois renoncé aux tables basses et aux poufs en cuir qu’il utilisait d’ordinaire pour les repas. Bien qu’étant supposé Grec, Ismaël connaissait l’attirance de Costa pour les mœurs occidentales. Il honorait aussi ce jour-là son hôte par un luxe de


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petits mézés aussi nombreux qu’appétissants tout à fait inhabituels à sa table, car Ismaël penchait plutôt pour l’ascétisme dans l’élaboration de ses menus ordinaires. Trois carafes en cristal de Venise jetaient d’adamantins éclats, colorés par les vins précieux qu’elles contenaient. Dans le secret de sa demeure, Ismaël sacrifiait-il à Bacchus au mépris des injonctions du Prophète? Après les hors d’œuvres, Omar vint présenter à son maître quelques uns des plus beaux morceaux du chevreau dorés à souhait par une longue exposition à un feu de sarments. Ce jour, les factionnaires du poste de garde feraient eux aussi ripaille avec le restant de l’animal après que le vieil Omar en ait prélevé sa modeste part. Nul n’apprendra non plus qu’Ismaël se servit un doigt de muscat de l’île de Samos, non par goût particulier pour les boissons alcoolisées, mais plutôt pour marquer son indépendance vis à vis de contraintes qu’il jugeait absurdes et qu’il réprouvait. Puis ils entamèrent les joutes orales et amicales dont ils s’étaient convenus de se régaler, sur le sujet justement des tabous, qui en d’autres temps et d’autres lieux étaient considérés comme les éléments indispensables d’un art de vivre harmonieux. Que la prostitution soit vieille comme le monde, cela ne pouvait être mis en doute. Ismaël pensait que primitivement les humains s’accouplaient de façon anarchique au hasard des rencontres et suivant l’état d’appétence sexuelle des individus à l’instant considéré. Sans doute dans les premiers temps de l’humanité, lorsque les individus se rassemblaient en tout petits groupes, l’individu le plus puissant physiquement, sorte de chef de meute exerçait aussi sa suprématie dans ce domaine et ne laissait que des miettes au restant des mâles de la troupe. Sans doute aussi, cette situation changea un jour, soit que le nombre d’individus regroupés soit devenu trop important


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en éléments féminins pour rester sous la domination charnelle d’un seul mâle, soit que la sédentarisation sur des territoires de plus en plus vastes de ces grandes bandes d’individus ne permette plus la soumission directe et permanente au mâle le plus vigoureux. Fallut-il que les combats s’étant dangereusement multipliés entre hommes valides pour la possession des femmes, la sécurité de la peuplade ait été mise en péril et que l’autorité la plus haute ait enfin été amenée à édicter des lois? Que furent ces lois? Vraisemblablement l’établissement de la monogamie pour la majorité des sans-grade, et l’apparition de favorites voir de véritables harems pour les puissants. La prostitution fut-elle le fait d’une surpopulation de femmes devenue propriété commune, soit de l’ensemble des hommes soit préférentiellement des guerriers. Autant d’hypothèses susceptibles d’alimenter à l’infini de contradictoires débats. A ce stade les propos d’Ismaël car il ne s’agissait encore que d’un monologue ne suscitaient que l’approbation de Costa. Aussi bien, le premier suggéra que mon support tente de se faire l’avocat des modernes vertueux vis à vis du stupre et de l’orgie dans lesquels les anciens baignaient fangeusement. Quant à moi, je suivrai ces échanges sans grand intérêt car trop éloignés des préoccupations de ceux de mon monde et inutiles à l’avancement de ma quête. Certes, la compréhension de l’organisation de la vie dans l’infiniment petit où je me trouvais actuellement pourrait peutêtre ajouter une infime clarté dans la connaissance du projet du Grand Architecte des Infinis, mais rien n’était moins sûr. De toute façon, les deux ou trois siècles de temps terrestre, ramenés aux quelques secondes de ma plongée dans le microcosmos devaient être accomplis. Je n’en étais pas encore à la moitié de ma mission et ne désespérais donc pas de recueillir plus tard des éléments plus alléchants. Ce qui étayait un peu cet espoir c’est qu’il apparaissait que l’espèce la plus pensante de ce petit globe de matière stellaire


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semblait, surgissant depuis peu d’un néant intellectuel, marcher désormais à grands pas sur les chemins de la connaissance. Suivons donc à nouveau les efforts de nos deux amis qui tentaient de trier le positif du néfaste, dans les règles de vie successivement imposées par la seule volonté de quelques potentats ou illuminés au charisme convainquant. - Voyez-vous mon cher ami, poursuivit Ismaël en tentant d’adapter sa longiligne carcasse au galbe voluptueux du fauteuil en cuir dessiné pour des anatomies plus rebondies, je vais volontairement forcer le trait dans mon plaidoyer pour un retour aux mœurs relâchées des antiques civilisations. Ainsi vous sera facilitée la tâche ingrate du censeur rappelant à une humanité dévoyée la loi d’airain dictée par quelque toute puissante divinité. Seuls dans le visage émacié de prophète biblique du Turc, l’éclat des petits yeux bleus trahissait tout le contentement que cet improbable futur affrontement verbal entre amis lui procurait déjà. Etait-ce la légendaire passion de ses ancêtres byzantins pour les discussions sans fin sur des sujets aussi fondamentaux que le sexe des anges qui ressurgissait ainsi chez l’hôte attentionné de Costa? Faisant montre de la plus parfaite mauvaise foi, il tenta de démontrer les immenses avantages d’une débauche généralisée et devenue institutionnelle. Terminées, prétendait-il, les cruelles lapidations de femmes infidèles. Chaque nouveau-né conçu après de multiples et furtives unions avec de possibles géniteurs non répertoriables, devenait ipso-facto enfant de la communauté. Terminées aussi les querelles de lignées et d’héritages qui déchirent de nos jours frères et sœurs. C’est dans une béatitude généralisée que l’usage intensif des alcools accordé dans ce but par des dieux bienveillants, plongeait maintenant les heureux mortels. Pour les plus délicatement évolués d’entre-eux, de savants extraits végétaux permettaient d’accéder à de sublimes paradis où ils connaissaient eux-aussi les divines félicités.


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Dès lors, si d’aventure quelque peuplade arriérée aux instincts guerriers, tentait d’envahir les bienheureuses contrées soumises aux douces lois du plaisir imposé à tous, les farouches reîtres succomberaient rapidement à ces délices de Capoue. Comme pour s’associer lui aussi à cette inexpiable débauche, Ismaêl se reversa un petit doigt de Samos, s’abandonna au confort de son luxueux siège et indiqua en fermant les yeux qu’il cédait maintenant la parole à son interlocuteur. - Cher grand ami, déclara Costa sentant que son compagnon lui avait volontairement brossé un séduisant tableau à grands coups de fallacieux traits de pinceaux aux trompeuses éclatantes couleurs, tentons si vous le voulez bien de comprendre le point de vue du Saint Paul de la religion chrétienne, et accordons-lui une réelle sincérité dans le courroux qui lui avait dicté les dures remontrances à ses coreligionnaires juifs de l’ancienne Corinthe. Comme vous le savez sans doute, Saül avant de prendre le nom de Paul était un curieux mélange de culture hellénique et juive. Né à Tarse, toute son éducation de citoyen fut grecque. Tarse possédait à l’époque une école de philosophie réputée mais il ne semble pas que le jeune Saül en ait été imprégné. Membre de l’importante communauté juive, il fut sans doute tout abreuvé de culture hébraïque , en opposition constante avec les concepts religieux grecs qui rendaient à des démons un culte auquel son Dieu unique avait selon lui, seul le droit. Adepte d’une secte des plus intransigeante de l’orthodoxie israélite, c’était déjà un exalté qui se montra l’un des plus virulent pourchasseurs de déviants de toute sorte, dont en particulier la secte chrétienne naissante. Il est vraisemblable qu’il aurait servi avec la même intransigeance, car c’était son intime nature, tout autre religion que ce soit ! Un phénomène inconnu le terrassa sur le chemin de Damas. Apparition divine, attaque au cerveau due à la chaleur, phénomène météorologique? Chacun est libre de ne point se satisfaire de l’origine divine proposée par l’Eglise et d’adopter la réponse qui lui convient !


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On peut bien sûr s’étonner que le Christ ait jugé opportun de punir brutalement un honnête homme qui défendait à sa façon la foi qui était la sienne. Une persuasion tout en douceur, bien que moins spectaculaire n’aurait-elle pas été plus en accord avec la doctrine chrétienne? Mais peu importe, je m’égare un peu sur un chemin qui ne mène ni à Damas ni vers les réponses contradictoires que vous attendez. C’est donc équipé des mêmes concepts de base et de la même intransigeance morale qu’il démarra une nouvelle croisade au service du Christ. Peu de chose différaient en effet dans la religion héritée de ses ancêtres, des préceptes de la secte montante, si ce n’étaient quelques remaniements fondamentaux au plus haut niveau de la divine autorité. Sans remonter au périple mythique, qui propulsa Abraham et sa tribu, de la Chaldée où sa survie devenait précaire vers de longues pérégrinations entre Canaan et la vallée du Nil, il semble acquis qu’un long séjour forcé au pays de Pharaon ait façonné ce peuple dans le même moule que les Egyptiens. Héritier lui-même de civilisations successives qui avaient hissé petit à petit les humains du stade primitif à des ensembles méritant l’appellation de nations, le peuple d’Egypte s’était doté peu à peu au cours des millénaires d’une organisation sociale permettant la coexistence aussi harmonieuse que possible entre tous les individus d’une multitude immense. Des relations entre hommes et femmes basées sur un mode de vie familial assuraient la stabilité de l’édifice, selon un modèle sans doute très proche de ce que l’on connaît de nos jours. Lorsque les Juifs décidèrent de se soustraire à la pesante autorité égyptienne, leurs chefs les plus charismatiques pensèrent renforcer la cohésion de leurs ouailles en promulguant de nouvelles lois. Le Monothéisme, invention égyptienne s’étant heurté à l’hostilité d’un système théocratique tout puissant, fut rapidement éteint comme un feu de paille dangereux. Minorité asservie, les Hébreux auraient-ils adopté cette hé-


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résie condamnée par le clergé de l’ancienne mythologie? Les tenants dans le peuple d’Israël des croyances polythéistes dont ils avaient été imprégnées chez leurs anciens maîtres ne purent durablement imposer leurs «Veau d’or» et autres idoles face à un Dieu unique qui avait fait des Juifs son peuple élu. Le coup de génie de Moïse (si tant est qu’il ait réellement existé) fut l’invention du Décalogue. Simplification extrême de codes élaborés en des temps bien plus reculés et en usage dans l’empire babylonien, rien n’exclut que le contenu définitif des «Tables de la Loi» n’ait été définitivement fixé que pendant l’exil à Babylone. Ce sont les quatre premières lois qui imposent un Monothéisme exclusif, le reste définit quelques règles simples destinées à faciliter la vie en communauté. Interdiction du meurtre, de l’adultère et du vol, en sont les principaux piliers. L’état de soumission de la femme à l’homme étant considéré normal dans la quasi totalité des civilisations passées et actuelles est sans doute une conséquence d’un rapport de force physique inégal entre les sexes. La femme, victime de la raison du plus fort, était donc devenue un bien personnel au même titre qu’un animal, un esclave ou quelque objet que ce soit. L’adultère était de ce fait assimilé à l’usage illégal d’un bien appartenant à autrui et le Décalogue aurait pu faire l’économie du septième commandement. Hormis cette parenthèse sur la conception discutable de la soumission naturelle de la femme, le Décalogue constitue encore de nos jour un régulateur efficace des effets néfastes de certaines pulsions animales naturelles de l’être humain. D’autres lois furent édictées pour contrer à une époque particulière, des effets pervers dont il fallait protéger malgré eux les individus. La plus connue est l’interdiction de consommer de la viande de porc. Sans doute édictée avec sagesse par les autorités de Babylone pour enrayer l’infestation des humains par des vers para-


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sites (la Bible ne cite-t-elle pas ce Roi des Rois mangé par les vers), l’interdit fut adopté avec juste raison par les religieux juifs et bien plus tard par les Musulmans. Mais cela procède d’un entêtement stupide dans des contrées où la consommation du porc n’entraîne aucune conséquence néfaste. N’en est-il pas de même de la circoncision, héritage sans doute de civilisations depuis longtemps disparues si l’on en juge par sa pratique par des peuplades que rien ne relie actuellement. Nul ne sait quelle pernicieuse maladie se propagea peut-être jadis et fut jugulée par cette chirurgie préconisée par quelque médicastre heureusement inspiré. La pratique en fut alors généralisée. Il est aussi possible qu’afin d’être mieux acceptée par une population peu tentée par cette douloureuse mutilation, elle ait déjà été dans ce lointain passé présentée comme une injonction divine. La Bible la décrit d’ailleurs dans la Genèse comme une sorte d’exigence de l’Eternel pour son alliance avec Abraham et le peuple juif. Mon épouse qui est d’origine Copte prétend que seuls de toute la chrétienté, les hommes de sa race sont circoncis et que c’est pour eux un héritage lointain de l’Egypte pharaonique dont ils seraient les seuls vrais descendants. Si cela est avéré, la circoncision gage d’alliance des Juifs avec Yahvé devient moins convaincante. Serait-ce aussi parce que la douloureuse circoncision était un sérieux frein aux conversions que Paul en est venu à la notion de «circoncision selon l’esprit et non la lettre» ou encore circoncision du cœur moins traumatisante physiquement (Epître aux romains). D’autres obligations telles que le jeûne obligatoire me paraissent procéder d’intentions plus sujettes à caution ! Certes, que des notables gros et gras s’astreignent de temps à autre à refréner leurs instincts boulimiques, c’est tout simplement dicté par la plus élémentaire hygiène de vie; mais imposer la même loi à une population déjà sous-alimentée relève de la non-assistance


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à personne en danger. Mais associé à d’autres pratiques imposées, comme la récitation de longues litanies, le port de scapulaires ou toutes autres mortifications auto-imposées, le jeûne permet d’atteindre un état second proche des transes. L’individu devient alors plus malléable entre les mains d’autres individus. Des hallucinations peuvent alors habilement être interprétées comme de divines apparitions aptes à réchauffer une ferveur attiédie des masses. Ce souci constant dans toutes les religions d’imposer aux fidèles la lecture ou la récitation sans cesse renouvelée de textes présumés sacrés, m’a depuis longtemps paru éminemment suspecte. La toute puissante divinité ne saurait-elle se satisfaire de sincères élans d’amour exprimés simplement par ses créatures? Lui faut-il donc absolument des formules incantatoires, récitées ad libitum parfois par des adorateurs qui n’en comprennent pas le plus souvent la signification? Mais je m’égare à nouveau, mon cher Ismaël, loin du sujet principal de notre amical débat. Je tentais de démontrer que l’obligation du respect strict de pratiques ou de règles de vie sans logique apparente constituait l’un des procédés destinés à maintenir les masses sous l’influence de certains de leurs semblables. Tout ceci pour exprimer mon opinion que la mercuriale de Paul, adressée aux Corinthiens gagnés par la débauche, n’était que le nécessaire coup de barre que le pilote imprime au vaisseau lorsque ce dernier s’éloigne trop de la bonne route. Sans doute, des exutoires sont nécessaires pour que nos instincts les plus primitifs restent raisonnablement contenus, mais des mœurs trop relâchées ne peuvent conduire qu’à la dégradation d’un harmonieux édifice social. La prostitution admise dans toutes les civilisations est l’une de ces sécurités qui permet de libérer des pulsions incontrôlables bridées par un ordre moral trop rigide. Mais faut-il que d’institutionnalisée, elle devienne règle de vie? La déesse Aphrodite cautionnant la débauche dans son magnifique temple dominant la cité, n’autorisait-elle pas ainsi une


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liberté de mœurs bien opportunément considérée comme d’inspiration divine? Il en est ainsi de même pour d’autres comportements instinctifs de notre animale nature. La férocité qui est en nous et dont la nature nous à dotés pour survivre dans l’impitoyable lutte pour la vie trouve aussi son exutoire dans les guerres. Lorsque la guerre est déclarée «Sainte» tout massacre organisé peut faire bénéficier ses acteurs en plus des honneurs dans cette vie, d’une promesse de grande félicité dans l’Au-Delà. Selon les circonstances, celui qui est ici considéré comme un vil assassin promis au supplice, peut être considéré ailleurs comme un glorieux défenseur de la Foi ou de sa patrie. D’autres interdits puisent leur source dans la nuit des temps tels les sanglants rituels de mise à mort des animaux chez les Juifs et les Musulmans. Des raisons d’hygiène alimentaire parfois évoquées par les propagandistes de ces pratiques inutilement cruelles semblent bien peu crédibles de nos jours. C’est encore dans la Genèse que l’on peut trouver le texte suivant qui justifierait ainsi ces barbares pratiques. On notera que le texte identifie ainsi le sang des animaux à leur âme dont les humains n’ont pas le droit de se repaître. Sans doute l’âme des animaux n’est pas innocente et paient-ils eux aussi quelque tache originelle inexpiable ! «Et Dieu bénit Noé et ses fils, et leur dit: Soyez féconds, multipliez, et remplissez la terre. Vous serez un sujet de crainte et d’effroi pour tout animal de la terre, pour tout oiseau du ciel, pour tout ce qui se meut sur la terre, et pour tous les poissons de la mer: ils sont livrés entre vos mains. Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture: je vous donne tout cela comme l’herbe verte. Seulement, vous ne mangerez point de chair avec son âme, avec son sang.» (Genèse. 9: 1-4) D’autres multiples interdits dont j’ai entendu parler, frappent en particulier les femmes qui ont pris la détestable habitude d’être «Impures» quelque jours tous les mois. Il m’a été rapporté par des voyageurs rencontrés dans mon Egypte natale et qui revenaient de lointaines contrées africaines, que la femme qui


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venait de donner la vie était également maintenue dans un long isolement pour cause d’impureté. Voici donc, cher nouvel ami, dans quelles réflexions votre innocent piège byzantin m’a fait chuter. Ayez je vous prie quelque indulgence pour mes analyses parfois un peu abruptes. Plus tard, sans doute mûries par une sagesse et une grande expérience de la vie telles que les vôtres vous sembleraient-elles plus consensuelles. L’homme le plus puissant de la Corinthie s’extirpa de son siège moelleux, fit quelques pas dans le patio qui s’ouvrait sur le fantastique spectacle des montagnes servant de fond au bleu scintillant des flots du golfe. Tournant le dos à son invité il dit, comme se parlant à lui-même: - Par quelle sorte de troublante prescience saviez-vous, mon bon ami que vous pouviez sans crainte tenir devant moi de tels sacrilèges propos? Je pensais bien il est vrai par le petit jeu d’esprit auquel je vous avais convié, vous amener à dévoiler quelques occultes aspects de votre personnalité. Je n’espérais certes pas découvrir en vous comme une sorte de miroir reflétant mes propres pensées. J’étais censé représenter pour vous à la fois l’oppresseur de votre peuple et le représentant d’une religion barbare conquérante et abhorrée. Or vous avez percé mes pensées les plus secrètes comme un adulte décèle les intentions d’un tout jeune enfant. Comment avez-vous trouvé le temps, alors que vous semblez depuis si peu dans l’âge d’homme, de lire tous les ouvrages auxquels vous vous référez ? Mon bon ami, je vous avoue que tout ceci me perturbe un peu et que j’ai grand besoin du calme de ma solitude pour y réfléchir sereinement. Vous-même brûlez sans doute de retourner à vos affaires et retrouver votre famille. Revenez vite me voir dès que cela vous sera possible. D’ici là j’aurai sans doute examiné de plus près le précieux ouvrage que vous avez bien voulu me confier. Plaise au ciel que cette lecture


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entraîne à nouveau une fructueuse confrontation d’idées ! Notre nouvel ami raccompagna Costa jusqu’au poste de garde où Omar les attendait tenant par la bride la vieille jument attelée à la carriole. De toute évidence l’animal reposé et à nouveau fringuant, avait été bien traité par l’équipe de gardiens. En ce début d’automne 1805, de nombreuses occupations allaient absorber Costa pendant plus d’un mois car les vendanges avaient débuté et nécessitaient la surveillance accrue d’un personnel nombreux. Ce n’était pas moins de deux cents personnes qui s’activaient désormais dans l’exploitation, sous la direction de deux contremaîtres, experts locaux en récolte et élaboration des vins. Dans quelques jours, d’autres vignes aux grappes gorgées de sucre fourniront les précieux grains qui longuement séchés sur des claies en roseau deviendront le célèbre «raisin de Corinthe». Cette variété appelée ici staphida est assez proche d’aspect de notre sauvignon, mais les grains en sont moins serrés et surtout, ils n’ont point de pépins. Déjà le pampre en présentait voluptueusement au chaud soleil de septembre les lourdes grappes des si caractéristiques tout petits grains bleu-noirs. Les plus hâtifs d’entre eux commençaient en se flétrissant à concentrer sous leur peau leur jus parfumé comme pour faciliter le futur travail des hommes. Effi se félicitait de toute cette activité dans l’exploitation qui maintenait en permanence Costa au logis. Bien qu’en attente d’un second heureux événement normalement prévu pour le mois de novembre, elle secondait son époux dans la gestion quotidienne, travaux d’écriture, paiement du personnel et des fournisseurs. La jeune femme un peu frêle d’apparence faisait preuve d’une autorité que nul ne contestait. Etait-ce par son port altier et son éternel sourire énigmatique ou bien son beau visage aux grands yeux en amande qu’elle imposait respect et soumission acceptée? Telle Salomon, elle n’avait pas sa pareille pour calmer sans élever le ton toute chamaillerie ancillaire. Chacun et chacune


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guettait sur son visage hiératique une approbation pour la qualité du travail qui lui avait été confié. Elle était la barrière qui protégeait son époux des petites tracasseries de tous les jours. Seule en ce pays à connaître ses activités occultes, elle lui assurait une plus grande disponibilité intellectuelle pour les mener à bien. Lorsqu’une situation nécessitait réflexion, elle disait alors: je vais en parler au Maître, plaçant volontairement Costa dans une sphère inaccessible aux gens du commun. Cette aura tissée autour de lui était sublimée par l’inévitable bouche à bouche qui propagea le bruit que notre ami avait ses entrées permanentes chez le Vovoïde. Un petit événement, dont je vais vous entretenir, acheva dans l’esprit populaire de propulser Costa dans une autre dimension. Un beau matin, un militaire turc débarqua à cheval devant la maison et remit avec déférence au Maître un pli cacheté en lui indiquant qu’il devait rapporter une réponse. Le billet émanait d’Ismaêl qui n’ayant pas de nouvelles depuis trois semaines se proposait, si Costa le permettait de venir lui-même lui rapporter le précieux livre qu’il lui avait prêté ! Comprenant que le vieil homme brûlait de revoir son nouvel ami et sans doute aussi qu’il était un peu curieux de connaître son proche environnement, il lui proposa par écrit de venir passer la journée du dimanche suivant dans son domaine campagnard où il sera heureux de lui présenter sa famille. L’estafette à cheval repartit au galop porter la réponse à Ismaël. Un autre cavalier, tout aussi véloce, revint le soir même avec un message assurant que le grand dignitaire attendrait dimanche avec beaucoup d’impatience. Le jour dit, une voiture menée par un cocher moustachu et enturbanné, précédée de six cavaliers turcs et suivie de six autres tout identiques s’arrêta sous le platane millénaire. Le cocher ouvrit la porte à un Ismaël impressionnant par le faste de son accoutrement qui descendit les deux marches de la sorte de carrosse. Costa l’ayant accueilli et invité à pénétrer dans la


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maison, la voiture et son escorte reprit la route et disparut au tournant du chemin. Toute la population de Corinthe à Loutraki saurait dès le lendemain que le nouveau propriétaire des terres de la vieille Ioanna était l’un des puissants de ce monde, dont même les Turcs recherchaient la compagnie. Ismaël complimenta Effi pour sa rayonnante beauté et émit les voeux les plus sincères pour l’enfant à naître qui aurait, il en était persuadé, toutes les qualités de ses parents. Une visite des abords immédiats de la propriété vignes et entrepôts fut demandée par le visiteur qui s’intéressa beaucoup aux procédés de vinification. Costa lui parla aussi de ses autres activités d’import-export dans lesquelles il était associé avec son oncle d’Alexandrie. Pendant que s’effectuait cette visite, Effi avait fait dresser sous le platane vénérable une table recouverte d’une nappe d’un blanc immaculé sur laquelle de multiples accessoires de la gastronomie scintillaient de toutes part. Des pichets d’eau claire et de diverses limonades désaltéreraient les convives. Par égard pour son hôte, Costa avait proscrit toute boisson alcoolisée, par contre les cuisinières avaient toutes trois fait assaut d’ingéniosité pour présenter à l’invité de marque, poissons divers du golfe et gibiers délicats. Costa demanda à son ami s’il pensait plausible que le platane sous lequel ils se trouvaient puisse réellement avoir déjà vécu dix siècles. Ismaël confirma que sur la route de Patras se trouvait en bord de mer un petit village qui possédait un arbre encore plus gigantesque. Les habitants déclaraient avec fierté que Pausanias, grand voyageur grec avait déjà décrit cet arbre comme exceptionnel moins de deux siècles après la mort du Christ. L’arbre est d’ailleurs connu dans toute la région comme «Platane de Pausanias». Il parait aussi que d’autres vétérans remarquables seraient visibles dans la région de l’antique Sparte. Sans qu’ils atteignent ce record étonnant, Ismaël déclara avoir vu nombre d’oliviers monstrueux dans l’extrême sud


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de la presqu’île qui devaient approcher ou dépasser l’âge de l’arbre sous lequel ils se trouvaient. Après le repas, la maîtresse de maison se retira et les deux amis conversèrent amicalement tard dans l’après-midi. Ismaël évoqua les longues heures qu’il avait consacré les jours précédents à l’étude du précieux livre que Costa lui avait confié. La lecture n’en était pas aisée car la langue arabe employée différait un peu de l’arabe moderne qui lui était familier. Par des comparaisons avec d’autres ouvrages également précieux de sa propre bibliothèque il avait pu néanmoins en assimiler la substance. Il suggérait que son ami vienne dès que cela lui serait possible, venir travailler le sujet en sa compagnie dans sa propre bibliothèque. Rendez-vous fut donc pris pour la semaine suivante et il fut décidé que Costa resterait sur place deux ou trois jours afin de limiter d’inutiles allers et retours. A l’heure convenue entre le Vovoïde et les militaires, le bruyant équipage revint assurer le transport et la sécurité du dignitaire jusqu’à sa résidence au bord du golfe. Le mardi suivant, le vieux Stavros désormais promu cocher officiel du «Maître» attela la vieille jument au nouveau véhicule commandé en France et que le Stella d’Assin avait débarqué à Corinthe lors de son tout récent passage. C’était un «boquet» sorte de véhicule à deux roues très léger et élégant. Sa couleur vert bouteille rehaussée de deux étroites bandes jaunes ne passait pas inaperçue dans une région où l’on rencontrait majoritairement de lourds véhicules à la décoration sinon inexistante, du moins des plus sommaires. Très proche du buggy anglais, il n’offrait que deux places assises. C’était volontairement que Costa avait décidé de se singulariser ainsi du vulgus pecum. De longs ressorts métalliques absorbaient les irrégularités de la route et une heure plus tard, il retrouvait son vieil ami dans son extraordinaire musée-bibliothèque. Plusieurs vitrines abritaient, l’une de curieux et antiques


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instruments en os, cuivre, ou bronze, dont l’usage échappait à Costa. Une autre des coquillages aux formes curieuses et une troisième une fabuleuse collection de minéraux. Le long d’un troisième mur deux défenses d’éléphant surgissaient d’un socle en ébène. Un os d’une taille impressionnante reposait aussi sur une autre plate-forme en bois. Enfin deux petites statues sans doute en granite d’une facture semble-t-il primitive dirigeaient sur le visiteur l’inquiétant regard de leurs orbites peintes. Costa resta un si long moment devant la vitrine des minéraux, qu’Ismaël en ouvrit les deux portes vitrées et lui suggéra d’en examiner les échantillons à sa guise. Certaines pierres lui étaient totalement inconnues et il se promettait bien si Ismaêl le lui permettait de les analyser plus avant l’un de ces jours. Il pensait avec un peu de nostalgie à sa propre collection abandonnée là-bas en France. Mais cette journée avait été programmée différemment et la vedette était le livre ramené d’Alexandrie. Ismaël avait ouvert le précieux volume à la première page, celle qui différait par son épaisseur et son aspect du restant de l’ouvrage. Il était maintenant persuadé que les caractères qui la recouvraient étaient de la main même du grand savant Al Shatir. - Vous n’avez pas idée, mon bon ami du plaisir qui fut le mien en examinant page par page le merveilleux ouvrage que vous avez eu la bonté de me confier. J’en ai prolongé la lecture la semaine passée plusieurs fois tard dans la nuit à la lueur des lampes dont mon dévoué Omar entretenait la lumière parfois jusqu’à l’aube. Ismaël expliqua que lorsqu’il reculait ainsi le moment d’aller dormir, son serviteur inquiet restait obstinément à ses cotés, silencieusement assis sur un pouf quand il ne s’affairait pas à raviver les lumières chancelantes. Le vieil africain avait compris par l’on ne sait quel instinct que ce n’était pas seulement l’amour des livres qui tenait ainsi son maître éveillé, Ismaël redoutait le sommeil.


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Il lui semblait tout à la fois que ce temps dédié à Morphée, fils de la Nuit et du Sommeil, non seulement était intellectuellement stérile, mais surtout le livrait sans défense à des esprits malins et malfaisants. Il savait bien pourtant que ces phantasmes qui le faisaient se retrouver assis sur sa couche trempé de sueur, n’étaient que le produit de son propre cerveau. Ces cauchemars où il se retrouvait le jouet d’improbables créatures maléfiques, le poursuivaient depuis bien longtemps, sans doute depuis ce jour où, jeune adolescent, il fut mis en présence du corps ensanglanté de ce père aimé, victime d’assassins inconnus. Omar qui dormait toujours à proximité venait alors le réconforter, une lampe à huile dans une main et un verre d’eau dans l’autre. Pourtant le vieux philosophe ne craignait pas la mort, obligation finale de toute existence. Sans la souhaiter le moins du monde, il l’attendait en toute sérénité. Mais ces obscures entités malfaisantes dont une fois réveillé il savait l’inanité lui refusaient tout sommeil paisible. Curieusement, lorsqu’en début d’après-midi il s’accordait une ou deux heures de repos, son sommeil était toujours serein. Il faut vous dire que ce problème des rêves dans lesquelles des situations imaginaires mais revêtant toutes les apparences du réel, m’avait intrigué en tant que locataire de deux humains successifs. Nous y avions longuement réfléchi avec mon premier support en nous étonnant que ma propre présence au sein même du centre de la pensée n’ait pu percer ce mystère. Vous devez en effet savoir que lorsque mon support humain quitte la réalité pour se plonger dans un lourd sommeil, je perd également tout sens de perception externe mais je ne partage pas les mêmes illusions fantasmatiques que ma partie faite de chair et de sang. Alphonse pensait que sous un crâne devait se trouver deux portions de cerveau assurant tour à tour la gestion des fonctions vitales. A un instant donné, déclenché par nous ne savions


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quoi, le cerveau de veille passait le relais à cette deuxième partie qui assurait à son tour le fonctionnement ralenti des parties vitales du corps, mais recréait un environnement fictif dont l’utilité ne nous était pas compréhensible. Ce qui militait en faveur de cette théorie, c’était l’observation par Alphonse d’un phénomène maintes fois observé, pour son propre cas. Lorsque sombrant doucement dans une bienfaisante léthargie et se retrouvant dans une situation onirique agréable, un phénomène extérieur le réveillait brièvement, il cherchait à se replonger au plus vite dans ce rêve si riche d’agréables opportunités. Hélas le paysage idylliques dans lequel il souhaitait retourner se diluait lentement malgré ses efforts pour le retenir, tel une fumée dispersée par la brise. Il en déduisait donc que ces irréelles images ne se trouvaient que dans ce deuxième centre de commande et que le centre principal n’y avait accès que pendant le court instant de transfert des commandes du second vers le premier. Des rêves de mon hôte je ne percevais que ces évanescents reliquats. Mais de quelle façon étaient créées les chimères évoluant pourtant souvent dans un semblant de réalité? Costa, sans se référer toutefois au savoir par mon intermédiaire transmis, suggéra que les angoissantes réminiscences qui empoisonnaient les nuits de son ami devaient sans doute pouvoir être combattues efficacement. Le poison étant sécrété par l’individu lui-même, l’antidote se trouvait nécessairement aussi en son sein. La difficulté dans le cas de sujets peu crédules de nature était de réussir à déclencher chez eux le choc psychologique salvateur. Il renonça cependant à évoquer une possible influence néfaste de ce bruit de fond mental d’origine indéterminée que seul je percevais et que je soupçonnais d’exacerber les instincts pervers des humains afin de se délecter des calamités dont ils se flagellaient. Le vieil ascète écoutait Costa comme le malade qui accorde à son médecin des pouvoirs de guérison qu’il est loin de posséder. Il était évident qu’il ne discernait aucun hiatus entre l’aspect


205 suivant qui justifierait ainsi ces barbares pratiques. On notera que le texte identifie ainsi le sang des animaux à leur âme dont les humains n’ont pas le droit de se repaître. Sans doute l’âme des animaux n’est pas innocente et paient-ils eux aussi quelque tache originelle inexpiable ! «Et Dieu bénit Noé et ses fils, et leur dit : Soyez féconds, multipliez, et remplissez la terre. Vous serez un sujet de crainte et d’effroi pour tout animal de la terre, pour tout oiseau du ciel, pour tout ce qui se meut sur la terre, et pour tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains. Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture : je vous donne tout cela comme l’herbe verte. Seulement, vous ne mangerez point de chair avec son âme, avec son sang.» (Genèse. 9 : 1-4) D’autres multiples interdits dont j’ai entendu parler, frappent en particulier les femmes qui ont pris la détestable habitude d’être «Impures» quelque jours tous les mois. Il m’a été rapporté par des voyageurs rencontrés dans mon Egypte natale et qui revenaient de lointaines contrées africaines, que la femme qui venait de donner la vie était également maintenue dans un long isolement pour cause d’impureté. Voici donc, cher nouvel ami, dans quelles réflexions votre innocent piège byzantin m’a fait chuter. Ayez je vous prie quelque indulgence pour mes analyses parfois un peu abruptes. Plus tard, sans doute mûries par une sagesse et une grande expérience de la vie telles que les vôtres vous sembleraient-elles plus consensuelles. L’homme le plus puissant de la Corinthie s’extirpa de son siège moelleux, fit quelques pas dans le patio qui s’ouvrait sur le fantastique spectacle des montagnes servant de fond au bleu scintillant des flots du golfe. Tournant le dos à son invité il dit, comme se parlant à lui-même : - Par quelle sorte de troublante prescience saviez-vous, mon bon ami que vous pouviez sans crainte tenir devant moi de tels sacrilèges propos? Je pensais bien il est vrai par le petit jeu d’esprit auquel je vous avais convié, vous amener à dévoiler quelques occultes aspects de votre personnalité. Je n’espérais certes pas découvrir en Le Pérégrin


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vous comme une sorte de miroir reflétant mes propres pensées. J’étais censé représenter pour vous à la fois l’oppresseur de votre peuple et le représentant d’une religion barbare conquérante et abhorrée. Or vous avez percé mes pensées les plus secrètes comme un adulte décèle les intentions d’un tout jeune enfant. Comment avez-vous trouvé le temps, alors que vous semblez depuis si peu dans l’âge d’homme, de lire tous les ouvrages auxquels vous vous référez ? Mon bon ami, je vous avoue que tout ceci me perturbe un peu et que j’ai grand besoin du calme de ma solitude pour y réfléchir sereinement. Vous-même brûlez sans doute de retourner à vos affaires et retrouver votre famille. Revenez vite me voir dès que cela vous sera possible. D’ici là j’aurai sans doute examiné de plus près le précieux ouvrage que vous avez bien voulu me confier. Plaise au ciel que cette lecture entraîne à nouveau une fructueuse confrontation d’idées ! Notre nouvel ami raccompagna Costa jusqu’au poste de garde où Omar les attendait tenant par la bride la vieille jument attelée à la carriole. De toute évidence l’animal reposé et à nouveau fringuant, avait été bien traité par l’équipe de gardiens. En ce début d’automne 1805, de nombreuses occupations allaient absorber Costa pendant plus d’un mois car les vendanges avaient débuté et nécessitaient la surveillance accrue d’un personnel nombreux. Ce n’était pas moins de deux cents personnes qui s’activaient désormais dans l’exploitation, sous la direction de deux contremaîtres, experts locaux en récolte et élaboration des vins. Dans quelques jours, d’autres vignes aux grappes gorgées de sucre fourniront les précieux grains qui longuement séchés sur des claies en roseau deviendront le célèbre «raisin de Corinthe». Cette variété appelée ici staphida, est assez proche d’aspect de notre sauvignon, mais les grains en sont moins serrés et surtout, ils n’ont point de pépins. Déjà le pampre en présentait volup-


207 tueusement au chaud soleil de septembre les lourdes grappes des si caractéristiques tout petits grains bleu-noirs. Les plus hâtifs d’entre eux commençaient en se flétrissant à concentrer sous leur peau leur jus parfumé comme pour faciliter le futur travail des hommes. Effi se félicitait de toute cette activité dans l’exploitation qui maintenait en permanence Costa au logis. Bien qu’en attente d’un second heureux événement normalement prévu pour le mois de novembre, elle secondait son époux dans la gestion quotidienne, travaux d’écriture, paiement du personnel et des fournisseurs. La jeune femme un peu frêle d’apparence faisait preuve d’une autorité que nul ne contestait. Etait-ce par son port altier et son éternel sourire énigmatique ou bien par son beau visage aux grands yeux en amande qu’elle imposait respect et soumission acceptée? Telle Salomon, elle n’avait pas sa pareille pour calmer, sans élever le ton toute chamaillerie ancillaire. Chacun et chacune guettait sur son visage hiératique une approbation pour la qualité du travail qui lui avait été confié. Elle était la barrière qui protégeait son époux des petites tracasseries de tous les jours. Seule en ce pays à connaître ses activités occultes, elle lui assurait une plus grande disponibilité intellectuelle pour les mener à bien. Lorsqu’une situation nécessitait réflexion, elle disait alors : je vais en parler au Maître, plaçant volontairement Costa dans une sphère inaccessible aux gens du commun. Cette aura tissée autour de lui était sublimée par l’inévitable bouche à bouche qui propagea le bruit que notre ami avait ses entrées permanentes chez le Vovoïde. Un petit événement, dont je vais vous entretenir, acheva dans l’esprit populaire de propulser Costa dans une autre dimension. Un beau matin, un militaire turc débarqua à cheval devant la maison et remit avec déférence au Maître un pli cacheté en lui indiquant qu’il devait rapporter une réponse. Le billet émanait d’Ismaël qui n’ayant pas de nouvelles depuis trois semaines se proposait, si Costa le permettait de venir Le Pérégrin


Scriba 208 lui-même lui rapporter le précieux livre qu’il lui avait prêté ! Comprenant que le vieil homme brûlait de revoir son nouvel ami et sans doute aussi qu’il était un peu curieux de connaître son proche environnement, il lui proposa par écrit de venir passer la journée du dimanche suivant dans son domaine campagnard où il sera heureux de lui présenter sa famille. L’estafette à cheval repartit au galop porter la réponse à Ismaël. Un autre cavalier, tout aussi véloce, revint le soir même avec un message assurant que le grand dignitaire attendrait dimanche avec beaucoup d’impatience. Le jour dit, une voiture menée par un cocher moustachu et enturbanné, précédée de six cavaliers turcs et suivie de six autres tout identiques s’arrêta sous le platane millénaire. Le cocher ouvrit la porte à un Ismaël impressionnant par le faste de son accoutrement qui descendit les deux marches de la sorte de carrosse. Costa l’ayant accueilli et invité à pénétrer dans la maison, la voiture et son escorte reprit la route et disparut au tournant du chemin. Toute la population, de Corinthe à Loutraki, saurait dès le lendemain que le nouveau propriétaire des terres de la vieille Ioanna était l’un des puissants de ce monde, dont même les Turcs recherchaient la compagnie. Ismaël complimenta Effi pour sa rayonnante beauté et émit les vœux les plus sincères pour l’enfant à naître qui aurait, il en était persuadé, toutes les qualités de ses parents. Une visite des abords immédiats de la propriété vignes et entrepôts fut demandée par le visiteur qui s’intéressa beaucoup aux procédés de vinification. Costa lui parla aussi de ses autres activités d’import-export dans lesquelles il était associé avec son oncle d’Alexandrie. Pendant que s’effectuait cette visite, Effi avait fait dresser sous le platane vénérable une table recouverte d’une nappe d’un blanc immaculé sur laquelle de multiples accessoires de la gastronomie scintillaient de toutes part. Des pichets d’eau claire et de diverses limonades désaltéreraient les convives. Par égard pour son hôte, Costa avait proscrit toute boisson alcoolisée, par contre les cuisinières avaient toutes trois fait assaut


209 d’ingéniosité pour présenter à l’invité de marque, poissons divers du golfe et gibiers délicats. Costa demanda à son ami s’il pensait plausible que le platane sous lequel ils se trouvaient puisse réellement avoir déjà vécu dix siècles. Ismaël confirma que sur la route de Patras se trouvait en bord de mer un petit village qui possédait un arbre encore plus gigantesque. Les habitants déclaraient avec fierté que Pausanias, grand voyageur grec, avait déjà décrit cet arbre comme exceptionnel moins de deux siècles après la mort du Christ. L’arbre est d’ailleurs connu dans toute la région comme «Platane de Pausanias». Il parait aussi que d’autres vétérans remarquables seraient visibles dans la région de l’antique Sparte. Sans qu’ils atteignent ce record étonnant, Ismaël déclara avoir vu nombre d’oliviers monstrueux dans l’extrême sud de la presqu’île qui devaient approcher ou dépasser l’âge de l’arbre sous lequel ils se trouvaient. Après le repas, la maîtresse de maison se retira et les deux amis conversèrent amicalement tard dans l’après-midi. Ismaël évoqua les longues heures qu’il avait consacré les jours précédents à l’étude du précieux livre que Costa lui avait confié. La lecture n’en était pas aisée car la langue arabe employée différait un peu de l’arabe moderne qui lui était familier. Par des comparaisons avec d’autres ouvrages également précieux de sa propre bibliothèque il avait pu néanmoins en assimiler la substance. Il suggérait que son ami vienne dès que cela lui serait possible, venir travailler le sujet en sa compagnie dans sa propre bibliothèque. Rendez-vous fut donc pris pour la semaine suivante et il fut décidé que Costa resterait sur place deux ou trois jours afin de limiter d’inutiles allers et retours. A l’heure convenue entre le Vovoïde et les militaires, le bruyant équipage revint assurer le transport et la sécurité du dignitaire jusqu’à sa résidence au bord du golfe. Le mardi suivant, le vieux Stavros désormais promu cocher officiel du «Maître», attela la vieille jument au nouveau véhicule commandé en France et que le Stella d’Assin avait débarLe Pérégrin


Scriba 210 qué à Corinthe lors de son tout récent passage. C’était un «boquet» sorte de véhicule à deux roues très léger et élégant. Sa couleur vert bouteille rehaussée de deux étroites bandes jaunes ne passait pas inaperçue dans une région où l’on rencontrait majoritairement de lourds véhicules à la décoration sinon inexistante, du moins des plus sommaires. Très proche du buggy anglais, il n’offrait que deux places assises. C’était volontairement que Costa avait décidé de se singulariser ainsi du vulgus pecum. De longs ressorts métalliques absorbaient les irrégularités de la route et une heure plus tard, il retrouvait son vieil ami dans son extraordinaire musée-bibliothèque.

Plusieurs vitrines abritaient, l’une de curieux et antiques instruments en os, cuivre, ou bronze, dont l’usage échappait à Costa. Une autre des coquillages aux formes curieuses et une troisième une fabuleuse collection de minéraux. Le long d’un troisième mur deux défenses d’éléphant surgissaient d’un socle en ébène. Un os pétrifié, d’une taille impressionnante reposait aussi sur une autre plate-forme en bois. Enfin deux petites statues sans doute en granite, d’une facture semble-t-il primitive, dirigeaient sur le visiteur l’inquiétant regard de leurs orbites peintes. Costa resta un si long moment devant la vitrine des minéraux, qu’Ismaël en ouvrit les deux portes vitrées et lui suggéra d’en examiner les échantillons à sa guise. Certaines pierres lui étaient totalement inconnues et il se promettait bien si Ismaêl le lui permettait de les analyser plus avant l’un de ces jours. Il pensait avec un peu de nostalgie à sa propre collection abandonnée là-bas en France. Mais cette journée avait été programmée différemment et la vedette était le livre ramené d’Alexandrie. Ismaël avait ouvert le précieux volume à la première page, celle qui différait par son épaisseur et son aspect du restant de l’ouvrage. Il était maintenant persuadé que les caractères qui la recouvraient étaient de la main même du grand savant Al Shatir.


211 - Vous n’avez pas idée, mon bon ami du plaisir qui fut le mien en examinant page par page le merveilleux ouvrage que vous avez eu la bonté de me confier. J’en ai prolongé la lecture la semaine passée plusieurs fois tard dans la nuit à la lueur des lampes dont mon dévoué Omar entretenait la lumière parfois jusqu’à l’aube. Ismaël expliqua que lorsqu’il reculait ainsi le moment d’aller dormir, son serviteur inquiet restait obstinément à ses cotés, silencieusement assis sur un pouf quand il ne s’affairait pas à raviver les lumières chancelantes. Le vieil africain avait compris par l’on ne sait quel instinct que ce n’était pas seulement l’amour des livres qui tenait ainsi son maître éveillé, Ismaël redoutait le sommeil. Il lui semblait tout à la fois que ce temps dédié à Morphée, fils de la Nuit et du Sommeil, non seulement était intellectuellement stérile, mais surtout le livrait sans défense à des esprits malins et malfaisants. Il savait bien pourtant que ces phantasmes qui le faisaient se retrouver assis sur sa couche trempé de sueur, n’étaient que le produit de son propre cerveau. Ces cauchemars où il se retrouvait le jouet d’improbables créatures maléfiques, le poursuivaient depuis bien longtemps, sans doute depuis ce jour où, jeune adolescent, il fut mis en présence du corps ensanglanté de ce père aimé, victime d’assassins inconnus. Omar qui dormait toujours à proximité venait alors le réconforter, une lampe à huile dans une main et un verre d’eau dans l’autre. Pourtant le vieux philosophe ne craignait pas la mort, obligation finale de toute existence. Sans la souhaiter le moins du monde, il l’attendait en toute sérénité. Mais ces obscures entités malfaisantes dont une fois réveillé il savait l’inanité lui refusaient tout sommeil paisible. Curieusement, lorsqu’en début d’après-midi il s’accordait une ou deux heures de repos, son sommeil était toujours serein. Il faut vous dire que ce problème des rêves dans lesquelles des situations imaginaires mais revêtant toutes les apparences du réel, m’avait intrigué en tant que locataire de deux humains Le Pérégrin


Scriba 212 successifs. Nous y avions longuement réfléchi avec mon premier support, en nous étonnant que ma propre présence au sein même du centre de la pensée n’ait pu percer ce mystère. Vous devez en effet savoir que lorsque mon support humain quitte la réalité pour se plonger dans un lourd sommeil, je perd également tout sens de perception externe mais je ne partage pas les mêmes illusions fantasmatiques que ma partie faite de chair et de sang. Alphonse pensait que sous un crâne devait se trouver deux portions de cerveau assurant tour à tour la gestion des fonctions vitales. A un instant donné, déclenché par nous ne savions quoi, le cerveau de veille passait le relais à cette deuxième partie qui assurait à son tour le fonctionnement ralenti des parties vitales du corps, mais recréait un environnement fictif dont l’utilité ne nous était pas compréhensible. Ce qui militait en faveur de cette théorie, c’était l’observation par Alphonse d’un phénomène maintes fois observé, pour son propre cas. Lorsque sombrant doucement dans une bienfaisante léthargie et se retrouvant dans une situation onirique agréable, un phénomène extérieur le réveillait brièvement, il cherchait à se replonger au plus vite dans ce rêve si riche d’agréables opportunités. Hélas le paysage idyllique dans lequel il souhaitait retourner se diluait lentement malgré ses efforts pour le retenir, tel une fumée dispersée par la brise. Il en déduisait donc que ces irréelles images ne se trouvaient que dans ce deuxième centre de commande et que le centre principal n’y avait accès que pendant le court instant de transfert des commandes du second vers le premier. Des rêves de mon hôte je ne percevais que ces évanescents reliquats. Mais de quelle façon étaient créées les chimères évoluant pourtant souvent dans un semblant de réalité? Costa, sans se référer toutefois au savoir par mon intermédiaire transmis, suggéra que les angoissantes réminiscences qui empoisonnaient les nuits de son ami devaient sans doute pouvoir être combattues efficacement. Le poison étant sécrété par l’individu lui-même, l’antidote se trouvait nécessairement aussi en son sein. La difficulté dans le cas de sujets peu cré-


213 dules de nature était de réussir à déclencher chez eux le choc psychologique salvateur. Il renonça cependant à évoquer une possible influence néfaste de ce bruit de fond mental d’origine indéterminée que seul je percevais, et que je soupçonnais d’exacerber les instincts pervers des humains, afin de se délecter des calamités dont ils se flagellaient. Le vieil ascète écoutait Costa comme le malade qui accorde à son médecin des pouvoirs de guérison qu’il est loin de posséder. Il était évident qu’il ne discernait aucun hiatus entre l’aspect encore juvénile de son interlocuteur et son aura de vieux sage. C’est donc contre toute attente, qu’il déclara : - Je vous remercie de votre aide, bien cher ami, vos paroles m’ont rasséréné, grâce à vous mes nuits seront sans doute désormais plus sereines. Avions-nous sans le savoir, du fait de notre dualité, un étrange pouvoir de persuasion? Après cet aparté et une bien venue tasse de café, Ismaël entreprit de me conter le résultat de ses studieuses investigations nocturnes. Sa somptueuse bibliothèque comprenait un exemplaire en grec du célèbre Almageste. Sans doute copie directe de l’ouvrage écrit par Claudius Ptoléméus le titre était quelque chose comme Megistos Byblos ce que les traducteurs musulmans avaient arabisé en Almageste. Compte tenu de l’abondance du texte et des illustrations le Megistos byblos (grand livre) avait été scindé en deux parties d’égale importance et l’imprimeur, sans doute un Grec anonyme avait réalisé un travail exceptionnel. D’après Ismaël qui semblait particulièrement ferré sur l’évolution de l’astronomie depuis la plus haute antiquité, l’Almageste était on n’en peut douter, un ouvrage remarquable par la précision des observations et des calculs de trajectoires des objets célestes dont le livre regorgeait. Mais Ptolémée pensait que la terre était au centre de l’univers. Comme ses calculs ne semblaient pas contredire cette théorie, la thèse du géocentrisme fut acceptée par tous les saLe Pérégrin


Scriba 214 vants de son époque. Le Christianisme issu du Judaïsme, s’en accommoda d’autant mieux que non seulement cela ne remettait pas en question le dogme, mais accréditait la prééminence dans l’Univers d’une Terre objet de toutes les attentions du Créateur. Et pourtant, quelques sept siècles avant Ptolémée un certain Philolaos pensait que la terre tournait chaque jour autour d’un feu central dont nous recevions les bienfaisants effets. Il pensait que dans le même laps de temps, la Terre faisait également un tour sur elle-même. Il semble que cette théorie ne suscita pas alors un grand intérêt. Deux siècles plus tard Aristarque de Samos, sans doute transcendé par l’absorption régulière du nectar issu des vignes généreuses de son île, tira des conclusions similaires mais avec le Soleil comme centre du monde. Pour lui le Soleil est d’une taille bien plus importante que celle de la Terre et c’est donc autour de lui que les planètes tournent. Il pressent également que les myriades d’étoiles du firmament se trouvent bien plus loin que les deux astres précités. Ce précurseur aurait aussi calculé les distances du Soleil et de la Lune par rapport à la Terre. C’est le grand Archimède qui fait état des travaux d’Aristarque tout en n’acceptant pas ses conclusions. A l’issue de la soumission du monde méditerranéen à la puissance romaine, la science grecque sembla frappée de léthargie. Rome considérait ou feignait de considérer la culture grecque comme inférieure. L’empire byzantin, s’il rétablit le prestige de son héritage hellénique ignora néanmoins les théories astronomiques de ses ancêtres sans doute jugées dangereuses pour un Christianisme d’état despotique. Ce sera donc l’Islam qui pour des raisons d’observation strictes des préceptes coraniques reprendra à son compte les antiques bases scientifiques et les fera évoluer avec éclat à l’écart d’un Occident maintenu dans l’inculture par une Eglise toute puissante. On ne peut toutefois s’empêcher de penser que le souci


215 d’assurer à tous, la précision dans le temps et dans l’espace de l’observance des recommandations du Prophète était un paravent commode. Cela permettait de poursuivre sereinement des recherches scientifiques sans déclencher de dangereuses réactions chez un clergé musulman au fanatisme au moins égal et comparable à celui de leurs concurrents chrétiens. C’est ainsi que l’auteur du traité astronomique dont Costa avait fait l’acquisition en Egypte exerçait à la Mosquée de Damas des fonctions religieuses. Une de ses fonctions était de déterminer avec précision pour un lieu donné, les heures des prières et la direction exacte de la Mecque. Quel merveilleux alibi pour dévier insidieusement vers des recherches plus laïques. Ibn Al Shatir, après avoir doté la Mosquée des Omeyyades d’un cadran solaire et d’une audacieuse tour pointue, émigra au Caire où il semble qu’il effectua la plus grande partie de ses observations. Le résultat fut une remise en question de l’Almageste. Il regroupa l’essentiel de ses observations et les conclusions qu’il en tira dans un livre qu’il intitula modestement : Enquête finale sur la rectification des principes. C’était une copie de ce traité qu’Ismaël tenait actuellement entre ses mains. L’astronome syrien semblait surtout soucieux d’établir un modèle physique de l’Univers strictement en accord avec les observations. Il s’attacha néanmoins à ne pas entrer en conflit avec les préoccupations philosophiques et religieuses de ses contemporains. Ismaël avec un enthousiasme quasi juvénile tentait de faire partager son émerveillement à Costa qui je dois bien l’avouer aurait supporté d’ignorer encore longtemps les excentriques à points équants. Il retenait seulement que bien avant les astronomes de l’Occident, les Musulmans avaient enfin remis le soleil au centre de notre petit système. Les deux hommes passèrent les trois journées prévues pour le séjour de Costa en majorité dans la bibliothèque qu’ils ne délaissaient qu’avec regret pour d’indispensables pauses consacrées au repos des corps ou à leur sustentation. Non loin des appartements où se trouvait la chambre du Le Pérégrin


Scriba 216 maître, une vaste pièce aux murs recouverts de lourdes tapisseries et où trônait un vaste divan servait de chambre d’ami. Elle était flanquée de trois dépendances dont une salle de bain. Le luxe de l’ensemble était d’un niveau susceptible d’honorer convenablement d’éventuels illustres visiteurs. Le vieil Omar y installa notre ami et lui indiqua le cordon à tirer pour qu’il vienne à toute heure se mettre à sa disposition. Costa, éphémère Pacha, y dormit deux nuits sans rêves. Même lorsque dans le but de dégourdir un peu leurs membres ankylosés par de statiques examens d’ouvrages, les deux amis se promenaient au bord du golfe, l’intarissable érudit, soit soliloquait, soit répondait à une question ou une objection de son jeune compagnon. Lors de l’une de ces hygiéniques promenades, mon propre intérêt pour leur conversation s’aiguisa alors soudain. Décidément tiède musulman, l’Efendi se demandait sur quel terreau enrichi par le foisonnement des abstractions philosophique des anciens avaient été récoltée la matière des Canons du Livre du Prophète. Pouvait-on de sa lecture tirer quelque indication précise d’ordre strictement cosmique? Contrairement à la Bible qui ne tarit pas sur le sujet dans la Genèse, le Coran semble plus réservé. Cependant il laisse libre cours à de plus hardies hypothèses sur l’état de l’Univers. On peut ainsi y apprendre que cet Univers fut élaboré en six jours et qu’Allah créa sept cieux. Ne voilà t’il pas une organisation des Infinis telle que je la connais pour au moins trois d’entre eux? Indiquant dans un autre verset que chaque journée auprès de Dieu à une durée réelle de cinquante mille des années sur terre, est-il exagéré d’accorder au Prophète une intuition d’une différence de l’écoulement du temps si comparable à celle qui existait réellement entre mon Univers et le vôtre ! A tort ou à raison nous renonçâmes à faire part à Ismaël de la connaissance supérieure qui était la nôtre sur les infinis imbriqués. C’était nous le pensions, prématuré ! Athée ou plus probablement agnostique, avait-il décidé de


217 se libérer auprès de ce jeune étranger du fardeau qu’une religion imposée à son père rendait depuis longtemps insupportable. Il soutenait que des hommes considérés par leurs semblables parmi les plus grands philosophes s’étaient égarés dans de vaines voies sans issue, chaque fois qu’ils tentèrent de composer avec les croyances théologiques. Il citait ainsi l’œuvre de l’un des plus grands d’entre eux, le cordouan Aben Roschd plus souvent nommé Averrhoes. Soucieux d’accorder la philosophie aristotélicienne à sa conception de l’Univers il en compromit ainsi malheureusement la crédibilité malgré sa condamnation d’une Création anthropiste. Par pure charité il renonçait aussi à accabler les tenants d’une structure numérologique de l’Univers à laquelle ajoutaient foi jadis une secte irakienne : les Ikhwan, sans doute proche des Ismaëliens. Cette théorie farfelue ferait parait-il encore florès dans certains milieux ésotériques l’appliquant à une prétendue prévision de l’avenir. Avicenne un autre philosophe de grand renom s’engouffra lui aussi dans cette quadrature du cercle que constitue l’union harmonieuse de la science et de la théologie. Il se perdit dans une variante des sphères d’Aristote en ajoutant une sphère supplémentaire censée séparer le Créateur de sa création. Des sortes d’anges contrôlaient chacune des sphères sous la direction de l’Etre Suprême. Avicenne fait par ailleurs preuve dans ses écrits d’une telle intelligence que c’est d’une part grande pitié d’une si inutile perte d’énergie. N’est-ce pas dommageable que de telles billevesées soient cautionnées dans l’esprit de certains lecteurs, incapables de séparer le bon grain de l’ivraie, par le restant d’une œuvre par ailleurs fort brillante? Une quantité d’autres sujets furent évoqués et parfois discutés avec beaucoup de conviction par les deux hommes mais il fallut bientôt que chacun retourne à ses nécessaires activités. Ils promirent de se revoir à chaque fois que cela leur serait possible dans l’avenir. Alors que l’élégant équipage de Costa venait d’être annoncé par le poste de garde, le jeune homme remercia son hôte et lui Le Pérégrin


Scriba 218 dit : - Mon cher vrai ami, j’aimerais que vous m’accordiez une faveur. L’ouvrage de l’astronome syrien dont nous avons débattu ensemble ne peut avoir pour moi que la valeur d’un bel objet chargé d’histoire. Or votre grand savoir vous permet bien mieux qu’à moi d’en savourer le contenu. Vous me feriez le plus grand plaisir en l’ajoutant aux autres objets précieux de votre bibliothèque. Refuser ce cadeau me peinerait ! Ismaël ne prononça pas un mot mais en serrant les deux mains de son ami, son regard bleuté s’embua. Il était encore au poste de garde, immobilisé par l’émotion, que la jument tirant le léger attelage, s’élançait de bon cœur vers Corinthe.


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Chapitre 18

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Loin de la tornade napoléonienne qui déferle sur l’Europe puis s’essouffle, l’espion de la France tisse lentement sa toile !

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ne fois encore, je prend la liberté de résumer brièvement un très long développement des si diverses activité de notre Costa. Pas moins de quatre cents pages détaillent non seulement les activités clandestines de l’espion, mais offrent aussi d’intéressants descriptions sur de pittoresques personnages, futurs héros de l’indépendance grecque. Enfin, une passionnante étude d’un document peut-être unique par l’éclairage qu’il apporte sur une époque depuis des siècles révolue sera volontairement réduite à la portion congrue. Scriba caresse le projet d’en utiliser ultérieurement la riche substance dans un ouvrage qui lui serait exclusivement consacré. Les canonnades précédant les charges de cavalerie, de nouvelles têtes couronnées d’origine plébéienne balaient les rejetons d’une aristocratie millénaire. Les empires se font et se défont. L’Ottoman moribond se satisfait de voir ses ennemis héréditaires s’entre-déchirer, sans se douter qu’un nouvel Occident triomphant viendra bientôt se partager ses dépouilles. François Ruisse a désormais réussi sa métamorphose en un Costa plus vrai que nature. L’or français, impérial puis à nouveau royal, vient au gré des voyages du Stella d’Assin arrondir un trésor de guerre chez son agent. Ce dernier saura en temps voulu l’utiliser selon les recommandations des Services Secrets qui traversent imperturbables les régimes politiques successifs. Ses correspondants et supérieurs de l’antenne phocéenne défilent au gré des changements de ministres, mais les objectifs fixés primitivement par le «Petit Caporal» perdurent à l’identique. Au grand dam du Pérégrin, Costa son support physique, ne


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consacrera plus que d’épisodiques activités intellectuelles à la quête de la place de notre insignifiant globe dans l’imbrication des Infinis. Œuvrant de plus en plus activement contre les intérêts turcs, il espaçera ses visites à Ismaël dont il avait conscience de trahir ainsi l’amitié. Et pourtant, avec qui d’autre dans ces populations moréennes, bridées intellectuellement par l’oppresseur musulman, aurait-il pu trouver écho à ses interrogations? Ce ne seront donc que quelques nécessaires larges traits de pinceaux qui dans les pages suivantes, vont esquisser, à l’intention du lecteur, une trame compréhensible pour d’importants futurs événements. Au mois de novembre 1806, Effi mit au monde un garçon que l’on prénomma Nicolas. Peu de temps après Costa embarqua sur le Stella d’Assin pour Marseille. Il s’y rendait officiellement pour dynamiser en France la distribution des denrées agricoles produites en Morée. Suite à une intense prospection dans toute la péninsule, il avait par des accords avec quelques collecteurs locaux, décuplé le volume initial des produits qu’il était susceptible de débarquer dans le port français. Lors de ses tournées jusqu’à l’extrême sud du pays, il avait réussi à prendre contact avec quelques patriotes grecs qui sentant faiblir la présence de l’occupant rêvaient d’une insurrection libératrice. Par la promesse d’un futur soutien matériel important en or et en armement, Costa avait réussi à calmer une effervescence que ses supérieurs jugeaient prématurée car vouée à un cruel échec. Les plus exaltés étaient deux jeunes hommes, dont les pères avaient tous deux été jadis décapités pour l’exemple par les Turcs. Costa misait beaucoup sur eux pour structurer patiemment une rébellion dont il serait le coordinateur. Yorgo fut présenté à Costa par Yannis Papaandreou. C’était


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un homme dans la force de l’âge qui habitait Kranidi dans l’extrême sud-est du Péloponnèse. Il était Arvanite comme la totalité des autres habitants de son village et la grande majorité des autres habitants de la région. Les Arvanites, d’origine albanaise, constituaient alors en Grèce une importante proportion de la population. Ils n’étaient pas considérés par les autres Grecs comme des étrangers mais un peu comme en France les Bretons le sont par les habitants d’autres provinces. Possédant leur propre idiome proche de la langue parlée en Albanie, ils parlaient le plus souvent aussi le grec et ne le cédaient en rien sur le plan du patriotisme hellénique aux autres habitants. Il semblerait que ce fut dès le douzième siècle qu’ils furent encouragés par l’empire byzantin à s’implanter dans des contrées devenues quasi-désertiques. Il est aussi vraisemblable que ce flux migratoire se poursuivit au cours des siècles suivants, au gré des soubresauts d’une histoire balkanique mouvementée. De confession orthodoxe, ils détestaient cordialement leurs frères de race restés en Albanie, qui avaient majoritairement épousé la foi musulmane. Cette exécration était sans doute entretenue par de nouveaux immigrants chrétiens fuyant les persécutions religieuses dans leur propre pays. Costa dont quelques uns de ses ouvriers agricoles à Corinthe étaient Arvanites, possédait quelques rudiments de leur langage qui lui étaient fort utiles dans ces territoires éloignés. Yorgo avait reçu Costa au sein d’une population dont l’allure farouche était tempérée par une chaude hospitalité dès que l’étranger avait prouvé ses intentions pacifiques. Soit par manque d’effectifs, soit pour s’éloigner d’un environnement résolument hostile, la région était totalement exempte de toute présence turque. Une autre raison conforta l’espion français dans l’intérêt qu’il portait à Yorgo. Celui-ci l’ayant entraîné dans une promenade à cheval au sud de Kranidi, ils déboulèrent bientôt sur


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une sorte de petit lac qui s’avéra en réalité être relié à la mer par un étroit goulet. A quelque distance de la côte qu’ils longeaient maintenant, sans doute à seulement quelques kilomètres, une île importante aux pentes recouvertes de vertes frondaisons se dressait majestueuse. - Voici Spetsai, annonça Yorgo, un jour prochain nous traverserons pour rencontrer Bouboulis. En ce moment ce n’est pas possible car il navigue bien loin d’ici ! Ils reprirent alors le chemin de retour et s’arrêtèrent près du plan d’eau que Costa avait tout d’abord pris pour un petit lac. Près de la berge sud qu’ils longeaient maintenant, se trouvait une méchante cabane de pêcheur d’où sortit un couple d’individus misérables. L’homme se précipita vers Yorgo et lui manifesta par de curieux borborygmes, un réel bonheur de le rencontrer. Yorgo se mit à son tour à gesticuler de surprenante façon, à la suite de quoi l’homme anima son ingrat visage d’un visible contentement tout en faisant de grands mouvements de ses bras. Il indiquait ainsi clairement qu’ils invitait les visiteurs à prendre place sur deux souches d’arbres servant de sièges devant une table branlante. Le tout était disposé devant la masure à quelques mètres du clapotis du calme plan d’eau. Le compagnon de Costa lui expliqua que Manolis était un brave pêcheur qui tirait sa subsistance du havre bien abrité des fureurs du large et qui cultivait avec sa femme quelques maigres lopins de terre héritage de ses parents. Manolis était sourd-muet de naissance. L’étrange pantomime de tout à l’heure avait révélé à Yorgo que la pêche matinale avait été bonne et que s’ils prenaient place devant la maison, sa femme leur servirait à boire et leur préparerait une imposante friture de barbougnes (rougets). Après avoir consommé le traditionnel gobelet d’eau, suivi tout aussi tôt d’une atroce «retzina» tiède, Yorgo invita son compagnon à s’approcher de la berge et lui montra d’étranges vestiges géométriques qui à moins d’un mètre de profondeur


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interrompaient la progression des algues. De toute évidence, il s’agissait de soubassements des murs d’un village englouti, mais nul ne savait l’origine de telles constructions. Les premiers immigrants arvanites avaient vraisemblablement trouvé ces ruines sous-marines dans le même état que celui dans lequel elles se trouvaient actuellement. Brutal séisme ayant causé l’effondrement de quelque gigantesque gouffre souterrain ou lente montée des eaux obligeant les villageois à abandonner l’héritage de leurs ancêtres? Voilà un sujet d’étude qui aurait passionné le géologue François Ruisse de jadis. Une fois rassasiés par la friture et une écuelle d’un indéfinissable mais délicieux brouet, Yorgo entreprit de satisfaire la curiosité de son nouvel ami grec qui semblait avoir la confiance de ces Français qui mettaient actuellement à genoux rois et empereurs ennemis. Spetsai, ainsi qu’Hydra sa voisine étaient deux iles proches du continent, qui avaient une longue tradition de construction navale et leurs marins et capitaines étaient à juste titre réputés. A Spetsai, quelques familles s’était petit à petit considérablement enrichies par des activités débordant parfois les limites d’un honnête négoce. Des médisants osaient même parler de piraterie sans toutefois en fournir les preuves. Bouboulis était l’un des plus fortunés de cette petite aristocratie locale. Capitaine et armateur à la fois, il commençait à jouir d’une réputation qui dépassait maintenant les limites du monde grec. Possédant plusieurs navires il s’était déjà illustré dans des confrontations avec les Ottomans qu’il détestait. L’enthousiasme populaire avait-il enjolivé quelques escarmouches en de victorieuses batailles navales? Ce qui était certain, c’était l’implication des services secrets russes qui à plusieurs reprises avaient poussé les Grecs à des actions dont ils se désolidarisaient au dernier moment. Yorgo qui semblait exaspéré par les lâchages répétés du grand frère orthodoxe, avait décidé quant à lui d’accepter l’ap-


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pui d’un peuple français dont les armées volaient de victoire en victoire. C’est donc de tout cela dont Costa discutait à Marseille avec le patron de la société d’importation, dont les employés déchargeaient sur le port les marchandises contenues dans les cales du Stella d’Assin. L’homme était aussi un haut responsable des services de renseignements impériaux dont Ruisse-Costa était l’un des correspondants. Le commandant Beaufront qui l’avait primitivement recruté en Egypte avait passé la main et poursuivait maintenant ses activités en Europe centrale où il tissait de nouveaux réseaux dans les pays conquis par l’Empereur. Monsieur Martin, comme se faisait appeler le supérieur de Costa, portait beau la cinquantaine. Toujours habillé comme une gravure de mode, il s’exprimait aussi toujours avec cette élégance sans préciosité qui est plutôt l’apanage des diplomates que celui des services de renseignements. Le soit-disant Martin ignorait manifestement tout des subtilités du commerce de l’huile d’olive et des raisins secs et se déchargeait sur son «bras droit» du règlement de ces futiles contingences. A l’inverse, il démêlait avec dextérité les fils et les embrouilles des réseaux concurrents qui tels des hyènes attendaient la mise à mort du vieux fauve turc pour se parer de ses plus belles dépouilles. Monsieur Martin avait fait comprendre à demi-mot à Costa qu’une vingtaine de ses semblables s’étaient fondus anonymement dans diverses populations d’Europe, d’Asie ou d’Afrique, toutes impatientes de la chute du colosse vieillissant. Il surprit encore plus le faux Grec en lui révélant qu’il en savait beaucoup plus que lui sur un Bouboulis dont il avait ingénument cru révéler l’existence à ses supérieurs. - Mon ami, je vous demanderai de surseoir à toute prise de contact avec cet homme ou avec n’importe quel autre individu des îles de Spetsai ou d’Hydra.


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Une telle action interférerait dangereusement avec d’autres que nous menons par ailleurs. Nous avons dans ces deux bastions d’une lutte déjà active contre l’occupant le souci premier de contrer l’influence des agents du Tsar. Vous allez par contre prouver à votre Yorgo la forte volonté de soutien de notre Empereur, en lui fournissant dès votre retour un fort contingent d’armes et de munitions récupérées en Hollande ainsi qu’un important soutien en espèces sonnantes et trébuchantes. Déconseillez-lui surtout toute action isolée qui serait immédiatement battue en brèche par des troupes turques encore puissantes en Morée. Nauplie et Tripolitza sont pour l’instant des places fortes hors de portée des velléités de libération de vos Grecs dépenaillés. Lors de son séjour d’une semaine dans la cité phocéenne, le délicieux Monsieur Martin ne consacra pas plus de trois heures à son agent grec mais de toute évidence, telle était la maîtrise de son métier par cet homme d’exception que tout, grandes lignes de l’action future et menus détails des prochaines entreprises, avaient été déterminés avec précision. Le tout récent blocus continental décrété par Napoléon devait déclencher selon Martin de très prochaines réactions de la flotte anglaise, aussi conseilla-t-il à Costa de rejoindre au plus tôt ses bases, avec ses précieuses caisses de fusils et de pièces d’or. Il lui fit aussi part du désir impératif qu’il avait de voir un certain Gaetano Scolari faire désormais partie de l’équipage du Stella d’Assin en tant qu’agent commercial au service de Costa Adjinikis. Gaetano était en réalité un jeune officier de marine italien recruté par les services secrets. Sous la tutelle de Costa, il allait s’aguerrir et servirait de courroie de transmission avec l’organisation marseillaise. Il n’avait toutefois pas, dans un premier temps, vocation à agir sur le terrain. Enfin il lui annonça qu’il venait d’être promu au grade de capitaine, ce qui surprit considérablement l’espion qui igno-


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rait que lors de son incorporation dans les services secrets il avait acquis sur ordre de Bonaparte le grade de lieutenant. Monsieur Martin lui expliqua que dans certaines circonstances, les services secrets pouvaient souhaiter que des éléments de l’armée régulière soient subordonnés à l’un de leurs correspondants. Cela pouvait faire surmonter l’extrême réticence que les militaires de toutes époques manifestaient à obéir à des civils. La solde ainsi que les diverses primes dont bénéficiaient ainsi ces soldats de l’ombre étaient reversés sur des comptes qui pouvaient se révéler utiles pour leurs titulaires, ou leurs ayants-droit en cas de décès au service de la patrie. Monsieur Martin ajouta, que connaissant exactement le montant de sa fortune personnelle ainsi que l’extrême bonne santé de ses activités commerciales, il préjugeait que la modicité des sommes thésaurisées ainsi ne lui causerait aucune amertume. A son retour, Effi lui remit un message de son ami Ismaël dont la teneur était à peu de chose prés la suivante: - Je viens de faire l’acquisition à Patras d’un très vieux manuscrit qui, si j’en juge le prix qu’il m’a fallu payer, est authentique et d’un grand intérêt pour qui, comme vous et moi, s’intéresse à l’histoire de nos contrés. Le Grec qui me l’a vendu prétend qu’il fut retrouvé dans un monastère abandonné de Mystra et qu’il date de l’occupation franque. Je suis malheureusement dans l’incapacité totale d’en déchiffrer le contenu car il semble écrit en une sorte de français. Vous m’avez confié un jour que vous aviez appris cette langue en Egypte et que votre épouse la parlait également. Auriez- vous l’obligeance de le parcourir et de me faire part de l’appréciation que vous en aurez faite? Venez me voir, mon cher Costa dès que vos nombreuses occupations vous en laisseront le loisir. Devant tout d’abord régler la mise en lieu sûr des caisses d’armes qui se trouvaient provisoirement entreposées dans le


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local corinthien, Costa devait se rendre à Epidavros où un rendez-vous avait été arrangé avec Yannis Papaandreou. Il fit le voyage à bord d’un caïque qui assurait aussi la liaison par mer entre divers ports du golfe Saronique. Ce mode de transport évitait d’harassantes routes de montagne, peu sûres de surcroît. De plus, le patron de l’embarcation était aussi impliqué dans une organisation clandestine embryonnaire qui devait se structurer quelques années plus tard sous l’appellation de «philiki etairia» et dont l’unique but était déjà d’affranchir le peuple grec de la domination ottomane. Papaandréou considérait cet homme comme un élément sûr. Armes et or furent accueillis avec reconnaissance par les patriotes et le tout fut acheminé vers de secrètes destinations. Yannis Papaandreou était un vieillard chenu qui exerçait encore le commerce de l’huile d’olive. Sorte de collecteur auprès de multiples coopératives paysannes non formelles, il drainait vers Corinthe et le Pirée une bonne partie des récoltes du Sud-Est de la Morée. Cette activité très lucrative lui permettait d’aider financièrement quelques organisations patriotiques locales. Lors de son court séjour à Epidavros, Costa fut ébahi par la sorte de vénération dont faisaient preuve les farouches patriotes aux allures patibulaires envers ce fragile petit bonhomme. Yannis était de toute évidence l’âme et l’autorité morale de cette naissante organisation secrète ! Il aura l’occasion aussi par la suite de constater que pour certains de ces combattants il était plus juste de parler de farouches brigands, attirés par de patriotiques combats suivis de fructueuses mises à sac. En Grèce, le brigandage est l’une des composantes incontournable du tissus social. Issu généralement de la société pastorale, la nécessité de la transhumance entraînant d’inévitables conflits avec les populations sédentaires, les bergers-brigands constituaient la force la plus efficace contre un ordre social imposé par les sédentaires. Sans remonter aux légendaires brigands dont parlaient déjà les auteurs de l’antiquité grecque,


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le brigandage constitua très tôt l’une des forces de réaction à l’occupation ottomane. Cette dernière fut souvent amenée d’ailleurs à composer avec des bandes difficiles à circonvenir. C’est ainsi que des bandes de montagnards que l’on désignait sous le nom de Klephtes, c’est à dire voleurs, furent dans certains cas une menace permanente pour les Turcs, mais dans d’autres elles furent organisées par l’occupant sous le nom d’Armatoles et eurent mission de maintien de l’ordre. Les hommes composants ces bandes prirent ensuite le nom de Palicares qui est synonyme de braves. Cet état de fait explique que dans l’esprit des Grecs le brigand est à la fois craint pour les atrocités dont il est généralement coutumier mais aussi parfois encensé comme un héros. Les chants populaires font souvent l’apologie de quelques brigands célèbres. La plupart de ces héros n’étaient pas regardants, ni sur la nationalité de leurs victimes ni sur leurs croyances. Un Chrétien valait autant que n’importe quel Mahométan si sa famille était susceptible de fournir une belle rançon pour sa libération. En un mot comme en cent, le brigand était socialement respectable. Costa avait hâte de retrouver chez lui sa famille dont ses activités tant commerciales qu’occultes l’avaient trop longtemps éloigné. Le petit navire dont la cale avait été chargée le matin de quelques tonneaux d’huile reprit la route du Nord et arriva sans encombre à Cenchrée avant le coucher du soleil. Effi bien que secondée par «Manou»Yoanna qui veillait à ce que rien ne manque à sa filleule ni maintenant au petit dernier, avoua à son mari que son absence lui avait été particulièrement éprouvante. Des problèmes avec les ouvriers agricoles avaient été réglés avec une autorité devant laquelle tous s’étaient inclinés mais qu’elle avoua à son époux n’avoir été que de façade. Que d’efforts pour garder devant tous ce masque d’inflexibilité alors qu’elle craignait parfois de s’effondrer en larmes ! Mais tout était rentré dans l’ordre, le Maître était revenu. Après un repos de deux jours, Costa se rendit chez Ismaël,


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impatient de voir le manuscrit si chèrement payé. Ismaël que Costa trouva vieilli, montra une telle joie à l’arrivée de son ami que nous en fûmes un peu bouleversés. Mon support dû se gendarmer pour ne pas serrer le vieil homme dans ses bras tel un fils retrouvant son vieux père après une longue absence. Le vieux serviteur noir sur qui les ans pesaient aussi sans clémence, semblait maintenant totalement dérisoire avec son sabre passé dans sa ceinture qui brinquebalait cocassement au fur et à mesure du cheminement incertain de son propriétaire. Ismaël s’était résolu à lui adjoindre une solide et plantureuse quinquagénaire turque, veuve récente d’un sous-officier de la garnison de la forteresse. La brave femme qui restait le plus souvent confinée dans les cuisines compensait de son mieux la gène que sa présence occasionnait au vieux solitaire, par de réels talents culinaires. Costa apprécia d’ailleurs à midi de fabuleux kébabs dont le vieil Omar n’aurait certainement jamais pu percer le secret de l’élaboration. Mais ils n’avaient pas attendu le moment de consommer ces mets délicieux pour se précipiter dans la bibliothèque, impatients l’un et l’autre d’examiner de conserve la dispendieuse acquisition. Le manuscrit reposait dans un vaste coffret d’ébène incrusté de motifs blancs en ivoire. Des fermetures sans doute en or massif assuraient un surcroît de luxe à défaut d’inviolabilité. Costa songea immédiatement que d’incultes éventuels pilleur se débarrasseraient volontiers du contenu pour emporter plus aisément le lourd mais précieux conteneur. C’est vrai que l’objet qui reposait à l’intérieur sur un coussin en soie écarlate semblait bien fatigué ! De dimensions presque carrée, on n’apercevait tout d’abord qu’une sombre couverture en cuir, rongée par endroits par des moisissures et en d’autres par l’attaque de vers ou autres insectes. Sans doute primitivement décorée de riches incrusta-


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tions de feuilles d’or, seules quelques rares traces brillantes en attestaient la gloire passée. Tel un chevalier venant enfin de retrouver enfin le Graal ou comme un officiant montrant aux fidèles les Saintes Espèces, Ismaël extirpa l’objet de son précieux écrin et le reposa avec d’infinies précautions sur un autre fin coussin, de soie blanche cette fois. Ce doux support avait les dimensions exactes de la tablette d’un monumental lutrin tarabiscoté, orgueil au temps jadis d’un lieu de culte chrétien. Sa mission était de toute évidence de protéger la vénérable relique de tout contact dommageable avec le bois pourtant précieux de l’ecclésiastique mobilier. Ismaêl souleva la lourde couverture et la rabattit sur la partie gauche du lutrin, découvrant ainsi qu’elle était curieusement agencée comme une sorte de couvercle de boîte dont les trois cotés en bois recouvert aussi du même cuir fatigué, assuraient une protection supplémentaire au parchemin intérieur. Quelle lucide intuition avait eu l’habile artisan auteur de cette inhabituelle reliure ! La page de garde, première d’une bonne centaine d’autres étalait le titre de l’ouvrage entouré d’exquises enluminures représentant quelques hauts personnages médiévaux, ou quelque valeureux faits de guerre. Le support, apparemment constitué d’une fine peau d’animal était entièrement de couleur pourpre. Au centre sur un fond de feuille d’or on pouvait lire: Istoire de la Conquest de Constantinoble faicte par li Vénitien et li croisiés François. Tout autour, insérés dans douze sortes de cartouches formés par une sorte de grecque de croix accolées les unes aux autres, des miniatures évoquaient des scènes de combats divers avec indication de noms de lieux difficiles à identifier. Une seule de taille plus importante montrait un personnage équestre brandissant une lourde épée. Dessous, en lettres d’or était écrit: Joffrois de Vile-Hardoin Marechal de Champaigne et Romenie Prins d’Achaïe


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Les pages suivantes, dans un remarquable état de conservation ne comprenaient en tête de texte qu’une lettrine de couleurs rouge et bleue rehaussées parfois de dorures. Suivait un texte dont les lettres bistre foncé se détachaient néanmoins clairement sur le vélin à peine jauni. Les pages étaient écrites deux par deux sur une même feuille de grandes dimensions proches de 50 cm de haut sur 70 de large cousue en son milieu pour réaliser sur chaque peau quatre pages recto-verso. Un ouvrage de si grandes dimensions et du poids imposé par son curieux boîtier-reliure, justifiait pleinement sa lecture sur lutrin. Costa ne pouvait s’empêcher d’imaginer le lutrin d’Ismaël au centre de quelque vaste salle d’une antique forteresse. Debout devant le livre, un moine à la voix claire et forte lisait à d’incultes chevaliers assis autour de lui les hauts faits d’armes de leurs prédécesseurs. Sans doute quelque jeune moinillon se tenait-il derrière le lutrin pour en tourner les pages dès que nécessaire ! Costa parcourut rapidement quelques pages et dit à son ami qui se tenait derrière lui, impatient d’un verdict. - Mon bon ami, il me semble que vous possédez là un objet si ancien que le langage utilisé, bien que français, m’est difficilement compréhensible. Je lisais pourtant avec aisance les livres français dont ma famille au Caire possédait de nombreux exemplaires. J’eus ainsi l’occasion de lire de très vieux ouvrages truffés de tournures depuis longtemps abandonnées telle qu’usitées dans le Pantagruel de Rabelais dont mon oncle possédait un bel exemplaire. Mais ici je ne sais qu’entrevoir parfois le vrai sens des mots employés. Ce qui est certain, c’est que ce livre constitue la relation de la conquête de Constantinople par des chevaliers français, bien longtemps avant que vos compatriotes en aient renouvelé l’exploit. Sauf à vous assurer les services d’un expert dont je doute de l’existence en nos helléniques contrés, je ne puis que tenter de


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retisser péniblement une trame incertaine mais compréhensible des événements couchés dans ce grimoire. Ceci constituera un travail fort intéressant pour moi, mais sera vraisemblablement d’assez longue haleine. Voulez-vous que nous nous attelions tous deux à cette tâche à chaque fois que l’un comme l’autre en aurons le loisir? Je déchiffrerais ce qui serait possible et en discutant tous deux d’interprétation possibles vous pourriez en effectuer une rédaction sommaire en grec. - Dieu bénisse l’opportunité qui m’a fait vous connaître, voilà une proposition qui me comble. Ainsi je satisferai ma curiosité historique tout en bénéficiant de votre amicale présence. Ce n’est sans doute plus un secret pour vous que mes fonctions officielles peinent à occuper mes heures, notre administration jadis si efficace semble désormais laxiste, pour ne pas dire plus. Hormis un protocole qui m’impose deux fois l’année de rendre compte de mes activités au Pacha de Patras et que cela semble ennuyer autant que moi, ma disponibilité est totale. Venez donc mon cher Costa aussi souvent que vos importantes activités vous le permettront. C’est ainsi que pendant près d’une année, Costa vint souvent voir son ami qui faisait à chaque fois montre d’un enthousiasme juvénile et s’appliquait à calligraphier en cyrillique les aventures de Joffroy de Villehardouin qui régna sur la Morée au XIIIème siècle. Costa se piqua lui aussi tellement au jeu qu’il fut amené à reconsidérer totalement la vision qu’il avait préalablement d’une époque où évoluaient de vertueux croisés uniquement préoccupés de la sauvegarde du tombeau du Christ. Que le lecteur veuille bien considérer que les quelques transcriptions des lettres patiemment calligraphiés jadis sous la dictée du noble seigneur Franc sont la copie fidèle de l’original. La traduction en langage moderne seule peut être sujette à caution. Il faut vous dire que s’il en était besoin, je saurais vous reproduire avec la plus grande exactitude le moindre détail de


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tout ce que les yeux humains de Costa avaient acheminé vers son cerveau et vers mon immatérielle présence. Mais autant cette impressionnante suite d’images successives n’était que partiellement emmagasinée dans son cerveau, selon l’intérêt qu’il lui accordait, autant elles restaient toutes disponibles pour moi comme classées dans ma structure dans un gigantesque album de vos modernes photographies. Il est malheureusement certain que lorsque ma mission achevée, je retournerai dans mon infini, mon dernier support physique en sera définitivement privé. Mais ainsi que je l’ai indiqué en tête de ce chapitre, nous ne survolerons que rapidement le long et patient travail d’Ismaël et Costa car l’intégralité alourdirait par trop un ouvrage déjà un peu aride et décousu. Quelques lumières purent être au cours de la difficile lecture apportées sur certains des événements relatés par des recherches menées en parallèle par l’érudit Ismaël. Soit qu’il ait pu les puiser dans d’autres ouvrages de son importante bibliothèque, soit en consultant quelques correspondants tant à Athènes qu’à Istambul. De Villehardouin explique tout d’abord l’origine de cette croisade prêchée en 1198 sur l’incitation du Pape et comment il accorde le pardon de tous les péchés à ceux qui se croiseront pendant un an. Tuit cil qui se croiseroient et feroient le service Dieu un an en l’ost seroient quites de tous les péchiés qu’il auroient fais, Il énumère ensuite sur plusieurs pages les noms des chevaliers qui prirent ainsi la croix. En faisait partie le sinistre Simon de Monfort qui fut plus tard un grand pourfendeur d’hérétiques albigeois et cathares. Les buts de cette croisade furent ainsi expliqués par de Villehardouin maréchal de Champagne: li baron de France li plus haut et li plus puissant nous ont à vous envoies, et vous crient merci que il vous preigne pitié de la


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cite de Jérusalem qui est en servage des mécréans , et que vous pour Dieu leur compaignie voilliez aidier à vengier la honte Jhésu-Crist; Il est donc bien question de libérer Jérusalem. Ce que confirme Henri le Doge de Venise qui apprend au peuple qu’il s’associe aux croisés pour cette sainte mission: véez-là moult grant honeur que Diex nous fait, quant la meillor gent du monde ont guerpie l’autre gent et ont requise nostre compaignie, pour si haute chose comme pour la vengeance nostre Seigneur. Un accord fut signé avec les Vénitiens qui devaient mettre leur puissante flotte à la disposition des croisés moyennant une forte somme en numéraire et aussi la cession de la moitié des biens et territoires conquis sur l’ennemi. Il s’avéra cependant que les croisés ne purent réunir la somme promise au Doge. Celui-ci exigea à la place que les croisés fassent un petit détour sur l’autre coté de l’Adriatique pour mettre au pas une cité qui devenait gènante commercialement pour Venise. Les croisés assiégèrent donc la ville de Jadres, connue de nos jours sous le nom de Zadar et la détruisirent. A l’endemain de Pasques, li Vénicien firent abatre de Jadres les murs et les tors. Le pape reprocha dans un premier temps cet acte aux croisés car les habitants de Jadres étaient des chrétiens puis convint ultérieurement que cette broutille ne devait pas remettre en cause le but sacré de la croisade. Dont dist l’apostoles as messages que, par la défaute de ceus qui alèrent as autres pors, savait-il hien qu’il covenoit grant meschicf faire: si en ot moult grant pitié, et mandaaus barons qu’il tenissent l’ost ensemhle pour Dieu, et il les assolait come bons fils, quaI’ il savait bien certainement que sans cele ost, ne pooit li servises nostre Seigneur estre acomplis. Et dona pooir à levesque


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Nevelon de Soissons de lier et dcslier les péchéeurs, jusques à tant que li cardonaus vendroiten l’ost. Il donna donc tout pouvoir à l’évèque Nevelon de Soissons pour accorder le pardon à ceux qui rejoindraient l’ost (Ost ou Host désignait l’expédition militaire, dérivé du latin hostis: ennemi). Tout le reste de la chronique regorge de détails sur les allées et venues de ceux que les orientaux nommaient les Francs et dont le seul but semblait être de s’emparer de l’Empire Byzantin. Ismaël n’était que moyennement intéressé par le récit cent fois répété de valeureux faits d’armes des compagnons de Geoffroy. Possédant quantité d’autres documents évoquant l’incroyable bouleversement que l’invasion des Francs avait entraîné dans l’empire d’Orient, il tentait en contrepoint d’éclairer autrement les événements, afin de leur restituer l’aspect sous lequel les adversaires des envahisseurs croisés avaient pu les considérer. Les deux amis s’étaient petit à petit, au cours de leurs fréquents entretiens reconnus une certaine identité de vue sur les multiples croyances dont s’autorisaient les humains pour s’entre-détruire. Leur agnosticisme (avant la lettre) était pour Ismaël le résultat d’une réflexion personnelle alors que pour mon hôte il était par le fait de notre symbiose, sinon une révélation mais plutôt une confirmation de convictions préalables. Jamais Costa n’avait fait état de la dualité de son intellect et il lui semblait que par une sorte de pudeur, Ismaël n’avait jamais évoqué les interrogations que l’étrange trop vaste érudition d’un être si jeune suscitait en lui. C’était donc sans artifices oratoires que le vieil oriental délivrait sa vision sur les motivations réelles des acteurs de cette ancienne tragédie et sur les fatales conséquences qui en découlèrent.


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Il pensait qu’en gommant d’accessoires incidents de parcours, tout ceci n’était que la tentative par le véritable empereur d’Occident, le pape, successeur du Pontifex Maximus Imperator de la Rome Antique de réunifier le grand empire. Rome, reléguée par Constantin à un rôle subalterne par une Constantinople triomphante, jadis minée de l’intérieur par les envahisseurs germaniques retrouvait depuis peu toute sa combativité. La papauté, suite à la christianisation réussie des barbares qui désormais lui faisaient allégeance, et après l’élimination des schismes arianistes et autres, pouvait maintenant espérer éliminer ce qu’elle nommait le grand schisme d’Orient. Maîtresse des esprits des barbares devenus chrétiens, elle les lançait en vagues successives de croisés à l’assaut de la forteresse Orient sous le fallacieux prétexte de délivrer Jérusalem. Débordant du conflit principal dont le but avoué des Francs était de se partager les immenses territoires de l’empire, Ismaël s’intéressait aussi aux peuplades périphériques balkaniques qui de près ou de loin subissaient les influences antagonistes slaves, byzantines, catholiques et même depuis peu au XIIème siècle un début d’islamisation. Comme toujours, les convoitises de quelques roitelets locaux ou les migrations de lointaines ethnies désirant se substituer aux heureux habitants de riantes contrées, prenaient souvent pour prétextes de saintes missions destinées à châtier d’abominables et sulfureux hérétiques, ou convertir d’ignorantes peuplades à ce qu’ils considèrent comme la vraie foi. Comme cela vous fut raconté plus haut, Ismaël avait du sang slave dans les veines et son interlocuteur avait maintes fois constaté combien était fort l’atavique lien qui le rattachait à ses origines serbes. Il portait sans doute inconsciemment comme une sorte de fardeau, tout ce que les ravisseurs de son père leur avaient imposé à tous deux: langue, culture et religion. Nombre d’ouvrages de sa somptueuse bibliothèque étaient consacrés à l’histoire chaotique de ce chaudron balkanique où


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les diverses composantes ethniques peinaient à s’amalgamer. La sûreté avec laquelle il saisissait tel ou tel ouvrage pour y retrouver référence au sujet alors évoqué, indiquait que le texte en avait été maintes fois lu et relu. Voyez-vous, mon cher Costa, je suis persuadé que les différentes composantes antagonistes de la chrétienté ont par leur acharnement à éliminer tout déviationnisme, a en fait parfois jeté ces persécutés dans les bras de l’Islam. C’est un incroyable fourmillement de confrontations qui agita de tous temps les Balkans. Sur le chemin de toutes les hordes d’invasion, annexés mais jamais pour longtemps par des empires incapables d’y maintenir durablement leur domination, ses populations savaient de plus entretenir entre-elles une mutuelle exécration qui les amenaient à s’entre-tuer perpétuellement. Au début de la chrétienté, seule la tradition orale témoigne des paroles et des actes de Jésus. La nécessité apparut bientôt de collationner et de consigner par écrit tout ce qui avait trait à cette foi nouvelle. Curieusement d’ailleurs, tous ces témoignages émanaient exclusivement de disciples convaincus car les archives de l’administration des occupants romains sont muettes sur les faits et gestes d’un être dont les prouesses miraculeuses auraient pour le moins dû attirer l’attention. Un certain nombre de ces adeptes du christianisme naissant entreprirent donc de répertorier tout ce qui leur était rapporté soit par des témoins oculaires, soit par ouï-dire. Naquirent ainsi nombre d’Evangiles dits apocryphes, rédigés dans l’exaltation de la plus grande piété, mais dont certaines interprétation des faits, divergentes selon les auteurs, trahissent la fragilité de tout témoignage humain. A partir de ces documents de base, proliférèrent bientôt pléthore de courants de pensée basés sur de nouvelles interprétations. Devant cette prolifération, les Pères de l’Eglise décidèrent alors de remettre de l’ordre en recomposant un ensemble le plus homogène possible et donc le plus crédible. C’est ainsi que na-


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quirent les Evangiles de Lumière rejetant comme hérétique toute autre interprétation. Costa savait que par son titre d’Hafiz, son vieil ami était un expert dans la connaissance de l’Islam mais il constatait qu’il n’était jamais pris au dépourvu lorsqu’il fallait émettre un avis sur toute autre pratique religieuse. Par un long retour dans le passé, Ismaël nous brossa une remarquable fresque, de leurs origines à leur déclin de deux christologies qui manquèrent de peu de supplanter les Christianismes romain et byzantin: l’Arianisme et le Manichéisme. D’autres ne bénéficièrent que d’une audience plus restreinte auprès des populations, soit que plus arides elles n’aient séduit qu’un public plus intellectuellement abouti, soit qu’elles aient commis l’erreur de faire la part moins belle au miraculeux qui seul sait convaincre et impressionner les foules. Ainsi naquirent et disparurent bien vite le Docétisme qui niait la nature humaine du christ ou le Nestorianisme pour qui Jésus n’aurait été le support du Divin qu’après son baptême par Jean. L’immaculée conception de Marie était donc rejetée. Bien d’autres christologies diverses et variées furent imaginées en combinant ensemble des éléments empruntés aux précédentes. L’Eglise voyant sa clientèle s’égailler de toutes parts et son emprise sur les esprits réduite d’autant, résolut de diaboliser toutes ces interprétations sous la même dénomination d’hérésie, après avoir élaboré ses propres professions de foi. Alors commencèrent une longue suite de procès et d’exécutions, de préférence atroces, destinées à faire rentrer les brebis égarées dans l’unique bercail. Il faut cependant dire que l’église de Rome, suivie par la suite de celle de Constantinople ne faisaient que reprendre des méthodes qui avaient bien avant elles, fait leurs preuves dans des conflits entre d’antiques croyances. L’Arianisme, doctrine élaborée par un prêtre d’Alexandrie ne reconnaissait pas la Trinité et nul ne sait si sur ce sujet il existe une filiation avec l’Islam. L’importance de Jésus dans ce


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courant de pensée était réduite à un rôle de second plan. Enseignée par Arius au début du IVème siècle elle connut des hauts et des bas. Condamné par le concile de Nicée comme hérésiarque, Arius, à l’instigation de Constantin 1er, est exilé et les évêques ariens sont chassés. Néanmoins il réussit à se faire absoudre et à rentrer en grâce auprès de l’empereur. Il est intéressant pour éclairer les motivations du premier empereur chrétien dans ses revirements dogmatiques, de citer un extrait d’une lettre qu’il adressa simultanément à Arius et à l’évêque Alexandre: Ces questions, qui ne sont point nécessaires et qui ne viennent que d’une oisiveté inutile, peuvent être faites pour exercer l’esprit; mais elles ne doivent pas être portées aux oreilles du peuple. Étant divisés pour un si petit sujet, il n’est pas juste que vous gouverniez selon vos pensées une si grande multitude du peuple de Dieu. Cette conduite est basse et puérile, indigne de prêtres et d’hommes sensés. Je ne le dis pas pour vous contraindre à vous accorder entièrement sur cette question frivole, quelle qu’elle soit. Vous pouvez conserver l’unité avec un différent particulier, pourvu que ces diverses opinions et ces subtilités demeurent secrètes dans le fond de la pensée. « Ce qui en langage moins diplomatique voulait sans doute dire (interprétation libre d’Ismaël): J’ai réussi en imposant le christianisme comme religion d’Etat à assurer sous mon autorité une cohésion de peuplades agitées auparavant par des croyances antagonistes. Vos querelles sur des questions dogmatiques pour lesquelles vous n’avez ni les uns ni les autres aucune compétence, menacent l’ordre public. Veuillez donc vous mettre d’accord en tout petit comité. Sans cela je vous convoque tous dans un Concile de Nicée dont certains garderont un mauvais souvenir. Serait-ce par remord d’avoir été injuste envers Arius et ses disciples qu’il les rappellent auprès de lui des lointaines contrées où il les avait exilés? Voulait-il rétablir une sorte de contre-pouvoir à un clergé dont il découvrait l’hégémonique ambition?


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De nouveau influent à Constantinople, Arius meurt en 336, sans doute empoisonné par ses ennemis. L’année suivante l’empereur Constantin décède à son tour après s’être reconverti à l’Arianisme et fait baptiser par l’Arien Eusèbe. L’Arianisme semble triomphant non seulement dans l’Empire mais dans la quasi totalité des peuples barbares Goths, Wisigoths, Lombards, Vandales, Burgondes et autres. Seuls les Francs resteront sous l’influence de l’Eglise de Rome. Une lutte sans merci suivra entre les deux tendances chrétiennes sœurs et ennemies et aboutira à la suprématie de l’Eglise et à la condamnation de l’Arianisme comme hérésiarque. En 660 l’Arianisme s’éteint chez les barbares par son abolition chez les Lombards par le roi Aripert. Il semblerait que les idées d’Arius séduisirent à nouveau des intellectuels du XVIème siècle et vinrent semer le trouble à la fois chez les Catholiques et les Protestants. L’Antitrinitarisme coûta la vie à Michel Servet, Calvin voulant sans doute prouver que la barbarie sanguinaire n’était pas l’apanage de l’Inquisition. Son supplice fut déjà évoqué dans un précédent chapitre de ce livre. Lélio Socin exposant dans des ouvrages sa propre doctrine anti-trinitaire, s’attira lui aussi les foudres de l’Eglise mais aussi de Calvin qui se disait son ami mais le menaça tout de même de lui infliger le même sort qu’à Servet. Son neveu Faustus poursuivit son œuvre et le Socinisme est encore de nos jours l’un des courants du Protestantisme en conflit avec le Méthodistes. C’est en Pologne qu’il fut persécuté et qu’il mourut. On raconte que pour se débarrasser de ses ossements, cinquante année après sa mort, les soldats du roi Casimir ouvrirent sa tombe, chargèrent ses restes dans un canon et tirèrent sur les Musulmans qu’ils combattaient alors. Ismaël philosopha encore un peu sur l’étrange destin de cette secte qui manqua de peu de devenir la plus rayonnante des religions. Il est permis de rêver que son triomphe aurait pu éviter de sanglants conflits entre Chrétiens et qui sait, rendant


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improbable la naissance de l’Islam, assurer la paix entre un Orient et un Occident unifiés. Mais la connaissance des éternels bas instincts de la race humaine rendait peu probables ces oniriques félicités. Enfin, bien que cela n’ai pas grand-chose à voir avec tout ce qui vient d’être dit, vous devez savoir, mon ami, que l’empereur Constantin et moi sommes sinon de la même race, du moins du même pays. Comme mon père, il était né à Naissus, ville que mes cousins serbes nomment maintenant Nis. Venez maintenant vérifier si notre bonne Aiché dont vous avez déjà eu la bonté d’apprécier la cuisine, s’est comme à son habitude surpassée. Ensuite, je vous ferai un petit résumé de tout ce que j’ai pu extirper de mes livres sur le Manichéisme. Effectivement, mon support organique apprécia à sa juste valeur quelques mystérieuses préparations culinaires orientales dont on n’aurait su dire si elles étaient turques ou grecques. Il s’agissait vraisemblablement d’une harmonieuse combinaison des traditions culinaires de ces deux cultures pourtant si antagonistes dans tous les autres domaines. Cependant, pour être tout à fait sincère, Costa ne pouvait s’empêcher d’avoir de nostalgiques réminiscences gastronomiques du temps jadis où il répondait au prénom de François. Quel kébab, quelle moussaka pourrait prétendre remporter la moindre palme d’excellence devant n’importe lequel des innombrables chef-d’œuvres culinaires de son véritable pays d’adoption? De retour dans la bibliothèque, Costa vit qu’Ismaël avait aligné quelques livres sur une somptueuse table basse dont le lourd plateau en bois précieux exotique était supporté par quatre courtes défenses de jeunes éléphants. Au centre, incrusté dans le bois rouge, une curieuse figure symbolique en égayait l’ensemble. Les fragments de pierres d’un bleu laiteux taillées et polies étaient ajustés les uns aux autres avec tant de précision que seul un examen attentif permettait d’en déceler la multiplicité. Ismaël raconta que ce splendide objet d’art était arrivé


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d’Istambul le mois dernier accompagne d’un simple message laconique. « Pour vous, oh très sage Effendi, faible témoignage de l’éternelle gratitude de Mustapha Kermi qui vous est redevable de sa misérable existence.» Il m’a fallu longtemps, poursuivit-il, pour me remémorer qui était ce Mustapha. Il me revint enfin qu’il y a de cela une bonne vingtaine d’année, alors que j’exerçais des fonctions officielles à Smyrne, j’avais évité le supplice du pal à un pauvre bougre aux prises avec la vindicte publique. Je réussis à prouver son innocence ! Je suppose que le brave homme réussit par la suite à amasser une coquette fortune si j’en juge par cet objet d’Extrême Orient digne d’une maison princière. Si nous en trouvons le loisir, je vous conterai un jour l’incroyable imbroglio qui faillit faire d’un modeste savetier innocent la victime des superstitions populaires. Mais revenons au non moins extraordinaire destin de Mani qui par son seul charisme bouleversa durablement les croyances de ses contemporains et aussi de leurs lointains descendants. Mes connaissances sont exclusivement livresques car nul ne s’aventurerait impunément en terre d’Islam à évoquer de si sulfureux courants de pensée. Manifestement heureux de partager son savoir avec un auditeur des plus attentifs, le vieil ascète débuta son récit en allant et venant, debout de droite à gauche devant Costa, mollement vautré sur de mœlleux coussins. De temps à autre, comme pour raviver sa mémoire défaillante, il feuilletait l’un des ouvrages ouverts sur le présent de Mustapha, ou se versait un peu de l’eau d’une gargoulette dans un tout petit verre de cristal qu’il vidait à petites gorgées. L’histoire commence en Mésopotamie au second siècle de l’ère chrétienne. L’empire des Perses, après le passage du cyclone Alexandre, avait réussi à se recentrer sur ses origines multiples et à échapper aux sphères d’influence grecque puis


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romaine. Les Chrétiens peinaient à contrer la religion enseignée quelque siècles avant eux par l’un de ces être humains que les divinités sélectionnent de préférence dans ces régions du Moyen Orient. C’est ainsi qu’un certain Zerdust réforma les croyances des Mèdes après en avoir reçu la mission par Ormuz, bénéfique divinité qui l’avait enlevé au ciel pour lui indiquer les détails de ce qu’il devrait désormais enseigner aux hommes. Cela fait, il le renvoya sur terre. Zoroastre, nom sous lequel il est plus connu, dut lutter contre l’influence des religions de l’Inde toute voisine. Il semble que son enseignement perdura quelques siècles puisqu’elle était contemporaine du Christianisme naissant. En résumé, Zoroastre pensait que deux divinités influaient sur les hommes, Ormuz symbolisait le bien et Ahriman le mal. Il y avait aussi au dessus des deux précédents une divinité supérieure qui semblait symbolisée par le Feu et qui faisait l’objet d’un culte. Par sa position géographique on peut penser que la Perse permit depuis les temps les plus reculés, l’osmose entre les spiritualités indiennes et celles du pourtour méditerranéen. Ne voit-on pas déjà poindre dans cette religion le Monothéisme dont nos religions actuelles adoptèrent le principe. Cette tendance au Monothéisme ne constituait-elle pas une évolution inéluctable de tous les Polythéismes issus du fond commun des croyances préhistoriques. Par le biais des conflits entre empires voisins ainsi que des multiples courants d’invasions, de l’Egypte aux rives de l’Indus, un fond commun de nouvelles croyances a pu s’établir par des emprunts effectués de ci de là. La doctrine de Zoroastre engendra son propre lot de schismes qui surent intéresser durablement diverses peuplades à certaines époques. Dans l’empire perse, des divinités indiennes étant honorées par de nombreux fidèles, elles furent admises dans le panthéon officiel au titre de puissances subalternes dans une sorte


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d’œcuménisme fédérateur. Tel fut le culte de Mithra que les conquêtes d’Alexandre révélèrent au monde grec. Ce culte se propagea tout d’abord timidement dans la sphère hellénistique puis conquit plus tard le monde romain dont la soldatesque était séduite par la connotation guerrière de la divinité. Enfin quelques empereurs furent tout à fait officiellement mithriaques. Certains pensent qu’il fit dans l’empire romain le lit du Christianisme qui n’aurait pas hésité à plagier entre autres le repas sacramentel où l’on partage pain et vin, le concept du dieu sauveur qui régénère le monde grâce au sang répandu, l’adoption de la date de la grande fête de Mithra le 25 décembre comme date de naissance du Christ et bien d’autres comme la croyance en un paradis devant se mériter par un séjour terrestre exemplaire. Le culte de Mithra fut la principale cible de la hiérarchie chrétienne qui lui reprochait de parodier ainsi sous l’influence du démon nombre de pratiques dont ils prétendaient être les initiateurs. Plus récent et postérieur au Christianisme, le Manichéisme fut l’une des multiples tentatives de concilier les mystères chrétiens et le vieux fond commun des précédentes religions dont les esprits étaient imprégnés. Manès ou Mani selon les ouvrages naquit vers l’an 200 en Mésopotamie, dans une famille faisant partie d’une de ces multiples sectes qui trouvaient des adeptes dans les populations les plus disparates. Dans le cas de Manès il s’agissait de l’une de ces tendances baptistes issues du Judaïsme, qui éclosaient spontanément dans des groupes de Juifs exilés pour fuir la domination romaine. On peut penser que n’étant plus sous l’influence de l’autorité du Sanhédrin, elles prêtèrent une oreille favorable aux nombreux prédicateurs baptistes qui prêchaient le renouveau du Judaïsme. Tout jeune, l’enfant reçu la visite d’un ange. Deux nouvelles


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apparitions lui indiquèrent ultérieurement quelle était la seule voie divine et il commença à prêcher une sorte d’agglomérat où Jésus, Bouddha et Zoroastre avaient tous trois leur place au sein d’un système dualiste Lumière et Ténèbres. Après de longues années d’apostolat, il réussit à intéresser le Roi des Rois d’alors, Shapur 1er qui jugea que cette nouvelle religion pourrait constituer une alternative acceptable aux multiples croyances des populations de son empire. Comme Constantin plus tard, il favorisa le Manichéisme qui devint peu à peu la religion officielle d’une multitude d’ethnies souvent antagonistes qu’il espérait ainsi fédérer sous cette bannière. Le résultat dépassa même ses espérances car des communautés manichéistes s’implantèrent bien au delà de l’empire perse puisque d’importantes communautés se créèrent jusqu’en Chine. Les choses se gâtèrent malheureusement pour ce prophète en Perse, à la mort de son protecteur. Le nouveau souverain disciple de la religion mazdéenne, inquiet du succès grandissant des prêches de Manès le fera écorcher vif et sa dépouille, remplie de paille se balancera longtemps aux portes de la ville. Par son universalité, le Manichéisme continua sa progression et réussit à séduire non seulement les tenants des Paganisme grecs, latins et autres, mais surtout bon nombre d’évêques et de penseurs chrétiens. La papauté comprit que le danger était mortel pour elle et tout fut mis en œuvre pour abattre cet ennemi qui commençait à la dévorer de l’intérieur. L’un de ses plus féroces contradicteurs fut l’un de ses anciens disciples africains: Augustin, après qu’il fut rentré dans le giron de l’Eglise. Rome lui montra sa gratitude en le canonisant. Poursuivie avec opiniâtreté, l’élimination progressive de l’ennemi fut assurée et l’Eglise de Rome resta maîtresse du terrain. Du moins dans toutes les régions soumises aux autorités papale et impériale, car loin de son ennemi impitoyable, le


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Manichéisme eut encore de beaux jours en Orient jusqu’à ce que l’Islam le refoule enfin dans les steppes du Turkestan et les montagnes du Tibet. Le Manichéisme vit aussi surgir de son pied que l’on croyait desséché, quelques rameaux vivaces qui de nouveau contraignirent les églises d’Orient et d’Occident à dévoiler une fois de plus au grand jour leur férocité. L’un de ces rejetons, le Bogomilisme s’implanta durablement dans les Balkans, parfois avec la bénédiction de l’Empereur de Constantinople, mais le plus souvent sauvagement pourchassé. L’Islam importé par les envahisseurs turcs l’achèvera. Le Catharisme qui avait totalement converti les populations du sud de la France fut à son tour extirpé lors d’une croisade suscitée par le Pape et confiée au roi de France qui convoitait depuis longtemps les territoires habités par ces hérétiques. La charité chrétienne et la justice divine éliminèrent à cette occasion ces populations démoniaques. Costa, comprit que son ami avait maintenant terminé d’ébaucher pour lui la rapide esquisse d’un gigantesque tableau qu’il regrettait faute de temps de ne pouvoir détailler point par point avec la riche palette de couleurs de sa grande érudition. De son coté, ne voulant dévoiler les liens d’amitié qui l’avait lié jadis sous le soleil d’Afrique à son cher Fulbert d’Hallue et dont souvent il se remémorait les riches dialogues échangés sous les tentes de l’expédition de Bonaparte, il avoua que ce n’était pas la première fois que l’aventure bogomile avait été évoquée devant lui. Ismaël accepterait-il, lors d’un futur entretien, de développer plus avant les concepts théologiques de ces enfants du Manichéisme? Le Voïvode de Corinthie promit de compiler à cet effet le savoir de tant de prolifiques historiens couché dans nombre des ouvrages qui trônaient sur les rayonnages de sa somptueuse bibliothèque.


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Il précisa toutefois que la majorité des écrits étant l’œuvre des ennemis irréductibles des Bogomiles, Vaudois, Cathares et autres courants de pensée similaires, ces témoignages n’avaient pas pour principal objet de les glorifier. Quelques rares sources épargnées par les destructions systématiques ordonnées par les deux églises chrétiennes et aussi par l’Islam pourraient cependant redresser quelque peu les plateaux de la balance. Hélas, Costa et Ismaël ignoraient que de lourds nuages d’orage pointaient à l’horizon de la Morée, que massacres, viols et tortures deviendraient bientôt les occupations favorites de toutes les parties antagonistes. Ismaël avertit alors son ami que l’administration d’Istambul, venait de faire droit à sa requête de profiter désormais d’une retraite bien méritée après de si longues décennies au service du Sultan. Dés le mois prochain, il transmettrait ses fonctions administratives à l’un des hommes bien en cour auprès du Maître de l’Empire. Il s’agissait de cet Aga: Kiami-Bey dont Costa avait pu apercevoir la demeure sur l’Acrocorinthe. Cet homme considérable possédait par ailleurs de vastes propriétés dans la région de Lamia et passait pour un chef de guerre redoutable. Le gouvernement central avait sans doute jugé nécessaire de grouper sous l’autorité d’un seul homme, la défense et l’administration. Ismaël supputait également qu’il s’agissait de soustraire ainsi les territoires de l’Est de la Morée à la juridiction d’un Pacha de Patras moins apprécié du Sultan. Ils se quittèrent sur la promesse de prochaines studieuses et amicales confrontations philosophiques, facilitées désormais par une plus grande disponibilité. En fait, les obligations multiples, secrètes et autres de notre espion limitèrent la fréquence de ces aimables réunions. Les débuts de la guerre d’indépendance les interrompirent tragiquement ainsi que nous le verrons b


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Chapitre 19

Fin de l’odyssée de Ruisse-Adjinikis.

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ce stade de mon travail de scribe j’ai été amené à prendre une fois de plus, une initiative que j’aurais aimé être approuvée par l’inconnu qui m’a choisi pour élaborer cet ouvrage. Compte-tenu de son désir de total anonymat je ne puis malheureusement pas bénéficier d’une telle approbation. Dans le court message qui accompagnait le volumineux récit de cette étrange aventure, il m’autorisait à: «en utiliser la trame pour en faire un document assimilable par un plus grand nombre» . C’est dans cet esprit que près du tiers du fichier de texte total, qui narre de façon exhaustive les tribulations de François Ruisse depuis l’année 1810 jusqu’à son décès, sera drastiquement résumé. J’ose espérer disposer du temps nécessaire pour en utiliser ultérieurement l’incroyable enchevêtrement d’événements et de destins d’individus si nombreux dans un ouvrage séparé consacré à la lutte des Grecs pour leur indépendance. Le lecteur me saura gré, je l’espère, d’oblitérer ainsi la trame historique au profit des destins personnels des individus reliés entre eux par l’esprit du Pérégrin. Les correspondants Arvanites de Costa n’eurent jamais la possibilité de le présenter au célèbre Bouboulis de Spetsai, ainsi qu’ils en avaient primitivement eu l’intention, le farouche corsaire périt lors d’une escarmouche (certains parlèrent de traquenard) qu’il eut avec deux navires battant pavillon français. Bouboulis qui croisait au sud de l’Italie arborait le pavillon russe, alors allié de la France. Costa fut chargé de présenter cet assassinat, car de toute évidence c’était le seul but de l’accrochage, comme une action de pirates barbaresques déguisés en marins français et diligentés par les Turcs. Cet incident lui insuffla pour la première fois dans l’esprit un léger doute sur la volonté de la France de poursuivre en


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Orient la politique de l’Empereur. D’autre faits beaucoup plus graves mirent ultérieurement en porte à faux son action auprès des indépendantistes clandestins. Le sort de la Grèce se jouait de fait dans les cours des souverains européens, qui après la chute de «l’Usurpateur» , avaient par le traité de Vienne restauré à peu près l’organisation mise à mal par la bourrasque napoléonienne. L’adversaire le plus déterminé de la cause grecque était le Prince de Metternich qui parvint longtemps à associer la majorité des cours européennes à sa sympathie pour les Ottomans. Il voyait dans l’insurrection grecque un ferment révolutionnaire proche du Carbonarisme qu’il tentait d’étouffer par ailleurs dans une Italie soumise à la tutelle autrichienne. Le Tsar russe était le seul à soutenir assez régulièrement ses frères orthodoxes dont il espérait l’aide dans ses visées d’extensions territoriales au détriment de la Porte. Le double jeu de la France consista entre autre, à aider l’Egypte à former son armée et à faciliter l’invasion de la Morée par la mise à disposition de vaisseaux français. L’Angleterre joua le même jeu compliqué où les intérêts économiques divergents et les ambitions d’extensions territoriales autorisaient tous les coups bas entre grandes puissances théoriquement alliées. Le secours vint petit à petit de l’apparition dans chacun de ces pays de sympathies philhéllènes. Pendant longtemps elles restèrent circonscrites dans des cercles d’intellectuels étroitement surveillés par les pouvoirs en place. Une convergence de motivations diverses, religieuse, humanitaire, se fondaient dans un élan de solidarité et de reconnaissance d’une dette sacrée envers ce berceau de la civilisation et de la culture profané par de sanguinaires barbares. Petit à petit ces cercles élitistes éveillèrent par leurs écrits la conscience d’un plus large public. La presse se fit tout d’abord timidement l’écho de ces généreux courants de pensée puis ce fut bientôt un puissant torrent qui emporta bientôt bon gré mal gré l’adhésion des pouvoirs. Des souscriptions permirent


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de récolter des fonds importants et de nombreux volontaires désireux de payer de leur personne purent ainsi être équipés. Des écrivains et des poètes appréciés d’un large public apportèrent aussi le renfort de leur plume enthousiaste. Certains comme Lord Byron y consacrèrent leur temps, leur fortune et même hélas leur vie. Mais ce sont surtout les malheurs du peuple grec et l’impitoyable répression exercée par les Musulmans qui décidèrent l’Occident à engager une action d’envergure. En 1826, le massacre par les Egyptiens de trois mille habitants de Missolonghi et l’exposition de leurs têtes tranchées sur les murs de la ville souleva la réprobation générale des civilisés. Ce fut certainement le facteur déclenchant d’une sorte d’union sacrée entre l’Angleterre, la France et la Russie sous la pression de leurs opinions publiques. Mais pour Costa, le drame de Missolonghi c’est encore le futur et nous devons revenir quelques années en arrière. En février 1812 un petit billet fut apporté à la propriété par un jeune grec employé de Salomon Hazan. Il souhaitait la visite de Costa dès que possible, il informait aussi les Adjinikis qu’en Egypte, Nicos, le tuteur d’Effi, rongé par un mal implacable ne verrait sans doute pas la fin de l’année. Il fut alors décidé que profitant d’un transfert de marchandise entre Athènes et Alexandrie, Effi et ses deux enfants se rendraient sur place et séjourneraient là-bas jusqu’au prochain passage du navire, cinq mois après. La jeune femme qui se languissait un peu de son pays natal, et par la peine que lui causait la fin prochaine de son tuteur, attendait avec impatience l’arrivée du bateau prévue pour le mois suivant. C’était aussi l’occasion de faire connaître à ses jeunes enfants le pays qui pour elle restait le plus beau du monde. Costa se rendit dès le lendemain chez son ami Salomon qui souhaitait lui proposer de nouveau une intéressante opportunité.


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Particulièrement satisfaits de leur investissement dans le Stella d’Assin, ses partenaires américains en envisageaient un accroissement substantiel par de nouveaux partenariats dans l’acquisition de plusieurs autres bâtiments. Salomon, banquier de Costa, savait que ce dernier ne disposait pas à ce moment des liquidités suffisantes pour devenir propriétaire de la moitié d’un navire supplémentaire. Il lui proposa donc un prêt remboursable sur cinq ans, du complément nécessaire. Il lui fit aussi valoir que d’insistantes rumeurs faisaient craindre de prochains bouleversements dans la région et que des transferts financiers dans des pays réputés plus stables devenaient urgents. Trois bâtiments de tonnage comparable à celui du Stella d’Assin venaient d’être commandés dans un chantier naval de l’Adriatique par le consortium américain dont il était déjà le partenaire. S’il acceptait la proposition de Salomon, l’une de ces unités lui serait livrée avec son équipage dans dix-huit mois. Comme précédemment il naviguerait sons pavillon italien. Pendant que son ami juif développait ainsi nombre d’arguments, Costa eut comme la révélation. Il ne s’agissait pas d’une opportunité, c’était une nécessité. Il devenait urgent de préparer longtemps par avance une sorte de replis stratégique qui mettrait sa famille et sa fortune à l’abri des bouleversements évoqués par Salomon. Comment, alors que par ses activités clandestines il alimentait lui-même en explosifs la poudrière sur laquelle ils gravitaient tous sereinement, n’avait-il pas eu plus tôt cette intuition? De retour à la propriété, il fit part à son épouse de la nouvelle orientation qu’il comptait affecter à ses affaires. Bien que ses activités au service de la France l’obligeât à demeurer en Morée, il lui semblait nécessaire de soustraire au plus vite sa famille et aussi sa fortune à de prévisibles futures vicissitudes. Il envisageait donc de se défaire au plus vite de l’exploitation agricole, tout en continuant à poursuivre le commerce très rentable des raisins secs et de l’huile d’olive. Le seul problème


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était que Nicos en était copropriétaire et qu’il convenait de prendre son avis avant d’entreprendre quelqu’initiative que ce soit ! Le tout précédent projet de court séjour d’Effi à Alexandrie devait être totalement reconsidéré. Il suggéra donc à son épouse d’envisager désormais un voyage sans retour en Grèce. A l’issue d’un séjour écourté en Egypte, Effi et les deux enfants rembarqueraient sur le Stella D’Assin qui reviendrait les chercher après deux escales à Chypre et à Smyrne. La destination finale de sa famille serait dans un premier temps Ancôna en Adriatique. Dans cette ville se trouvait en théorie un certain François Ruisse, sujet helvétique; il était temps de lui donner une réalité par la présence de sa famille. Plus tard, il envisagerai un dernier transfert hors de France, mais néanmoins dans un pays francophone. La Suisse Romande, de par sa situation plus à l’écart des convulsions guerrières lui semblait toute indiquée, ses enfants pourraient y recevoir une éducation soignée dans la langue de leur père. Dès le retour du navire, il chargerait le jeune Gaetano de se procurer auprès de Monsieur Martin des documents d’état-civil helvétiques plus vrais que nature. C’est de son ami Salomon qu’il attendait de régler les détails de l’implantation à Ancône d’une petite structure d’ImportExport dont le Suisse François Ruisse confierait provisoirement la gestion à un quelconque citoyen italien. Il souhaitait aussi que des fonds suffisants y soient disponibles auprès du représentant local de la Guilde séfarade. Effi et ses enfants devaient pouvoir tenir un rang convenable dans la bonne société ancônaise. C’est seulement après l’exécution de ce programme que le sort de l’exploitation agricole sera réglée en accord avec la famille de Nicos. Il opterait si cette dernière en était d’accord pour une cession de ses parts. Le fils de Nicos, s’il s’avérait qu’il soit choisi par son père pour lui succéder, déciderait alors


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du sort de l’affaire. Effi sembla littéralement catastrophée par cette fin prochaine annoncée d’une vie de famille si harmonieuse au côté de l’homme qu’elle aimait. Toutefois après avoir longuement sangloté, elle assura qu’elle saurait se montrer à la hauteur et qu’elle se conformerait en tous points aux directives de son époux. Rafraîchissons maintenant la mémoire des lecteurs en leur rappelant que le «jeune Gaetano» est cet apprenti espion que Monsieur Martin imposa comme adjoint au capitaine Ruisse à la fin de l’année 1808. Près de quatre années ont depuis défilé et le commandant Ruisse (tout récemment promu) est globalement satisfait du jeune homme. Il est vrai que leurs relations professionnelles s’avèrent fort limitées. A chaque escale à Corinthe, Gaetano transmet de vive voix à son supérieur les ordres de Monsieur Martin, et enregistre dans sa mémoire qu’il a fort fidèle le compte-rendu détaillé de ce que le sieur Adjinikis veut bien porter à la connaissance de l’antenne phocéenne. Sur un plan plus personnel, Costa attend maintenant chaque fois avec plus d’impatience le retour du navire car Gaetano lui apporte aussi en sus des instructions de ses supérieurs, des cargaisons d’armes et munitions dont il se porte garant de l’intégrité, parfois aussi de lourdes caissettes remplies de louis d’or. Il lui apporte surtout comme un revigorant bol d’air français capté sur les quais marseillais. Costa est un peu las de côtoyer uniquement ces malheureuses populations grecques abêties par des siècles d’asservissement. A l’aube du dix neuvième siècle, ces femmes et ces hommes s’avèrent peu différents de l’inculte soldatesque asiate musulmane dont ils cherchent à se libérer. Une vie humaine que ce soit la leur ou celle de l’ennemi n’a que peu de prix, ils égorgeront femmes et enfants avec la même sérénité que le mouton destiné au repas dominical.


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Les émouvantes représentations que se font les Philhéllènes anglais, français ou allemands, de ce peuple martyrisé depuis si longtemps, ne sont que le fruit de l’imagination d’intellectuels épris d’une Grèce antique sans doute elle-même fortement idéalisée. On cherchera vainement dans l’Arcadie moderne, ces bergers, éphèbes gracieux jouant près d’un ruisseau à l’onde claire, de tendres mélodies sur leur luth. Point de vertes vallées où paissent de paisibles troupeaux, à proximité de temples aux colonnes marmoréennes où processionnent des théories de jeunes vierges belles comme Aphrodite. L’infortuné voyageur condamné à parcourir de caillouteuses collines desséchées par un soleil impitoyable, ne trouvera sur son chemin que quelques misérables masures où subsistent on ne sait comment quelques vieillards apeurés. Les tendres jouvenceaux ont laissé place à de farouches brigands armés jusqu’aux dents qui ne rêvent que de vous supplicier après vous avoir dépouillé. L’idéaliste venu aider les combattants grecs à secouer le joug ottoman, souffrira du manque de tout ce qui constitue dans son pays d’origine, le strict nécessaire à la survie. Le peu de reconnaissance de la part de ceux qu’il vient épauler et parfois l’antipathie manifeste d’individus jaloux et malveillants, dont il était pourtant venu mériter la gratitude, ne tardera pas à modérer son enthousiasme primitif. Il fallait donc posséder un caractère particulièrement bien trempé pour ne pas perdre tout intérêt sympathique à la cause des Grecs. Costa n’avait principalement eu dans cette contrée difficile, de réelle communion de pensée qu’avec un jeune Juif et un vieux Turc. L’arrivée de Gaetano était donc de plus en plus attendue avec impatience, et les courtes escales du Stella d’Assin étaient vécues comme des périodes de fête. Il est temps maintenant de vous en dire plus sur ce si sympathique jeune homme.


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Gaetano Scolari est né en Toscane à Pontremoli dans la région de Massa-Carrara le 22 septembre 1791. Tout jeune homme, il voue immédiatement une admiration sans bornes à Bonaparte et s’engage aussitôt dans l’armée française dès sa première campagne victorieuse en Italie. Il devient citoyen français et intègre les services secrets après avoir été sélectionné pour sa parfaite connaissance de la langue italienne et une intelligence au dessus de la moyenne. De belle prestance, il possède une sorte de don pour attirer la sympathie des hommes ainsi que l’affection et parfois plus de la gent féminine. En 1805, sous l’inspiration de Napoléon Roi d’Italie, une ébauche d’école de cadets de la marine s’ouvrit en Toscane et le jeune Gaetano, remarqué comme excellent élève par le curé de son petit village y fut immédiatement admis. Il y apprit le français et il lui fut bientôt proposé d’intégrer la marine impériale à Toulon. L’enseignement qui lui avait été dispensé jusqu’alors l’avait convaincu que les provinces d’Italie depuis si longtemps sous l’autorité du Pape ou d’Autrichiens honnis s’inséreraient maintenant harmonieusement dans un Empire Français fédérateur. Marin gènois ou toulonnais, c’était donc blanc bonnet ou bonnet blanc (se non é zuppa, é pan bagnato, ce n’est pas de la soupe, c’est du pain trempé) disait-il dans son patois parmesan. Les services secrets recherchant à recruter des militaires d’origine transalpine pour étoffer de futurs réseaux dans ces régions, il aboutit finalement dans le bureau de Monsieur Martin à Marseille. Les années vont passer, Napoléon vaincu laissera la place à de nouveaux souverains et bientôt une guerre de libération va ensanglanter la Grèce. Gaetano et Costa, de par leur appartenance aux services secrets, et de plus en activité hors du territoire national, échappèrent à l’injuste et discriminatoire mise en demi solde1. Les 1 En plus de cette réduction de solde, ces anciens militaires sont l’objet d’une surveillance particulière ; astreints à résidence, ils ne peuvent se


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conséquences des brutaux changements de régime ne les atteignaient qu’affaiblis et comme lissés par l’éloignement de la mère patrie. Le double jeu de la France qui armait plutôt chichement la naissante rébellion grecque d’une part et de l’autre formait et parfois encadrait l’armée du pacha d’Egypte, plaçait Costa dans une position difficile. L’Egyptien n’envisageait, ni plus ni moins que d’annexer la Morée, de déporter sa population et de la remplacer par des Musulmans d’Afrique. La collaboration de plus en plus étroite des deux hommes se poursuivra sans heurts aussi bien dans le domaine de leurs activités cachées que dans leur collaboration dans la prospère société d’import-export crée par Costa. Pratiquement installé à demeure sur l’un ou l’autre des navires, il acquit petit à petit une totale autonomie sur le plan commercial, Traitant seul dans chaque port avec clients et fournisseurs, ceux-ci pensaient que le Signore Scolari dirigeait seul la société commerciale dont le siège se trouvait à Ancône. Lors de l’escale à Corinthe tout se passait comme si Scolari venait traiter avec l’un de ses nombreux fournisseurs. Cette perpétuelle itinérance était bien entendu appréciée par les divers «Monsieur Martin» successifs de Marseille, du fait de l’abondante moisson de renseignements que leur agent ramenait à chacun de ses passages en France. Aussi bien, la subordination militaire hiérarchique entre Gaetano et Costa devint de plus en plus théorique et Costa n’était pas loin de penser qu’elle s’était même inversée. Sur le plan des activités de négoce, à l’issue de quelques années de pratique, Gaetano était devenu un négociateur coriace et les affaires de son patron prospéraient allégrement. C’est pourquoi ce dernier prit la sage décision d’intéresser plus largement par un honnête participation aux bénéfices celui qui déplacer sans un passeport, délivré après une enquête minutieuse ; ils ne peuvent détenir une arme de chasse que sur autorisation spéciale.


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maintenant «faisait tourner la boutique». C’est ainsi que le compte en banque de Gaetano, géré comme il se doit par la famille de Salomon, s’étoffa gentiment sous la bienveillante tutelle de Costa. En 1822, Salomon et Costa proposèrent au sieur Scolari de réinvestir une partie de sa petite fortune dans l’entreprise dont il était devenu un acteur majeur. L’année suivante, chargé par les services secrets de s’impliquer plus à fond dans le conflit, s’étant comme nous le verrons plus loin débarrassé de l’exploitation agricole de Corinthe, Costa céda la direction de l’entreprise au brillant Italien. Basé à Ancône où il avait rejoint sa famille et où se trouvait le siège de la société de négoce, Costa avait en Italie repris son patronyme espagnol francisé et était connu sur place comme un riche homme d’affaire helvétique. Le banquier séfarade local lui avait fait acquérir une propriété cossue à Montreux. En 1816, Effi y installa ses deux enfants. Après quelques mois nécessaires à l’organisation de ce qui devait devenir plus tard l’unique maison familiale des Ruisse, elle rejoignit son époux en Italie. Ioanna et Nicolas, jeunes gens sages et studieux, furent laissés sous l’autorité de madame de Bacilly, aristocrate désargentée dont l’étourdi mari avait égaré jadis sa tête sous une guillotine républicaine. La cinquantaine bienveillante, elle était chargée d’inculquer les bonnes manières aux deux adolescents et de diriger une domesticité réduite. Un brave Suisse, un peu mathématicien, un peu philosophe aussi, assurait de son coté les fonctions de précepteur. Aimable mentor au savoir encyclopédique, Monsieur Muller s’attachait à fournir à ses élèves les outils de l’esprit qui leur faciliterait l’intégration dans la meilleure société. L’argent ne faisant pas défaut, la monotonie du cours tranquille de la vie helvétique était ponctuée par de revigorantes escapades dans la France toute proche.


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Ayant ainsi réorganisé ses affaires et mis à l’abri sa famille des sanglants soubresauts qui agitaient le malheureux peuple grec, mon support physique que nous continuerons à nommer Costa à chaque fois qu’il jouera ce rôle se replongea sans grand enthousiasme dans le bourbier moréen. Au mois de février 1817, la vieille Ioanna qu’Effi n’avait pu convaincre de l’accompagner en Suisse décéda paisiblement pendant son sommeil. Au printemps suivant, le vénérable platane dont la gigantesque frondaison protégeait la cour des ardeurs estivales, décida de ne pas renouveler sa parure et suivit ainsi de peu Ioanna en d’hypothétiques Champs Elysées. Costa dont nous connaissons le rationalisme, ne put convaincre les employés de l’exploitation que ces deux événements n’étaient aucunement les indices funestes de proches catastrophes. Quelques années plus tard, les mêmes ignorants superstitieux auraient eu beau jeu de railler son scepticisme en détaillant la série de malheurs qui venait de les accabler. Toujours est-il que Salomon fut mandaté pour trouver au plus vite un acquéreur pour cette exploitation agricole florissante. Trois mois plus tard, un négociant en vin de Patras en était le nouveau propriétaire et en confiait la gestion à l’un de ses neveux. C’était désormais en arrivant d’Ancône que Costa débarquait soit à Corinthe, soit parfois à Nauplie ou à Patras pour des séjours de un à deux mois, au gré des passages de l’un de ses navires. L’année 1818 fut assez calme sur le plan des activités occultes d’aide à la rébellion grecque. Une disette s’instaura en France et notre ami fut prié de bien vouloir consacrer son activité commerciale à l’approvisionnement en blé. Le port de


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Marseille accueillit ainsi plusieurs chargements de cette indispensable céréale récoltée en Morée et en Egypte. Costa achetait en Morée et Gaetano en Egypte. Ce fut lors de l’une de ses escales à Cenchrée qu’il apprit une nouvelle qui le bouleversa: Ismaël, son cher Ismaël avait été assassiné par une bande de klephtes à la solde d’Ali Pacha, le sultan de Janina révolté contre Istambul. Faisant cause commune pour une fois avec les Grecs, il arma des bandes d’Albanais et Grecs mélangés qu’il lâcha contre les Turcs. Sans doute peu soucieux d’aller se frotter aux troupes régulières de l’Acrocorinthe, ils déboulèrent chez l’ancien Voïvode qui ne bénéficiait même plus de sa garde à l’entrée de la propriété. Le pauvre Omar tentant vaillamment de défendre son maître fut égorgé sur le champs, puis Ismaêl fut abattu au sabre et sa tête tranchée. Tout ce qui sembla aux brigands avoir quelque valeur fut pillé et le reste fut la proie des flammes. La cuisinière turque qui avait assisté de loin au massacre réussit à fuir sans alerter les assassins. Les têtes des deux vieillards furent retrouvées accrochées à un arbre. Costa pleura longtemps son ami en cachette et je dus m’employer du mieux que je pus à le soutenir dans cette épreuve. En 1820, Yorgo son contact arvanite de Kranidi, insista pour lui faire rencontrer l’épouse du célèbre Bouboulis qui avait repris le flambeau de la lutte contre l’occupant honni. Ils refirent donc pour la seconde fois le trajet jusqu’à la mer. Ils contournèrent l’espèce de lac qui était relié à la mer par un étroit goulet et au fond duquel il avait deux ans plus tôt, vu ces curieuses murailles englouties. Au milieu du lac se trouvaient ancrés cinq fort beaux bâtiments, et bien qu’assez éloignés du chemin qu’ils empruntaient, ils pouvaient entendre autour d’un groupe de constructions, les conversations animées des équipages qui semblaient festoyer à terre. Yorgo expliqua: Là bas c’est le port Kelli, la Bouboulina y abrite souvent des


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navires dont pour la plupart les marins sont de Kranidi. Le petit chemin aboutit peu après dans une petite anse face à l’ile de Spetsai. Une sorte de quai rudimentaire avait été érigé afin de faciliter l’embarquement d’éventuels passagers ou de marchandises vers l’île dont on distinguait les constructions à moins d’une lieue de distance. Deux baraques misérables servaient d’habitation aux pêcheurs qui faisaient également office de passeurs occasionnels. Il lui fut révélé que cet embryon de village était dénommé Kosta par ses rares habitants. La mer était furieusement agitée et le passeur peu soucieux d’affronter les éléments, leur suggéra d’attendre le lendemain. Il leur assura aussi dans une pièce aménagée à cet effet, un gîte précaire et un couvert sympathique mais spartiate. Yorgo, après le frugal repas offert par le passeur, en veine de confidences, révéla qu’il était devenu un membre important de la philiki etairia. Cette société secrète que nous avons déjà évoquée était maintenant plus simplement en occident nommée «Etairie». Fondée à l’origine par des élites athéniennes, comme une Société des amis des Arts ou encore Etairie des Philomuses, elle se donnait pour but de faire connaître à la jeunesse les beautés de la civilisation grecque antique. On ne sait comment vint se superposer à cette innocente confrérie une bien plus secrète dont le bût avoué n’était autre que la libération du joug ottoman. Yorgo annonça aussi qu’une «éphorie» venait d’être créée dans la région et qu’il en était le responsable avec le titre de «pasteur». Il raconta alors qu’il avait été initié l’année passée par un «stratège» russe qui lui fut présenté par Bouboulina, la veuve de Bouboulis, qui avait repris le commandement de la flotte de son époux disparu. A moitié gêné, a moitié goguenard il raconta alors par le menu ce qu’il savait de cette confrérie dont il était tout à coup devenu un membre important. Le frère russe dont on disait qu’il avait la confiance du Tsar


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lui avait laissé entendre qu’il tenait son autorité de la «Puissance Suprême». Le credo de cette nouvelle secte était semblet-il un insolite galimatias des antiques mystères d’Eleusis et des Saints Evangiles. Les intéressantes propriétés de la pierre philosophale ne faisaient non plus aucun doute à ses initiés, bien qu’apparemment ils ne dédaignassent cependant point le métal jaune frappé des têtes couronnées occidentales. Les membres, tous initiés se répartissaient suivant la hiérarchie suivante: - les «vlamides» ou simples frères. - les «agréés». -les prêtres. - les pasteurs. -les «archi-pasteurs». - les «initiés». - les «stratèges» L’emblème de la confrérie état une croix chrétienne surmontant (ou terrassant) un croissant. Selon Yorgo qui semblait avoir les pieds sur terre et un solide bon sens, l’aspect mystique de l’organisation passait largement très au dessus de la tête des initiés du premier échelon, qui avaient déjà été bien endoctrinés par ailleurs et ne devaient séduire que quelques rares illuminés dans les grades supérieurs. Comme toute organisation, celle-ci n’échappait pas aux défauts inhérents à la condition humaine: tremplin pour l’ambition des uns, vaste terrain de chasse pour le lucre de certain autres, Yorgo citait la possibilité pour ceux à qui on avait attribué le grade de «prêtre» d’initier d’autres «prêtres» moyennant finance. Néanmoins, sur le plan de l’efficacité, avec ses règles, ses mots de passe et ses codes secrets lors des échanges de courriers, l’Etairie constituait un élément fédérateur dont la cause de l’indépendance grecque devait finalement faire son profit. Yorgo ne put satisfaire complètement la curiosité du Français sur le rôle que venait jouer un Russe dans cette organisation. il pensait que les Russes étaient impliqués dans l’Etai-


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rie du fait des liens étroits qui liaient les cultes orthodoxes des deux pays. Les rebelles de Spetsai et d’Hydra avaient établi d’étroites relations avec les agents du Tsar et c’était en particulier le cas de Bouboulina que l’on prétendait du dernier bien avec un diplomate de l’Empereur de toutes les Russies. Yorgo savait cependant de source sûre, que Bouboulina conservait une certaine méfiance envers le grand frère slave qui avait maintes fois par le passé, incité les Grecs à des rebellions qui s’avéraient catastrophiques, les Russes renonçant à s’engager au dernier moment. Il savait donc que la femme Amiral dont le récit des exploits courait les campagnes, recevrait avec honneur l’espion français. Tu dois enfin savoir, ajouta-t-il enfin, que Bouboulina est l’une des plus respectés «stratège» dans l’Etairie, je lui dois soumission et obéissance. La nuit avait vu la mer s’apaiser, et le meltem assagi gonflant sagement la petite voile carrée de la barcasse du passeur nous porta naturellement vers l’île toute proche. Aux alentours du petit embarcadère bien entretenu étaient amarrés quelques embarcations similaires à celle sur laquelle nous nous trouvions. Etait-ce cela la flotte Spetsiote? - Tu verras bientôt, pas très loin d’ici, une partie de la puissante flotte de la grande «Capetanissa» ainsi que les chantiers qui lui construisent sans cesse de nouvelles unités, dit sur un ton emphatique notre cicérone qui avait deviné la déception de son compagnon. Ayant débarqué, nous entreprîmes de gravir un sentier bordé de petites constructions assez misérables, de toute évidence habitées par d’humbles pécheurs, à en juger par les filets séchant sur des murets. Puis, peu à peu, au fur et à mesure que nous grimpions vers une petite colline à l’est de l’île, les constructions devenaient plus vastes et parfois même pimpantes. La ruelle était maintenant pavée de galets plats disposés de manière à former des motifs, ancres et poissons, évo-


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quant l’activité marine des riches propriétaires. Bouboulina habitait avec sa famille une belle propriété que Bouboulis avait fait construire peu de temps avant de subir le funeste sort que l’on sait. Une autre ruelle descendait vers la Dapia où étaient ancrés d’autres unités de l’impressionnante petite armada et où les chantiers navals œuvraient sans relâche à la construction de nouveaux navires. A l’entrée de la propriété, aucun garde armé n’interdisait l’accès, Bouboulina n’en avait pas besoin, toute l’île était à sa dévotion et c’était sans doute au débarquement que tout étranger était catalogué ami ou ennemi. Dès que les deux hommes eurent franchi le seuil, une jeune femme qui s’avéra ultérieurement être l’une des filles de Laskarina Bouboulis, les dirigea vers une pièce plus vaste où ils furent priés de s’asseoir et de se restaurer en attendant l’arrivée de la Capetanissa. Celle-ci était actuellement sur un chantier, mais elle faisait savoir qu’elle rejoindrait sans tarder ses deux invités. François Ruisse, car c’était sous sa réelle identité et comme émissaire de la France qu’il venait proposer d’aider l’Etairie, eut ainsi tout le temps d’apprécier l’incroyable richesse de l’ameublement de la propriété. L’ensemble dégageait plutôt l’impression d’un dépôt d’un fabuleux butin de pirate. Le sol de marbre était recouvert de précieux tapis d’Orient, tandis que le long des murs, meubles aux délicates marqueteries contestaient la place aux brocarts et aux miroirs de Venise. Du mœlleux divan recouvert du cuir le plus fin où il s’était installé, François ne savait plus où fixer son regard ébahi. Sabres au pommeau d’or et sertis de pierres précieuses disposés comme un bouquet de vénéneuses fleurs dans un gigantesque vase de cristal, concurrençaient une luxueuse artillerie de pistolets tout aussi richement décorés placés sur une table d’ébène dont les chants étaient piquetés de gros clous d’or. Un piano dont l’Empereur d’Autriche n’aurait pas rougi, se tenait timidement dans un angle comme effrayé par l’abon-


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dance des trophées guerriers qui lui disputaient la vedette. François avait tout juste eu le temps d’examiner le centième de ce trésor de pirate qu’une voix impérieuse retentit dans l’enfilade des pièces périphériques à ce salon. En albanais, des ordres étaient lancés à quelques familiers ou domestiques dont le mutisme donnait idée du respect ou de la crainte que la propriétaire de la voix inspirait. La voix se matérialisa enfin dans l’embrasure de l’un des accès au salon sous l’aspect d’une incroyable créature, mi odalisque, mi forban barbaresque, vêtue d’oripeaux multicolores dont chacun, tissé dans la plus belle soie avait sans doute été élaboré dans quelque lointaine contrée orientale. Un châle pourpre peinait à contenir une opulente chevelure brune qui entourait un inoubliable visage sans grâce excessive mais animé par deux indescriptibles grands yeux de braise. La Bouboulina se précipita sur le Français et en grec cette fois, elle le submergea d’un volubile flot d’aimables paroles. Difficile d’imaginer que c’était la même femme qui parlait quelques instants auparavant à une domesticité terrorisée. S’interrompant soudain elle se tourna vers Yorgo, lui mit la main sur l’épaule (sans doute un rituel) et lui dit: descend au port, mon fils Yanno veut te voir, va vite ! Laskarina Bouboulis s’incrusta avec grâce dans le luxueux divan et d’un léger tapotement sur le cuir indiqua au visiteur qu’elle désirait qu’il vienne tout près d’elle. Viens près de moi, mon ami français, nous avons tant de choses à nous dire. Notre fidèle Yorgo n’a pas à connaître ce dont nous allons parler car ce n’est pas de sa compétence. D’ailleurs, tu ne le reverras plus de sitôt car ce soir même il retournera à Kranidi. C’est sur l’un de mes navires que tu retourneras chez toi. François qui n’avait pas encore pu placer un mot décida de réagir avec une fermeté toute diplomatique à une conduite des événements que l’on semblait vouloir lui imposer. Il indiqua combien le courageux combat que menaient les Arvanites du sud de la Morée remplissait d’admiration le cœur des Philhellènes de France et combien ils étaient désireux de


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soutenir efficacement leur guerre de libération. Malheureusement sa hiérarchie avait dessiné depuis longtemps le canevas de sa mission qui devait continuer à s’inscrire harmonieusement dans un schéma d’ensemble rigoureux. Bien que très sensible à un accueil si chaleureux et aux futures attentions qui avaient certainement pour raison de lui faciliter sa mission, il sera nécessaire qu’elles ne remettent pas en cause les propres objectifs fixés par l’actuel gouvernement de la France. Bien entendu si nulle des dispositions envisagées pour son retour par ses amis de Spetsai n’interférait avec la mission que son gouvernement lui avait confiée, il les accepterait avec reconnaissance. La Bouboulina sembla accepter de relativement bonne grâce la mise au point de son invité et se dit peut-être que cet homme ne se laisserait pas facilement manipuler au gré de sa volonté. De toute façon, François savait que c’était lui qui était en position de force avec les possibles livraisons d’armes dont la rébellion avait le plus grand besoin. Il comprit tout de suite que l’impérieuse chef de guerre venait d’ailleurs de changer de tactique et entamait dans un registre où elle était experte, une habile séance de séduction. Mon cher grand ami, dit-elle, abandonnant le tutoiement et se saisissant de la main de l’homme qui était assis près d’elle, je désire vous montrer combien mon île est merveilleuse et quel prix ses habitants et moi-même attachons à votre amitié et à celle de nos amis de France. J’ai retardé de quelques jours une expédition dont je désire assurer personnellement le commandement afin de profiter plus longuement de votre compagnie, laissez-moi vous prendre en charge et vous présenter mes navires et mes équipages. Mes hommes sont à la fois les meilleurs marins du monde et aussi de valeureux combattants. Demain matin nous descendrons au port et vous pourrez juger après, de l’aide que votre gouvernement pourrait nous apporter. Mais ce soir reposez vous en ma compagnie de vos préoccupations et des fatigues de votre long voyage. Après vous avoir


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présenté ma famille, nous dînerons tous les deux près d’ici sous les pins en admirant la mer et le continent tout proche baignés dans la douce clarté lunaire. François se dit qu’elle sortait vraiment le grand jeu pour lui, mais le visage de cette femme lui indiquait aussi qu’elle venait pour son compte personnel, d’entamer une bataille dont elle ne doutait pas de sortir victorieuse. Laskarina savait adoucir naturellement son faciès un peu farouche par le doux éclat d’un regard velouté. Elle usa et abusa tout au long de la soirée de cette faculté. Le dîner servi par deux servantes discrètes fut effectivement l’un de ces moments privilégiés où les humains entrent parfois en communion avec une nature complice. D’appétissants fumets des poissons grillés et de venaison rôtie venaient pour un temps supplanter les suaves fragrances des jasmins tout proches. De quelles soutes de vaisseaux pris à l’abordage étaient issus les vénérables crus d’Espagne et de France choisis avec talent par on ne sait quel échanson invisible? Un ultime flacon d’un sublime sherry mûri sur les berges du Douro vint enfin rendre perméable l’espion que j’habitais au charme diabolique de l’érotique guerrière. C’est dans un gigantesque lit à colonnes que le couple se réunit, sitôt remonté dans une maison apparemment discrètement désertée par ses occupants habituels. François venait de se sacrifier pour le plus grand succès de sa mission. Le lendemain matin, c’est avec une légitime fierté que la Capetanissa (l’Amirale) fit visiter trois de ses plus belles unités. La visite se termina par un repas pris sur le Koriezou le navire que commandait Yanno l’un des fils de Laskarina. A une encablure, l’Agamemnon, le navire amiral de la Bouboulina était ancré. La bannière de l’Etairie, croix terrassant le croissant y flottait doucement à la poupe. C’est à la fin du repas que François promit de fournir un millier de fusils Gribeauval qui avaient été récupérés dans les arsenaux, et récemment modifiés par le remplacement de l’an-


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cienne platine porte silex par une toute nouvelle bien plus efficace. Cette platine conçue par la manufacture royale de Tulle, apportait une sûreté de mise à feu incomparable par rapport à des armes plus anciennes. Equipés de silex pyromaques de grande qualité, taillés par des caillouteurs de l’Ardèche, la manufacture garantissait un minimum de quarante coups par silex. La fourniture comprenait en outre 100.000 balles de 28 grammes avec autant de sachets de poudre supérieure dite «de mousquet» et quatre mille silex de rechange. François fit remarquer que la longueur des baïonnettes était rallongée de 10cm par rapport au modèle standard et qu’il s’agissait d’une amélioration importante. Il oublia toutefois de préciser que cette innovation n’avait pas séduit outre mesure l’état-major français et que l’insurrection grecque aurait seule la charge d’en démontrer la supériorité. Les caisses d’armes et de munitions étaient à présent dans un entrepôt d’Ancône et se trouvaient dès maintenant à la disposition des Spetsiotes. Il fut donc décidé que Yanno raccompagnerait le Français en Italie et prendrait livraison du présent du Roi de France. Le départ fut fixé au lendemain matin ce qui obligea François à se sacrifier pour la patrie une seconde nuit en compagnie de l’insatiable Amirale. Le lendemain François fut un peu surpris de constater que deux autres navires accompagnaient le Koriezou. Yanno lui expliqua que seul son navire accosterait à Ancône mais qu’après le chargement des armes il lui fallait des renforts pour mener à bien une expédition dont il ne souhaitait toutefois divulguer ni la destination ni le bût. Ce fut la dernière opération menée personnellement par François Ruisse sur le sol hellènique. Quelques jours après son retour à Ancône le Stella d’Assin vint à son tour accoster avec à son bord Gaétano. Si le jeune adjoint débordait d’une juvénile énergie, le bâtiment ne savait


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plus cacher ni le poids des ans ni les glorieuses cicatrices consécutives aux fortunes de mer et aux innombrables coups de tabac subits de ci de là. Laissant à son cadet les expéditions plus lointaines, Ruisse se réservait désormais le cabotage entre Marseille et Pula. Pula récemment subtilisé à Venise par l’Autriche commençait à voir son trafic maritime croître au point de devenir une destination privilégiée pour tout commerce avec les AustroHongrois. Gaetano fit savoir à son vieil ami que Monsieur Martin désirait sa présence à Marseille de toute urgence et qu’il devait prévoir d’y séjourner plusieurs mois. Le haut responsable des services de renseignements dans la capitale phocéenne changeant au gré des bouleversements de régimes et de ministères, par commodité et dans le bût d’éviter les impairs, nos deux compères avaient décidé une fois pour toute de dénommer «Monsieur Martin» n’importe quel nouveau patron venu chasser le précédent. Depuis déjà trois années, François s’était assuré les services d’un Ancônais pure souche qui exerçait son autorité sur le personnel administratif italien et surtout savait traiter avec les dockers locaux, aussi peu malléables que leurs confrères de tous les autres ports du monde. Orlando Orsini était un petit chauve abordant les rivages de la cinquantaine. Toujours tiré à quatre épingles, personne ne comprenait comment sous une apparence débonnaire, il exerçait une autorité que personne ne contestait, même chez les fiers à bras du port. Etait-ce parce que son frère aîné était évêque? Ou simplement que les Orsini avaient de tout temps exercé de hautes fonctions dans la région. Sans doute l’autorité était-elle un don que toute sa famille recevait en naissant ! Grâce aussi à OrO (vale oro quanto peso il vaut son pesant d’or) ainsi que tout le monde le nommait hors sa présence, Effi et François étaient reçus dans la meilleure société. En l’absence de l’homme d’affaire helvétique ainsi qu’était perçu François, Monsieur Orsini dirigerait donc la société.


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Effi accompagnerait son mari en France et ce voyage était pour elle l’aboutissement d’un rêve qu’elle caressait déjà lorsqu’elle était jeune fille à Alexandrie. Sans doute espéraitelle profiter de la relative proximité de la Suisse pour rejoindre ses enfants à moins que ceux-ci ne viennent dans le Midi accompagnés par l’obligatoire Monsieur Muller. Le 12 juillet 1826 le Stella d’Assin avec à son bord Effi, François et Gaetano quittaient l’Italie pour Marseille.


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Chapitre 20

Préparation de l’expédition française en Morée.

I

l est intéressant de noter que même à l’époque de l’expédition de Morée, les occidentaux: Français, Anglais, Allemands et autres étaient souvent dénommés «Francs» par les Grecs. François n’était pas loin de penser que ses compatriotes suscitaient toujours la méfiance d’un peuple qui n’avait pas oublié l’invasion six cents ans auparavant de ces féroces chevaliers, qui sous couvert d’une sainte croisade contre les mahométans, s’étaient taillés des royaumes dans l’empire grec vaincu. Certes ils leur étaient reconnaissants de les aider à secouer le joug turc, mais ne pouvaient oublier qu’à cette lointaine époque les blessures alors infligées les avaient plus tard livrés affaiblis à l’envahisseur ottoman. D’autres, bien plus méfiants encore, craignaient que toute intervention militaire des «Francs» ne s’avère que l’exacte répétition de l’invasion de l’an 1204 avec le même projet de mise à sac d’un Empire d’Orient libéré du joug musulman. L’anecdote suivante montre combien cette méfiance n’était pas excessive: L’un des interlocuteurs de l’Etairie fit état un jour de pourparlers avec des émissaires de l’ordre de Malte, qui ne proposaient ni plus ni moins que de reprendre possession des îles dont les Turcs les avaient chassés jadis, en échange de leur soutien armé. Avec humour, les Grecs leur firent savoir que s’ils pouvaient produire des titres de propriété contresignés par le Très-Haut, ils prendraient bien entendu, leur demande en considération. Bien plus tard, alors que François était décédé depuis plusieurs années, Gaetano Scolari eut par le plus grand des hasards connaissance d’un long document qui émanait de l’Ordre de Saint Jean de Jérusalem. Rédigé conjointement par un certain marquis de Marcieu et


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un non moins marquis de Laporte-Jourdain, ce long et détaillé projet de confiscation des îles grecques fut approuvé le dixhuit juillet 1823 par une assemblée des plus hauts dignitaires de l’ordre dont, pour n’en citer que quelques uns: le GrandPrieur d’Auvergne, le Bailly de Lasteyrie, le Chancelier Marquis de Sainte-Croix-Molay, le Commandeur de Chateauneuf. Mais il est juste de dire que cette idée que les territoires jadis conquis lors de la Croisade devaient naturellement être rendus aux «Francs», trottait toujours dans l’esprit d’une certaine frange de l’élite intellectuelle française. Les liens avec la Grèce ne se limitaient donc pas à l’héritage légué par les contemporains de Périclès. Il allait de soi, même si l’on ne descendait pas des nobles chevaliers médiévaux, que ceux-ci nous avaient légués des droits inaliénables sur de larges portions de territoires, que les Grecs seraient mal venus de nous contester. Souvenez-vous du vieux manuscrit acquis par le pauvre Ismaël et qui était sans doute parti en fumée lors du massacre de son propriétaire ! Il nous contait comment la noblesse issue des envahisseurs barbares: Francs, Wisigoths, Burgondes, Normands et autres, cherchait alors à asservir d’autres nouvelles populations que nos pauvres ancêtres Gallo-Romains. Le souci de ne point démembrer les fiefs et aussi de perpétuer le lustre des familles en même temps que leur nom, avait imposé le droit d’aînesse comme norme. Les cadets n’ayant d’autre choix que d’aller ailleurs se tailler leur propre domaine, les croisades constituèrent un prétexte idéal. Avec la bénédiction du Pape, qui voyait là une occasion de détruire sa concurrente honnie: l’Eglise Orthodoxe, ils vinrent donc mettre en coupe réglée ces orientales contrées. Le preux Villehardouin nous a conté plus haut les péripéties de cette pieuse mission. Il n’échappa à personne, par ailleurs, que l’héritier des Bourbons ramena de l’exil, dans ses fourgons, les porteurs de particules rescapés du couperet révolutionnaire. Gens de guerre par


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tradition ou atavisme, ils s’impliquèrent à nouveau dans le métier des armes. Ceux-là, dont la généalogie constituait un brevet de compétence (bon sang ne peut mentir), rêvaient d’être reconduits dans leurs anciennes dignités. Nul doute que pour beaucoup, dans cette caste d’officiers bien nés, toute intervention serait perçue comme une légitime reconquête. L’emploi pour désigner les régions et les lieux du Péloponnèse de noms français, indique peut-être aussi une inconsciente nostalgie d’un passé conquérant et glorieux. Morée rappellerait parait-il la forme en feuille de mûrier de cette presqu’île. Mistra qui avait un temps été la capitale de la Morée franque, signifiait «ville maîtresse» dans un patois franc local. Les cartes d’état-major étaient constellées de noms francs tels que Modon, Coron, Navarin avec parfois, comme par condescendance le nom que les indigènes seuls comprenaient. Ce fut en fait grâce à l’action des Philhéllènes de toutes nationalités que la jeune nation grecque ne fut pas amputée dès sa naissance de ces territoires convoités par ces nostalgiques de la féodalité. En 1827 donc, les flottes coalisées anglaise, française et russe détruisirent totalement dans la baie de Navarin, la flotte égyptienne venue régler définitivement le sort de la rébellion grecque. Le Sultan d’Egypte, puissant vassal d’Istamboul, envisageait tout simplement la déportation en Afrique de la totalité de la population moréenne et son remplacement par des colons musulmans. Restait maintenant à concrétiser cette victoire par l’élimination des éléments turcs occupant encore nombre de cités. Une fois encore, je me retrouvais près de trente années après dans cette bonne ville de Toulon où se préparait une nouvelle expédition lointaine. Mon support avait troqué la vivacité et l’enthousiasme de la jeunesse pour la philosophie de l’homme mûr que peu de


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choses sont encore susceptibles de surprendre. Le jeune géologue amateur à qui le futur empereur avait promis l’aventure, était désormais un élégant colonel arborant l’insigne du 8ème régiment d’Artillerie. Indépendamment du fait qu’il était l’un des proches du lieutenant-général Maison qui avait la responsabilité de l’expédition, il en imposait à tous par un indéfinissable ascendant naturel bienveillant. Deux semaines plus tôt, Monsieur Martin avait spécialement fait le déplacement de Marseille pour le présenter au lieutenant-général. Nicolas Joseph Maison était un vétéran et un héros des campagnes napoléoniennes. Plusieurs fois blessé, il était resté fidèle à l’Empereur jusqu’à son abdication. Il mit alors son épée au service du Roi qui le fera chevalier de Saint-Louis. En 1816 il est fait Marquis et Pair de France. L’actuel souverain Charles X venait de lui confier le commandement de l’expédition de Morée qui regroupait sous ses ordres près de 15.000 hommes. Les trois hommes se réunirent par trois fois et le général parut satisfait des réponses que François donnait aux salves de ses questions de vieux stratège. Colonel Ruisse, à partir de demain, j’exige que vous soyez désormais en permanence à proximité immédiate de l’endroit où je me trouverai, et ce, jusqu’au débarquement en Grèce. Puis se tournant vers «Monsieur Martin». Sacré vieux Lazare, toujours aussi efficace, et en plus tu ne sembles pas vieillir ! Quelles aventures communes liaient ensemble le valeureux soldat couvert de gloire et d’honneurs et cet homme en redingote couleur de muraille dont le col dissimulait mal une profonde cicatrice? - Tu te conserves également pas trop mal et je trouve même que tu ne boites presque plus, les coups de sabres espagnols seraient-ils plus rancuniers que les balles de fusils? Moi je ne puis plus tourner la tête. Ce «Monsieur Martin» là, bien qu’homme de l’ombre,


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n’était certainement pas n’importe qui ! Après avoir quitté Maison, les deux agents de renseignement conversèrent longuement et François reçut maintes consignes de son supérieur. S’interrompant un moment, ce dernier sembla se remémorer quelque vieux souvenir et déclara: - C’est devant Madrid que j’ai reçu mon coup de sabre et c’est à Maison que je dois de ne pas en être mort. Peu de temps après une balle lui fracassait le pied. Le 17 août une première partie de l’armada d’une soixantaine de navires quitta le port de Toulon. Sur le vaisseau de ligne Ville de Marseille, se trouvaient entre autres le Général Maison, le Colonel Ruisse et le Capitaine Scolari. Comme le Colonel avait ordre de ne pas s’éloigner du Général et que le Capitaine était de son coté tenu de rester auprès du Colonel, il s’ensuivit que le Capitaine Scolari ne quitta pas non plus le Général. Le 29 août, Le Ville de Marseille, les frégates l’Amphitrite, la Bellone et la Cybèle qui assuraient la sécurité des navires de transport de troupe de la 1ère brigade, furent rejoints en vue de Navarin par les navires transportant la 2ème brigade. Ce convoi était escorté par le vaisseau de ligne le Duquesne et les frégates Iphigénie et Armide. C’est ensemble qu’ils franchirent le goulet et rejoignirent l’escadre anglo-franco-russe. Une chaloupe où avaient pris place le général Durieu chef d’état-major, deux de ses adjoints colonels et les agents de renseignement Ruisse et Scolari vint s’amarrer au Syrène, bateau amiral français. Une réunion d’information sur les récentes évolutions de la situation locale fut présidée par l’amiral de Rigny, puis la chaloupe ramena les officiers sur le Ville de Marseille. Penchés sur les cartes, le Général et ses adjoints écoutaient le Colonel Ruisse qui indiquait les places fortes occupées par les troupes égyptiennes et turques. Un jeune lieutenant constel-


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lait alors les documents de cercles et de flèches rouges ou bleues suivant les instructions du Général. Compte tenu d’une forte concentration ennemie dans la région toute proche de Modon et Navarin, Maison décida donc d’établir une tète de pont beaucoup plus bas, à proximité de la ville de Coron. La citadelle en étant tenue par une garnison turque, le débarquement s’effectua plus loin dans le golfe sur une plage hors de portée de l’artillerie ottomane. Commencée le 29 août au soir, l’opération était terminée en fin de matinée le lendemain. Un immense camp de toile s’érigea dans la plaine caillouteuse plantée d’oliviers. Heureux de retrouver enfin la terre ferme, hommes et chevaux manifestaient leur joie de vivre, nombreux étaient aussi les Grecs des environs qui avec femmes et enfants apportaient d’humbles présents de nourriture à ces hommes qui venaient les libérer. Hormis le 16ème régiment d’infanterie de ligne qui veillait autour de camp à prévenir toute attaque surprise, les autres soldats se réunissaient par petits groupes, et rires et chants concurrençaient la stridence aigus de milliers de grillons des champs. Beaucoup couchés à même le sol, contemplaient l’apparition des premières étoiles dans le ciel limpide. Bientôt lorsque la nuit fut plus avancée, le large ruban de la voie lactée se révéla dans toute la splendeur que seuls les ciels d’Orient savent offrir. Combien sans doute, à part François et moi, sur cette terre jadis bénie des Dieux, savions que cette immensité laiteuse n’était qu’une dérisoire portion d’un insoupçonnable infini. Une longue période de deux semaines devait s’écouler avant que la 3ème brigade, partie la dernière de Toulon puisse rejoindre le gros de la troupe. Maison ne souhaitait entreprendre nulle action militaire sans les trois régiments d’infanterie qui manquaient encore à l’appel. Cette longue période d’inaction commençait à peser sur le moral des hommes, qui de plus recevaient depuis peu ondées


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sur ondées. Les toiles de tente n’offraient plus qu’un abri humide et malsain. Un début de dysenterie dû sans doute à la consommation d’eau polluée, affecta aussi une partie de la troupe et le moral général baissa d’un cran. Le 16 septembre au matin, la 3ème brigade débarqua enfin et le général Maison put commencer à envisager la prise quasi simultanée de quelques places fortes tenues par les Musulmans. Il comptait bien ainsi installer ses hommes dans des locaux en dur et stopper tout risque d’épidémie. Pendant ce temps les pourparlers avec Ibrahim Pacha, chef de l’armée égyptienne aboutirent et le rembarquement pour l’Egypte commença. Au début d’octobre, il n’y avait plus un seul égyptien en Morée. Maison allait pouvoir commencer l’élimination des Turcs. Le 5 octobre, Ruisse accompagné de Scolari et d’une vingtaine de cavaliers fournis par le 3ème régiment de chasseurs à cheval, prirent la route vers un petit village où une rencontre avait été fixée avec des représentants de l’Etairie. Maison souhaitait que la rébellion grecque se charge de la protection des arrières du corps expéditionnaire, car des bandes de Musulmans, débris d’armées vaincues ou regroupement d’habitants de villages turcs en cours d’élimination par les Grecs constituaient un réel danger. Ces hommes souvent courageux n’attendaient aucune pitié de leurs adversaires et n’en manifesteraient pas non plus pour tout «Franc» tombant entre leurs mains. Ce petit village se situait à une vingtaine de kilomètres au nord de Coron. Un jeune Grec d’une douzaine d’année qui savait s’y rendre, avait été embauché par Gaetano et n’était pas peu fier de parader à califourchon sur la monture de l’un des cavaliers. La petite troupe décida de faire une pose au bas d’une colline où un bouquet de peupliers indiquait la présence d’humidité, sinon de source ou de ruisseau. Un petit filet d’eau qui sourdait du sol créait effectivement un peu plus loin une petite mare avant de se perdre à nouveau


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plus loin dans la caillasse. La troupe, hommes et bêtes se désaltérèrent à volonté et tous s’apprêtaient à remonter à cheval lorsque plusieurs coups de feu retentirent venant d’une petite éminence plantée d’oliviers. Fugaces, plusieurs formes indistinctes apparurent puis disparurent derrière un replis du terrain. Inutile de tenter de les rattraper au risque de tomber dans un guet-apens. Personne n’est blessé? Demanda le sous-officier commandant le détachement. - Si, Poujol à reçu une balle dans la cuisse, répliqua l’un des cavaliers alors que le Poujol en question découpait tranquillement sa culotte ensanglantée et découvrait un blessure en séton. François qui s’était adossé à un tronc d’arbre pour soulager ses mollets emprisonnés dans des bottes trop neuves, dit un peu trop doucement: - Je crois que je suis blessé aussi, j’ai mal sur un côté ! Gaetano mon ami, voulez-vous m’aider à me relever? -Ne bougez pas mon Colonel s’écrièrent simultanément Gaetano et le sous-officier en s’affairant à déboutonner la tunique à brandebourgs puis la chemise blanche où une petite tache vermillon indiquait l’endroit de la blessure. Gaetano comprit immédiatement que la chose était pour le moins sérieuse, bien que du petit trou rond aucun saignement n’apparaisse plus. - Laissez-moi un peu, cela va passer murmura encore le blessé. Gaétano demanda au sous-officier qui semblait être un vieux briscard plein d’expérience ce qui lui semblait préférable d’entreprendre. S’éloignant de quelques mètres le militaire dit: - Votre Colonel est mal parti, je vais renvoyer deux cavaliers au camp pour qu’ils ramènent une carriole et deux infirmiers car remonter à cheval le tuerait à coup sûr. Nous autres allons le protéger d’un retour éventuel des salopards. Allez lui tenir compagnie, je m’occupe du reste !


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- Mon ami, mon grand ami, ne bougez surtout pas, on va venir s’occuper de vous. Ne parlez pas, je reste à vos côtés. Mon support n’ouvrit donc plus la bouche, mais nous étions tous deux en grand désarroi, parfois François perdait connaissance de courts instants et je n’avais alors plus accès à son esprit, nous décidâmes donc qu’en cas d’urgence mon esprit investirait celui de Gaetano afin que je ne me retrouve pas dans une errance inconnue. A moi de trouver le moment propice pour lui faire accepter ma présence. Par contre si un sursis suffisant nous était accordé, il préparerait de son mieux son successeur à l’héritage mental qu’il avait souhaité pour lui depuis bien longtemps. Quelques heures plus tard nous nous retrouvions tous au camp et le Colonel Ruisse avait été confié à l’antenne médicale et examiné par un chirurgien. Ayant reçu une forte dose de laudanum, le blessé ne souffrait plus. Gaetano interrogeant le praticien sur les chances de survie de son supérieur et ami, celui-ci lui annonça que la balle avait sans doute atteint le rein gauche et causé par ailleurs d’autres dégâts irréparables. Tout laissait à penser que le blessé n’avait plus que quelques heures à vivre. Il lui communiqua aussi qu’ayant accédé à sa demande, il en avait averti le colonel, celui-ci savait donc la proximité d’une issue fatale et qu’il ne verrait certainement pas poindre le prochain petit jour. Enfin il avait souhaité s’entretenir de toute urgence, tout d’abord avec son adjoint, puis enfin avec le général Maison. Gaetano vint donc s’asseoir au chevet du Colonel qui pria l’infirmier qui le surveillait de bien vouloir les laisser seuls. Gaetano, mon grand ami veuillez m’écouter sans m’interrompre car je crains de ne pouvoir aller au terme de mon propos. C’est à vous, qui depuis tant d’années n’avez jamais trahi ma confiance, que je compte faire le legs spirituel le plus étonnant et le plus inhabituel qui soit.


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Je vous ai soigneusement caché, tout au long de notre si longue et amicale collaboration, l’aspect le plus mystérieux de ma personnalité. Il s’agit d’un secret inavouable au commun des mortels mais dont je n’ai jamais eu à rougir. Comme j’ignore si ma survie se compte maintenant en minutes ou en heures, je renonce à vous fournir de plus amples informations. Demain, alors que les éléments de ma dépouille physique auront déjà entamé leur lent retour à la matière originelle, ma voix s’adressera cependant encore à vous. Cette voix que vous reconnaîtrez comme la mienne sera pourtant celle d’un autre, celle du Pérégrin, mon autre moi-même. C’est conjointement que nous vous ferons une proposition que je vous conjure d’accepter. Si vous le faîtes, vous deviendrez un peu un second moi-même, un nouveau François Ruisse sans en aucune façon renoncer à votre propre personnalité. Faîtes-moi l’amitié de croire que mes actuelles paroles ne sont aucunement la conséquence de quelque délire, à travers moi, le Pérégrin est depuis longtemps votre ami. Maintenant, serrez moi une dernière fois la main et bannissez toute tristesse de votre esprit, vous êtes ma survie. Laissez-moi maintenant car la bienfaisante drogue qui m’a soustrait à la douleur semble maintenant me retirer peu à peu la perception de ce monde. Effectivement le visage blafard et émacié du mourant sembla se détendre et s’apaiser. Les paupières s’abaissèrent masquant à jamais le regard de Francisco Ruiz. L’infirmier, rappelé constata que la vie avait quittée son patient. Gaetano se précipita dans sa propre tente pour dissimuler à tous les stigmates de son chagrin. Le soir même, au dessus de la fosse recomblée où gisait le Colonel Ruisse, une salve de douze coups de fusils signifia la reconnaissance de la France à l’un de ses enfants d’adoption. C’est au petit matin du lendemain alors que pâlissait la


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voûte étoilée et que les collines lointaines à l’est commençaient à rosir que Gaetano entendit parler à nouveau son vieil ami. Bien cher Gaetano, comme promis hier, nous nous manifestons à toi. Je dis «nous», car je suis à la fois ton ami François et celui que l’on nomma Le Pérégrin. Je suis aussi la mémoire, sinon l’esprit d’un autre homme de bien, dont François avait jadis hérité. Nous sommes désormais tous trois en toi selon la volonté de ton ami. Les précédentes expériences indiquent que rien que de très favorable en résultera pour toi. Cependant, bien que cette imprégnation de ton esprit soit désormais acquise pour toi, si tu la juges trop pesante, tu peux encore la refuser. Nous quitterons alors ton esprit et j’errerai alors au hasard à la recherche d’un nouveau support. Teste en toute quiétude les nouvelles possibilités qui pourront désormais être les tiennes. En toute connaissance de cause, prends alors ta décision et je m’y conformerai. Prends seulement garde dans un premier temps de dévoiler à ton entourage, non pas un nouveau surnaturel pouvoir mais seulement l’accumulation de connaissances glanées par tes prédécesseurs. Ce don risque encore d’être jugé démoniaque par tes semblables, englués encore dans les superstitions et la crainte de toute diablerie. Si tu nous rejettes, tu retrouveras ton état précédent et tout ceci sera mis sur le compte d’un excès d’onirisme consécutif au traumatisme causé par le décès de ton ami. Abasourdi, Gaetano décida de laisser le temps décanter une situation mentale quelque peu agitée d’opaques remous. Il alla solliciter du Général dont il dépendait directement, une sorte de courte permission pour expliqua-t-il, se faire à la disparition de son supérieur et ami. Scolari, dit le brave homme, faîtes à votre convenance et revenez vite m’épauler de vos conseils dès que vous le souhaiterez ! Mille pensées antagonistes s’entrechoquaient sous le crâne de notre ami, alors qu’il errait dans le camp ou qu’il se retirait dans son abri de toile où tous respectaient sa solitude.


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Il n’avait pas rêvé, là bas sous un olivier plus que centenaire il avait vu ensevelir celui qui venait de s’adresser à lui. Et pourtant, son ami François, avant d’aborder les ténébreux rivages du Styx, ne l’avait-il pas assuré qu’il le recontacterait post-mortem? C’était encore bien vivant que son ami, son chef, son mentor qui ne l’avait jamais trompé, celui qui avait fait de lui l’homme accompli qu’il était comme l’aurait fait pour un fils aimé un père attentionné, qui l’avait averti de l’étrange phénomène qui le perturbait. Et puis, maintenant il se «rappelait» tout de situations qu’il n’avait pourtant pu connaître, les cachots de l’inquisition, les discussions avec d’Hallue, l’entrevue avec Bonaparte, la philosophie de Baruch Spinoza. Non ce Pérégrin était bien en lui et il l’accepterait totalement avec ses Univers imbriqués et son savoir encyclopédique. Oui il serait ce numéro trois qui affronterait désormais la vie avec la sérénité de son autre moi-même le vieux juif Alphonso ou de Francesco le rescapé de la guillotine. Oui il perpétuerai le souvenir de Galtier d’Assin, d’Ismaël, de Cabarrus, de Fulbert et de tant d’autres. Le lendemain il se remit à la disposition du Général Maison qui apprécia la parfaite connaissance de l’imbroglio grec de cet agent de renseignement décidément bien formé par le regretté Colonel Ruisse. En ce qui nous concerne, nous quitterons maintenant la terre grecque et l’Expédition de Morée pour retrouver deux années plus tard notre Gaetano dans la péninsule italienne sous l’aspect d’un riche homme d’affaire fréquentant la meilleure société de la péninsule. Il est aussi toujours l’un des correspondants qui œuvre secrètement pour un puissant «Monsieur Martin» de Marseille.


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Chapitre 21

Gaetano et les carbonari.

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e même que nous avons occulté toute la période de la fin de l’expédition de Morée pendant laquelle l’agent secret Gaetano se révéla indispensable, nous n’évoquerons que succinctement ses faits et gestes lors de l’année qu’il venait de passer en Italie. A son arrivée à Ancône, il fut soulagé d’apprendre que la brave Effi s’était rendue à Montreux après avoir été avertie du décès de son époux. Comment pourrait-il supporter de côtoyer une femme dont il savait désormais tout? Saurait-il tromper l’intuition féminine capable sans doute de soupçonner l’ambivalence de son esprit? La sagesse était bien entendu d’éviter toute promiscuité avec cette femme que son propre esprit respectait affectueusement mais que son autre moi-même avait aimé tendrement. En tant qu’héritier spirituel de François Ruisse, qualité que nul ne songeait à contester, et comme représentant sur le vieux continent de la société d’import-export américaine, il passa deux mois avec Orlando Orsini à restructurer l’édifice un peu ébranlé par la disparition soudaine de l’homme d’affaire helvétique. Orlando confirmé dans ses importantes fonctions aurait dorénavant aussi la charge de gérer les intérêts de Madame Ruisse et de ses enfants. Madame Ruisse avait d’ailleurs manifesté l’intention de revenir s’établir définitivement dans sa propriété d’Ancône, car ses enfants tentés par le Nouveau Monde envisageaient un prochain départ pour New York. Là bas, des amis de leur père avaient promis de leur mettre le pied à l’étrier, sur un continent où le but de tout un chacun semblait être de faire fortune. Monsieur Scolari se réservait le privilège de renforcer les


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liens commerciaux ou d’en tisser de nouveaux avec tout ce qui comptait en Italie, dans le monde des affaires ou dans les plus hautes sphères politiques. S’étant installé dans les appartements vides de la famille Ruisse, il en connaissait bien sûr tous les détours. Il confia à Orlando quelques vieux livres sans autre valeur que sentimentale que son ami lui avait légués avant de s’éteindre, en lui demandant de lui en assurer la restitution ultérieure. A son départ, il n’emporta qu’un vieil exemplaire bien fatigué du Télémaque de Fénelon. Ces dispositions étant prises, profitant des navires de la Société ou utilisant les transports terrestres, il entama une série de longs séjours dans nombre de ports importants de l’Italie du Sud et du royaume de Naples et de Sicile. Sa présence à Palerme était de fait, beaucoup plus une mission de renseignement demandée par Monsieur Martin que justifiée par les liens commerciaux réduits à la portion congrue avec cette pauvre île martyrisée. Encore sous le choc d’une féroce répression par les régiments d’occupation autrichienne ou par une police royale impitoyable, les mouvements clandestins furent infiltrés puis décimés. Une timide opposition se réorganisa sur de nouvelles bases et favorisa dans l’île l’extension du Carbonarisme. Gaetano eut l’occasion de sympathiser avec quelques personnages qui pourraient sans doute dans l’avenir servir les intérêts de la France en nuisant à ses adversaires. Dans l’immédiat, l’esprit réactionnaire triomphait et toute suspection de participation à une société secrète amenait devant un peloton d’exécution. Gaetano s’imposa donc sagement un profil bas dans son action insulaire. Naples était soumis au même régime absolutiste, mais l’existence d’une bourgeoisie opulente et rompue depuis des siècles aux changements politiques, lui permit une action clandestine beaucoup plus efficace, sous le couvert de fructueux échanges commerciaux. Le Signor Scolari sut séduire le beau monde local par la


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fastuosité de quelques réceptions qu’il organisa. D’importants personnages de la Cour ne dédaignèrent point de s’y montrer. Un peu Casanova, un peu aimable contradicteur recherché par une élite fortunée se piquant de philosophie, il était de bon ton de l’avoir comme commensal. Il ne sembla pas à Gaetano que sous ce masque futile, la police politique ait réussi à soupçonner un dangereux adversaire. Mais l’itinérance étant son lot, un cabotage de l’un des nouveaux vaisseaux du Consortium le mena de Napoli à Civitavecchia. Dès le lendemain il avait établi de nouvelles pénates au sein de la Ville Eternelle. L’une des premières actions qu’il mena dans Rome, fut de tenter de retrouver l’organisation qui jadis avait su accueillir le pauvre d’Hallue lorsqu’il s’échappa d’Egypte. C’était une priorité que lui dictait François Ruisse, et le vénérable exemplaire du Télémaque qui le suivait partout le lui rappelait à chaque instant. Gaetano brûlait de reprendre contact avec l’un ou l’autre des initiés de la discrète confrérie qui avait jadis accueilli Fulbert en son sein. C’est ainsi que nous retrouvâmes aisément la bâtisse que Fulbert nous avait décrite à l’époque et qui se situait dans l’une des étroites ruelles entre la Place Saint Pierre et le Castel Sant Angelo. Après avoir actionné le heurtoir de bronze à tête de Méduse qui ornait l’imposant portail en bois, un guichet s’ouvrit et une vénérable sœur s’enquit du but de la visite de l’étranger. Gaetano expliqua qu’il souhaitait savoir si le Commandatore résidait toujours dans cette demeure, ou si qui que ce soit pouvait lui donner des nouvelles de cet homme. Ouvrant alors la petite porte aménagée dans l’immense portail, la vieille religieuse assura qu’elle ignorait tout du personnage évoqué mais que si le visiteur voulait bien se donner


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la peine d’entrer, une personne plus au fait qu’elle le recevrait. Il fut introduit dans un petit salon dont les murs étaient ornés de pieuses images et qui ne comportait qu’une table cirée avec soin et deux chaises assorties. Sur la table était disposé un large sous-main en cuir un peu fatigué supportant quelques feuilles de papier vierges de toute écriture. Un encrier en verre et un plumier en bois contenant deux plumes d’oie complétaient ce monacal équipement. Peu de temps après, un moine ascétique entre deux âges entra et se présenta ainsi: Je suis frère San Giovanni de la confrérie de Saint Benoit, mes compagnons et moi-même poursuivons ici la mission de nos prédécesseurs qui est de venir en aide à ceux qui reviennent dans le bercail de notre Sainte Eglise. Il expliqua encore que bien qu’occupant ces fonctions depuis fort longtemps, il n’avait pas connu ce «Commandatore» mais qu’il avait pu consulter des archives évoquant effectivement ce personnage, il n’en savait toutefois pas plus. Gaetano indiqua que sa démarche était consécutive à une promesse faite à un sien oncle mourant et qui n’avait jamais pu témoigner sa reconnaissance à cet homme de bien. Frère San Giovanni connaissait cependant un religieux, maintenant fort âgé, qui avait connu cette époque ancienne et qui désormais finissait ses jours dans une maison de retraite. S’il souhaitait rencontrer ce vieil homme, il lui faudrait parcourir un assez long chemin car l’institution tenue par des sœurs se trouvait à Anguillara à une trentaine de kilomètres au nord de Rome. Ce témoin d’une époque révolue était là-bas connu sous le nom de Père di Rinaldo. Ce ne fut que le mois d’après, lorsque sa mission à Rome fut achevée que Gaetano, devant se rendre à Firenze fit une étape à Anguillara pour rencontrer l’homme en question. La maison de retraite était située à un jet de pierre d’un petit lac sur lequel quelques barcasses donnaient à la bourgade un petit air maritime. La nonne qui faisait office de sœur tourière, lui indiqua


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que le père se trouvait comme chaque après midi, lorsque le temps était serein, sur l’un des bancs aménagés sous quelques maronniers au bord de l’eau. Elle lui demanda aussi au cas où sa conversation se prolongerait, de bien vouloir lui ramener au logis ce pensionnaire. Il trouva effectivement le religieux qui le regard fixé sur le lac racontait on ne sait quelle histoire à deux jeunes enfants qui assis en tailleur devant lui buvaient littéralement ses paroles. Gaetano se présenta et précisa qu’il avait longuement cheminé pour avoir un entretien avec lui. Sans quitter du regard la ligne d’horizon le vieil ecclésiastique demanda à son auditoire de bien vouloir le laisser seul avec son visiteur et posant chacune de ses mains sur la tête des deux enfants il esquissa comme une sorte de bénédiction. Venez vous assoir près de moi mon ami et si vous n’y voyez aucun inconvénient, donnez moi la main. Voyez-vous, reprit-il, je suis totalement aveugle depuis quelques années et ce contact physique supplée un peu à ma malheureuse infirmité. - Racontez-moi maintenant quelle importante nécessité vous amène à venir de si loin rencontrer mon insignifiante personne. Posant d’autorité la main de Gaetano sur le banc et maintenant une légère pression dessus avec la sienne, il écouta attentivement son interlocuteur, son regard vide toujours fixé sur l’on ne sait quel virtuel paysage. Sans doute impressionné par l’étrange cérémonial, il résolut d’abandonner l’aimable fable de l’oncle moribond et décrivit ses contacts avec Fulbert d’Hallue en omettant toutefois de préciser que son esprit avait habité deux êtres vivants successifs dont seul le premier avait effectivement côtoyé Fulbert. Il omit aussi de faire état du vieux Télémaque légué par François qui recèlait la liste de quelques affiliés à l’étrange société secrête.


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La pression de la main sur la sienne se modifiant parfois légèrement lorsque son récit occultait tout ce qui se rapportait à la dualité de son esprit, il comprit vite que son interlocuteur en avait une sorte de prescience. - Mon jeune ami, ma fin est sans doute très proche, car je suis entré dans ma quatre vingt douzième année. Ce long séjour parmi mes semblables ainsi que mon ministère m’ont permis de jauger les hommes avec une lucidité qui ne m’a que peu souvent trahie. Il garda le silence un long moment puis reprit: - Je sais maintenant que vous n’êtes pas venu à ma rencontre en ennemi, même si certains aspects de votre personnalité me déroutent un peu. Le vieillard lâcha doucement la main qu’il tenait prisonnière depuis si longtemps dans sa main gauche, se leva alors péniblement, et se mettant face à Gaetano qui demeurait assis, reposa cette main sur son épaule droite et y exerça deux pressions consécutives. Il ajouta alors tout à trac: - Etes-vous un Frère? Si vous l’êtes, j’en suis un aussi ! Le vieil homme ayant repris sa place sur le banc et la main de Gaetano dans la sienne, celui-ci totalement libéré par cet aveu, conta alors toutes les confidences de «Frère Nérée», et les liens on ne peut plus étroits qui s’étaient noués entre leurs deux esprits et leur parfaite identité de vue sur ce qu’il fallait penser des multiples croyances des humains. Il précisa également que tout ce qu’il savait de la Confrérie, il ne le tenait que de Fulbert. Le vieil homme reprit la parole: - Je fus jadis connu dans le secret de nos relations fraternelles sous le nom de Frère Jonas et fut l’ami et l’un des collaborateurs du Commandatore. Le Commandatore ne portait ce titre que dans l’exercice un peu spécial de son activité auprès des évadés des zones d’influence musulmanes. Il avait été nommé par le précédent Saint Père: évêque «in partibus infidelium» en récompence de bons et


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loyaux «secrets services». Le Commandatore était l’un des membres influents de la Confrérie et ne portait pas de pseudonyme à l’instar des autres frères. Bien qu’ayant été intronisé par lui et bénéficiant de son amitié je n’ai que la conviction intime qu’il était en fait l’âme de la patiente action qui était menée au sein même des œuvres vives du Saint Siège. Un jour il ne réapparut plus nulle part et cette étrange disparition fut semble-t-il assumée avec beaucoup de tristesse au Vatican. Dans les mois qui suivirent d’autres accidents fâcheux endeuillèrent la communauté vaticane, crimes de rôdeurs non élucidés, décès suspects ressemblant fort à des empoisonnement etc... Je fus alors contacté par un frère avec qui j’avais jadis effectué une sorte de retraite, dans une maison qui en Sardaigne était dédiée à ce genre de réunion. Il me fit savoir que plusieurs des nôtres en particulier en Allemagne et en Suisse avaient également disparu subitement. Il était désormais patent que l’un de nous était un Judas qui désignait ses frères à la vindicte d’un ennemi impitoyable. Depuis lors, je pense que la Confrérie est entrée dans une clandestinité encore plus totale car plus jamais personne ne m’a contacté. Je me refuse encore à établir une relation de cause à effet au fait que la semaine qui suivit la disparition du Commandatore, des moines dominicains vinrent reprendre le suivi des dossiers de l’organisme que mon ami dirigeait. Il semblerait qu’après avoir assuré l’interim pendant quelques semaines, ils aient finalement remis l’organisation aux mains d’un abbé bénédictin. Mon fils, permettez que je vous nomme ainsi puisque vous n’êtes pas «frère», votre visite illumine un peu l’obscurité de mes derniers jours sur terre, soyez-en béni ! Une fraiche brise s’était depuis peu levée et irisait les eaux calmes du lac, tandis que quelques nuages masquaient désormais le doux soleil automnal. Gaetano décida de ramener


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le vieillard frissonnant à la maison des sœurs. Tandis qu’ils gravissaient lentement le petit sentier, il lui sembla que le bras du Père Di Rinaldo serrait plus fort le sien comme celui d’un naufragé agrippant au milieu des flots un quelconque objet flottant l’empêchant de sombrer. Il lui vint à l’esprit que prolonger un peu son séjour dans ce village serait une bonne action dont il serait récompensé par de nouvelles conversations avec celui qui avait, il le sentait bien, encore tant à dire. Prétextant le peu d’entrain qu’il éprouvait à reprendre la route ce soir il s’enquit de la possibilité de repousser son départ si quelqu’auberge ou autre gîte existait à proximité. Avec enthousiasme l’aveugle suggéra que les sœurs disposaient de nombreuses chambres libres et assuraient chaque fois qu’on leur demandait le gîte et le couvert à qui le désirait. L’écot en était modeste, mais si raisonnable qu’il soit, il aidait cependant les braves filles à assurer par ailleurs leur charitable ministère. Nous savons que Gaetano était financièrement très à l’aise et que ses activités au service de la France ne lui laissaient que peu de loisirs pour engager de somptuaires dépenses. Il prit donc contact avec la Mère Supérieure pour un hébergement de deux ou trois jours et rajouta au prix de pension demandé un don en espèces qui fut jugé royal par les saintes filles. Le repas du soir réunit au réfectoire autour d’une vaste table en chêne, les cinq sœurs, les six pensionnaires actuels et Gaetano, invité d’honneur qui fut l’objet de mille attentions empressées. Les deux cuisinières assuraient le service et tout le monde attendait qu’elles soient à leur tour assises à table pour consommer. Les pensionnaires déclarèrent le repas fort amélioré et remercièrent chaleureusement l’invité à qui ils savaient devoir cette petite note festive. A l’issue du repas les six vieillards regagnèrent leur demeure, aidés par les sœurs pour les plus handicapés et Gaetano


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décida quant à lui, d’effectuer une petite promenade digestive avant de regagner sa chambre. Si les pensionnaires étaient relégués dans leur chambre dès que le jour baissait, ils étaient a contrario fermement sollicités au refectoire dès le chant du coq le lendemain matin. Cette discipline toute militaire convenait parfaitement à Gaetano et il se trouva bon premier au rassemblement. Sans doute privilège de l’âge, le Père Di Rinaldo récita le benedicite et tout le monde s’assit et consomma avec gravité les nourritures terrestres accordées par le Seigneur. Gaetano sollicita la permission d’enlever pour la journée son nouvel ami. Ce qui lui fut accordé de bonne grâce à condition qu’il observe quelques prescriptions diététiques dans le choix des mets offerts au permissionnaire d’un jour. L’infirmité et le grand âge du Père interdisant toute lointaine escapade, aussi bien, les bords du lac et ses accueillants bancs de bois suffiraient à leur bonheur commun. Gaetano avait la veille repéré, également sur les bords du lac une sorte d’estaminet dont le patron avait assuré pouvoir les nourrir à midi. Leur conversation pourrait ainsi se poursuivre loin de toute oreille indiscrête. Il partirent donc sitôt quelques soins et toilettages effectués par les braves filles sur son compagnon. Ce qui nous intéressait, mon support et moi, était le cheminement mental qui un jour avait fait glisser un serviteur de la Foi vers une organisation qualifiable de subversive. Voyez-vous mon fils, raconta doucement l’aveugle, les yeux éteints semblant fixer l’horizon. Poussé jadis par le Malin, car telle était à l’époque ma conviction, je me mis parfois à douter de l’infinie bonté du Créateur telle que la prétendaient mes maîtres à penser. Ma sainte femme de mère dont la vie toute entière s’était vouée à soulager la misère d’autrui, qui m’avait poussé aussi à consacrer ma vie à la Foi catholique, succomba dans de terribles et longues souffrances à un mal sournois qui la rongeait. - Pourquoi Seigneur permets-tu cela? Suppliai-je en vain.


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Si tu as besoin d’une victime, exerce ton courroux sur moi, mais n’accable pas ta servante qui est toute de bonté ! A compter de ce jour tout me fut prétexte à reconsidérer chaque affirmation du dogme qui avait précédement modelé ma pensée. Je me torturais en m’insurgeant avec rage contre cette organisation du monde dont on abusait les pauvres mortels. Puis avec la même passion, je suppliais Jésus de m’aider à me libérer de cette démoniaque emprise qui tentait de m’arracher au peuple de Dieu. Je décidais un jour de m’en ouvrir au Monsignore qui dirigeait l’institution charitable dans laquelle je n’étais qu’un rouage subalterne et qui se vouait à la réinsertion de brebis du troupeau, égarées dans le monde des Infidèles. Vous avez compris qu’il s’agissait de celle qui avait accueilli votre ami Fulbert après son évasion d’ Afrique. Monsignore, (le titre de Commandatore ne lui était donné qu’en présence des pauvres hères que nous nous efforcions de réinsérer parmi les ouailles du Seigneur) entendez-moi en confession et aidez-moi à retrouver la sérénité nécessaire à mon ministère. Cet homme exceptionnel me rasséréna petit à petit en m’affirmant que le doute, contrairement à une interprétation contestable de certains théologiens, n’était pas d’inspiration démoniaque. Il était certain que si le Créateur avait doté certains êtres suffisament évolués de la faculté d’analyse, c’était de toute évidence pour qu’ils en usent. Il m’expliqua au cours des nombreux entretiens que nous eûmes par la suite, que l’Eglise avait dû adapter aux faibles possibilités intellectuelles du plus grand nombre, des concepts peu aisés à assimiler sans un habillage approprié. L’enseignement de Jésus, sans doute déjà configuré pour un auditoire d’une époque barbare, avait d’après lui, été patiemment refaçonné pour séduire certains, pour imposer à d’autres une salutaire crainte de possibles châtiments temporels, et sur-


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tout distiller la certitude d’une damnation après la mort de ceux qui auraient contrevenu aux lois divines. Insensiblement il m’amena dans un premier temps à une conception plus dépouillée de la notion de divinité, puis me fit entrevoir comment une caste de prédateurs utilisait à des fins obscures, l’assujettissement des masses à des concepts religieux imposés de gré ou de force. La nécessité d’une profonde réforme interne devint une évidence pour certains membres influents de la Curie qui s’opérant en douceur devait selon certains, éviter un schisme autrement destructeur que le fut le précédent Protestantisme. D’aucuns pensaient également que les élites issues du Siècle des Lumières et de la bourrasque révolutionnaire qui en était l’inéluctable prolongement, étaient désormais prêtes à adhérer à une religion accessible à tous et qui ferait table rase des artifices miraculeux dont on avait abreuvé leurs prédécesseurs. La finalité d’un tel mouvement serait l’avènement d’un œcuménisme mondial qui rendrait impossibles les sanglantes hécatombes à la gloire de divinités supposées ennemies. C’est ainsi que convaincu par le Monsignore, j’entrais dans la secrête confrérie. L’heure du repas approchant, Gaetano aida son compagnon à se lever et l’un au bras de l’autre, ils se dirigèrent à pas comptés vers le petit ristorante d’où s’échappaient de prometteuses fragrances. La souriante mais plantureuse femme du cuisinier qui s’affairait à ses fournaux, leur proposa de les installer à l’extérieur sous une tonnelle dont la vigne exposait d’énormes grappes au soleil d’automne. Ainsi à l’écart des autres clients semblant préférer l’intérieur de l’auberge, le vieux prêtre put continuer à égrener ses souvenirs. De temps à autre, Ida ainsi que l’interpellaient les autres clients, apportait une assiètte de petits poissons sortant de l’huile bouillante et s’assurant que le pichet de vin rouge frizzante n’était pas encore vide, remplissait les deux curieuses tasses en terre cuite vernissée faisant office de verre.


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Si le conteur ne grignottait que rarement un ou deux poissons, il dégustait modérément mais avec une visible satisfaction le petit vin de pays. Gaetano vidait lui, assiette après assiette de friture pour le plus grand contentement d’Ida. - Je dois avouer que les deux séjours que je fis en Sardaigne avec mes nouveaux «frères» furent pour moi comme des sortes de cures de jouvence intellectuelle. Et pourtant... Et pourtant, le doute m’envahit de nouveau ! Non pas sur les diverses représentations que chacun se faisait de l’Etre Supérieur à qui nous devions notre existence, et l’Univers dans lequel nous évoluons. Si elles ne découlaient pas de quelque révélation réservée à quelques très rares privilégiés et qui bien que toutes fort dissemblables tendaient toutes cependant à faire accepter cette révélation aux multitudes qui n’en avaient pas bénéficié, elles ne heurtaient cependant pas le bon sens. Non, je craignais que les idées généreuses de ces idéalistes qui souhaitaient libérer les masses de tyrans plus insidieux, car ce sont les esprits qu’ils asservissent, se heurtent à des comportements instinctifs indissociables de la condition humaine. A peine sortie de la féroce bestialité nécessaire à la survie dans un monde impitoyable, combien de siècles, voire de millénaires l’espèce humaine devra encore s’entre-déchirer sous la houlette de mauvais pasteurs avant d’accéder à la sagesse? Et puis, l’organisation actuelle ne constitue-t-elle pas un moindre mal? L’édifiant paravent d’amour du prochain, de charité et autres vertus derrière lequel quelques ambitieux peuvent tout à leur aise exercer leur contestable pouvoir, ne permet-il pas aussi à une multitude d’âmes pures d’œuvrer pour ceux qui souffrent dans leur chair ou dans leur esprit? Croyez-vous que les saintes femmes qui m’assurent actuellement une vieillesse décente, méritent que l’on s’attaque à une Foi au nom de laquelle elles sacrifient tant? Comment pourraient-elles comprendre que l’on dénigre un Jésus ou une Vierge Marie même mythiques, sur lesquels elles calquent leurs bonnes actions?


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De quel droit priverions-nous d’espoir ceux qui désespérés dans ce monde, aspirent à un paradisiaque au-delà? La confrérie ou ses possibles avatars doit continuer la réfection du tableau mais à la manière d’un habile restaurateur, par de légers coups de pinceaux en évitant toute précipitation et en prenant garde d’alerter le fauve qui à déjà tant de victimes à son palmarès. Voilà mon fils le jugement d’une pauvre créature au couchant de sa vie mais qui affrontera bientôt le grand saut dans l’improbable en toute sérénité. Après le repas, Ida accepta que ses deux clients prolongent leur conversation sous l’acueillante tonnelle autant qu’ils le souhaiteraient et ce ne fut que lorsqu’une légère brise vint par trop rafraichir l’atmosphère que les deux amis regagnèrent la maison des sœurs. Le repas du soir s’avéra aussi convivial que celui de la veille, mais l’assemblée senbla quelque peu attristée lorsque le sympathique voyageur annonça son départ le lendemain aux premières lueurs de l’aube. Gaetano raccompagna le Père Di Rinaldo jusqu’à sa chambre et c’est tout tremblant d’une émotion qu’il ne parvenait pas à dissimuler, que le vieil homme posa sa main droite sur l’épaule gauche de son vis à vis et la pressant par deux fois, dit: Ami, soyez désormais le Frère à qui je dois deux journées de bonheur. Je prierai maintenant chaque jour pour vous «Celui» qui est le maître de nos misérables destins. Merci à vous de prolonger un peu dans votre mémoire le souvenir de Frère Jonas ! Dès le lendemain matin, nous parcourûmes à pied (enfin je veux dire Gaetano mon support physique), les deux kilomètres qui séparaient le village d’une sorte de relais de Poste d’où partait régulièrement une diligence qui l’acheminerait vers cette Italie du nord qui l’avait vu naitre.


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Il est grand temps de tracer un portrait plus précis de l’homme que j’habitais alors. Ce troisième esprit qui animait l’un de ces êtres de l’espèce la plus évoluée qu’il était possible de contacter sur ce petit monde, était tout aussi intéressant que les deux précédents qui m’avaient supportés. Le fait que tous trois se distinguaient de nombre de leurs congénères par l’absence d’instincts pervers tenait sans doute à l’élévation d’esprit d’Alphonso, le premier d’entre-eux. Le choix du successeur résultant d’une certaine communauté de mœurs et de pensée avec celui qui devait «passer la main», suffisait sans doute à expliquer la chose. En cette fin d’année 1829, Gaetano venait de fêter ses quarante ans. Les hommes s’accordaient généralement à le trouver sympathique et de bonne compagnie. Nombre de femmes du meilleur monde rêvaient d’avoir des bontés pour lui, certaines autres n’avaient plus rien à refuser à sa carrure athlétique et à son profil de médaille romaine. Jamais pris au dépourvu dans n’importe quel aréopage d’amis du savoir, il étonnait souvent par son érudition, de pourtant fins connaisseurs de l’Art ou de l’Histoire des civilisations. Il s’exprimait avec une grande aisance en Français, en Grec ou en Espagnol, mais l’Arabe et le Turc n’étaient pas non plus pour lui une barrière dans les relations d’affaire. La connaissance d’autres langages qui par mon intermédiaire étaient un legs de ses prédécesseurs était maintenue secrète car trop de savoir risquait de s’avérer suspect. Enfin la réputation qu’il avait d’être fortuné, n’était jamais contredite par une générosité devenue proverbiale. Les gens du meilleur monde apprécient toujours ceux dont ils n’ont pas à redouter emprunts ou quémandages. A la mort de François Ruisse, les investisseurs américains avaient accepté de racheter ses parts ce qui assurait à son épouse et ses enfants un avenir sans soucis. Gaetano était toujours actionnaire mais il était désormais aussi, pour la zone Méditerranée, l’homme de confiance


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du Consortium dont le siège était à New York. Cette fonction qui nécessitait de fréquentes visites dans tous les grands ports italiens constituait un parfait paravent pour ses activités de renseignement au service de la France. Les consignes du «Monsieur Martin» actuel à Marseille étaient d’axer toute ses actions sur la péninsule italienne. Monsieur Scolari avait donc confié à deux jeunes Italiens pleins d’ambition, des fonctions proches de celles qui étaient jadis les siennes dans les autres ports de la Mare Nostrum. Pour comprendre l’intérêt des services secrets français pour l’Italie, il semble maintenant obligatoire de brosser un tableau de la situation politique dans cette région de l’Europe. Napoléon avait entamé à son profit l’ébauche d’une unité nationale italienne. Confisquant les Etats de l’Eglise, chassant l’occupant autrichien ainsi que les grand-ducs et roitelets locaux, il s’était assuré l’appui de toute une classe sociale qui débarrassée d’une noblesse jalouse de ses privilèges voyait maintenant ses ambitions enfin débridées. Il s’était à contrario mis à dos une paysannerie traditionnellement bien encadrée par un clergé efficace et qui surtout avait été soumise à une conscription on ne peut plus mal perçue. Napoléon vaincu et écarté de la scène politique, les nouveaux maîtres de l’Europe envisagèrent d’appliquer en Italie le principe de la légitimité, en vertu duquel les anciens souverains devaient récupérer leurs trônes, sans tenir compte des aspirations populaires. En fait, les grandes puissances partagèrent l’Italie en fonction de leurs intérêts, de leurs ambitions propres et des anciennes alliances à récompenser. L’Autriche s’octroya le territoire de l’ancien duché de Milan et celui de la République vénitienne. Le Pape récupéra ses anciennes possessions. Le grand-duché de Toscane fut restitué à Ferdinand III, fils de l’Empereur d’Autriche. Le royaume des Bourbons, devenu royaume des Deux Siciles, fut rendu à Ferdinand IV. Le duché de Modène fut attribué à François IV de Habsbourg avec en plus le droit à la succession sur Massa et Carrara à la mort de sa mère Béatrice. Les Bourbons-


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Parme furent installés momentanément à Lucques et Parme. Plaisance et Guastalla furent attribuées à Marie-Louise d’Autriche, épouse de Napoléon. Le mécontentement des populations, devant ce nouveau dépeçage de leur pays, souvent par ou pour des Autrichiens honnis devint grandissant et des organisations clandestines révolutionnaires se créèrent ou se réorganisèrent sur d’anciennes bases. Les «Monsieur Martin» successifs n’ignoraient rien des sympathies que le jeune Gaetano avait pu avoir dans sa prime jeunesse pour le Carbonarisme. Bien au contraire, le tenant actuel de la fonction à Marseille considérait ce passé comme un atout. Mon support avait rangé dans ses malles la défroque mondaine et un peu frivole qui avait si bien été acceptée par les Napolitains. Ici à Rome les gens qu’il avait, soit ordre de fréquenter par son supérieur marseillais, soit avec qui il souhaitait créer ou resserrer des liens commerciaux étaient pour ces derniers des hommes d’affaire sérieux et pour les premiers des patriotes peu portés sur les festivités. Monsieur Martin avait toutefois suggéré qu’il ne serait pas inutile, mais certes pas primordial, de fréquenter un peu le petit monde d’artistes qui pour certains vivaient là bas au frais du contribuable de France. Vous savez comme moi, avait-il ajouté, comment des idées subversives peuvent aisément germer dans le cerveau des plus jeunes de ces êtres d’exception ! Sans s’en indigner outre mesure, il me parait toutefois prudent d’en être informé. C’est ainsi qu’ayant un jour été présenté par un notable de la cité vaticane à une certaine mademoiselle Louise Vernet, Gaetano déploya des trésors d’amabilité et de galanterie auxquels la jeune fille ne resta pas insensible. Chaperonnée par sa maman, cette dernière trouva également cet italien bien tourné et parfaitement fréquentable. Il en résulta une invitation à la Villa Médicis où le papa de Louise exerçait la prestigieuse fonc-


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tion de Directeur. Gaetano fit semblant d’avoir jusqu’à ce jour ignoré ce détail et feignit également d’apprendre que la Villa Médicis était un petit morceau de France enchâssé dans les Etats du Pape. Ce fut ainsi que gravissant quelques jours plus tard la colline du Pincio, nous aboutîmes à l’obélisque de la Trinità del Monte. Gravissant bientôt un monumental escalier de marbre, nous atteignîmes enfin le sommet de la proéminence et pénétrions bientôt, lui et moi en lui, dans la fastueuse Académie de France à Rome. Un domestique grave et solennel le conduisit à Monsieur le Directeur Vernet, non pas à l’intérieur de la splendide construction mais dans un coin ombragé du magnifique parc dessiné comme il se doit, à la française. Gravissant à nouveau une sorte de terrassement, nous nous retrouvâmes entre deux bosquets, l’un de lauriers l’autre de chênes verts, proches du couvent des Ursulines jouxtant l’Académie. C’est là que se trouvait Horace Vernet, peintre de renom qui semblait de prime abord être surtout un sacré original. Debout devant un chevalet, le pinceau d’une main, une palette un peu dégoulinante de l’autre, monsieur Vernet peignait. Apercevant dans son champ de vision le visiteur précédé du domestique, il s’écria: Qui que vous soyez, Monsieur, vous êtes le bienvenu, mais souffrez que je termine une petite retouche et une fois ma main nettoyée, je pourrai serrer la vôtre ! Gaetano détailla le tableau (pas celui qui était sur le chevalet et qu’il ne pouvait pas voir), mais celui peu banal que le peintre et son environnement constituaient. Au premier plan, c’est à dire à trois mètres de l’endroit où il s’était avancé sans déclencher quelque sortie peu amène du peintre dont on vient polluer l’horizon, un jeune homme était à demi allongé. Habillé d’un saroual beige, d’un gilet rouge brodé de motifs noirs, le chef agrémenté d’un volumineux turban blanc, il flattait le col d’un lévrier en plâtre aussi peu vraisemblable que possible.


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Derrière le chevalet, l’artiste était vêtu d’une sorte de tablier sans doute blanc à l’origine mais qui servant à essuyer les doigts du Maître prétendait maintenant concurrencer brillamment toute la richesse de la palette du peintre. Par petits gestes délicats il achevait un sans doute nouveau chef-d’œuvre. C’est fini pour ce matin, Paul mon ami, relevez-vous ! Vociféra le maître en s’essuyant les mains dans un linge. Monsieur, je suis à vous, permettez que je vous présente mon élève: Paul Delaroche ! Paul a eu la bonté ce matin de composer pour moi ce personnage d’oriental alangui mais il est malheureusement beaucoup plus remuant que son compagnon à quatre pattes et surtout beaucoup plus bavard. Puis montrant de la main un incroyable tas d’objets hétéroclites disposé sous un arbre proche, il ajouta d’un air faussement chagriné: Notre magasin des accessoires, d’une rare indigence, ne possède même pas de barbaresque en plâtre, d’où la nécessité de faire avec ce que l’on a sous la main. Vous êtes sans doute ce Monsieur Scolari dont Madame Vernet et sa fille semblent faire le plus grand cas et qui ont exigé votre présence ce jour en notre Académie, soyez-y le bienvenu ! Gaetano remercia le Maître pour son accueil chaleureux et dit combien il était sensible à l’honneur d’être reçu dans ce temple dédié aux arts et à l’esprit. Les trois hommes continuèrent à converser tout en se dirigeant vers l’entrée du ravissant ensemble architectural qui dominait le parc. Je vous croyais Italien mais je constate que vous vous exprimez à la perfection dans notre langue, hasarda Vernet. Auriezvous séjourné longuement dans notre beau pays? L’invité du jour expliqua comment il possédait une double nationalité par son engagement en d’autres temps dans les armées de l’Empereur et que si son sang était italien, son cœur était français. Voilà qui assoit définitivement la sympathie naissante que


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vous m’inspiriez de visu. Sachez que si le Roi m’honore d’une confiance dont je lui suis reconnaissant, je voue à Napoléon une sorte de culte car ce fut le plus grand homme que notre nation ait jamais produit. Mais je vais maintenant vous confier à la sollicitude de ces dames car vous conviendrez qu’un peu de toilette s’avère indispensable pour me rendre l’aspect d’un Directeur d’Académie convenable. Paul, voulez-vous bien diriger notre ami vers le salon où les dames Vernet prendront soin de lui? Gaetano se dit que le célèbre peintre, réputé pour sa prolifique production savait également occuper largement la scène lors des conversations. Cela lui convenait car il tombait sous le sens que l’on apprenait plus de chose sur les gens en les écoutant qu’en leur parlant. Il s’avéra que le dit Paul possédait, lui aussi, la faculté d’émettre des sons lorsque le Maître n’occupait plus le devant de la scène et ce fut d’ailleurs avec sympathie et courtoisie qu’il prit en main le proche futur destin de l’invité. Après s’être enquis du souhait éventuel d’un nécessaire «rafraîchissement» afin de redonner au voyageur tout son originel éclat, et suite à l’acceptation reconnaissante de ce dernier, Paul récupéra un Gaetano flambant neuf au sortir du lieu adéquat. Ils entrèrent de conserve dans un vaste salon bruissant de conversations feutrées. L’égérie de cet aréopage distingué, la souriante Madame Vernet, se précipita au devant des nouveaux venus et prenant Gaetano par le bras, le propulsa au milieu de la quinzaine d’hommes et de femmes qui devisaient une coupe de champagne à la main. Mes bons amis, entama-t-elle, faisant ainsi taire les bavardages, permettez que je vous présente le Colonel Scolari qui, il y a encore peu de temps aidait nos amis grecs à secouer le joug de l’oppresseur. Mais c’est au titre d’ami des Arts et des Lettres que nous l’accueillerons aujourd’hui parmi nous.


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Puis l’entraînant vers chaque petit groupe elle énuméra pour chaque participant les qualités et spécialité de chacune et de chacun. Naturellement, tous jouissaient d’une notoriété incontestable dans leur art, mais les plus jeunes étaient pour la plupart des lauréats ayant acquis en France le rare privilège de devenir pensionnaires à la Villa Médicis. C’était notamment le cas de quatre jeunes hommes qui répondaient respectivement aux patronymes de Gibert, Bézard, Debay et Signol. Madame Vernet précisa que ce dernier arrivait tout juste de Paris. Un autre groupe comprenait deux artistes allemands et un italien réputé grand amateur d’art. Quelques représentants de la bonne société romaine écoutaient un autre artiste qui commentait quelques dessins et enfin mademoiselle Vernet se tenait à l’écart avec un homme qui paraissait d’une part aborder les rivages de la quarantaine et d’autre part ne pas être particulièrement à l’aise au sein de cette assemblée. Colonel, je laisse le soin à ma chère Louise de vous présenter notre grand ami Louis Léopold Robert car je me dois à tous nos invités. Louise parut surtout soulagée de l’arrivée de Gaetano qui lui permettait apparemment de relancer une conversation qu’elle semblait vaillamment tenir à bout de bras face à un commensal peu disert. Papa prétend que Louis Léopold est l’un des plus grands peintres du moment et qui eut le privilège de travailler avec l’immense David. C’est aussi, il faut le dire au risque de blesser sa modestie un graveur de talent récompensé à Paris par un Grand Prix. Enfin, les récents soubresauts de l’Histoire viennent de nous enlever ce compatriote et en faire un citoyen suisse. Gaetano comprit que la plus élémentaire galanterie était de voler au secours de la jeune femme qui s’épuisait à tenter de dégeler ce gros glaçon helvétique. Expert en la matière, il entreprit le siège de la forteresse.


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Mis en confiance, le prince de la taille douce s’ouvrit petit à petit à cet étranger sympathique qui semblait manifester un réel intérêt pour ses compétences artistiques si variées. Louise Vernet était repartie seconder sa mère dans la délicate tâche de maintenir une animation de bon aloi chez tous les invités et Gaetano avait entraîné le Suisse dans un coin un peu retiré de la vaste salle et se piquait au jeu de rendre bavard son vis à vis. Petit à petit il prenait conscience que le peintre était de fait l’un de ces êtres extraordinaires qui comme le diamant ne révèlent leur éclat que lorsque l’on a réussi à briser leur gangue. Le regard de l’artiste s’éveillait peu à peu pendant qu’à l’aide de phrases concises il réussissait à communiquer à son interlocuteur sa dévorante passion pour la gravure. Et pourtant combien avant lui avaient abandonné l’ingrate et aride lenteur du burin qui n’a d’autre ressource que le blanc et le noir, pour le flamboyant jaillissement des couleurs sur la toile. Lui, aimait passionnément ces deux traducteurs de son imagination. La voix claironnante d’Horace annonça l’entrée du maître des lieux et, jovial et à nouveau prolixe, il vint manifester à chacun le plaisir que sa présence lui procurait. Alors que lançant à Robert comme une souriante réprimande: Comme d’habitude, mon cher Louis on n’entend que vous ici, laissez un peu le Colonel tranquille ! Sans doute Horace n’avait mis aucune méchanceté dans ces propos, mais Gaetano vit son compagnon se fermer comme une huître et tandis qu’Horace distribuait ailleurs saillies et bons mots, le visage de Robert blêmît et un tressaillement convulsif se mit à agiter sa lèvre inférieure. Gaetano maudit l’importun et s’employa du mieux qu’il put à rétablir la relation de confiance si malencontreusement mise à mal. Horace Vernet qui s’avéra par la suite être un brave homme ne se rendait sans doute pas compte combien ses saillies pou-


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vaient blesser certaines personnes à l’équilibre mental un peu fragile. Or, bien des artistes, devaient sans doute leur exceptionnelle perception de la beauté des choses, à cette trop grande sensibilité dont le commun des mortels n’était pas pourvu. Robert prouva plus tard par sa fin tragique combien il était peu armé pour affronter agressions mentales et blessures de l’âme. Sous ses dehors un peu farouche et pataud à la fois d’ours mal dégrossi, l’homme était prêt à toute solide amitié pour qui savait composer avec sa nature inquiète. La bouée de sauvetage que Gaetano lui lança fut agrippée avec reconnaissance par celui qui avait immédiatement compris la compassion qui animait l’homme qui l’étourdissait maintenant de questions sur ses passions artistiques. Il suggéra qu’il serait heureux si ce compagnon d’un moment acceptait de lui rendre visite dans son atelier. Là bas, loin des mondanités, il développerait plus sereinement ses propres concepts artistiques. Il s’arracha donc à la compagnie de l’artiste après s’être convenu avec lui d’un rendez-vous ferme pour la semaine suivante. Robert en profita pour remercier Madame Vernet de son accueil et prétexta une légère indisposition pour quitter ces lieux où il ne se sentait pas à l’aise. Hormis le réel plaisir que lui procurait la fréquentation d’un cénacle regroupant l’élite artistique de France, notre espion savait se trouver, dans l’un des hauts lieux de la contestation des régimes imposés par Monsieur le Prince von Metternich aux populations de la péninsule. Il saurait bien, s’il pouvait acquérir le privilège de devenir un familier des lieux, détecter petit à petit dans cette brillante jeunesse ceux qui ne rêvaient que de bouleversement politique. Comme le lui avait indiqué Monsieur Martin, il ne s’agissait nullement d’une chasse aux sorcières, mais en cas de confrontation il était plus confortable de savoir dans quel camp se situait chacun des acteurs.


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Les services secrets n’avaient plus depuis longtemps d’incertitudes sur Horace Vernet, mais il ne justifiait pas à lui tout seul la réputation de l’Académie de France d’être «un nid de Carbonari». Lorsqu’il prit congé le soir après un dîner au cours duquel l’excellence des plats servis le disputait à la qualité de la conversation, Horace lui suggéra de revenir bientôt comme conseiller. Il projetait en effet de réaliser l’une de ces fresques glorieuses ou tragiques qui avaient fait sa réputation. Il avait depuis longtemps en tête «un siège de Missolonghi» dont l’issue dramatique était encore dans toutes les mémoires. Le Colonel Scolari catalogué maintenant chez les Français de Rome comme «héros de l’Indépendance grecque» était tout indiqué pour lui éviter de grossières erreurs sur l’accoutrement et l’armement des adversaires d’alors. Gaetano assura le Directeur qu’il était tout à sa disposition pour ce projet. Avant d’entamer la redescente vers la Ville Eternelle il s’accorda quelques instants pour admirer la pompe du majestueux paysage déployé par la pleine lune se levant derrière le Monte Mario. Il était de plus fort satisfait de sa journée. Comme convenu sur le coup de neuf heures le mercredi suivant il se présenta chez Léopold, au 113 via Felce, qui était à la fois son atelier au rez de chaussée et son appartement à l’étage. L’atelier était une vaste pièce où la lumière du jour entrait à profusion par six fenêtres donnant sur un petit jardin situé à l’arrière de la construction. Une porte donnait également sur une annexe où l’artiste se rendait souvent pour y chercher quelque accessoire ou pinceau neuf. L’aspect bourgeois de l’ensemble prouvait s’il en était besoin, que le rapin famélique et désargenté du début s’était métamorphosé en un artiste réputé dont les grands de ce monde s’arrachaient la production. Il régnait dans l’ensemble un ordre et une propreté presque incongrus chez un artiste, sans doute une aberration consécutive à ses origines protestantes et helvétiques.


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Une curieuse collection de fusils, pistolets et poignards en tous genres décorait tout un pan de mur. Chacun de ces objets avait été astiqué avec minutie et pour certaines pièces un support en bois précieux avait été réalisé par un ébéniste habile et se présentait comme une sorte d’écrin en trompe l’œil. Une plaque en laiton gravé indiquait l’origine de l’arme. Lorsque le regard se détachait enfin de ce pan de mur, il constatait que la surface totale de l’atelier semblait organisée en trois zones parfaitement différenciées, apparemment consacrées l’une à la peinture, la seconde à la taille douce et la troisième à de mystérieux équipements qui se révélèrent consacrés à la lithographie. Un couple élégant s’y affairait à des manipulations compliquées. Robert qui était venu chercher le visiteur à la porte l’entraîna vers le couple et lui dit: Mon bien cher ami, permettez que je vous présente à la princesse et au prince Napoléon qui me font le grand honneur de fréquenter mon atelier. Puis s’adressant à la princesse, Ce monsieur est le colonel Gaetano Scolari dont je vous ai parlé et avec qui j’ai sympathisé tout récemment. Eberlué et totalement décontenancé, Gaetano esquissa une sorte de simili révérence et balbutia un Madame et un Monseigneur dont il n’avait nulle idée de la conformité avec un quelconque protocole. - Mon cher colonel, dit alors le grand jeune homme avec un franc sourire, vous nous feriez un grand plaisir en abandonnant avec nous ces appellations bien surannées pour les deux apatrides que vous avez devant vous. Je vous propose de vous conformer à l’Etat-civil en usage dans les rapports de police fort nombreux qui rendent compte de nos moindres faits et gestes au Pape et aux Autrichiens. Mon épouse est dans ces écrits reconnue comme Charlotte Bonaparte et moi-même comme Napoléon Louis Bonaparte. Faites donc comme notre bon Léopold et nous serons pour vous Charlotte et Louis. Pendant que Gaetano reprend ses esprits, j’ai tout loisir


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d’éclairer brièvement votre lanterne sur la généalogie de ces deux jeunes gens. Napoléon Louis, neveu de l’Empereur est le fils de Louis Bonaparte ex roi de Hollande puis comte de St Leu. Sa mère Hortense de Beauharnais est la fille du premier mariage de Joséphine, l’Impératrice répudiée. Charlotte Napoléone Bonaparte est aussi nièce de l’Empereur et fille de Joseph Bonaparte qui fut successivement roi de Naples puis Roi d’Espagne. Après Waterloo, Joseph se réfugie en Amérique mais sa femme et ses deux filles restent en Europe. Les deux époux sont donc cousins germains. D’autres descendants de l’Empereur semblent à cette époque avoir aussi une prédilection pour l’Italie, lointain berceau des Buonaparte avant leur implantation en Corse. L’époque n’étant plus aux éliminations définitives des proches de souverains déchus, les ci-devant potentats rétablis dans leurs anciennes possessions veillaient à ce que de nouvelles pousses trop vivaces ne viennent rejaillir du tronc Napoléonien. La surveillance évoquée plus haut par Charles n’était donc pas un phantasme. En cette année 1830 le prince était âgé de vingt six ans et Charlotte de vingt huit. Napoléon-Louis, long et svelte dandy n’avait semble-t-il rien d’un farouche révolutionnaire. Il s’exprimait curieusement indifféremment en Italien ou en Français, sans doute après s’être assuré que ces deux langues pouvaient être comprises par les personnes présentes. Sa voix, quoique bien posée était cependant douce et agréable à entendre. Sans façon, il tira d’un vaste carton à dessin une sorte de grand paysage de fantaisie lavé à l’encre de chine et à la sépia. Voyez-vous, cher Gaetano, notre passion à Charlotte et moi est le dessin sous toutes ses formes. Malheureusement n’est pas artiste de génie qui veut et ne seraient les conseils avisés de notre bon Léopold nous ne produirions que de médiocres gribouillis. Léopold a de plus la bonté de parsemer mes paysages de


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quelques uns des personnages que son inimitable patte fait resurgir de sa mémoire. Voyez sur cette feuille ces deux moines et ce couple de paysans, j’ai planté le décor, mais ce sont eux qui attirent le regard. Quant à Charlotte, elle s’affaire sur la plaque de pierre polie qui saura bientôt reproduire par lithographie ces images en plusieurs exemplaires. Ne m’en demandez pas plus, Léopold et elle savent seuls quelle en est la mystérieuse alchimie. Gaetano examina avec toute l’attention possible, l’original que Napoléon venait de reposer sur une table ronde recouverte d’une sorte de tissus vert comme ceux qui recouvrent les tables de billard, mais se garda avec prudence de tout commentaire qui risquerait de dévoiler sa réelle incompétence en la matière. Il nota qu’au bas de la feuille on pouvait lire: Napoléon, inv Robert, fig Charlotte, lith Charlotte portait en elle aussi, sur son visage, cette distinction qu’une éducation princière imprime sur celles et ceux qui sont ainsi modelés pour à un grand destin. Elle aussi savait montrer un visage souriant, mais que sans doute bien des épreuves et le lourd fardeau d’une hérédité exceptionnelle rendaient également grave. Ce n’était pas à proprement parler une beauté. Le visage rond, les yeux un peu trop grands elle ne possédait pas non plus un port majestueux. Gaetano ne pouvait s’empêcher en la voyant de se remémorer une peinture murale découverte récemment lors des fouilles d’une maison romaine. Il avait eu le privilège, l’année passée de visiter les ateliers et chantiers de travaux d’Herculanum et Pompeï, en compagnie d’un Français, Gauttier D’Arc membre de la Société royale des Antiquaires de France qui se trouvait être du dernier bien avec le signor Bicchi, secrétaire de l’Académie des beaux-Arts à Naples. Ils se rendirent tous trois à Pompeï où M Bonucci, le directeur général des excavations leur servit de guide. Charlotte, ex Infante d’Espagne ne semblait pas tirer


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quelque vaine gloriole de ce passé prestigieux, pas plus d’ailleurs que son époux qui fut de façon éphémère Louis II Roi de Hollande. Ils se comportaient tous deux comme tout couple de la bonne société romaine. Laissant provisoirement Charlotte et Louis se replonger dans leur studieuse occupation, Léopold fit faire au visiteur le tour du propriétaire. Fin psychologue sous ses dehors de paysan suisse un peu lourd, il passa assez rapidement sur tout ce qui avait trait à son art comprenant que le Colonel Scolari qui avait pourtant fait preuve d’une grande érudition et d’une égale finesse d’esprit appréciait l’art pictural comme tout un chacun, mais sans plus. Il avait par contre compris que son nouvel ami avait dès son entrée dans l’atelier été attiré par l’étrange collection d’armes, mais qu’il avait réfréné alors sa vive curiosité. J’aimerais, mon cher Gaetano vous conter par quelle curieuse suite d’événements, ce bric à brac est venu en ma possession, mais vous devrez parcourir avec moi quelques carnets de croquis des personnages dont ces armes de mort furent les seuls outils de travail. Il faut que vous sachiez tout d’abord que je vins à Rome après bien des vicissitudes et qu’à cette époque je tirais un peu le diable par la queue. J’eus beaucoup de déboires mais aussi le soutien de quelques hommes de cœur, l’un de mes compatriotes, amateur d’art à Neufchatel m’offrit de subvenir à mes besoins lors d’un séjour à Rome qu’il jugeait profitable pour moi. Monsieur Roullet de Mézerac m’assura que mon talent une fois reconnu me permettrait à coup sûr de le rembourser ultérieurement. Je vins donc à Rome au cours de l’année 1818, hésitant à abandonner la gravure qui me paraissait nécessiter l’engagement de moins de frais, que la peinture qui épuise les bourses modestes par l’obligation de payer des modèles nécessaires à la saisie des petits détails. Et pourtant je sentais que c’était là que je pourrais m’accomplir. Et puis je suivrais ainsi les conseils du grand David qui fut si attentif à mes débuts hésitants.


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A cette époque l’instabilité politique avait favorisé la formation de bandes de brigands qui semaient la désolation dans tout le sud de la péninsule et en particulier dans les Apennins. Les autorités décidèrent alors de mener des actions d’envergure qui finirent par venir à bout de cette plaie. Un homme en particulier, un Français dénommé Dubois, ex sous-officier de l’armée impériale, décoré de la Légion d’Honneur par Napoléon fut mandaté pour résoudre localement le problème. L’un des foyers qui fournissait un fort contingent de ces gibiers de potence était une petite bourgade nommée Sonnino à une soixantaine de kilomètres de Rome en direction de Naples. Le bourreau et son chevalet y furent installés en permanence et les têtes des suppliciés exposées aux portes de la ville. Cette rigueur n’ayant pas totalement amené les autres brigands à la sagesse, une autre méthode plus expéditive consista à démolir les habitations et à déporter brigands avec femmes et enfants à Rome. Les plus virulents furent emprisonnés au château Saint Ange et le reste dans un établissement pénitentiaire proche des thermes de Dioclétien et dénommé de ce fait Termini. J’obtins du Monsignore gouverneur de Rome, l’autorisation de m’installer parmi ces pauvres gens qui furent bien aises de recevoir quelque modique somme pour me servir de modèles. Le Monsignore m’accorda la concession d’un local qui devint un atelier où modèles hommes et femmes ne demandaient qu’à poser. C’est à cette époque que je pus négocier pour un bon prix habits et armes que ces nécessiteux étaient trop heureux de me vendre. Les habits servirent longtemps aux modèles qui, jeunes femmes ou vieillards farouches, peuplent encore mes carnets de croquis. La collection d’armes que vous voyez sur ce mur, complétée par la suite de quelques belles pièces négociées chez des antiquaires constitue mon seul luxe. Une forme humaine traversa alors le jardin et vint tapoter


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au carreau de l’une des fenêtres. Gaetano vit qu’il s’agissait d’un homme habillé à la mode des paysans de la région, qui son tambourinement effectué, s’éloigna et disparut là d’où il était arrivé. Mes amis, dit alors le peintre, Gregorio vient de me faire signe que le repas est prêt et que nous pouvons passer au jardin où la table dressée n’attend plus que nous. Vous aller faire la connaissance de deux de ces authentiques brigands de Sonnino dont je viens de brièvement vous conter l’histoire, mais rassurez-vous, Teresina et Gregorio sont pour moi tout de dévouement et puis ils sont depuis si longtemps à Rome que leur rudesse primitive s’est petit à petit fortement émoussée. Teresina fut l’un de mes premiers modèles et Gregorio son cousin est devenu un honnête cuisinier dont j’apprécie fort le savoir faire. Puisse-t-il aujourd’hui avoir forcé son talent. En effet, un énorme buisson de lauriers-rose une fois contourné révéla une table dressée telle qu’elle aurait pu l’être dans une auberge campagnarde. Les invités ayant pris place, une porte donnant vraisemblablement sur des communs s’ouvrit et Teresina apparut en tenue de ciocciara avec ses sandales (cioccia) élégamment nouées autour du mollet. Esquissant une ébauche de révérence elle proposa de servir soit de l’eau fraîche soit du vin contenus dans les cruches qu’elle tenait à chaque main. Puis elle disparut dans la pièce d’où s’échappaient d’appétissants effluves. Teresina n’était plus sans doute la gracile jeune fille qui avait tenté le pinceau de tant de jeunes peintres désargentés, mais ses formes plus accomplies restaient encore fort agréables à contempler. Le visage était certes un peu rude mais un nez à la grecque et deux grands yeux sombres le rendait des plus avenants. Un je ne sais quoi dans la façon qu’elle avait de regarder Léopold suggérait à Gaetano la possibilité de liens plus intimes entre ces deux êtres.


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Lorsque la «prima portata» constituée de toutes sortes de crudités et de petits poissons marinés eut été honorée par les convives, ce fut accompagnée de Gregorio poussant un curieux chariot agencé comme une sorte de brouette supportant un gigantesque plat métallique, qu’elle réapparut. Dans le plat, gisait, doré à point, un chevreau entier qui de toute évidence, si l’on en jugeait par la longue broche qui le traversait de part en part, venait de passer un long moment près d’un lit de braises. De joyeuses acclamations vinrent féliciter le cuisinier dont le faciès de brigand s’illumina de contentement. Saisissant alors théâtralement deux énormes coutelas fichés sur l’un des cotés de la brouette, il les frotta vigoureusement l’un contre l’autre dans le but d’acérer leur tranchant et piquant l’un deux dans l’animal il commença de l’autre à faire glisser sur un autre plat en argent que lui présentait Teresina de merveilleuses fines tranches de viande. Tous observaient le silence tant la dextérité de l’opérateur et l’élégance de ses gestes suscitaient leur muette admiration. La princesse ayant à la demande du cuisinier choisi l’une des découpes, c’est avec ses deux couteaux que tel un manipulateur de cartes il la fit passer du plat à l’assiette. Les autres convives servis de la même acrobatique façon entamèrent la dégustation tandis que la belle serveuse emplissait les gobelets du rutilant nectar contenu dans une nouvelle fiasque habillée de paille. Le brave Léopold dégustait, lui surtout, dans cette sorte de forteresse constituée d’amis bienveillants dont le rempart l’isolait d’un monde qu’il jugeait agressif, la sérénité de ces moments d’exception. Ils parlèrent beaucoup d’un projet d’une série d’estampes que le Prince envisageait de créer en collaboration de son épouse et de leur «bon Léopold» en espérant que de nouvelles tracasseries policières ne vienne pas contrecarrer ce pacifique projet. Le Prince se disait en effet préoccupé par une récente convo-


Scriba 312 cation de son jeune frère dans les locaux de la police papale. Il faut bien avouer que Louis Napoléon (pour quel espoir de destin impérial leurs parents avaient nommé l’aîné Napoléon Louis et le cadet Louis Napoléon ?) manifeste parfois trop ses antipathies pour les autorités issues du Congrès de Vienne. Comme par provocation il affiche ouvertement un fort penchant pour la mouvance contestataire, au grand dam de Madame notre mère la Comtesse de Saint Leu qui se morfond d’inquiétude. Bien que je partage ses convictions, je m’évertue cependant à tenter de modérer sa juvénile ardeur. Pourquoi vouloir accélérer un mouvement qui maintenant contenu par de fragiles digues, saura lorsque les temps seront venus, tel un puissant torrent, balayer les obstacles réactionnaires. Notre oncle, l’Empereur a initié un mouvement qui finira par débarrasser à nouveau les peuples des chaînes dont ses ennemis coalisés les ont de nouveau surchargés. La conversation ayant pris un tour plus intéressant pour Gaetano, ce dernier décida de s’enfoncer résolument dans la brèche qui se présentait et de pousser le jeune Prince à plus de confidences sur ses activités plus politiques. Il surenchérit donc sur le sort misérable de ces populations avides de cohabiter ensemble sous une même bannière. Il évoqua les prudents contacts qu’il avait pu nouer tout d’abord en Sicile puis à Naples avec des patriotes avec qui il partageait peu ou prou des aspirations identiques. Mon cher Colonel ou plutôt mon cher ami Gaetano, s’exclama alors le Prince, vos récentes paroles me confirment combien mon intuition première ne m’avait pas abusé. Votre récente implication dans la guerre de libération de nos amis grecs m’indiquait déjà dans quel camp vous vous étiez engagé. J’aimerais que vous acceptiez le mois prochain de rencontrer mon frère ainsi que quelques «bons cousins» qui œuvrent avec lui pour la plus noble cause qui soit: celle de la liberté ! Louis vient de quitter la Suisse pour retrouver notre père à Florence et notre mère à Rome. Je pars moi-même à Florence cette semaine et Louis retrouvera notre mère la semaine suivante. Vers la fin novembre nous serons ici tous les deux et j’ai-


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merais que vous fassiez alors connaissance de mon jeune frère. Ça y était, la brèche s’ouvrait toute grande avec cette dénomination de «bons cousins». Les Carbonari venaient de tomber dans le piège de «Monsieur Martin». Heureusement pour eux, ce chasseur se comporterait plutôt comme l’ornithologue piégeant d’innocents volatiles afin de les baguer pour mieux suivre leurs pérégrinations. C’est sans doute de la même façon que de jeunes idéalistes causent la perte des sociétés supposées secrètes en introduisant des loups dans leur bergerie. Toujours est-il que pendant que Carlotta (la princesse) et Léopold s’étaient après le repas absorbés près de la table de lithographie sur de délicats problèmes de gravure dans l’atelier, nos deux conspirateurs restés dans le jardin convinrent d’un rendez-vous, la semaine suivante, avec Louis Napoléon, futur Empereur des Français. Gaetano, lorsque bien plus tard il eut cessé toute activité de renseignement et qu’il eut mis son temps et sa fortune au service du Pérégrin, de Francesco et d’Alphonso qui tous séjournaient en lui, rassembla une incroyable quantité d’informations sur les origines, les motivations et les tribulations de cette multitude protéiforme qui constitua pendant plusieurs siècles le Carbonarisme. A la lecture des quelques pages suivantes on tirera sans doute la conclusion qu’il est abusif de rassembler sous ce même vocable des organisations qui au cours des temps passés, n’ont semble-t-il en commun que la lutte contre le pouvoir en place. Combien d’organisations disparues auraient rejeté les professions de foi de plus récentes, se réclamant d’une filiation contestable. Hormis la contestation du pouvoir en place, le seul lien entre elles n’aurait-il pas été l’adoption d’un rituel commun propre à confirmer aux membres les plus crédules, la caution de puissances mal définies, surnaturelles ou non?


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Quelques historiens ont tenté de retracer la genèse du Carbonarisme. Certains parmi les plus sérieux ont recherché dans d’anciennes sectes ou mouvements de contestation des similitudes ou des aspirations proches. D’autres, plus contestables y ont décelé une continuité qui prouvait selon leurs dires des origines hautement respectables et la caution de personnages illustres. Mission bien délicate de tenter un historique réaliste, aussi bien je me contenterai de présenter au lecteur les pièces à conviction estimées par moi les plus représentatives et lui laisserai le soin de les juger en son âme et conscience. C’est ainsi que d’aucuns ont pu trouver les prémices du mouvement dans le mystérieux «Bosquet» de Mount Haemus. Il semblerait que Bosquet soit une traduction un peu erronée du mot anglais «grove» qui désigne plutôt dans le cas qui nous intéresse un ensemble important d’arbres au port majestueux c’est à dire une futaie. La futaie semble un lieu plus convenable pour les lieux de prédilection des anciens druides. Le Mont Haemus aurait été un lieu apprécié en Grèce par Dionysos. Par quel ténébreux cheminement, des cérémonies initiatiques celtes avaient pu s’assimiler à d’antiques pratiques grecques? Toujours est-il que Gaetano avait pu réunir une abondante littérature sur ce Bosquet qui aurait désigné une sorte de confrérie druidique dont l’animateur était un certain John Aubrey (1628-1697), archéologue de profession et qui finit par se proclamer lui-même druide. La source de ses recherches aurait été un ensemble de documents gallo-romains antérieurs à l’évangélisation de la Gaule qui se trouvaient dans un monastère à Chartres. Suite aux recommandations d’un Concile, ces documents furent transférés à Oxford et furent exploités par Aubrey. Ce groupe druidique sembla être à cette époque plus que toléré dans ce temple de la science qu’était l’Université d’Oxford et bénéficia sans doute de la bienveillance d’une Eglise d’Angleterre qui trouvait déjà un peu pesante la tutelle romaine.


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A la mort d’Aubrey, son élève John Toland reprit le flambeau druidique et fut à la base d’un Druid Order qui fédéra tous les «Bosquets» de la Grande Bretagne. Il semble qu’il n’y eut à cette époque aucune incompatibilité entre le Druid Order et la Franc Maçonnerie comme le suggèrent aussi certains auteurs maçonniques. Toland fut un philosophe admirateur très engagé de Giordano Bruno et de Spinoza. Tout d’abord catholique, puis anglican, il s’aligna définitivement sur les thèses panthéistes de ses maîtres à penser. Dans son testament philosophique de 1720, le Pantheisticon, Toland propose un retour à la sagesse antique des platoniciens sur un fond de panthéisme spinozien. L’ennemi premier est l’impérialisme religieux du Vatican, cause de tant de massacres et de guerres. Le deuxième ennemi, ce sont les rois qui se justifient de droit divin pour asservir les peuples. D’autres comme le druide Iolo Morganwg et Thomas Payne, Gallois admirateurs de la Révolution Française peuvent être considérés comme des maillons reliant le Druid Order au Carbonarisme. Le mode de pensée d’un Occident patiemment modelé par des siècles d’un Christianisme totalitaire, nous incite de prime abord à sourire d’une résurgence de ces rites druidiques que l’on croyait définitivement classés comme folkloriques. Comme toujours dans ces domaines des croyances, on trouvera chez leurs propagandistes, des exaltés se croyant choisis par des instances supérieures ou attirés par des rites cérémoniaux propres à séduire des esprits simples. Aussi bien sûr, pullulèrent des charlatans trouvant là des moutons faciles à tondre. Mais dans la catégorie des esprits les plus éclairés, certains pensèrent qu’aucune philosophie, aucune libre pensée ne pouvait lutter à armes égales avec la croyance en place. L’histoire de l’humanité nous montre que toutes les religions passées se sont implantées aux dépends d’une plus ancienne


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déclarée soit perverse soit peu crédible. Le plus souvent, la candidate puisera dans le sang de ses martyrs une justification et l’énergie qui lui permettra de terrasser l’adversaire vieillissante. Pour des raisons maintes fois déjà évoquées dans cet ouvrage, le raisonnement et le cartésianisme ne peuvent encore lutter contre le miraculeux et la promesse d’un au-delà paradisiaque. Certains donc jugèrent que l’on ne pouvait contrer cette entité qui contrôlant les esprits s’était assurée la gouvernance du monde, qu’en lui opposant un adversaire possédant les mêmes armes. Terrasser ce monstre avide de pouvoir, prétendant tenir sa mission d’un Christ dont ses sbires foulent aux pieds les préceptes, oui, bravo, mais pour quoi faire? Est-ce pour le plus grand bien des masses soustraites aussi à l’arbitraire des Puissants, bras armés des précédents? N’est-ce pas surtout, instinct pervers des humains oblige, pour substituer une fois encore à une ancienne hiérarchie ecclésiastique vaincue, une nouvelle, drapée aussi d’autres oripeaux propres à susciter respect et vénération de foules candides. Le Pérégrin pensait que chacune des nouvelles croyances constituait un léger progrès par rapport à la précédente et que dans un futur sans doute très éloigné, après nombre de nouvelles mutations, les hommes auront tous accès à un Credo dépouillé. Mais ce qui s’inscrivait pour lui, organisme éthéré hors du temps, comme une courte étape encore obscure, dans une lente évolution harmonieuse de croyances primitives de bipèdes à peine issus de la bestialité vers une spiritualité enfin majeure, désolait les quelques esprits éclairés actuels, voyant la masse de leurs contemporains se complaire encore dans de fallacieuses illusions entretenues par de modernes sorciers. Mais quittons ces tentatives de rétablissement du culte que


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nos ancêtres vouaient à d’autres Dieux qui eurent le tort de ne pas avoir suffisamment soutenu leurs adorateurs celtes dans leur lutte contre les Romains et revenons à nos Carbonari. Les Gaulois et plus généralement le monde celte évoluait dans des contrées couvertes d’immenses forêts. Il est vraisemblable qu’en en tirant largement leur subsistance et en y ayant établi leur habitat, leur mythologie ait largement aussi été sylvestre. Les Druides mi clergé mi administrateurs civils, assimilaient certaines divinités à cette nature forestière. Une tradition orale réprimée dans un premier temps par Rome qui y voyait un obstacle à l’intégration des peuplades vaincues, puis ensuite par les propagandistes du nouveau culte oriental, ne nous a pratiquement transmis que la bucolique image de Druides drapés de blanc coupant le gui avec une serpe d’or. La nécessité apparut pour le clergé de la nouvelle religion de composer avec les antiques croyances en christianisant les hauts lieux dédiés aux anciennes divinités. Ainsi le mont Tombe haut lieu du Druidisme fut rebaptisé Mont Saint Michel. D’innombrables fontaines et proéminences, jadis lieux festifs du Paganisme (du mot pagani = paysans qui donnera aussi le mot païens), furent vite dédiés à des saints plus en adéquation avec la nouvelle foi. Sur chaque temple antique, une église nouvellement érigée, témoignait de la victoire de la Vraie Foi. Dans quelques contrés reculées d’Auvergne, d’Armorique ou du pays de Galles dans l’ancienne Grande Bretagne, subsistèrent néanmoins quelques relents nostalgiques de ce qui avait été l’âme de ces peuplades vaincues. Sans doute inconsciemment, la paysannerie bien que maintenue dans une stricte orthodoxie romaine par de vigilants pasteurs, s’adonnaient secrètement génération après génération à d’inavouables pratiques. Ce fut vraisemblablement dans ce terrain propice que germèrent après une longue léthargie des graines de la contestation, des pouvoirs temporels et spirituels jugés oppresseurs. Divers mouvements que certains auteurs regroupèrent sous le vocable de «Maçonnerie du bois» se prévalaient d’un haut


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patronage, celui du Roi chevalier: François premier. La légende raconte que le Roi, grand chasseur, s’étant égaré dans un lieu reculé de la forêt fut secouru par un «bon cousin charbonnier» dans sa baraque. On élaborait ce précieux combustible à une époque où le charbon de mines n’était pas ou peu connu, d’abord pour les besoins des ménages, mais aussi parce qu’il était l’un des constituants de la poudre à canon. La métallurgie du fer l’utilisera aussi longtemps encore car ne comprenant pas de composés du soufre il permettait au fer de ne pas se transformer en fonte. C’est ainsi que les maîtres de forges étaient tributaires de cette corporation pour l’élaboration du fer. Ils achetaient à de riches propriétaires fonciers, des coupes de bois qui prenaient alors le nom de «vente». Les charbonniers assurant cette importante production s’organisèrent en corporation pour se défendre contre l’arbitraire des riches propriétaires et établirent aussi des règles limitant les confrontations entre eux. Comme souvent, ils donnèrent à ce règlement intérieur plus de solennité en le compliquant d’un rituel initiatique. Intéressé par le rituel assez élaboré auquel on le laisse assister, le Roi reviendra souvent et finira par subir le cycle d’initiation. Un jour, sans doute imbu de ses origines, il s’assiéra sur le billot servant de trône au Père-Maître. Il s’en fera déloger par ce dernier qui prononcera la phrase devenue proverbiale: Charbonnier est maître dans sa maison. La légende prétend encore que le Roi serait aussi l’initiateur de l’appellation de «Bon Cousin» qui sera par la suite employée pour désigner les «Charbonniers» puis leurs héritiers les Carbonari. Il avait en effet l’habitude d’appeler ses proches: mon Bon Cousin. S’instituant protecteur de cette corporation, il leur accorda quelques privilèges tels que l’exemption d’impôts foncier et quelques autres. Comme nous l’avons laissé entendre, hormis certains rites


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d’initiation qui eurent des points communs chez les Charbonniers de différents lieux et de différentes époques, la philosophie et les motivations de chaque société offrent une grande diversité voire des concepts diamétralement opposés. Apparemment les plus anciennes était rigoureusement paganisantes puis comme si l’Eglise ne pouvant détruire l’hydre dont les têtes repoussaient de plus belle dès que l’une était tranchée, elle avait pris la résolution de les infiltrer afin de les stériliser de l’intérieur. Le même processus s’accomplit dans les mouvements maçonniques, ce qui s’explique si l’on accepte les conclusions me semble-t-il assez convaincantes d’une interpénétration constante de ces deux entités. Certains n’hésitent d’ailleurs pas à parler de «tradition forestière maçonnique» et apportent les preuves de leur christianisation par l’apparition d’un saint patron: l’ermite Saint Thibault (San Tibaldo) qui au onzième siècle avait exercé la profession de charbonnier bien qu’il fut de la noble famille des comtes de Champagne. Ils considèrent la Charbonnerie comme le résultat d’un refus arrogant de la Maçonnerie de la Pierre, d’intégrer en son sein une Maçonnerie du bois considérée comme une déviance incompatible. Comment reprocher aux Maçons de se méfier de sociétés aux motivations changeant constamment d’orientation en fonction du vent que le pouvoir en place fait souffler. Nous avons entendu plus haut la profession de foi du Prince Napoléon prêt à combattre avec son frère dans les rangs des Carbonari au nom d’une conception nationaliste italienne initiée d’après lui par son oncle l’Empereur. C’était oublier que quelques années auparavant d’autres Carbonari, antibonapartistes, donnaient leur vie pour chasser Murat de Naples. Pourtant, selon toute vraisemblance leur organisation avait été initiée par Pierre Joseph Briot, ami de Lucien Bonaparte, et qui avait été nommé par Joseph Bonaparte alors Roi de Naples, au poste d’intendant des Abruzzes. Avant eux des Charbonniers en France,


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s’organisent aussi contre la prise de pouvoir de Napoléon premier. Il n’est donc pas exclu que des Carbonarismes aient été successivement instrumentés par une Maçonnerie plus structurée et constante dans ses objectifs à long terme, comme bras armé provisoire contre l’ennemi du moment. Mais il n’aurait jamais été envisagé d’intégrer dans les Loges des éléments aussi versatiles. L’organisation des Charbonniers Français puis plus tard de leurs Bons Cousins italiens montre bien la filiation entre les deux. La Charbonnerie était organisée en «Vente» qui comprenait vingt membres. Comme nous l’avons déjà expliqué plus haut, ce mot désignait jadis en France une coupe de bois dans la forêt, les Italiens l’ont simplement traduit par «Vendita». Bien entendu, ce ne furent pas les misérables charbonniers s’exténuant devant leurs «meules» qui inquiétaient les pouvoirs en place, la Charbonnerie militante comptait dans ses rangs nombre de notables et certainement dans les plus hauts grades des hommes souvent proches du pouvoir. Nous avons cité des Bonaparte mais nous savons maintenant que le futur Napoléon III milita activement. Il fut aussi de notoriété publique que le Général La Fayette haut dignitaire de la secte, tenta en vain de faire évader les malheureux sergents de La Rochelle promis à la guillotine. Un italien d’origine, le général Rossetti qui fit toute sa carrière au service de la France écrivit à Joachim Murat alors roi de Naples: « La secte des Carbonari n’est autre chose que celle des Bons Cousins très connue en France et surtout dans la FrancheComté. J’en fus affilié en 1802 lorsque mon régiment était en garnison à Gray. J’ignore si les fondateurs de cette secte, parmi lesquels on cite François Ier, avaient un but politique en la fondant, mais il est certain que, à l’époque où j’en faisais partie, ses statuts, ses rites et ses cérémonies étaient d’une innocence, et


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pour mieux dire d’une niaiserie complètes. Le seul but louable de la secte était de reconnaître à certains signes le voyageur égaré et de lui prêter secours et assistance.» Il semblerait, au lu de ce rapport que dans de nombreux cas les Charbonneries n’étaient que des sortes de clubs de notables singeant les rites ésotériques des véritables charbonniers, regroupant peut-être des individus n’ayant pas réussi à intégrer la Franc Maçonnerie et jouant un peu à la société secrète. Il est possible aussi qu’en cas de mécontentement de ces élites locales, lorsque s’y révélait un leader plus charismatique, l’aimable confrérie devienne parfois un nid de redoutables comploteurs. La tentation fut donc grande pour les historiographes du sujet, de réunir sous l’appellation réductrice de Carbonari, de bénins groupements d’intérêts locaux un peu échauffés par des décisions controversées des gouvernements, ainsi que des structures beaucoup plus organisées et prêtes à la lutte armée. En guise de corroboration de l’opinion du général Rossetti sur la «niaiserie» des cérémonies d’initiation, je reporte cidessous un court extrait du cérémonial pour l’admission d’un «apprenti» lors d’une vendita en Italie vers 1810. Ouverture de la vendita au grade d’apprenti. Le grand maître bat un coup de hachette, qui est répété par le premier et le second assistant. Il appelle ensuite à l’ordre. Se placer à l’ordre, c’est mettre les mains en croix, la droite sur la gauche. Ensuite il prononce la prière suivante: A la gloire de de notre bon cousin Maître de l’univers ! -Nous vous prions de nous protéger dans nos augustes travaux. Et faites, grand Dieu ! que la paix et l’union règnent parmi nous. On fait aussitôt après les applaudissemens: A l’avantage première fois; ,à l’avantage deuxième fois; à l’avantage, troisième fois.


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Après quoi, le grand maître, bat le coup mystérieux trois fois et les assistans le répètent; puis tous font le signe, et le grand maître dit : La vendita est ouverte. Avertissez-en, premier et deuxième assistans, tous les bons cousins. Après l’avis donné par les assistans le grand maître ajoute: «Prenez place mes bons cousins.» Le grand maître au premier assistant :Où donne-t-on le premier grade, premier assistant? Réponse. Dans la baraque d’un bon cousin, ou dans la chambre d’honneur et dans la vendita des charbons, grand maître. D. Que fait. on pour conférer le premier grade? R. On étend un petit drap sur un tronc d’arbre, sur lequel se déposent les bases : 1° ledit drap; 2° l’eau; 5°·1e feu; 4° le sel; 5° le crucifix; 6° une branche de bois; 7° une autre garnie de ses feuilles. Il faut trois bons cousins ou plus pour faire une réception; le récipiendaire, toujours accompagné d’un maître, doit être hors du lieu où sont les bases et les bons cousins. Le bon cousin qui se trouve avec le récipiendaire, battant trois fois du pié, crie à l’avantage, première fois, deuxième fois, troisième fois, et dit : «Mes maîtres bons cousins, j’ai besoin «de secours.» Les bons cousins s’approchent du tronc, sur lequel ils battent leur cordon et donnent trois coups à l’avantage. Puis, ils font le signe convenable, savoir : en tirant la main droite de l’épaule gauche à la hanche droite. L’un d’entre eux dit ensuite : J’ai entendu «la voix d’un bon cousin qui demande du secours : il porte peut - être du bois pour chauffer les fourneaux.» Le grand maitre répond : Bien, travaillez, «mes bons cousins.» Et les bons cousins répètent le signe. Le grand maître. Récipiendaire, mon bon cousin, d’où venezvous? R. D’une forêt (de ma vendita ou de ma ligne ). D. Où allez-vous mon bon cousin? R. Dans la chambre d’honneur. D. Que venez-vous faire ici?


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R. Vaincre mes passions, soumettre mes volontés et m’instruire dans la respectable carbonara. D. Qu’apportez-vous de la forêt (de votre vendita ou de votre ligne) ? R. Du bois, des feuilles, de la terre, pour construire, pour frapper, pour cuire au fourneau. D. N’apportez-vous rien de plus ? R. J’apporte aussi la foi, l’espérance et la charité à tous les bons cousins de cette chambre d’honneur. D. Quelle est cette personne que vous conduisez? R. Un homme que j’ai trouvé égaré dans la forêt. D. Que demande·t-il? R. Il désire s’instruire dans les devoirs de la respectable carbonara, et faire partie de notre ordre. Le grand maître. Faites-le entrer. (Le néophyte est introduit.) Le grand maître fait quelques questions au candidat sur la morale et la religion. Il le fait placer ensuite à genoux, les mains en croix, près du trône. Le candidat prononce l’obligation d’usage. Obligation. « Je promets et m’oblige sur l’honneur de ne jamais révéler les secrets des bons cousins, de ne jamais attenter à l’honneur de leurs épouses, et de ne point en recevoir parmi les bons cousins; de fournir à chaque bon cousin tous les secours que mes facultés comportent; de ne faire aucune réception sans être accompagné de deux autres bons cousins. Ainsi Dieu me soit en aide !» Les bons cousins reprennent ensuite leurs habits; le bon cousin grand maître fait l’explication des bases et du tronc; l’orateur prononce son discours; on fait tourner le sac despropositions et celui des pauvres. Après cela fait, le grand maître invite tous les bons cousins à faire des propositions pour le bien de la vendita, frappe trois coups et annonce au premier et au second assistant que la vendita est close. Je n’ai aucune certitude que ces quelques extraits de l’abondante documentation fournie dans le document qui m’a


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été confié et rassemblée par Gaetano présente un tableau réaliste du Carbonarisme. Le patient lecteur qui espérait après avoir consulté ces quelques pages, posséder une image précise et rigoureuse d’une société secrète supposée monolithique, restera malheureusement sur sa faim. J’ai toutefois l’espoir que le tableau brossé aidera à la compréhension des événements que le dernier support du Pérégrin, va maintenant nous relater. Retournons donc à Rome retrouver Gaetano Scolari. Après avoir quitté Léopold et le couple princier féru d’art graphique, il se consacra aussi à l’accroissement de sa fortune et de celle de ses associés. Ses activités commerciales constituaient certes un paravent efficace pour des actions plus discrètes au service de Monsieur Martin, elles n’en étaient pas moins prenantes et fortement rémunératrices. D’importants contrats de fournitures de produits orientaux furent signés avec deux importateurs italiens et Gaetano effectua avec l’un d’eux, un aller et retour éclair au port de Civitavecchia où l’un des vaisseaux de la Compagnie venait d’accoster les cales pleines. Le signore Rossi, l’un de ces deux partenaires, possédait une somptueuse propriété à Santa Marinella à faible distance du port où ils arrivèrent le soir après un court voyage d’une cinquantaine de kilomètres de Rome. Madame Rossi souhaitant séjourner quelques temps au bord de la mer avec son plus jeune fils, selon les recommandations du médecin qui soignait le jeune garçon, une grande et confortable voiture tirée par deux magnifiques chevaux s’élança donc avec entrain sur la Via Aurélia conduite par un superbe cocher aux moustaches impressionnantes. Rossi portait beau la cinquantaine et correspondait en tous points à l’image que l’on se fait généralement du nouveau riche. Il étalait sans vergogne son opulence avec une innocence qui frisait parfois le ridicule. C’est ainsi que l’imposant véhicule était peint d’un bleu profond propre à bien mettre en évidence une profusion de dorures. Même les deux grosses lanternes qui encadraient le cocher semblaient être en or massif.


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Le dit cocher qui répondait au prénom d’Aldo était chamarré comme un officier de hussards, dans un luxueux ensemble du même bleu que la voiture avec des épaulettes jaunes. Le chapeau, sorte de haut-de-forme à large bord ondulé était lui aussi bleu comme la redingote et entouré d’un vaste ruban jaune. Suprême raffinement, il était chaussé de bottes en cuir manifestement identique à celui de couleur claire d’une capote qui repliée en arrière transformait le véhicule en une sorte d’élégant phaéton. Enfin, pour que nul n’en ignore, deux énormes P et R blanc et or, artistiquement entrelacés témoignaient que Paolo Rossi faisait la grâce aux autochtones de traverser leur contrée. Il s’avéra que jadis, le jeune Paolo quittant son misérable village de Ligurie et ne s’exprimant que dans son patois local fut plus ou moins vendu à un riche Romain qui l’employa comme palefrenier. Maltraité, il s’enfuit un jour et vécut d’expédients et de menus larcins dans la Ville Eternelle en tentant d’échapper à la police. Un petit trafic d’objets hétéroclites, meubles vaisselle et bibelots dont il négociait l’achat dans les campagnes et qu’il revendait en ville après quelques soudures par ci ou revernissage par là, devint après quelques années un fructueux commerce d’antiquités. Paolo prétendait humblement n’avoir pas compris lui-même la cause d’une telle réussite, mais les faits étaient là, tout ce qu’il touchait se transformait en or. Paolo avait troqué maintenant sa misérable charrette à bras pour un impressionnant parc hippomobile. Il gérait toujours avec la même insolente réussite et surtout sans doute le soutien d’un dieu Mercure descendant spécialement pour lui de l’Olympe, son petit empire de négoce. Nouveau riche mais cœur d’or, Monsieur Rossi était adoré par ses employés, qu’il traitait comme il aurait souhaité être traité pendant ses débuts misérables. Gaetano fut tout de même surpris de l’accueil que la petite bourgade de Santa Marinella réservait à Paolo. A trois reprises Aldo dut arrêter la voiture pour que quelques habitants


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viennent le saluer avec respect. A peine descendu de voiture et le petit Giaccomo couvert de baisers par la domesticité féminine et le reste du personnel accueillant le maître avec une joie non feinte, on vit accourir le curé du village un peu essoufflé qui prétendit venir tout spécialement bénir la famille Rossi. Le maître était un grand bienfaiteur de la paroisse et le défilé des villageois venant souhaiter la bienvenue ne faisait que commencer. Madame Rossi savait que cela allait l’occuper et que quelques malheureux repartiraient avec quelques pièces que la bonne dame glisserait dans leur escarcelle. Ce soir là, Lucullus dîna chez Lucullus et Gaetano qui pourtant avait roulé sa bosse resta estomaqué par la somptuosité du festin qui lui fut offert ainsi qu’à quelques sommités régionales averties sans doute par avance depuis quelques jours que Rossi serait là, ce soir, avec un invité important. Rossi lui présenta ainsi des gens influents de Civitavecchia, édiles et grosses fortunes locales avec qui il semblait être à tu et à toi. Beaucoup étaient déjà curieusement au courant que le navire mouillé sur les quais était la propriété de l’hôte de marque de celui qui les recevaient avec magnificence. Tard dans la soirée, après que «le Colonel «ait charmé l’auditoire par le récit maintes fois répété en d’autres lieux de la campagne de Morée, le roulement des nombreuses voitures ramenant leurs propriétaires au logis s’estompa dans le lointain, faisant place au discret bruit des vaguelettes venant mourir sur la grève toute proche. Le lendemain, un léger tilbury, conduit par Paolo lui-même, les amena au port qui reliait le Latium au reste du monde. Habitué aux fréquentes lourdeurs administratives qui attendaient souvent les navires de commerce étrangers débarquant des marchandises, il lui apparut que la présence du Signore Rossi aplanissait comme par magie toutes les difficultés. Le vieux Stella d’Hallue dont le port d’attache était pourtant Ancône, n’en était pas moins d’ordinaire l’objet des tracasseries dont


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douaniers et gabelous italiens, comme ceux de tous autres pays, se montraient particulièrement généreux. Ses activités occultes le prédisposant à voir partout maffias, sectes ou sociétés secrètes, notre franco-italien commençait à trouver anormale cette complicité des autorités, des notables et pourquoi pas de l’Eglise avec ce Rossi si sympathique. Une fois monté à bord du Stella d’Hallue, Gaetano présenta à ce futur important client, Monsieur René Gabriel Jouvie qui était à bord le responsable de la précieuse cargaison. Jouvie assurait au sein de la société italo-américaine les mêmes fonctions qui permirent jadis à Gaetano de faire fortune. Possédant la maîtrise des quelques idiomes principaux en usage sur le pourtour méditerranéen c’est lui qui avait négocié à Alexandrie, l’achat avec un chef de caravanes yéménite, un important lot de précieux et vénérables émaux cloisonnés arrivant sur des boutres indiens du lointain Empire du Milieu. Jouvie montrera un peu plus tard lors des négociations avec Rossi qu’il était incollable sur l’art chinois, sous le règne de l’empereur Kangxi, et inflexible sur le prix qu’il souhaitait pour ces pièces exceptionnelles. Monsieur Rossi engrangera aussi dans ses entrepôts d’inimitables jamdani dites mousselines fleuries d’une incroyable finesse de tissage. Gageons que toutes ces merveilles contribueraient sous peu à accroître le faste des cours royales de la péninsule et par concomitance la fortune du brave Paolo. Gaetano n’avait donc qu’à se louer de cet adjoint que Monsieur Martin lui avait imposé, de la même façon qu’un précédent Monsieur Martin l’avait imposé lui, Gaetano Scolari, au regretté François Ruisse. Rossi surveillait avec vigilance la noria des charrettes à bras tirées par de vigoureux tâcherons, assurant le transfert des marchandises vers un lointain entrepôt. Pendant ce temps, dans le secret de la cabine du capitaine, Gaetano gravait dans la mémoire de René Gabriel les informations qui seraient fidèlement restituées au chef des services de renseignements marseillais.


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Jouvie lui remit aussi une lettre cachetée que Madame Ruisse lui avait confiée lors de son récent passage à Ancône en lui demandant de bien vouloir lui ramener dès que possible la réponse car elle n’avait aucune confiance dans les services de poste et il était de notoriété publique que dans les Etats du Pape, la police ne respectait pas la confidentialité du courrier. Effi déclarait dans cette missive qu’au sujet de ce qui la préoccupait, seul Gaetano, l’ami et le confident de son cher François pouvait l’aider à prendre une importante décision. Orlando Orsini se montrait le plus dévoué des amis, tout ce qui était en son pouvoir pour éviter le moindre tracas à la veuve de son ancien patron était immédiatement mené à bien. Il venait encore d’accéder au souhait des enfants Ruisse d’aller s’établir aux Etats Unis d’Amérique en intervenant auprès de Simon Goldstein avec qui il s’était lié d’amitié. Goldstein l’un des fondateurs de la société de Boston qui possédait désormais la majorité des parts de la désormais filiale qui employait Orlando et Gaetano était venu passer quelques mois en Italie pour se faire une idée plus précise des potentialités du commerce méditerranéen. Il en était reparti en promettant à Orlando d’inciter le conseil d’administration à investir encore davantage sur ce secteur en pleine expansion. Ioanna et Nicolas seraient pris en charge par la famille Goldstein. Mais dans la vie de tous les jours à Ancône, Orlando se comportait comme l’ami attentionné dont Effi ne saurait plus se passer. En réalité, depuis que ses enfants avaient quitté l’Europe, elle n’avait plus qu’Orlando au monde. Elle avait compris depuis quelques temps qu’Orlando brûlait d’ajouter à son dévouement toute la tendresse qu’il avait de plus en plus de mal à dissimuler. Elle pressentait donc que tôt ou tard Orlando outrepasserait une réserve de plus en plus difficile à observer. François, son François qui avait toujours veillé à son bonheur, approuverait-il cette union? Gaetano était un peu troublé par cette approbation que cette femme implorait, comme si son subconscient l’avait confusé-


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ment avertie des liens plus forts que la mort qui subsistaient entre eux. Il rédigea donc une longue lettre dans laquelle il affirmait que son ami, si cela était en son pouvoir approuverait sans restriction cette union. Orlando homme de cœur lui assurerait un avenir où la solitude n’aurait plus sa place. Une nouvelle vie s’ouvrirait devant eux et que les dieux fassent qu’ils y trouvent tous deux le bonheur. Il rédigea ensuite une seconde lettre à l’attention d’Orlando dans laquelle il lui exprimait sa gratitude pour les attentions dont il entourait la veuve du disparu. Avec toute la délicatesse dont il était capable, inspiré par l’esprit de François que je maintenais en lui, il suggéra que l’établissement de liens plus étroits avec Effi mettrait fin à une période sombre de sa vie et le rassurerait personnellement sur l’avenir de la femme de celui qui fut pour lui un mentor et un ami très cher. Puis il quitta Jouvie désormais dévolu au rôle de messager du bonheur. Pendant le retour vers Rome, seuls dans le tilbury dont Paolo tenait les rênes, ce dernier suggéra qu’il ne serait pas inintéressant pour le Colonel de faire la connaissance de quelques bons amis qu’il possédait à Rome. Ils seraient certainement heureux d’échanger avec lui quelques considérations philosophiques et pourquoi pas de nouer avec lui des liens plus étroits. Afin de lever un peu le voile d’ambiguïté de ses propos il retourna à maintes reprises l’une de ses mains qui tenaient les lanières de cuir de façon si ostentatoire que Gaetano ne put ne pas remarquer les trois petits points qui étaient tatoués sur sa paume. La perche qui lui était tendue n’était pas discrète mais comme ce genre de proposition n’était pas pour lui la première du genre, il savait très bien comment la traiter. Il n’avait quant à lui aucune animosité envers les «enfants de la veuve» car il en savait assez du fait de l’héritage mental de ses prédécesseurs. Pour le Pérégrin, la doctrine maçonne


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lorsqu’elle était épurée de ses rites initiatiques un peu ridicules et d’une généalogie des plus contestables, semblait constituer une avancée par rapport aux religions actuelles asseyant leur dogmatisme sur des bases héritées d’un antique obscurantisme. La notion de Grand Architecte ne pouvait que me satisfaire, même si l’idée que les «frères» se faisaient de cet être suprême ne reposait pas toujours sur une analyse philosophique rigoureuse. Mais comment le leur reprocher alors que moi, Pérégrin, si j’avais la certitude de la vanité des croyances humaines, j’étais dans le même état d’ignorance qu’eux sur la réalité du Créateur d’un Univers dont mes semblables et moimême soupçonnons à peine la complexité. Mais pour l’instant, il me fallait éluder poliment l’offre qui m’était faite. Je me déclarais vivement intéressé par la perspective de relations plus étroites avec des gens d’esprit, mais que malheureusement un calendrier assez rempli par d’importants rendez-vous dans l’Italie du nord m’obligeait à remettre à plus tard ces prometteuses opportunités. Mon prochain long séjour à Rome était prévu pour le début de l’année prochaine et je ne manquerai pas alors de lui rappeler sa proposition. En réalité, je devais tout d’abord savoir si Monsieur Martin jugeait intéressante une intronisation dans la Franc-Maçonnerie romaine. Mise à part la légère déconvenue que je crus ressentir chez Paolo suite à ma dérobade, nous nous quittâmes assez satisfaits tous deux de notre petite escapade. Mais dès demain, mon entrevue avec les deux princes Louis Napoléon et Napoléon Louis promettait de se révéler plus riche en péri


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Chapitre 22

Soulèvement catastrophique contre les Autrichiens initié par les Carbonari. Mort du Prince Napoléon Louis.

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aetano avait loué par l’intermédiaire d’une officine spécialisée, une belle résidence patricienne près de la via Claudia à moins de cinq cents mètres du Colisée. Une domesticité adéquate assurait un service exemplaire sous la houlette de la signora Garabello, veuve ayant connu jadis un train de vie aux fastes hélas aujourd’hui révolus. Une missive de la main de la princesse Charlotte l’y attendait, lui précisant que le rendez-vous précédemment pris devait malheureusement être différé. Elle expliquait que les tracasseries d’une surveillance policières accrue depuis quelques jours, risquaient de lui nuire en le rendant à son tour suspect. Elle proposait donc que son époux vienne discrètement le chercher le surlendemain soir pour l’emmener dans un lieu, où il rencontrerait son frère et quelques amis. Gaetano chargea le jeune fils du jardinier de porter chez la princesse un billet indiquant que ces nouvelles dispositions lui convenaient. Prenons donc comme Gaetano notre mal en patience et profitons-en pour tenter d’éclairer nos courageux lecteurs, sur une situation politique des plus confuses à Rome en ce début d’hiver 1830. Tâche ardue pour moi pauvre scribe, devant extraire en une courte esquisse l’essentiel du vaste panorama finement détaillé, brossé par l’héritier de Pérégrin-Gaetano. Le dix février 1829, le pape Léon XII s’éteignait après six années de règne. Pur produit de la noblesse péninsulaire, Annibale Sermattei della Genga était le fils du Comte Flavio Sermattei. Ce «Pape de la Sainte Alliance» accéda à la tiare avec l’appui du parti des conservateurs soutenus par l’Autriche. Il réta-


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blira l’autorité temporelle du Saint Siège sur les Etats Pontificaux avec détermination. Il luttera efficacement contre le brigandage qui désolait le centre de l’Italie, mais il s’acharna aussi sur les Carbonari et la Franc Maçonnerie. Ayant bien compris que le vent de libéralisme qui soufflait sur l’Europe depuis 1789 suivi par la tornade napoléonienne qui écarta du pouvoir tous ceux qui pourtant possédaient, comme le précise une bulle papale: (la puissance royale qui ne vous a pas seulement été conférée pour gouverner le monde, mais encore et principalement pour prêter main forte à l’Église, en comprimant les méchants avec courage, en protégeant les bonnes lois, en rétablissant l’ordre dans toutes les choses où il a été troublé), risquait de faire écrouler un système théocratique millénaire. Dans sa lettre apostolique Dirae Librorum, publiée le 26 juin 1827, il déclarera que «au terrible torrent de boue constitué par les livres sortis de l’officine ténébreuse des impies, sans autre but, sous leur forme éloquente et leur sel perfide, que de corrompre la foi et les mœurs et d’enseigner le péché, le meilleur remède, on en peut être assuré, est de leur opposer des écrits salutaires et de les répandre». Les larges extraits des Bulles que nous reproduisons ci-dessous montrent bien la conscience aiguë que la Papauté avait du danger mortel qui la guettait. Clément XII, Notre prédécesseur, ayant vu que la secte dite des Francs-Maçons, ou appelée d’un autre nom, acquérait chaque jour une nouvelle force, et ayant appris avec certitude, par de nombreuses preuves, que cette secte était non seulement suspecte mais ouvertement ennemie de l’Église catholique, la condamna par une excellente constitution qui commence par ces mots : In eminenti publiée le 28 avril 1738, Cependant, pour ôter aux sectaires jusqu’au moindre prétexte, Benoît XIV publia une nouvelle Bulle commençant ainsi : Providas, et datée du 18 mars 1751 ; dans cette Bulle, il rapporta et confirma textuellement et


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de la manière la plus expresse celle de son prédécesseur. ..... Plût à Dieu que ceux qui avaient le pouvoir en main eussent su apprécier ces décrets autant que l’exigeait le salut de la religion et de l’État ! Plût à Dieu qu’ils eussent été convaincus qu’ils devaient voir dans les Pontifes Romains, successeurs de saint Pierre, non seulement les pasteurs et les chefs de l’Église catholique, mais encore les plus fermes appuis des gouvernements et les sentinelles les plus vigilantes pour découvrir les périls de la société ! Plût à Dieu qu’ils eussent employé leur puissance à combattre et à détruire les sectes dont le Siège Apostolique leur avait découvert la perfidie ! Ils y auraient réussi dès lors mais, soit que ces sectaires aient eu l’adresse de cacher leurs complots, soit que, par une négligence ou une imprudence coupable, on eût présenté la chose comme peu importante et devant être négligée, les Francs-Maçons ont donné naissance à des réunions plus dangereuses encore et plus audacieuses. On doit placer à leur tête celle des Carbonari, qui paraîtrait les renfermer toutes dans son sein, et qui est la plus considérable en Italie et dans quelques autres pays. Divisée en différentes branches et sous des noms divers, elle a osé entreprendre de combattre la religion catholique et de lutter contre l’autorité légitime. Ce fut pour délivrer l’Italie et les autres pays, et spécialement les États du Souverain Pontife, de ce fléau qui avait été apporté par des étrangers dans le temps où l’autorité pontificale était entravée par l’invasion, que Pie VII, Notre prédécesseur d’heureuse mémoire, publia une Bulle, le 13 septembre 1821, commençant par ces mots : Ecclesiam a Jesu Christo. Elle condamne la secte dite des Carbonari sous les peines les plus graves, sous quelque dénomination et dans quelque pays qu’elle existe. ....Il y avait peu de temps que cette Bulle avait été publiée par Pie VII, lorsque Nous avons été appelé, malgré la faiblesse de nos mérites, à lui succéder au Saint Siège. Nous Nous sommes aussitôt appliqué à examiner l’état, le nombre et la force de ces associations secrètes et Nous avons reconnu facilement que leur


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audace s’était accrue par les nouvelles sectes qui s’y sont rattachées. Celle qu’on désigne sous le nom d’Universitaire a surtout fixé notre attention ; elle a établi son siège dans plusieurs universités, où des jeunes gens, au lieu d’être instruits, sont pervertis par quelques maîtres, initiés à des mystères qu’on pourrait appeler des mystères d’iniquité, et formés à tous les crimes. De là vient que si longtemps après que le flambeau de la révolte a été allumé pour la première fois en Europe par les sociétés secrètes, et qu’il a été porté au loin par ses agents, après les éclatantes victoires remportées par les plus puissants princes et qui Nous faisaient espérer la répression de ces sociétés ; cependant, leurs coupables efforts n’ont pas encore cessé : car, dans les mêmes contrées où les anciennes tempêtes paraissaient apaisées, n’a-t-on pas à craindre de nouveaux troubles et de nouvelles séditions que ces sociétés trament sans cesse ? N’y redoute-t-on pas les poignards impies dont ils frappent en secret ceux qu’ils ont désignés à la mort ? Combien de luttes terribles l’autorité n’a-telle pas eu à soutenir malgré elle, pour maintenir la tranquillité publique ? On doit encore attribuer à ces associations les affreuses calamités qui désolent de toute part l’Église, et que Nous ne pouvons rappeler sans une profonde douleur : on attaque avec audace ses dogmes et ses préceptes les plus sacrés ; on cherche à avilir son autorité, et la paix dont elle aurait le droit de jouir est non seulement troublée, mais on pourrait dire qu’elle est détruite. On ne doit pas s’imaginer que Nous attribuions faussement et par calomnie à ces associations secrètes tous les maux et d’autres que Nous ne signalons pas. Les ouvrages que leurs membres ont osé publier sur la religion et sur la chose publique, leur mépris pour l’autorité, leur haine pour la souveraineté, leurs attaques contre la divinité de Jésus-Christ et l’existence même d’un Dieu, le matérialisme qu’ils professent, leurs codes et leurs statuts, qui démontrent leurs projets et leurs vues, prouvent ce que Nous avons rapporté de leurs efforts pour renverser les princes légitimes et pour ébranler les fondements de l’Église ; et ce qui est également certain, c’est que ces différentes associations, quoique


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portant diverses dénominations, sont alliées entre elles par leurs infâmes projets. D’après cet exposé, Nous pensons qu’il est de Notre devoir de condamner de nouveau ces associations secrètes, pour qu’aucune d’elles ne puisse prétendre qu’elle n’est pas comprise dans Notre sentence apostolique et se servir de ce prétexte pour induire en erreur des hommes faciles à tromper. Ainsi, après avoir pris l’avis de Nos Vénérables Frères les Cardinaux de la sainte Église Romaine, de Notre propre mouvement, de Notre science certaine et après de mûres réflexions, Nous défendons pour toujours et sous les peines infligées dans les Bulles de Nos prédécesseurs insérées dans la présente et que Nous confirmons, Nous défendons, disons-Nous, toutes associations secrètes, tant celles qui sont formées maintenant que celles qui, sous quelque nom que ce soit, pourront se former à l’avenir, et celles qui concevraient contre l’Église et toute autorité légitime les projets que Nous venons de signaler. C’est pourquoi Nous ordonnons à tous et à chaque chrétien, quels que soient leur état, leur rang, leur dignité ou leur profession, laïques ou prêtres, réguliers ou séculiers, sans qu’il soit nécessaire de les nommer ici en particulier, et, en vertu de la sainte obéissance, de ne jamais se permettre, sous quelque prétexte que ce soit, d’entrer dans les susdites sociétés, de les propager, de les favoriser ou de les recevoir ou cacher dans sa demeure ou autre part, de se faire initier à ces sociétés dans quelque grade que ce soit, de souffrir qu’elles se rassemblent ou de leur donner des conseils ou des secours ouvertement ou en secret, directement ou indirectement, ou bien d’engager d’autres, de les séduire, de les porter ou de les persuader à se faire recevoir ou initier dans ces sociétés, dans quelque grade que ce soit, ou d’assister à leurs réunions, ou de les aider ou favoriser de quelque manière que ce soit ; au contraire, qu’ils se tiennent soigneusement éloignés de ces sociétés, de leurs associations, réunions ou assemblées, sous peine d’excommunication dans laquelle ceux qui auront contrevenu à cette défense tomberont par le fait même, sans qu’ils


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puissent jamais en être relevés que par Nous ou Nos successeurs, si ce n’est en danger de mort. Nous ordonnons en outre à tous et à chacun, sous peine de l’excommunication réservée à Nous et à Nos successeurs, de déclarer à l’évêque et aux autres personnes que cela concerne, dès qu’ils en auront connaissance, si quelqu’un appartient à ces sociétés ou s’est rendu coupable de quelques-uns des délits susmentionnés. Nous condamnons surtout et Nous déclarons nul le serment impie et coupable par lequel ceux qui entrent dans ces associations s’engagent à ne révéler à personne ce qui regarde ces sectes, et à frapper de mort les membres de ces associations qui feraient des révélations à des supérieurs ecclésiastiques ou laïques. N’est-ce pas, en effet, un crime que de regarder comme un lien obligatoire, un serment, c’est-à-dire un acte qui doit se faire en toute justice, et où l’on s’engage à commettre un assassinat, et à mépriser l’autorité de ceux qui, étant chargés du pouvoir ecclésiastique ou civil, doivent connaître tout ce qui est important pour la religion et la société, et ce qui peut porter atteinte à leur tranquillité ? N’est-ce pas indigne et inique de prendre Dieu à témoin de pareils attentats ? Les Pères du Concile de Latran ont dit avec beaucoup de sagesse (can. 3) «qu’il ne faut pas considérer comme serment, mais plutôt comme parjure tout ce qui a été promis au détriment de l’Église et contre les règles de la tradition. «Peut-on tolérer l’audace ou plutôt la démence de ces hommes qui, disant, non seulement en secret, mais hautement, qu’il n’y a point de Dieu, et le publiant dans leurs écrits, osent cependant exiger en son nom un serment de ceux qu’ils admettent dans leur secte ? ..... Princes catholiques, Nos très chers fils en Jésus Christ, pour qui Nous avons une affection particulière, Nous vous demandons avec instance de venir à Notre secours. Nous vous rappellerons ces paroles que Léon le Grand, notre prédécesseur et dont Nous portons le nom, quoique indigne de lui être comparé, adressait


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à l’empereur Léon : «Vous devez sans cesse vous rappeler que la puissance royale ne vous a pas seulement été conférée pour gouverner le monde, mais encore et principalement pour prêter main forte à l’Église, en comprimant les méchants avec courage, en protégeant les bonnes lois, en rétablissant l’ordre dans toutes les choses où il a été troublé «. Les circonstances actuelles sont telles que vous avez à réprimer ces sociétés secrètes, non seulement pour défendre la religion catholique, mais encore pour votre propre sûreté et pour celle de vos sujets. La cause de la religion est aujourd’hui tellement liée à celle de la société, qu’on ne peut plus les séparer ; car ceux qui font partie de ces associations ne sont pas moins ennemis de votre puissance que de la religion. Ils attaquent l’une et l’autre et désirent également les voir renversées ; et s’ils le pouvaient, ils ne laisseraient subsister ni la religion ni l’autorité royale. Telle est la perfidie de ces hommes astucieux, que, lorsqu’ils forment des vœux secrets pour renverser votre puissance, ils feignent de vouloir l’étendre. Ils essaient de persuader que Notre pouvoir et celui des évêques doit être restreint et affaibli par les princes, et qu’il faut transférer à ceux-ci les droits, tant de cette Chaire apostolique et de cette Église principale, que des évêques appelés à partager Notre sollicitude. Ce n’est pas la haine seule de la religion qui anime leur zèle, mais l’espoir que les peuples soumis à votre empire, en voyant renverser les bornes posées dans les choses saintes par JésusChrist et son Église, seront amenés facilement par cet exemple à changer ou à détruire aussi la forme du gouvernement. Vous aussi, Fils chéris, qui professez la religion catholique, Nous vous adressons particulièrement Nos prières et Nos exhortations. Évitez avec soin ceux qui appellent la lumière ténèbres et les ténèbres lumière. En effet, quel avantage auriez-vous à vous lier avec des hommes qui ne tiennent aucun compte ni de Dieu ni des puissances, qui leur déclarent la guerre par des intrigues et des assemblées secrètes, et qui, tout en publiant tout haut qu’ils ne veulent que le bien de l’Eglise et de la société, prouvent par toutes leurs actions qu’ils cherchent à porter le trouble par-


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tout et à tout renverser ? Ces hommes sont semblables à ceux à qui l’apôtre saint Jean ordonne de ne pas donner l’hospitalité, et qu’il ne veut pas qu’on salue (IIe Épître, v. 10) ; ce sont les mêmes que nos pères appelaient les premiers nés du démon. Gardez-vous donc de leurs séductions et des discours flatteurs qu’ils emploieront pour vous faire entrer dans les associations dont ils font partie. Soyez convaincus que personne ne peut être lié à ces sociétés sans se rendre coupable d’un péché grave : fermez l’oreille aux paroles de ceux qui, pour vous attirer dans leurs assemblées, vous affirmeront qu’il ne se commet rien de contraire à la raison et à la religion, et qu’on n’y voit et n’y entend rien que de pur, de droit et d’honnête. D’abord ce serment coupable dont Nous avons parlé, et qu’on prête même dans les grades inférieurs, suffit pour que vous compreniez qu’il est défendu d’entrer dans ces premiers grades et d’y rester ; ensuite, quoique l’on n’ait pas coutume de confier ce qu’il y a de plus compromettant et de plus criminel à ceux qui ne sont pas parvenus à des grades éminents, il est cependant manifeste que la force et l’audace de ces sociétés pernicieuses s’accroissent en raison du nombre et de l’accord de ceux qui en font partie. Ainsi ceux qui n’ont pas passé les rangs inférieurs doivent être considérés comme les complices du même crime, et cette sentence de l’apôtre (Épître aux Romains, ch. 1) tombe sur eux : «Ceux qui font ces choses sont dignes de mort, et non seulement ceux qui les font, mais même ceux qui s’associent à ceux qui s’en rendent coupables «. Enfin, Nous, nous adressons avec affection à ceux qui, malgré les lumières qu’ils avaient reçues, et la part qu’ils avaient eue au don céleste et aux grâces de l’Esprit-Saint, ont eu le malheur de se laisser séduire et d’entrer dans ces associations, soit dans les rangs inférieurs, soit dans les degrés plus élevés. Nous qui tenons la place de Celui qui a déclaré qu’il n’était pas venu appeler les justes mais les pêcheurs, et qui s’est comparé au pasteur qui, abandonnant le reste de son troupeau, cherche avec inquiétude la brebis qu’il a perdue, Nous les pressons et Nous les prions de revenir à Jésus Christ. Sans doute ils ont commis un grand crime, cependant ils ne doivent point désespérer de la


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miséricorde et de la clémence de Dieu et de son Fils Jésus Christ ; qu’ils rentrent dans les voies du Seigneur, il ne les repoussera pas ; mais semblable au père de l’enfant prodigue, il ouvrira ses bras pour les recevoir avec tendresse. Pour faire tout ce qui est en Notre pouvoir et pour leur rendre plus facile le chemin de la pénitence, Nous suspendons pendant l’espace d’un an après la publication de ces Lettres apostoliques dans le pays qu’ils habitent, l’obligation de dénoncer leurs frères, et Nous déclarons qu’ils peuvent être relevés de ces censures, même en ne dénonçant pas leurs complices, par tout confesseur approuvé par les Ordinaires des lieux qu’ils habitent. Nous usons également de la même indulgence à l’égard de ceux qui demeurent à Rome. Si quelqu’un (ce qu’à Dieu ne plaise !) était assez endurci pour ne pas abandonner ces sociétés dans le temps que Nous avons prescrit, il sera tenu de dénoncer ses complices, et il sera sous le poids des censures s’il revient à résipiscence après cette époque ; il ne pourra obtenir l’absolution qu’après avoir dénoncé ses complices, ou au moins juré de les dénoncer le plus tôt possible. Cette absolution ne pourra être donnée que par Nous, Nos successeurs ou ceux qui auront obtenu du Saint-Siège la faculté de relever de ces censures. Nous voulons que les exemplaires imprimés du présent Bref apostolique, lorsqu’ils seront signés de la main d’un notaire public et munis du sceau d’un dignitaire de l’Église, obtiennent la même foi que l’original. Que personne ne se permette d’enfreindre ou de contredire Notre présente déclaration, condamnation, ordre, défense, invocation, réquisition, décret et volonté. Si, néanmoins, quelqu’un se le permettait, qu’il sache qu’il s’attire par là la colère du Dieu tout-puissant et des saints apôtres Pierre et Paul. Donné à Rome, près Saint-Pierre, l’année de l’Incarnation de Notre-Seigneur 1825, le 3 des ides de Mars (13 mars), de notre Pontificat l’an II. En bref, la guerre était déclarée contre le front uni des


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princes de la Sainte alliance et de la Papauté. Ni les uns ni l’autre ne voyaient d’un bon œil ces agitateurs qui avouaient vouloir chasser du sol italien ces tyrans étrangers et confiner le Pape dans des fonctions spirituelles qui manifestement ne lui suffisaient pas. Comme toujours, des tribuns français souvent irresponsables, prononçaient à Paris de nobles discours dans lesquels les révolutionnaires italiens voyaient un peu trop rapidement un soutien de la France à d’éventuelles menées libératrices. Se gargarisant d’un «principe de non-intervention» que les monarques rétablis par le Congrès de Vienne n’avaient nullement l’intention d’appliquer, le ministre Lafitte avait déclaré à la tribune que la France ne permettrait pas que la non-intervention fut violée. André Dupin, le frère aîné du mathématicien ajoutait: Si la France, se refermant dans un froid égoïsme avait dit qu’elle n’interviendrait pas, se serait une lâcheté; mais dire qu’elle ne souffrirait pas qu’on intervienne, c’est la plus noble attitude que puisse prendre un peuple fort et généreux. Les Carbonari crurent aussi que la vacance des trônes de Rome de Sicile et du Piémont constituait une opportunité qui les incitait aussi à précipiter leur action. A Rome une intense effervescence agita le monde diplomatique. Les ambassadeurs des grandes puissances antagonistes intriguaient pour que le choix du nouveau Saint Père soit conforme à leurs intérêts respectifs. Rappelons succinctement ce qu’était la Sainte Alliance. Lorsque Waterloo eut mis fin au cataclysme napoléonien, Le Tsar Alexandre 1er, l’Empereur François 1er d’Autriche et Frédéric-Guillaume Roi de Prusse signent un pacte censé les prémunir contre de nouvelles menées révolutionnaires ou libérales (en particulier de la France) qui à nouveau feraient vaciller leurs trônes. Ils s’engagent à promouvoir les préceptes de justice, de charité et de paix, au nom de la Très Sainte et indivisible Trinité des trois puissances Orthodoxe, Catholique et Protestante.


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L’Angleterre viendra faire la quatrième de cette Alliance quelques mois après pour assurer la pérennité de l’Acte final du Congrès de Vienne. En 1820 Le Prince de Metternich verrouillera encore un peu plus le système en: Affirmant le droit d’intervention si la situation intérieure d’un Etat menace la paix de ses voisins. Il faut bien aussi expliquer ce que venaient faire dans cette poudrière le brûlot encore mal éteint des héritiers de l’Empereur Napoléon déchu. Sans doute encouragés par une attitude de la papauté moins hostile que celle des gouvernants de la Sainte Alliance, se retrouva dans les Etats du Pape, autour de Laetitia Ramolino, mère de l’empereur, une bonne partie de ce qui lui restait de famille. L’ex impératrice Marie-Louise était de son côté retournée dans le giron de la Sainte Alliance en tant que duchesse de Parme, de Plaisance et de Guastalla. Plus attirée par les villes d’eau ou par Vienne elle laissait la gestion de ses états tout d’abord à un général autrichien puis à un comte français dont elle avait fait ses gouverneurs puis ses amants et enfin ses époux. Son fils Napoléon II était en permanence à Vienne sous la surveillance attentive de son aïeul l’Empereur d’Autriche. Sans doute traité correctement, il était ainsi soustrait à des velléités de rétablissement dynastique de la part des fidèles de Napoléon 1er. Madame Mère s’était installée dans le palais Rinuccini en compagnie de son demi frère le Cardinal Joseph Fesch. On peut supposer que le Cardinal qui s’était toujours montré fidèle à la papauté en s’opposant même parfois à son neveu n’était pas étranger à l’asile bienveillant des Bonaparte dans les Etats Pontificaux. Fesch s’établira ensuite définitivement Via Guilia dans le palais Falconieri. Madame Mère achètera plus tard le palais Bonaparte sur la place de Venise.


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Laetitia regroupa ainsi en Italie sa fille Caroline, veuve de Murat, son fils Lucien, sa fille Pauline, puis enfin Jérôme et Louis. Bien entendu à ces éléments de base s’ajoute une ribambelle de fils, de filles, de neveux et de nièces. Dans la propriété de Lucien, à Canino on peut ainsi compter douze enfants issus des deux mariages de ce dernier. Quatre autres se trouvent chez Jérôme en comptant son fils aîné, l’Américain Jérôme Bo et enfin nos deux princes, enfants de la reine Hortense dont nous avons déjà fait état, y faisaient aussi des séjours. Rajoutons, afin que le lecteur soit encore un peu plus perdu dans cet imbroglio d’influences disparates et souvent antagonistes, que si parmi les plus jeunes on trouvait des sympathisants ou adhérents au Carbonarisme, il était de notoriété publique que Jérôme Bonaparte était Grand Maître de la Grande Mère Loge de Wesphalie, que Caroline Bonaparte fut Grande Maîtresse des Loges d’adoption du Royaume des Deux-Siciles, que Joseph Bonaparte fut Grand Maître du Grand Orient de France et Louis, le père de nos deux princes Louis-Napoléon et Napoléon-Louis fut Grand Maître adjoint de 1803 à 1806. Il est bien difficile du fait de l’implication de tous ces Bonaparte dans la Franc-Maçonnerie de ne pas soupçonner des relations assez étroites de cette société secrète avec le Carbonarisme des plus jeunes d’entre eux. Ce court survol du tableau fourmillant de détails sur plus de cinquante pages du récit de Gaetano fourni au pauvre scribe que je suis, ne permet de fournir au lecteur que quelques pièces d’un puzzle dont il ne peut tirer aucune cohérence. Mais ces cinquante pages n’ont su non plus, après lecture et relectures successives me fournir un éclairage satisfaisant. Retournons donc dans la Rome de 1830 et tentons de suivre Gaetano dans sa mission d’observateur. En milieu de matinée de ce premier jeudi de novembre, alors que Gaetano rédigeait quelques compte-rendus à l’intention de


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ses partenaires de Boston, un jeune homme tout dégoulinant de la pluie qui ne cessait de tomber depuis la veille et qui se disait domestique de madame la comtesse de Saint Leu lui remit un billet et déclara qu’il devait en rapporter à sa maîtresse la réponse. La comtesse lui faisait savoir qu’elle serait heureuse de le recevoir le soir même à souper. Elle précisait qu’elle aurait ainsi l’occasion de lui transmettre quelques nouvelles de son fils qui avait dû s’absenter de Rome inopinément. Gaétano confirma au domestique qu’il serait le soir même au Palais Ruspoli. Un peu intrigué il attendit avec un peu d’impatience la fin de la journée en supputant quelques stratégies adaptées aux événements que cette invitation inattendue avait sans doute motivés. De fait, dans le courant d’octobre, le jeune René Gabriel Jouvie vint tout spécialement retrouver Gaetano à Rome pour lui transmettre de vive voix des instructions de Monsieur Martin. Ce dernier lui indiquait que tout laissait à penser qu’une insurrection généralisée allait très prochainement embraser la péninsule. Incapables de prévoir quelle décision le gouvernement de la France prendrait lorsque les Autrichiens viendraient à coup sûr tenter de mâter les séditieux, ordre était donné de ne s’impliquer d’aucune façon dans le conflit. Cependant, dans la mesure du possible, les jeunes Bonaparte dont les services secrets suivaient les actions avec sympathie pouvaient être soutenus par Gaetano s’il le jugeait utile mais à titre personnel. Monsieur Martin s’engageait seulement à rembourser sans limitation toute aide engagée personnellement par l’homme d’affaire italien fortuné qui était sa couverture. Tout cela pouvait se traduire par: Torpillez tant que vous voudrez les Autrichiens, mais si vous vous faites prendre, on ne vous connaît pas ! Mais rien n’était nouveau pour Gaetano qui avait déjà connu tout cela lorsqu’il était François Ruisse et que la France


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aidait l’Egypte à tuer les partisans grecs qu’elle armait d’un autre coté. La pluie ayant cessé, Le Colonel Scolari se rendit à pied au Palais Ruspoli où il fut conduit devant Madame de Saint Leu à qui les quelques familiers qui l’entouraient donnaient des «Votre Altesse» rappelant à tous qu’elle fut la Reine Hortense de Hollande. L’Altesse vint elle-même accueillir le visiteur et avec la plus aimable simplicité lui présenta les autres personnes présentes. Il y avait un certain Monsieur de Bressieux, mademoiselle Masuyer apparemment dame de compagnie. Enfin, un jeune belge Pierre François Verhulst et une belle étrangère blonde qui lui fut présentée comme Madame Marciana Stablewski. La reine Hortense le pria de la suivre dans un salon isolé pour un court entretien auquel le dit Monsieur de Bressieux fut aussi convié. C’est ce dernier qui prit la parole et expliqua que Napoléon-Louis avait été la veille arrêté par les soldats du Pape et expulsé des Etats Pontificaux en direction de Florence. Le prince avait eu le temps de le charger de quelques missions que son expulsion lui interdisait de mener à bien et entre autres de le prévenir lui, Colonel Scolari qu’il serait contacté plus tard par d’autres personnes. Monsieur de Boissieux était d’ailleurs l’une des personnes avec qui le prince avait envisagé de le mettre en relation. Gaetano se fit la réflexion que le jeune Napoléon manquait singulièrement de prudence en dévoilant aussi légèrement le nom d’un homme qu’il désignait à demi-mot comme membre actif de la Carboneria. Il s’enquit des raisons invoquées par le pouvoir papal qui justifiait une expulsion si précipitée. Ce fut la reine Hortense qui expliqua ce qu’elle savait de l’affaire. Le cardinal Fesch, oncle de l’Empereur, avait été averti par le Saint Siège qu’il serait souhaitable que le jeune prince


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s’éloignât quelques temps de Rome. Furieux, le vieil homme déclara qu’il connaissait bien le jeune homme et que rien ne justifiait cet éloignement. Napoléon-Louis resterait donc à Rome. Ce fut le roi Jérôme qui vint fournir à Hortense de plus amples informations. Il annonça qu’il venait d’apprendre que le même bannissement avait été décrété pour son fils de quatorze ans. Tous deux étaient outrés de l’injuste traitement infligé aux Bonaparte. C’était donc pour le mettre au courant de cette nouvelle situation que sous le prétexte d’une soirée mondaine la reine avait souhaité sa présence ce soir. Pendant que tous trois rejoignaient leurs invités, il est nécessaire de fournir au lecteur des informations complémentaires et pour tout dire un peu contradictoires sur les raisons de la brutale expulsion du prince. Dès le lendemain Gaetano devait recueillir de la bouche même de sa logeuse, la signora Garabello une version à notre avis plus conforme à la réalité des faits. Le prince, chevauchait dans les rues de Rome un fringant destrier recouvert d’une chabraque tricolore, accompagné de son jeune cousin et de quelques autres jeunes gens de la meilleure société. Tous hurlaient des «vive Napoléon II» ainsi que d’autres cris séditieux visant l’autorité du Saint Père. Gaetano, bien que farouche partisan d’une Italie libérée des Autrichiens et de la Papauté, se plut à reconnaître que le Gouverneur de Rome s’était cette fois-ci montré d’une grande mansuétude envers les perturbateurs. La soirée fut, malgré la tension qui restait perceptible chez la reine, des plus agréables. Gaetano qui était traité en invité d’honneur fut pendant le souper placé entre Hortense et la blonde Madame Stablewski. Il s’avéra que cette dernière était l’épouse d’un officier polonais qui avait servi sous Poniatowski et qui guerroyait encore on ne sait où contre les actuels maîtres de son pays. La pauvre Marciana n’avait plus de ses nouvelles depuis bien


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longtemps mais cela ne semblait pas l’affecter outre mesure. Après s’être restaurés les convives eurent la chance d’écouter deux violonistes sans doute mari et femme qui firent preuve d’une grande virtuosité. Ils furent applaudis comme il se doit par un public réduit mais connaisseur. Gaetano fut ensuite prié de conter par le menu sa campagne de Morée. Cet exercice vingt fois réédité devant déjà tant d’auditoires choisis fut de nouveau apprécié par tous mais semble-t-il particulièrement par la jolie slave, sa voisine de table. La soirée se termina fort tard et Gaetano fut prié de revenir souvent charmer les invités de l’ex souveraine de Hollande. Il se retrouva dehors en compagnie du jeune savant belge et de la pulpeuse polonaise. Verhulst habitait à deux pas et Gaetano se fit un devoir d’accompagner Marciana jusqu’à son domicile ce qui était la moindre des attentions en cette période d’insécurité. La jeune femme était en plus tellement peureuse qu’elle avoua appréhender se trouver seule dans sa grande demeure. Gaetano sentit bien que la seule attitude chevaleresque était de rester rassurer la pauvre créature apeurée. Il semble que la nuit se passa sans incident si ce n’est que la fraîcheur des nuits de décembre les amenèrent à profiter tous deux de la chaleur animale de l’autre. Au risque de ne pas entièrement satisfaire la légitime curiosité des lecteurs, j’observerai sur les événements de cette nuit hivernale la même discrétion que celle du Pérégrin tout au long de son volumineux récit, lorsque l’instinct de la reproduction incitait deux humains de sexe opposé à en effectuer le simulacre. Ce n’est que tard dans la matinée après que la belle Marcia (ainsi Gaetano avait-il décidé d’adopter ce diminutif) eut restauré les forces de son bel amant par une solide collation, que nous en saurons un peu plus sur son passé. Elle était la troisième fille du comte polonais Groudna. Sa sœur aînée avait épousé en 1820 le vice-roi de Pologne


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Constantin Romanov. Le lecteur apprendra sans doute avec curiosité quelques détails généralement peu connus des implications politiques de ce mariage. Constantin était le second fils du Tsar Paul 1er et donc petit-fils de la Grande Catherine. Après Waterloo, Alexandre 1er, fils aîné et successeur de Paul 1er Tsar de Russie se donne le titre de roi de Pologne et nomme son frère vice-roi. Ce dernier se comporta comme un tyran impitoyable vis à vis du malheureux peuple polonais. Il tomba amoureux fou de la toute jeune Jeanne Groudna-Grudzinska tout juste âgée de seize ans en 1815 et finit par l’épouser en 1820 bien que la demoiselle fut de confession catholique. Le vice-roi sanguinaire redevenait doux comme un agneau pour sa Jeanne. Lorsque le Tsar Alexandre s’éteignit en 1825, il nomma Constantin son successeur. Ce dernier refusa catégoriquement de quitter et la Pologne et sa chère Jeanne qu’il aurait sans doute dû répudier du fait qu’elle était catholique pour ceindre la couronne de Tsar. Ce fut son jeune frère Nicolas qui la mort dans l’âme accepta de palier la défection de Constantin. La deuxième fille de Groudna épousa un Boyard et vivait dans un château perdu aux confins de l’Empire. Enfin, Marciana la dernière, fut mariée par son père à l’âge de dix-huit ans à Pavel Stablewski, fils d’un de ses vieux amis. Pavel, de petite noblesse était fort riche et surtout, il n’était pas Russe. Le fait qu’il ait plus de vingt ans de différence avec sa jeune épouse n’avait pas été considéré comme rédhibitoire. Après six mois de vie commune, il disparut fort opportunément en Lithuanie sans doute tué ou déporté par les Russes qui avaient aussi annexé ce pays. Depuis quatre années sans nouvelles de son époux, la jeune femme était considérée comme une sorte de veuve. C’était sa sœur Jeanne dont elle s’était alors rapprochée qui l’avait incitée pour se distraire, à aller retrouver des cieux plus cléments et une société française napoléonienne dont les Groudna proche des Poniatovski avaient gardés un nostalgique souvenir. Elle pourrait y tenir un rang convenable grâce


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aux confortables revenus des terres de son époux disparu. Pour la première fois, Gaetano qui avait depuis longtemps renoncé à compter ses bonnes fortunes, ressentait pour sa toute nouvelle conquête un sentiment qui l’enchantait et l’inquiétait en même temps. Marcia était si belle et si douce à la fois ! La reine Hortense qui avait exigé la présence du Colonel à la plupart des soirées où elle s’étourdissait pour ne pas trop penser aux dangers que courraient ses fils, avait vite décelé les tendres liens qui le liait à la Polonaise. Rappelons qu’Hortense, pour le cas où vous perdriez un peu dans la généalogie napoléonienne était la fille du vicomte Alexandre François Marie de Beauharnais et de Joséphine. Souvenez-vous de cette Joséphine que nous avons connu jadis chez Thérézia Cabarrus, la demie sœur de François Ruisse ! Eh bien, à cette époque Hortense, petite fille sage mais cependant pas idiote, avait compris que depuis que son père avait été guillotiné, les charmes de sa mère les faisaient vivre et avaient séduit successivement le général Hoche, le directeur Barras et enfin Bonaparte qui en fit une impératrice. Elle-même acquit rapidement de l’expérience dans la galanterie au grand dam de son époux le roi Louis de Hollande. Bref, Hortense connaissait la vie ! Quelques jours après cette soirée où Marciana avait fait main basse sur le beau Gaetano, La reine Hortense eut à nouveau un court entretien particulier avec notre ami. Cher Colonel, vous me voyez très heureuse que l’une de mes soirées entre bons amis ait permis à Madame Stablewski et vous de rompre vos solitudes respectives. Cependant, comme je sais les liens d’un autre ordre qui vous lient aussi à mes fils, je voudrais vous mettre en garde. Il est possible que votre charmante amie ne soit pas seulement l’innocente jeune veuve que sa sœur m’avait demandé d’accueillir à Rome au sein de notre petite communauté. Bien que je n’en ai aucune certitude, l’idée m’est venue que le Tsar


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Nicolas pourrait lui avoir confié la mission de nous espionner, j’ai jugé utile de vous faire part de mes soupçons. Gaetano assura qu’il garderait pour lui cette mise en garde qu’il jugeait toute de bon sens. Mais il se reprocha secrètement de n’avoir pas eu le premier ce genre de soupçon, lui l’espion chevronné. Mais une certaine vigilance ne saurait faire obstacle à une idylle aux prémices si prometteuses. La fin de l’année se termina donc dans l’allégresse d’une passion que rien ne vint contrarier. Le nouvel an 1831 permit encore à toute cette aristocratie tant romaine que française exilée de s’étourdir encore dans de multiples bals et réceptions. Gaetano et Marciana étaient maintenant invités ensemble comme si leur récente idylle n’était plus un secret pour personne. Etait-ce la crainte de nouvelles sanglantes tragédies qui telle une nouvelle épée de Damoclès suspendue au dessus de ces souverains déchus et de leurs commensaux, favorisait cette ambiance frivole et libertine? Toujours est-il que l’austère proximité du Saint Siège semblait s’accommoder d’une galanterie largement pratiquée chez ces riches oisifs. La seconde semaine de janvier sonna la fin de la récréation. Le 8 janvier, dans la matinée, une lettre émanant de la princesse Charlotte fut remise en main propre au Colonel Scolari. Le message le priait de prendre toutes dispositions qu’il jugerait utile pour sa sécurité car disait la missive «une action d’envergure des patriotes romains pour se libérer des oppresseurs était imminente, on lui recommandait d’éviter le Corso dans les prochains jours». Le message lui précisait que l’information lui était transmise par des amis de Napoléon Louis qui parait-il s’activait à Florence avec son jeune frère. La princesse le priait de bien vouloir détruire le billet après lecture, en présence de l’homme qui l’avait apporté. En fin de matinée, Marciana qui revenait d’effectuer quelques utiles emplettes chez les bons couturiers, l’avertit


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qu’elle devait quitter Rome pour quelques jours pour retrouver une sienne cousine polonaise qui se trouvait elle aussi à Florence. Une sombre histoire d’héritage nécessitait absolument sa présence auprès de cette parente. Elle conjura son amant d’être prudent et d’éviter de se mêler aux fêtes populaires du carnaval, elle tenait d’une amie rencontrée chez son bottier que de graves événements risquaient d’y perturber l’allégresse populaire. Gaétano feignit d’être très affecté par le proche départ de sa compagne et la conjura d’être elle-même très prudente lors de son voyage. Il se fit tout de même la réflexion que la récente mise en garde de la reine Hortense était tout à l’honneur de sa sagacité. Le Tsar serait certainement informé de tous les faits et gestes des jeunes Napoléon ! Il se posa aussi la question de savoir si la belle blonde avait échoué dans son lit en service commandé et si c’était le cas, quelle maladresse avait pu dévoiler à ses adversaires ses secrètes activités. Cette double mise en garde prouva à mon support physique qu’il était primordial de se tenir éloigné de cette action dont tant de personnes avaient eu vent et qui de ce fait semblait dès l’origine fortement compromise. Un soir où la reine Hortense avait comme à l’accoutumée réuni pour souper quelques membres de la colonie française dont Gaétano, on entendit soudain quelques coups de feu à l’extérieur. Il faut vous dire que le Palais Ruspoli donne sur le Corso. Peu après le prince Ruspoli, le propriétaire des lieux, surgit dans la salle où nous nous trouvions tous, et bien que de toute évidence paniqué, vient affirmer à Hortense qu’il n’y a rien à craindre. Il sollicite cependant des quelques hommes dans la force de l’âge qui se trouvaient là, de l’aide pour l’aider à fermer la porte d’entrée. Gaétano, de Bressieux, Verhulst le jeune Belge accompagnent le vieil homme jusqu’au portail. Là ils tentent en vain de refermer les lourds vantaux qui n’avaient pas été manipulés depuis des années. De toute évidence, les énormes gonds étaient comme scellés par la rouille.


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Tous remontent donc et s’efforcent de rassurer ces dames. Peu après un domestique avertit Hortense qu’un homme désire lui parler de toute urgence au rez de chaussée où elle se rend immédiatement. Le domestique revient peu après et annonce à de Bressieux et à Gaétano que la reine souhaite leur aide à l’entrée. Un homme se tient accroupi au dessus d’un jeune adolescent dont la chemise blanche est toute éclaboussée de sang. C’est mon fils, dit-il en français avec un fort accent corse. Messieurs dit Hortense pouvez-vous aider ce pauvre homme à transporter son fils dans un endroit que je vais vous indiquer, je crois que vous trouverez chez le portier une sorte de brancard. Le blessé fut bientôt conduit dans une pièce au fond du palais où se trouvait déjà caché un autre homme. Remontons vite avec nos invités, dit Hortense, je vais faire le nécessaire pour que le blessé soit soigné. Nous apprîmes le lendemain matin qu’une petite troupe de jeunes hommes, rassemblés via della Colonna Antonina avaient tenté de surgir à l’improviste derrière les soldats d’un régiment d’infanterie afin de les désarmer par surprise. Ces soldats de la garde papale s’étaient postés piazza Colonna en vue d’éviter toute manifestation d’agitateurs éventuels sur le Corso. L’affaire tourna au tragique lorsque la troupe, faisant volte face faucha les émeutiers de plusieurs décharges de mousquets. Seul Marc Aurèle du haut de sa colonne pourrait témoigner du nombre de victimes qui furent toutes évacuées héroïquement par leurs compagnons. Seules aussi, les nombreuses traces sanglantes pouvaient laisser préjuger du nombre des victimes. Bien plus tard Gaétano recueillit d’autres informations sur la genèse de cette révolution ratée. Le plan initial prévoyait que c’était le matin même que profitant du défilé traditionnel du samedi gras, les soldats alignés de chaque coté du Corso, l’arme au pied, devaient chacun être désarmé par deux insurgés. Le défilé des voitures où para-


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daient les gens déguisés devait rendre impossible d’éventuelles charges de cavalerie d’autant plus que d’autres jeunes gens devaient au même moment couper les traits des chevaux. Les insurgés alors puissamment armés devaient ensuite s’emparer du château Saint Ange. Sans doute mis au courant du projet soit par un agent infiltré soit plus simplement par l’incroyable imprudence de ces jeunes exaltés, les autorités avaient fait appel à la population des faubourgs qui lui étaient traditionnellement fidèle et dès lors les Carbonari avaient décidé de reporter l’action envisagée. Ces événements perturbèrent fortement l’entourage du pape et la question fut de savoir si d’importantes concessions faites aux insurgés en puissance ne permettraient pas de renouer avec la sérénité. C’est ici qu’intervint notre jeune mathématicien belge, ce monsieur Verhulst dont nous fîmes précédemment la connaissance. Ayant ses entrées au Vatican, il fréquentait nombre de cardinaux qui avouèrent être totalement dépassés par cette situation insurrectionnelle contrairement au prélat qui dirigeait les troupes papales d’une main de fer. Verhulst se laissa convaincre de faire des propositions d’amendement de la Constitution en cours, qui pourraient ramener le calme. Il proposa au pape de faire de nombreuses concessions permettant aux romains d’accéder à des fonctions jusqu’alors, jalousement réservées au clergé. Pourtant pétri de bonnes intentions, le malheureux jeune homme fut soupçonné de menées révolutionnaires pourtant bien éloignées de son caractère paisible et fut désormais personna non grata au Saint Siège. La semaine suivante, Hortense avertit Gaétano et les quelques Français qui avaient table ouverte au palais Ruspoli que pressée par ses fils elle quitterait Rome le lendemain matin en toute discrétion afin de les rejoindre à Florence.


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Gaétano remercia «Sa Majesté» pour la chaude hospitalité qu’elle lui avait tant de fois accordée pendant son propre séjour dans la ville éternelle et lui souhaita un heureux séjour avec ses fils retrouvés. Il lui précisa aussi qu’il devait lui-même se rendre incessament à Livorno pour recueillir un petit héritage d’un sien oncle récemment décédé puis plus longuement dans la région de Bologne pour affaire. Il serait heureux, compte tenu des amicales relations qu’il avait nouées avec Napoléon-Louis de se mettre à sa disposition si les circonstances le nécessitait. A cet effet il lui communiqua une adresse où il serait possible, sinon de le trouver mais au moins de pouvoir assez rapidement l’avertir de quoi que ce soit. De plus en cette période troublée, cette vaste propriété lui appartenant, un peu à l’écart de Castelfranco Emilia serait parfaitement apte à héberger discrètement toute personne se recommandant de lui. Il lui communiqua aussi les coordonnées d’Orlando Orsini et d’Effi Ruisse pour le cas où elle aurait besoin d’aide dans la région d’Ancône. C’est ainsi, ces dispositions prises, qu’il prit congé d’Hortense. Ils pensaient l’un et l’autre n’avoir que peu de chance de se rencontrer à nouveau. Disons quelques mots de cette propriété de Castelfranco. Comme tous les Scolari issus de la paysannerie toscane, notre capitaine d’industrie et néanmoins colonel-espion avait toujours gardé comme une sorte de méfiance envers les avoirs financiers garantis par d’immatériels accords. Les bâtiments construits de belles pierres taillées, les champs labourés et les verdoyants bosquets constituaient pour lui des avoirs palpables moins sensibles aux convulsions et hoquets des sociétés humaines. A cet effet, il était désormais le maître dans trois villégiatures acquises au hasard d’intéressantes opportunités. L’une de ces propriétés se trouvait sur les hauteurs de l’arrière pays nicois, la seconde en Sardaigne et la troisième, la plus importante située entre Bologne et Castelfranco.


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Il y avait installé Ermenegildo Bornia, un sien cousin issu de germain, qui peinait auparavant à nourrir sa famille avec son maigre salaire d’ouvrier carrier à Carrare. Gildo ainsi que tout le monde l’appelait maintenant dirigeait avec intelligence cette belle exploitation qui possédait de belles vignes mais sa principale activité était l’élevage en plein air d’une grande quantité de porcs. Livrés à une petite entreprise spécialisée, ils finissaient en délicieux jambons très appréciés par les plus fins gastronomes. Gildo, petit bonhomme noueux comme un vieux cep de vigne possédait une force étonnante sans doute résultante de son dur labeur dans les carrières de marbre. Il menait l’exploitation tambour battant sans ménager non plus les efforts de toute la famille, femme et enfants compris. Bien entendu, le cousin Gaétano, celui qui dans la tribu avait réussi était vénéré à l’aune des bienfaits dont il favorisait les siens. La vérité oblige à révéler que les raisons du départ de Rome de mon autre moi-même étaient toutes contenues dans les dernières instructions de Monsieur Martin. Dans un premier temps c’est sur un navire du consortium que se ferait en compagnie de Jouvie, le trajet Civita vecchia Livourne où l’adjoint direct de Martin devait en fonction des derniers développements de l’insurrection italienne, réorienter l’action de renseignement. Se gargarisant à Paris de guerrières déclaration sur un principe de non-intervention dont ils étaient les seuls défenseurs, les députés français embarqueraient-ils le pays dans un conflit armé contre l’Autriche si celle-ci décidait de mater la rébellion? Monsieur Martin n’avait pour l’instant d’autre solution que de laisser jusqu’au dernier moment la bride sur le cou de son meilleur agent sur place. La rencontre de Livourne avec l’émissaire de Martin se présentant sous l’aspect de l’élégant skipper d’un voilier britannique, confirma les précédentes instructions de se maintenir dans le rôle d’observateur pouvant à la limite faire preuve de bienveillance vis à vis des insurgés


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mais sans engager la responsabilité de la France. Ce fut donc un agent secret bien ennuyé qui prit la route pour Bologne. Entre temps, les événements s’étaient précipités depuis le départ d’Hortense pour Florence où elle espérait retrouver ses fils et son époux. Tentons d’en débrouiller les multiples intrigues. Si l’insurrection avait été tuée dans l’œuf à Rome, plus au nord les tisons mal éteints par les autorités mis en place par Metternich rougeoyaient à nouveau, attisés par de nouvelles exactions. Un certain Ciro Menotti qui entretenait des relations avec Paris et les milieux carbonari, réunit un jour quelques conspirateurs dans sa maison. Le duc de Modène, averti vint les arrêter lui-même à la tête d’une petite troupe et se prépare à les faire exécuter. Effrayé par l’insurrection grandissante, il s’enfuit en emmenant Menotti qu’il remet aux Autrichiens. Pendant ce temps Modène proclame la déchéance du duc et se nomme un gouvernement dirigé par un certain Nardi. Bologne et Ancône se libérèrent dans la foulée. Une petite troupe de 2500 hommes commandés par le colonel Sercognani, libéra une grande partie des Marches. Le pape fut déclaré déchu de tout pouvoir temporel. Metternich décida de réagir et de rétablir la domination papale malgré les gesticulations françaises. Une armée autrichienne franchit le Pô et vint rétablir les souverains chassés. L’ambassadeur Maison (celui là même qui dirigea l’expédition de Morée) préconisait pourtant l’envoi d’une armée dans le Piémont pour stopper l’action des Autrichiens. Il pensait que cela aurait suffi à sauver l’insurrection. Mais revenons un peu en arrière, à son arrivée à Florence, Hortense ne put voir ses fils qui avaient dèjà rejoint les insurgés. On lui remit une lettre de Louis Napoléon qui lui disait entre autres: Votre affection nous comprendra, nous avons pris des


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engagements et ne pouvons y manquer. Le nom que nous portons nous oblige à secourir les peuples malheureux qui nous appellent. Faites que je passe aux yeux de ma belle-sœur (la princesse Charlotte) pour avoir entraîné son mari, qui souffre de lui avoir caché une action de sa vie. Le père des deux jeunes gens fut le premier surpris du départ de ses fils qui d’ordinaire lui obéissaient en toute circonstance. Il leur fait parvenir à plusieur reprises par courrier l’ordre de revenir. L’un des émissaires envoyés, revient en annonçant que l’un et l’autre ont pris la tête des jeunes combattants et qu’ils organisent la défense à Foligni et à Civita Castellana. Ils y libèrent des prisonniers politiques qui croupissaient dans les cachots depuis de longues années. La famille toute entière fit des pieds et des mains pour les inciter à revenir, menaces, supplications, rien n’y fit. Le cardinal Fesch, le roi Jérôme intervinrent sans succès. On écrivit même au gouvernement provisoire de Bologne en arguant qu’ils nuisaient plutôt à leur cause, mais les jeunes Napoléon soulevaient l’enthousiasme des jeunes combattants. Tout laissait à penser que cette petite armée victorieuse s’emparerait de Rome et ferait prisonnier le Pape. La panique s’empara du Vatican et le pape chargea le roi Jérome de contacter les insurgés. Ce fut Monsieur de Stoelting, officier attaché à Jérôme qui prit contact à Terni avec le prince Napoléon-Louis. Sa Sainteté, dit de Stoelting, ne sait pas ce que veulent les insurgés; qu’ils s’expliquent ! Il est important de lui faire promptement connaître le véritable état des choses. Si vous voulez présenter un aperçu de leurs réclamations, je me charge de le lui soumettre. Napoléon-Louis fit rédiger par le comité de Terni les principaux griefs ainsi que leurs souhaits et les réels besoins du pays et des populations.La lettre fut remise au Pape par Monsieur de Stoelting. Cette lettre sera considérée plus tard comme une insulte à l’autorité papale.


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De Stoelting rendra compte de sa mission le 25 février à Hortense en lui précisant que les deux princes étaient en bonne santé. Le 3 mars, le général Armandi, ancien précepteur de Napoléon-louis, qui avait rejoint les insurgés, adressa une lettre à Hortense en lui annonçant que les deux jeunes princes, se rendant à la raison et pour ne plus affliger les leurs et risquer de nuire à la cause qui leur était chère, avaient décidé de quitter les combattants et de se rendre à Bologne. Au cas où leur présence dans cette ville poserait encore problème, ils se retireraient à Ravenne chez leur cousine. Armandi était censé accompagner les princes chez un certain Le Bon. C’est d’Ancône qu’Armandi et les deux princes devaient se rendre à Bologne où ils désiraient au moins servir comme volontaires. Il semblerait qu’à partir de ce jour, les Autrichiens envisagèrent de faire un mauvais parti aux deux jeunes gens s’ils avaient l’occasion de s’emparer de leur personne. Hortense prit donc la décision d’aller les chercher et de les conduire en un lieu où ils n’auraient plus rien à redouter. Elle avait envisagé entre autres destination: la Turquie ou l’ile de Corfou en embarquant à Ancône car toutes les autres destinations semblaient semées d’embuches. On sait quel courage, quelle indifférence devant le danger anime nombre de femelles du monde animal lorsque la vie de leurs petits se trouve en péril. Des millénaires de civilisation ne semblent pas avoir atténué cet instinct chez l’espèce humaine. Hortense dont le mode de vie de sa caste semblait tout de futilité et bien éloigné des préoccupations de base des moins favorisés montra en ces circonstances tragiques une détermination farouche. Que de plans échafaudés, puis aussitôt modifiés et remodifiés sans cesse en fonction d’une situation fluctuante, que de ruses pour passer au travers des mailles du mortel filet qui menaçait ses fils, Hortense fut héroïque. Elle réussit par quelque stratagème à quitter Florence au nez et à la barbe d’une police chargée de ne point la perdre de vue et s’élança en calèche sur la route d’Ancône. Ce fut au


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relais de poste de Foligno qu’un messager de ses enfants vint lui apprendre que son aîné était malade et qu’il souhaitait qu’elle le rejoigne au plus vite. Il lui précisait que le prince avait vraisemblablement contracté la rougeole, dont beaucoup sont atteints dans la région de Forli où il se trouve en ce moment. Hortense rebroussera alors chemin pour rejoindre son fils au plus vite, mais bientôt comme une trainée de poudre la nouvelle de la mort du prince parcourt toute la région et la rejoint au relais de poste suivant. Arrivée à Pesaro dans le palais de son neveu, elle est bientôt rejointe par son fils Louis-Napoléon qui avait dû fuir l’arrivée des troupes autrichiennes à Forli. En grand nombre les habitants de la ville assistèrent aux funérailles et le corps fut déposé dans une chapelle en attendant qu’il soit restitué à son père. Le lendemain les Autrichiens s’emparaient de la ville. Effondrée comme bien l’on pense, Hortense ne tarde pas à se ressaisir; il lui reste un fils à sauver. Le préfet de Pesaro vient l’avertir que l’ennemi approche et que de plus l’Adriatique est sous le contrôle de la marine autrichienne, des troupes seront débarquées à Sinigaglia. Il faut donc fuir au plus vite ! Dans l’heure qui suivit, Hortense et le futur Napoléon III quittent la ville; ils couchent la nuit à Fano et arrivent à Ancône le lendemain où ils s’installent dans une résidence appartenant également au neveu de Pesaro. Ce petit palais situé au bord de l’eau dominait le port où mouillaient quelques navires qui pourraient enmener éventuellement ceux qui devaient fuir les Autrichiens. C’était le cas des insurgés de Modène, du général Zucchi et du prince Napoléon qui avaient été exclus d’une amnistie. Ordre était de s’assurer de leur personne et de les traiter selon la rigueur des lois. Mais le jeune prince souffrait désormais d’une forte fièvre et son visage se couvrit rapidement de boutons; il avait lui aussi la rougeole et devenait intransportable. Hortense manigança une ruse pour persuader les auto-


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rités que son fils n’était plus à Ancône. Elle persuade l’un des insurgés repliés à Ancône, le jeune marquis Zappi de s’embarquer pour Corfou sous l’identité de Louis-Napoléon, qui avait obtenu des autorités un passeport pour se rendre dans cette ile. L’embarquement s’étant effectué à la vue de tous, il était désormais de notoriété publique que le prince ne se trouvait plus en Italie. Le faux Louis-Napoléon arriva sans encombre à Corfou alors occupée par les Anglais. D’autres insurgés dont le général Zucchi embarquèrent également sur des brigantins mais eurent la malchance de rencontrer la marine autrichienne. Ils furent tous emprisonnés et jugés à Venise. Zucchi fut condamné à mort mais sa peine fut ensuite commuée en détention à vie. Hortense resta cloîtrée dans son palais et réussit à garder secrête la présence de son fils anéanti par la maladie. Deux jours plus tard, les Autrichiens s’emparaient d’Ancône. Le malheur voulut que le palais qui abritait Hortense et son fils fut l’une des plus belles résidences de la ville, il fut donc réquisitionné pour servir de quartier général pour l’étatmajor. Toutefois Hortense obtint de conserver quelques pièces pour son usage personnel. Le commandant en chef, le baron Geppert qui vint occuper le palais respecta la tranquillité d’Hortense qu’il pensait être seule dans ses appartements. Néanmoins du fait qu’elle pouvait entendre au travers des murs les voix des Autrichiens, elle craignait qu’eux aussi puissent entendre la voix de son fils qui parfois délirait et surtout les quintes de toux qui le secouaient. Elle jugea alors impératif de s’éloigner avec son malade d’une proximité si périlleuse. Elle se remémora alors la proposition d’aide que le colonel Scolari lui avait faite à Rome pour le cas où elle se trouverait à Ancône. Laissant la garde de son fils à une servante fidèle qui l’avait suivie dans son odyssée, elle se rendit à l’adresse où se trouvait cet Orsini ami dévoué du colonel.


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Elle y fut reçue par la Signora Orsini en l’absence de cet Orlando qui avait fort à faire par ailleurs en cette période troublée. Vous avez bien entendu compris que la Signora en question n’était autre que l’Egyptienne Effi qui avait décidé d’accepter il y a peu de temps la tendresse et la protection du brave Orlando. Hortense se trouva fort impressionnée par cette femme un peu étrange mais comme entourée par une sorte d’aura de sérénité. Elle écouta avec la plus grande attention le récit d’Hortense puis lui expliqua pourquoi elle ne pouvait pas espérer trouver dans cette ville meilleur secours que celui que son epoux et elle allaient lui fournir sans compter. Brièvement car l’heure n’était pas aux longues confidences elle lui conta combien son premier mari avait été un fidèle de l’Empereur et un officier qui avait donné sa vie à la France. Elle lui révéla aussi qu’il avait été comme le père spirituel de Gaétano. Elle l’assura enfin que son récent second mari, l’influant Orsini était tout à sa dévotion et à celle de Gaétano. Elle lui demandera, dès son retour de résoudre au mieux le transfert du prince malade dans une retraite sûre. Qu’elle retourne donc au plus vite auprès de son fils, Orlando se rendra chez elle dans la soirée avec sans doute la solution la plus adaptée. Un peu rassurée, Hortense regagna son palais et attendit fébrilement que l’Orsini salvateur se manifeste. Celui-ci se présenta en fin d’après-midi et après un court entretien avec Hortense, la quitta et sollicita une audience auprès du Baron Geppert. Nul ne sait exactement les détails de l’entretien entre les deux hommes. Orsini, de part son frère l’évêque était considéré comme un allié du Vatican dans les Etats du pape. L’entreprise d’import-export dont il était le directeur multipliait les contacts commerciaux avec les Autrichiens de Pula qui considéraient sa société comme un vecteur nécessaire entre l’Autriche et l’Italie. Enfin les troupes installées depuis peu à Ancône avaient


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d’énormes besoins en vivres et services de toutes sortes; le baron Geppert pouvait compter sur les circuits économiques locaux pour assurer les subsistances. En bref Orsini se faisait fort d’assurer une cohabitation harmonieuse entre les Ancônais et les troupes d’occupation. Son frère le Monsignore, lui avait parait-il fait part d’un souhait du Saint Siège d’assurer le confort de la nièce du cardinal Fesch qui résidait actuellement dans les appartements contigus à ceux occupés par l’Etat-major. Cette grande dame, maintenant seule depuis l’exil de son fils à Corfou avait acceptée l’hospitalité des Orsini. Les locaux ainsi libérés deviendraient libres pour le logement d’autres officiers autrichiens. Le transfert de la dame en question et de sa domesticité réduite pourraient s’effectuer dans la soirée. Son cocher qui était gravement malade devrait rapidement être pris en charge par une congrégation de sœurs. Les deux hommes se quittèrent satisfaits l’un de l’autre et le baron proposa pour le déménagement l’aide de quelques hommes de troupe si cela pouvait accélérer le processus. Orlando retourna avertir Hortense qu’elle serait hébergée chez lui dés ce soir et que le pauvre palefrenier malade serait aussi évacué par la même occasion. Orlando se chargerait personnellement du transfert avec son personnel de confiance. Il apporteraient un accoutrement apte à grimer le prince en un domestique malade convaincant. L’aide de quelques soldats autrichiens serait sollicitée et servirait de sauf-conduit automatique à la petite équipe. A la nuit tombée, alors qu’une désagréable petite pluie glacée incitait les braves gens à rester chez eux, Orlando revint accompagné de deux domestiques et de deux carrioles, dont l’une sorte d’ambulance amenait deux bonnes sœurs. Il sollicita de l’officier de garde l’aide de quelques soldats ainsi que le Baron Geppert l’avait si aimablement proposé. Il indiqua qu’il était urgent que le jeune palefrenier soit pris en charge par les sœurs car il s’était avéré que l’homme avait la rougeole et qu’il devait être isolé du reste de la population. Quant à Madame la Duchesse de Saint Leu, il l’accom-


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pagnerait lui-même jusqu’à sa résidence où son épouse prendrait soin d’elle. Tout se passa comme prévu et le jeune prince, transporté sur une civière dans la voiture des sœurs, fut accompagné de loin par une escorte de ses ennemis sans que personne ne se risque à l’examiner de près. Le prince resta une semaine dans l’hôpital des sœurs jusqu’à ce que le médecin juge qu’il avait suffisamment repris de forces pour accomplir un long voyage. Sa mère vint le voir tous les jours, souvent accompagnée d’Effi auprès de qui elle avait trouvé le réconfort d’une présence amie. Cette semaine de paix lui permit aussi d’améliorer sa propre santé dont elle ne s’était pas assez souciée depuis quelques temps. Ils quittèrent enfin tous deux Ancône, pour un long et périlleux voyage qui devait les amener sur les rivages méditerranéens, puis ensuite en Angleterre enfin en sécurité. Trois mois plus tard, Gaétano reçut une longue lettre de la «Reine Hortense» qui lui contait par le menu sa longue odyssée et lui assurait la reconnaissance éternelle de son fils et d’elle-même. L’année suivante le messager d’un grand joaillier londonien remit en mains propres à Madame Orsini un magnifique diamant en «faible témoignage de reconnaissance de son amie Hortense».


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Chapitre 23

L’expédition française d’Ancône et fin de l’époque Gaétano.

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our Gaétano l’activité jusqu’à la fin de l’automne se résuma à surveiller d’éventuels mouvements de troupes autrichiennes tout en structurant plus finement son réseau de clients, pour plus grande satisfaction des actionnaires américains du Consortium. Un peu avant Noël, il fut convoqué de toute urgence à Marseille, où sa présence était exigée pour une importante réunion le 16 janvier. Le lecteur peut s’étonner, lui qui vit dans un monde où l’information se propage à la vitesse de la lumière, de la relative facilité, en ces temps reculés, pour un Monsieur Martin de Marseille de pouvoir joindre par courrier en moins d’une semaine un correspondant situé en Italie orientale. Il semble que dans ce domaine également, l’Empereur avait quelques décennies plus tôt laissé sur place une organisation de la poste dont tout le monde profitait désormais. Avant la Révolution, la même convocation aurait sans doute mis près de deux semaines pour parvenir à son destinataire, non pas que les chevaux soient devenus depuis plus véloces, mais le projet d’une Europe napoléonienne impliquait une refonte des réseaux de communication. Dans le cas qui nous intéresse, malgré les difficultés que la saison hivernale rajoutait à la progression des véhicules hippomobiles, la missive atteignit son destinataire après cinq jours de cheminement. Afin d’accélérer le processus, le même message avait été envoyé simultanément à Ancône et à Castelfranco. Ce fut en ce dernier lieu que Gaetano en prit connaissance et prit ses dispositions pour annuler quelques rendez-vous d’affaire qui impliquaient un long séjour à Venise. Malgré la fatigue que ces interminables trajets faisait peser sur les voyageurs, et souvent le grand inconfort dans le-


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quel ils se déroulaient parfois, Gaetano savait y trouver aussi le charme de conversations avec des individus de toutes classes sociales et parfois le plaisir d’admirer de splendides paysages. Il aimait aussi sympathiser avec cochers, palefreniers et autres postillons dont il retirait de précieux renseignements sur les conditions de vie des populations locales. L’opinion qu’ils pouvaient avoir sur leurs gouvernants locaux, faisaient l’objet de notes qui aboutissaient finalement dur le bureau de Monsieur Martin. Le rituel maintes fois répété à chaque relais de poste ne manquait pas non plus de rompre la monotonie de ce long cheminement. Une récente innovation française semblait avoir été adoptée par quelques postillons transalpins. Elle consistait en l’utilisation d’une trompette que l’homme faisait résonner à l’approche du relais, ce qui avertissait de l’urgence de procéder à la mise en place d’un équipage frais qui en quelques minutes remplacerait les chevaux harassés par une course rapide. L’usage de cet instrument semblait réservé aux conducteurs de voitures assurant aussi le transport du courrier. Lors du doublement d’un véhicule plus lent, le «courrier» car tel était alors la dénomination du conducteur de la «malle-poste», soufflait dans son instrument afin d’avertir l’autre conducteur qu’il devait rapidement laisser libre la moitié de la route. Gaetano avait remarqué que c’était avec grande satisfaction et parfois plus fréquemment que ne l’exigeait réellement la situation que l’engin retentissait. Il semblait évident que la possession d’une trompette classait le phaéton dans une catégorie supérieure dont nul ne devait ignorer l’importance. Pour la petite histoire, Gaetano avec appris avec amusement qu’à Paris des leçons de cornet avaient été données aux courriers par les premiers trompettes de l’Opéra. La malle-poste pouvait en sus du courrier transporter quatre passagers et était plus rapide que les simples diligences dans lesquelles les voyageurs s’entassaient au mépris de tout confort. Il était possible en malle-poste de joindre Lyon et Paris en une quarantaine d’heures.


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Après avoir passé la fête de Noël avec la famille de son cousin Bornia il prit la route le 27 décembre avec l’espoir d’arriver en France avant le jour de l’An. Il caressait le projet d’effectuer une halte dans la petite hôtellerie de Saint Mandrier où François et moi avions jadis séjourné et dont le souvenir s’était gravé par mon intermédiaire dans son cerveau. C’était comme si François en avait exprimé le désir. Pendant quelques secondes parfois il perdait son identité et redevenait François, parfois aussi, mais plus rarement, il revivait la jeunesse de son ami à Carrabanchel en Espagne. Quelques rares fois aussi il revivait en rêve le supplice d’Alphonso dans la tour de Bélem, sans que moi, le Pérégrin ne puisse intervenir que lorsqu’il émergeait de son cauchemar pour lui rappeler qui il était. Ce n’était heureusement qu’un inconvénient mineur de sa personnalité multiple, due au fait que je n’avais pas accès à la partie de son cerveau qui gérait ses rêves. Mais revenons en cette fin d’année 1831, et dans le véhicule qui roule en direction d’Alessandria après deux jours de voyage avec une nuit passée à Parme. Un brave couple assez âgé venant de Bologne, y laissa la place à deux dames fort distinguées qui déclarèrent se rendre à Savona. La quatrième place dans le véhicule était depuis le début restée libre, ce qui l’allégeait d’autant et augmentait aussi le confort des seuls trois passagers. A l’issue d’un repas des plus corrects pris en commun au relais de Plaisance, Gaetano n’ignorait plus grand chose de la vie des deux charmantes dames, qui s’avérèrent être cousines et se rendre dans la propriété de bord de mer de la plus âgée. Apparemment sans gros soucis financiers, la moins jeune était veuve d’un notable, qui lui aussi avait été frappé par la récente épidémie de rougeole. Isabella sa jeune cousine, avait accepté de lui tenir compagnie pendant le long séjour qui l’éloignerait des lieux où tout lui rappelait son infortune. Isabella n’était pas très diserte, mais Madame de Rho possédait de la culture et une conversation des plus agréables. Gaetano ne fit aucun commentaire sur l’important nombre d’années qui séparaient


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les deux cousines mais comme la plus âgée évoqua à plusieurs reprises son fils aîné qui à trente deux ans était désormais le nouveau comte de Rho, il supposa qu’un bon quart de siècle séparait leurs dates de naissance respectives. Le voyage, hormis le froid glacial qui obligeait les voyageurs à s’emmitoufler de couvertures, s’avéra des plus agréables et bien avant l’arrivée à Alessandria la comtesse dit tout à trac: J’aimerais, cher monsieur Scolari, que vous m’appeliez Fabiola et que vous m’autorisiez à vous prénommer Gaétano ! Ce dernier accéda avec la meilleure grâce à ce souhait si élégamment formulé et c’est ainsi que l’hôtelier du meilleur hôtel de la ville, vit débarquer dans son établissement trois clients qui manifestement se connaissaient depuis l’aube des temps. Un souper des plus fins lui fut commandé et il accéda au désir de ces messieurs-dames, de réserver les trois plus belles chambres. Il s’engagea aussi à y allumer un feu dans la cheminée de chacune d’elles. Une autre malle-poste les prendrait le lendemain, après le repas de midi. La soirée s’acheva par une partie de jacquet et chacune et chacun rejoignit sa chambre douillette. Gaétano après quelques ablutions se préparait à se coucher lorsqu’il perçut un léger pianotement sur la porte d’entrée. L’ayant ouverte, il se trouva nez à nez avec la très belle Isabella qui lui demanda la permission d’entrer un moment. Une fois la porte refermée, elle dit timidement: Cher Gaétano, je m’ennuie un peu dans ma grande chambre si triste, accepteriez vous que je dorme avec vous cette nuit? Si vous acceptiez, je vous en serais très reconnaissante. Tel un boxeur frappé au plexus, notre ami resta quelques secondes hébété, mais habitué à ne pas être pris sans vert2, il 2 Allusion à un jeu de l’époque qui obligeait au mois de mai à porter sur soi un peu de végétal vert (feuille ou herbe) celle ou


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retrouva immédiatement ses esprits et répondit: Très chère Isabella, lorsque le ciel vous offre un tel présent, seul un inconscient oserait le refuser, venez ma belle amie, tout laisse à penser que nous nous entendrons bien ! En tant que Scribe, je me dois d’observer la même discrétion sur les manifestations physiques des appétits humains, que celle du narrateur. La littérature actuelle semble ne pas pouvoir éviter d’étaler sur plusieurs pages des descriptions scabreuses, sans la plus élémentaire pudeur. Je me refuse à croire que le lecteur normal manque de l’imagination nécessaire, pour recréer sans trop d’erreur, une description déficiente, d’ébats somme toute assez classiques à quelques variantes près, depuis que le monde est monde. Je prends donc le risque d’en décevoir certaines et certains qui auraient ainsi souhaité s’émoustiller ! Au petit matin, la radieuse apparition regagna sa chambre avec une discrétion qui ne peut que forcer l’admiration. Gaétano savait maintenant qu’Isabella pouvait quand elle le voulait, s’exprimer avec beaucoup de conviction ! Il ne sut jamais par contre, si la cousine Fabiola avait eu quelques soupçons sur les efficaces méthodes de lutte contre l’insomnie de sa jeune cousine. Tout le reste du temps pendant lequel ils poursuivirent leur voyage en commun, Isabella retomba dans la discrète réserve dont elle avait fait preuve le jour précédent. A Savone, Madame de Rho remercia Gaétano d’avoir été leur chevalier servant et souhaita que le hasard lui offre à nouveau l’occasion de le rencontrer. Baissant chastement les yeux, Isabella esquissa une timide révérence, tandis que Gaètano effleurait sa main d’un baiser. Reprenant seul son voyage vers la France, Gaétano se fit la réflexion qu’à un détour du caillouteux chemin de la vie, un bienveillant Destin, déposait parfois un court tapis de pétales de roses. celui qui en était dépourvu devait un gage.


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Il n’arriva que le surlendemain dans la ville de Nice, car la progression de la diligence fut considérablement retardée par une forte couche de neige tombée la nuit entre Taggia et Ventimiglia. Il loua aussitôt une calèche avec cocher qui le conduisit sur une éminence connue sous le nom de Ginestiera et où se trouvait érigée une petite chapelle dédiée au grand Saint Antoine (pas celui de Padoue mais l’ermite disciple de Saint Paul qui sut si vaillamment résister à ce cochon de Satan). Une vieille peinture naïve, le représentait d’ailleurs dans la chapelle sous les traits d’un noble vieillard à barbe blanche, entouré l’on ne sait pourquoi de flammes et accompagné d’un cochon, de couleur noire comme comme celle de l’âme du démon qui l’habitait. Il s’arrêta tout d’abord devant le vieux mas des époux Ferrari, dont la femme assurait l’entretien de la maison et dont l’horticulteur de mari veillait au maintien du bel ordonnancement du jardin. C’était eux qui possédaient aussi les clefs de l’ensemble. Le modeste mas se trouvait un peu en contrebas, à proximité immédiate de la propriété de Gaetano qui occupait le sommet de la colline. L’érection en était relativement récente et s’était effectuée sur une partie des champs d’œillets et de mimosas, que les horticulteurs rétrocédèrent au précédent propriétaire, afin d’éponger leurs dettes les plus criantes. Celui qui s’était fait ainsi construire cette confortable maison, bénéficiant d’une vue imprenable sur le fastueux panorama en contre-bas, était le capitaine de corvette Sylvio Motta qui rêvait d’y profiter bientôt d’une retraite bien méritée. Mais des Dieux jaloux en avaient décidé autrement ! Le capitaine Motta avait été l’instructeur du jeune Gaétano, lorsque celui-ci avait décidé d’épouser à la fois la France et la cause de l’Empereur. Motta qui avait pris un peu plus tôt le même engagement, s’était pris d’amitié pour ce jeune Italien comme lui et lorsque plus tard leurs chemins se séparèrent, Gaetano ne manqua jamais de venir saluer son maître lorsqu’il


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passait à Toulon. Le choix de Nice pour un Italien francisé, n’était sans doute pas dicté uniquement par l’agrément du climat et du paysage, mais aussi sans doute par la situation politico-géographique de ce Comté de Nice, fief de la Maison de Savoie et dont les populations bien qu’italiennes étaient séparées de la péninsule par la barrière des Alpes. La proximité du colosse français et les liens linguistiques avec leurs proches cousins provençaux les laissaient parfois dubitatifs sur leur réelle identité. Comme beaucoup de Niçois, aussi bien Sylvio que notre ami se percevaient comme des sortes de nouveaux gallo-romains. Du nord de la France au sud de l’Italie, ils étaient chez eux. Trois ans auparavant, lors d’une escale à Toulon, Gaetano, venant saluer la famille Motta tomba en plein drame, Sylvio avait trois mois plus tôt quitté ce monde emporté prématurément par une crise cardiaque. Madame Motta, totalement désemparée et confrontée à quelques soucis financiers, devait se résoudre, suivant l’avis de son notaire à se séparer de quelques biens et à réorganiser sa vie sur de nouvelles mais plus modestes bases. Ses enfants s’étant tous établis à proximité immédiate de Toulon, elle souhaitait continuer à y résider. Elle sacrifia donc cette propriété niçoise pourtant si chère à son époux. Gaetano étant intéressé, fit en compagnie de madame Motta le voyage pour visiter la propriété. L’ensemble le séduisit et à part quelques rares objets chargés de souvenirs que la pauvre femme désirait conserver, l’ensemble tout meublé et même la bibliothèque où le capitaine avait déja accumulé une foule d’objets et de documents devint sa propriété. De retour à Toulon le notaire proposa la cession sous forme d’un viager confortable que Gaetano accepta sans discuter. Ce fut donc comme dans une maison de famille, qu’il pénétra chez lui à la suite des époux Ferrari qui s’affairaient déjà à ôter les housses des meubles et à allumer une grande


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flambée dans la cheminée. Puis Herminia (madame Ferrari) retourna chez elle chercher les ingrédients nécessaires à l’élaboration de spécialités niçoises qu’ils dégustèrent ensemble dans la chaude intimité de la maison réveillée après un long sommeil. C’est ainsi que Gaetano fêta le premier jour de l’année 1832. Dès le lendemain matin, la calèche revint le chercher ainsi qu’il en avait été convenu avec le cocher et le transporta sur le port où il désirait résoudre un vieux contentieux avec les autorités douanières. Il eut le plaisir d’y rencontrer un ancien camarade de la Royale, qui maintenant exerçait son métier d’officier dans la marine marchande. La goélette dont il était le capitaine, la cale pleine de marchandises était sur le point de quitter Nice pour Marseille. Le capitaine Jouffrault s’affirma heureux d’y emmener aussi Gaétano. La mer semblant paisible et le brave Eole particulièrement en forme: la fin du voyage serait sans doute plus confortable que dans de cahotantes carrioles. Le pèlerinage à Saint Mandrier serait donc, de ce fait, remis sine die. Le lourd navire quitta le port en début d’après midi et les 110 milles étaient avalés le lendemain en fin de journée. Le capitaine Jouffrault fut remercié de son obligeance par un fabuleux souper, qu’en fin connaisseur il jugea digne de figurer au pinacle de ses expériences gastronomiques. Gaétano, fort satisfait également de sa soirée, regagna tant bien que mal l’hôtel où il avait ses habitudes depuis maintenant bien des années. Demain il se mettrait à la disposition de Monsieur Martin. Celui-ci le reçut chaleureusement comme un vieux com-


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pagnon retrouvé. Il est vrai que ce Monsieur Martin là, avait réussi l’exploit de rester cramponné à son poste éminent, bien plus longuement que ses prédécesseurs et que c’était le même homme avec qui François Ruisse avait travaillé sur l’expédition de Morée. Après avoir devisé sur la situation personnelle de celui qui était son meilleur agent en Italie, ce dernier avoua que, bien que passionné par son métier d’espion, il souhaitait, dès que la pression des événements se relacherait un peu, il aimerait évoquer avec son supérieur, l’évolution de son proche avenir. Mais dans l’immédiat, le pays pouvait compter sur sa totale disponibilité. Certaines rumeurs persistantes concernant le décès suspect du prince Napoléon laissant entendre qu’il ne serait pas mort de la rougeole mais assassiné comme traître par ses amis carbonari, monsieur Martin souhaitait que son agent lui exprime son sentiment personnel. Gaétano ne put que lui confirmer que Louis Napoléon était arrivé à Ancône en bien mauvais état et son ami Orsini avait pu constater en personne que le prince avait bien la rougeole. Tout laissait donc à penser que son frère aîné avait bien lui aussi été atteint par l’épidémie et qu’il en avait succombé. Puis ils en vinrent à ce qui avait motivé son rappel urgent à Marseille. Il semblerait que le Pape envisagerait de demander à l’Autriche l’envoi de troupes pour mâter définitivement les velléités révolutionnaires des Carbonari. Prétexte jugé fallacieux, car le mouvement avait été l’année passée frappé si durement par les troupes de Metternich, qu’il pouvait être désormais considéré comme quantité négligeable. Le gouvernement français jugeait que cette nouvelle collusion entre l’Empire d’Autriche et la Papauté, n’avait pour but que de verrouiller définitivement l’autorité temporelle du Pape sur l’ensemble de la péninsule accompagnée par une occupation générale des troupes autrichiennes. La France envisageait donc de mener une action symbo-


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lique qui compte tenu de la crainte de l’Autriche de voir déferler à nouveau sur Vienne les troupes d’un quelconque nouvel empereur français, avait toute chance d’être prise au sérieux par Métternich. L’action, de portée limitée s’exercerait dans les Etats du Pape à un endroit qui devra ultérieurement être perçu par les Autrichiens comme une limite à ne pas dépasser. Elle était destinée aussi, à annoncer que la France redevenait un acteur majeur de la politique italienne. L’état-major en l’absence d’autres propositions avait fixé son choix sur la ville d’Ancône avec pour cela d’excellentes raisons. La maîtrise de l’un des ports importants de l’Adriatique pour le commerce avec l’Orient et sa transformation en base militaire navale française ne pouvaitt que freiner les tentatives belliqueuses d’une marine autrichienne d’importance secondaire. Les militaires français connaissaient parfaitement Ancône depuis son occupation par Bonaparte en 1805 et jugeaient dérisoires les défenses qui pourraient leur être opposées. Enfin les services de renseignements français s’y sont remarquablement implantés et peuvent épauler efficacement toute action militaire ! Ajouta en souriant Monsieur Martin. Le lundi 16 janvier vous comparaîtrez devant un aréopage de hauts gradés, vous leur brosserez un tableau fidèle de la situation actuelle des défenses de la ville ainsi que de l’état d’esprit des édiles, de la population et des réactions défavorables possibles. Je n’ai pas encore décidé si votre présence aux cotés de nos soldats est souhaitable pendant cette action, mais le capitaine Jouvie qui connaît bien le port conseillera utilement nos officiers de marine. Si cela est possible, j’éviterai de compromettre l’existence du personnage que vous incarnez pour tous dans cette ville. Le ministère vient de me faire parvenir une copie d’un rapport sur la situation actuelle de la région, émanant de notre consul auprès des Etats Pontificaux. Ce Monsieur Beyle a la confiance du gouvernement auprès duquel il jouit d’une bonne


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réputation que nous sommes loin de partager. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il exerce ses fonctions en parfait dilettante, pour ne pas dire fantaisiste. Monsieur Beyle semble penser que l’Etat français ne l’a établi à Civitavecchia que pour qu’il y jouisse de la tranquillité nécessaire à ses occupations littéraires. Vous me voyez toutefois un peu contrarié de devoir reconnaître que son long mémorandum est concis et semble-t-il le reflet de la réalité. Ce Monsieur de Stendhal n’est peut-être pas aussi futile qu’il aime à le faire croire. Veuillez le lire avec attention dans le bureau d’à côté et annotez ce qui vous semble contestable. Ceci fait, nous déciderons de ce que nous devons communiquer aux militaires lors de la réunion du 16. C’est ainsi que Gaétano découvrit le style de l’auteur du «Rouge et le Noir» que le Tout Paris avait il y a peu plébiscité. L’analyse de la situation à Ancône était à quelques détails près tout à fait judicieuse et même étonnante si l’homme n’y avait jamais mis les pieds. Le Consul lui devint de plus sympathique lorsque Monsieur Martin lui révéla que: Ce Beyle, pour votre gouverne, fait partie de la bande de Charbonniers dont votre ami Vernet attise les feux. Gaétano, surtout depuis qu’il avait recueilli l’héritage mental de Ruisse et Rodriguès aimait souvent se replonger dans les ouvrages des grands penseurs des siècles précédents, mais les romans pourtant si prisés par ses contemporains n’avaient pas jusqu’ici excité sa curiosité. La lecture du compte rendu effectué par Monsieur le Consul à Civitavecchia l’ayant particulièrement séduit par l’élégance du style et aussi par une analyse clairvoyante du caractère des personnages qui y étaient évoqués, il résolut d’acquérir ce roman dont il craignait d’être maintenant le seul à ignorer la trame. Il sollicita donc le matin suivant d’Albertine, la brave fille qui assurait le service du petit déjeuner dans sa pension de famille où il avait ses habitudes, le service d’aller lui ache-


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ter ce succès de librairie, là où elle saurait mieux que lui se le procurer. Albertine avait un très gros (petit faible) pour ce client qui l’impressionnait au plus haut point. Le Colonel Scolari représentait pour cette fille simple l’inaccessible idéal masculin. Timide et réservée, elle n’avait jamais pour lui ces regards aguicheurs et provocants dont nombre de ses semblables usaient et abusaient envers cet homme si séduisant. Albertine se croyait de surcroît plus défavorisée physiquement qu’elle ne l’était en réalité. Ses vingt printemps l’auréolaient pourtant encore de cette «beauté du diable», inappréciable atout dont elle ne soupçonnait pas le prix. Que Gaétano prenne la peine de solliciter de sa part un quelconque service fut pour elle un de ces petits bonheurs dont la vie se montrait particulièrement chiche à son égard. J’irai cet après-midi après mon service, promit-elle, vous trouverez votre livre dans votre chambre ce soir. Manifestement, la certitude d’une généreuse rétribution de ce petit service rendu n’égalait pas son bonheur de servir son idole. Revenant en fin de journée à la pension, nous trouvâmes le petit livre dans la chambre comme promis. Edité depuis peu par un certain Levavasseur, libraire au Palais Royal, il était agrémenté de ces quelques illustrations un peu naïves dont était alors l’usage de parsemer les romans populaires. Le Rouge et le Noir était aussi sous-titré: Chronique du XIXème siècle. L’auteur était Monsieur de Stendhal. Albertine avait laissé sur la table à coté du livre une pile de sept pièces de cinq francs, reliquat des cinquante francs qui lui avaient été confiés. Curieux de parcourir son acquisition et disposant d’un peu de temps avant le repas du soir, Gaétano feuilleta rapidement l’ensemble puis revint au début du chapitre premier. La petite ville de Verrières peut passer pour l’une des plus jolies de la Franche-Comté.... Ainsi commençait l’ouvrage. Sui-


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vait une description des lieux qui incitait le lecteur à renoncer au survol rapide dont usent parfois des lecteurs, pressés de saisir immédiatement l’essentiel de l’intrigue. Tel un peintre paysagiste, Stendhal brossait une réaliste toile de fond, puis, impitoyable psychologue, il disséquait d’un scalpel acéré, les personnages qu’il y faisait graviter. Ligoté comme la mouche s’étant fourvoyée dans la toile de l’araignée, Gaétano, ligne après ligne, phrase après phrase où chaque mot comptait, avait dévoré les douze premiers chapitres du roman, lorsque la clochette de madame Bertin, propriétaire et tenancière de la pension du même nom, avertit à la cantonade que la salle à manger attendait les pensionnaires. Tout encore dans l’ambiance du livre que nous venions de refermer, nous nous amusâmes à envisager comment l’implacable monsieur de Stendhal aurait disséqué cette pauvre madame Bertin. Nous nous arrêtâmes à la conclusion que les travers de cette personne auraient alors sans doute oblitéré de plus discrètes qualités de cœur. Se serait-il douté aussi, cet écrivain talentueux, qu’en moins de quatre-vingt pages, Monsieur le Consul Beyle venait de dévoiler un peu de sa propre personnalité? Les événements des jours suivants ne laissèrent point à notre héros le loisir de mieux connaître et Stendhal et Julien Sorel. La lecture n’en sera achevée que plus tard, dans l’Italie sous la botte autrichienne.

Les jours suivants Le Colonel Scolari vint travailler le matin avec Monsieur Martin ou l’un ou l’autre de ses nombreux adjoints. Diverses ébauches de plans d’attaque de la ville furent couchées sur le papier, au cas assez improbable où l’Etat-major constitué pour l’opération, solliciterait l’avis à ce sujet, des services de renseignements. Jouvie devait débarquer à Marseille le 12 ou le 13 jan-


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vier en provenance de Gènes et sur un nouveau navire acquis par le Consortium naviguant sous pavillon des Etats-Unis. Le jeudi après-midi un employé maritime vint avertir Monsieur Scolari que le Sea Eagle III venait d’accoster dans le vieux port. Désireux de régler hors du nid d’espions quelques problèmes de boutique avec Jouvie, Gaétano affronta le petit crachin qui attristait la cité phocéenne pour contempler au plus vite la nouvelle acquisition de ses associés de Boston. L’Aigle de mer numéro trois était un brick un peu ventru jaugeant 800 tonneaux tout récemment sorti d’un chantier maltais. Peut-être l’un des derniers voiliers coque en bois, si les tout premiers vapeurs confirmaient la supériorité que leur conférait leur indépendance des caprices du vent. Deux autres Sea Eagle issus de chantiers canadiens naviguaient déjà pour le Consortium sur le lac Ontario, ce qui expliquait le chiffre trois de celui-ci. Jouvie présenta le Capitaine Zammit qui était Maltais ainsi que tout son équipage puis ils s’isolèrent tout deux pour définir les détails du débarquement d’une précieuse et orientale cargaison d’épices à répartir entre Marseille et l’Espagne, prochaine escale du navire. Ces détails réglés ils se mettraient tous deux à la disposition de Monsieur Martin.

Comme prévu, le lundi suivant, Monsieur Martin accompagné par nos deux agents secrets, monta à bord du vaisseau de ligne Suffren qui était arrivé à Marseille pendant la nuit. Le Suffren, fleuron de la Royale impressionnait par sa taille de soixante mètres de long et ses quatre-vingt-quatre canons débouchant sur ses murailles verticales. Ce trois mats au curieux mat de misaine déporté sur l’avant forçait le respect. Introduits dans le carré des officiers ils saluèrent


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quelques militaires, capitaines et commandants, tous arborant l’insigne du 66ème de ligne, deux officiers de marine complétaient cette martiale assemblée. A l’extérieur, deux pelotons de six hommes constitués l’un de fantassins l’autre de marins, attendaient l’arme au pied et sans doute assuraient une sécurité bien superfétatoire sur cette forteresse marine où quatre cent marins participaient déjà au fonctionnement de l’ensemble. Tandis que Monsieur Martin entrait en conversation avec un quatre galons qu’il semblait bien connaître, Gaétano entreprit un jeune enseigne de la Royale qui avait la particularité de le dépasser d’une tête mais qui arborait un visage d’archange. L’éphèbe géant lui apprit qu’ils attendaient d’une minute à l’autre le colonel Combes et le capitaine de vaisseau Gallois qui avaient souhaités se rencontrer avant la réunion générale. Le jeune enseigne pensait que Gallois se préparait pour une opération importante car il avait récemment à Toulon, réuni plusieurs commandants d’unités de la marine de guerre. Un sonore «garde à vous» suivi d’un non moins «présentez armes» avertit que les deux officiers supérieurs allaient pénétrer dans le carré. Combes pénétra le premier en s’appuyant un peu sur une canne et prit tout de suite la direction de la réunion. Il remercia le capitaine de vaisseau de son accueil chaleureux, incita tout le monde à s’asseoir et expliqua brièvement que le ministère l’avait chargé d’une importante action militaire impliquant le transport d’un fort contingent de soldats par la voie des mers. Pendant qu’il brossait avec concision le plan d’attaque de la ville d’Ancône aux militaires présents et que seuls Martin et Gaétano connaissaient déjà, ce dernier observait l’homme qu’il voyait pour la première fois mais dont il connaissait la déjà glorieuse carrière. Michel Combes engagé comme simple soldat devint


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rapidement sous-officier. Il n’avait actuellement que quarante cinq ans mais après s’être illustré à Austerlitz, il participa à toutes les batailles de l’Empereur où il fut blessé à plusieurs reprises. Après la campagne de Russie au cours de laquelle il eut un pied gelé, il fut du dernier carré à Waterloo qui protégea Napoléon. Interné sous la Restauration puis libéré, il s’exilera au Texas d’où il reviendra mettre à nouveau son épée au service de Louis-Philippe. C’est à la tête du 66ème de ligne qu’il entreprendra l’opération d’Ancône. Monsieur Martin fut prié de communiquer à ce qui constituera l’état-major de Combes, la situation générale de la place forte qu’ils auront mission d’investir très prochainement. Gaétano fut prié de préciser quelle sera selon lui la réaction de la population et ce qui serait judicieux de faire pour ne pas se la mettre à dos. Gaétano suggéra qu’en évitant dans un premier temps de réquisitionner la nourriture et en rétribuant correctement par la suite logement et subsistance, la population devrait rester paisible. Monsieur Martin précisa qu’à cet effet, ses réseaux de renseignement étaient structurés de telle sorte qu’ils pouvaient aussi assurer le convoi préalable de quelques navires de commerce, aux cales remplies des victuailles nécessaires à l’alimentation des nombreux hommes de troupe. Le colonel Combes développa ensuite le volet strictement politique de l’opération qui consistait à présenter aux Autrichiens une ligne à ne pas franchir. Appelé par le Pape pour rétablir une situation qui lui échappait tous les jours un peu plus, Metternich venait de faire occuper Bologne et si la France ne réagissait pas rapidement, ce serait toute la botte italienne qui deviendrait une province d’Autriche. Les unités tant terrestres que navales seraient opérationnelles dans les premiers jours de février.


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Combes indiqua que l’embarquement s’effectuerai à Toulon où le Suffren se rendra dès le lendemain. Puis il remercia les officiers présents de leur attention et s’adressant à Monsieur Martin lui dit: Mon Général j’aimerais qu’avec le capitaine Gallois nous allions traiter ailleurs quelques détails supplémentaires qui ne pourraient qu’ennuyer ces messieurs qui vont tous avoir dès maintenant fort à faire ! Les trois hommes partis, une dizaine de matelots s’employa à apporter un fastueux assortiment de mets délicats accompagné de champagne et autres boissons adaptées. Comme toujours, la Royale était princière dans son accueil. Après plus d’une heure, un matelot vint avertir le colonel Scolari que le Général l’attendait sur le pont.

Le général «Monsieur Martin» (combien connaissaient sa véritable identité), semblait de très bonne humeur. Bon, Scolari, assez plaisanté, nous avons du pain sur la planche, enfin vous surtout ! Dare-dare, je réquisitionne le superbe voilier qui vous appartient un peu et que je vois à quelques encablures d’ici, ainsi que le prochain autre qui doit, si je suis bien renseigné accoster dans une quinzaine. Vous allez au plus vite débarrasser les cales de votre rafiot américain afin qu’on le remplisse à ras bord de farine, de haricots et autres bonnes choses pour nourrir nos hommes. Je veux que tout se trouve en place dans le port d’Ancône avant que la troupe y débarque. Les services rendus seront bien entendu rétribués aux tarifs que vous pratiquez d’ordinaire. Et tant pis pour les Espagnols, les belles dames de Barcelone attendront encore un peu leurs soieries indiennes et leurs parfums d’Arabie. Quand je pense que l’argent du contribuable va encore de ce fait augmenter votre déjà si considérable fortune, j’en suis écœuré ! Ajouta-t-il en plaisantant.


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Ainsi le petit bonhomme au cheveu rare était général et semblait de surcroît très au fait de l’activité commerciale de ses agents. Monsieur Martin n’était décidément pas n’importe qui ! Ainsi fut fait, Jouvie assura le déchargement complet de l’Aigle des mers et deux jours après, tonneaux et sacs de toutes sortes commencèrent à charger le navire. Jouvie, accompagné par un officier des subsistances organisait le tout. Monsieur Martin l’avait d’ailleurs désigné pour accompagner la cargaison à Ancône et décider sur place avec Orsini du déchargement partiel des vivres dans les entrepôts du Consortium. Une lettre rédigée par Gaétano partit immédiatement pour l’Italie. Elle conseillait à OrO de ne plus différer ce séjour à Rome dont Effi se faisait depuis si longtemps une joie. Gaétano lui assurait que de son coté, il avait fait le nécessaire pour que tous deux soient hébergés là bas par une certaine Signora Garabello dès le lundi 20 février. Gaétano ajoutait qu’il leur souhaitait un bon séjour d’un mois et le priait de transmettre à Jouvie toutes consignes concernant l’antenne ancônaise car c’était lui qui assurerait l’intérim pendant ces vacances bien méritées. Sa déjà longue complicité avec Orsini lui permettait d’être assuré que tout serait fait selon ses suggestions. OrO savait lire entre les lignes ! Rassuré de savoir Effi loin d’événements dont on ne pouvait préjuger du bon déroulement, il reprit le chemin de l’Italie où le petit général chauve souhaitait le voir surveiller de près les réactions de l’armée d’occupation autrichienne. En cas de mouvements de troupes suspects, Combes devrait en être immédiatement informé à Ancône. Ce sera donc plus tard de la bouche de Jouvie que Gaétano apprendra le succès de l’opération qui se fit sans effusion de sang mais fut menée sans faiblesse par ce vieux grognard de Combes.


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Sans entrer dans le détail, l’investissement du port s’effectua comme à la parade et le 66ème débarqué, restait à résoudre la prise de la ville dont les portes avaient été barricadées par les troupes épiscopales. Le matin du 25, Combes fait défoncer à la hache l’une des portes par une compagnie de sapeurs et vient à midi faire le siège de la citadelle. Il somme le commandant italien de se rendre. Ce dernier faisant à dessein traîner les pourparlers, Combes s’écrie: « Nous ne sommes point ici en ennemis de Sa Sainteté, mais nous ne pouvons permettre que les troupes autrichiennes, qui sont en marche, viennent occuper la citadelle. De gré ou de force, il faut qu’elle soit à nous ! «Voyez donc, commandant, si vous voulez prendre sur vous la responsabilité des hostilités qui vont s’engager entre le Saint-Siège et la France. Je vous donne deux heures pour délibérer sur ma demande. J’espère que votre décision nous épargnera la douleur de voir tant de braves gens s’entr’égorger. Dans deux heures donc, la place ou l’assaut ! Soldat de la vieille garde, je n’ai jamais manqué à ma parole !» Peu désireux d’affronter les troupes de ce vieux briscard sans états d’âme, l’Italien fait ouvrir les portes. A trois heures de l’après-midi, tout était réglé. Quelques années plus tard, Gaétano eut le privilège d’admirer l’héroïque version de l’attaque de la porte de la ville brossée par son ami Horace Vernet.

Lors de son récent séjour à Marseille, mon support Gaétano avait évoqué son avenir auprès de Monsieur Martin. Certes il était encore jeune et dans la possession de tous ses moyens physiques, mais il avoua à son supérieur qu’il aspirait de plus en plus souvent à une tranquillité qui lui permettrait de troquer ses permanentes aventures secrètes ainsi que ses importantes fonctions commerciales pour des activités spiri-


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tuelles auxquelles sa nature profonde aspirait. Lui, et moi son symbiotique alter ego, ne savions déterminer la part de responsabilité qui en incombait à notre triple présence en son esprit. Surtout depuis le bref pèlerinage effectué près de Rome auprès du vieil ecclésiastique aveugle, notre support physique à tous trois aspirait de plus en plus souvent à se retirer quelques temps de ce monde dont la confuse agitation lui paraissait parfois bien dérisoire. Le vieil homme de l’ombre qui de sa tanière marseillaise tenait entre ses mains la destinée de tant d’humains devait lui aussi parfois désirer être déchargé de ses lourdes responsabilités, car il étonna Gaétano par l’affectueuse compréhension avec laquelle il réagit à sa demande. Mon ami, un dicton semble fixer les règles de notre profession «Espion un jour, espion toujours»; sachez que ce n’est en aucun cas ma conception. Nous exerçons un métier utile mais dangereux. La mère patrie se doit souvent de renier ceux de ses enfants qui sacrifient souvent leur vie pour elle. Ils doivent parfois entreprendre des actions contre lesquelles leur dignité se rebelle. Moi-même, qui essaime tant de vos semblables dans des lieux où un destin fatal les attend, succombe parfois au plus profond découragement. Mes rêves sont souvent peuplés des spectres de ceux que j’ai consciemment envoyés à la mort. Mon ami, lorsque vous aurez décidé de nous quitter, nul ne s’y opposera, je vous en fait la promesse. Vous disparaîtrez des registres des soldats de l’ombre. De fait, le Colonel Scolari dès la fin de l’année 1832 qui vit l’opération d’Ancône se transformer en une occupation durable, ne consacra plus son énergie qu’au développement des activités de négoce d’un Consortium américain de plus en plus prospère. Jouvie qui se trouvait être maintenant le seul lien avec Marseille, intégrait dans ses rapports les toujours judicieuses


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aperceptions de son aîné, sur les évolutions d’un contexte politique ou autre. A l’automne de l’année 1835, ses affaires l’ayant conduit à Mestre où il envisageait de créer une succursale de l’antenne d’Ancône. il s’établit dans cette ville en pleine expansion pendant presque trois mois. Son dessein était d’y fréquenter la bourgeoisie locale afin d’y sélectionner un homme possédant beaucoup d’entregens et qui aurait vocation de devenir le directeur de la société qui serait créée. L’opération n’était pas facilitée du fait de l’oppressante occupation autrichienne et du mécontentement qu’elle générait dans la population. Gaétano avait appris que le peintre Léopold Robert avec qui il avait sympathisé quelques années auparavant s’était établi définitivement à Venise et il résolut de lui rendre visite. N’ayant aucun rendez vous la seconde semaine de septembre, il décida de transporter ses pénates dans la célèbre cité lagunaire pendant quelques jours dans un hôtel proche de la place San Marco. L’albergo Reale était un ancien palais chargé d’histoire et ayant appartenu à la célèbre famille Dandolo. Récemment racheté par un riche commerçant, Giuseppe Da Niel, il fut transformé en un luxueux palace. Tout de que comptait l’étranger de touristes fortunés se devait désormais de loger au Reale lors d’un séjour à Venise. Gaetano y trouva surtout en cette fin de saison bon nombre d’Autrichiens braillards et quelques Anglais flegmatiques. Arrivé en fin d’après-midi, après avoir contemplé de sa chambre l’extraordinaire panorama baignant dans la chaude lueur du couchant, il décida d’aller admirer aussi la place San Marco avant la tombée de la nuit. La basilique y exposait orgueilleusement les chevaux ramenés comme trophées du sac de Constantinople par les Croisés. La fraîche brise marine l’incita cependant à remettre à plus tard l’inventaire de tant de merveilles rassemblées en ces lieux par la Sérénissime, au cours des siècles passés.


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Il monta s’habiller dans sa chambre et ce fut avec un réel plaisir qu’il vint déguster un verre au fumoir avant de pénétrer dans une salle de restaurant où d’habiles décorateurs avaient su recréer une ambiance chaude et cossue. A part une tablée d’officiers autrichiens avec leurs épouses ou leurs maîtresses d’où partaient parfois de dérangeants éclats de rire, la discrète distinction du reste de la clientèle était au diapason du somptueux décor. Les mets délicats, servis par un personnel stylé, étaient parait-il élaborés sous la direction d’un cuisinier suisse réputé. Gaétano regagna sa chambre enchanté de cette soirée où solitaire au sein d’une société qui respectait son isolement voulu, il put ressasser tant de souvenirs dont la plupart n’étaient pas les siens. Le petit matin ainsi que l’agréable soubrette qui vint ouvrir les épais rideaux de velours rouge et déposer sur un guéridon une solide collation, le trouvèrent reposé et d’excellente humeur. Il descendit vers les neuf heures à la réception et s’adressa au distingué responsable aux clés d’or brodées sur les revers de sa veste, insignes des hautes fonctions qui étaient les siennes et de l’autorité qu’il exerçait sur les grooms et les réceptionnistes. Sauriez-vous me dire si vous connaissez à Venise un peintre célèbre qui se nomme Léopold Robert et dans ce cas où se trouve son atelier? - Monsieur Robert est souvent venu déjeuner chez nous avec ses amis. Mais je vois que Monsieur n’a pas été mis au courant du drame qui s’est déroulé au mois de mars si ma mémoire est fidèle; Monsieur Robert s’est donné la mort à cette époque. Je pense que son frère réside toujours dans notre cité. Si cela est votre souhait, l’un de nos jeunes garçons vous conduira là où vous pourrez le rencontrer. C’est à peine à dix minutes d’ici dans une rue parallèle au quai des Esclavons. Benito, viens ici, tu te mettras à la disposition de Monsieur Scolari et tu le conduiras là où je vais te dire lorsqu’il te le


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demandera. Veuillez excuser l’abrupte et sans doute maladroite façon avec laquelle je vous ai annoncé cette terrible nouvelle sans m’être soucié des liens peut-être familiaux qui vous reliaient à ce grand artiste ! Gaétano rassura le brave homme et retint pour un peu plus tard la proposition de suivre le jeune groom jusqu’à l’atelier du disparu. Mais pour l’instant il lui fallait s’isoler un peu pour s’accoutumer à l’impensable. Il décida de longer les quais en une longue promenade de près d’une heure en supputant ce qui avait déterminé l’artiste à cette fatale extrémité. Il se remémorait l’extrême sensibilité de cet homme en butte aux maladroites plaisanteries de Vernet. Il se souvenait aussi de cet immense besoin d’amitié qui semblait aussi indispensable au fragile artiste que l’air qu’il respirait. Il fallait qu’il en sache plus et il pressa le pas pour revenir à l’hôtel et se faire conduire par le jeune Benito jusqu’au lieu du drame. L’atelier se trouvait dans une ruelle débouchant sur la place de l’église San Zaccaria et sur le portail en bois bien entretenu et peint en vert était fixée une plaque de laiton astiquée avec soin. Deux noms y étaient gravés: J-R . JOYANT artiste peintre A . ROBERT artiste peintre Un cordon de sonnette constitué d’une chaîne et se terminant par une main aux doigts repliés, le tout également en laiton et brillant du même éclat que la plaque, engageait les visiteurs à le manœuvrer. Gaétano accéda à l’invite, ce qui provoqua quelques instants après, l’ouverture de la porte et l’apparition d’une dame un peu âgée mais aimable et fort bien mise. Ayant détaillé par dessus ses bésicles l’allure du visiteur qui fut jugée convenable, elle lui demanda ce qu’elle pouvait faire pour lui. Il lui expliqua qu’il était spécialement venu à Venise pour s’entretenir avec Monsieur Robert.


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Je crains fort que Monsieur Aurèle soit sorti, sans doute pour se rendre à son atelier, dit cette distinguée personne, mais sans doute, Monsieur Jules-Romain serait plus à même de vous renseigner. Donnez-vous la peine d’entrer, il se fera j’en suis certaine, un plaisir de vous recevoir. La porte refermée, il fut conduit dans un petit salon qui dut dans des temps plus anciens être pimpant mais qu’à l’instar de sa propriétaire, avait maintenant bien du mal à cacher les outrages du temps. Notre ami supposa qu’une fortune contraire contraignait la bonne dame à sous-louer une partie de sa vaste maison. Quelques instants plus tard, un homme jeune, habillé comme la plupart des rapins venus chercher l’inspiration dans la patrie de Michelangelo se présenta comme Jules-Romain Joyant et lui expliqua que son ami Aurèle se trouvait déjà au palazzo Pisani. S’apprêtant lui-même à s’y rendre, il se ferait un plaisir de l’y conduire. Afin d’éviter tout malentendu, Gaétano expliqua qu’il avait appris depuis peu la terrible fin de Léopold et que primitivement c’était pour le rencontrer et évoquer avec lui les bons moments passés chez lui à Rome qu’il était venu à Venise. Ne pensez-vous pas que raviver ainsi par ma visite chez votre ami de douloureux et si récents événements soit souhaitable? - Oh, bien au contraire. Aurèle, bien que ne souffrant pas de la mélancolie qui fut funeste à son frère ne se remet que difficilement de la perte de celui qui était tout pour lui. En parler toujours, en parler encore, telle est sa seule préoccupation. Lorsqu’il peint ou lorsqu’il grave, il pense que comme jadis Léopold se tient toujours derrière lui pour l’encourager. Penses-tu que Léopold aimerait ça? Me dit-il souvent. Joyant, décrocha d’une patère une curieuse houppelande cramoisie dont il entoura ses épaules et par un compliqué cheminement dans les ruelles ils atteignirent rapidement le Palais qui se trouvait dans le quartier à l’ouest de la place San Marco dénommé Campo Santo Stefano.


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Le Palais Pisani est une importante construction du dixseptième siècle dont la fabuleuse décoration atteste d’un passé glorieux mais dont le manque d’entretien flagrant ne peut cacher l’actuelle déchéance. Il n’y a pourtant pas si longtemps, Venise y organisa une fête grandiose en l’honneur de Napoléon Premier. Au coup de sonnette agitée par Joyant, une petite porte s’ouvre dans le monumental portail et un vieil homme, le chef protégé d’une toque violette, nous salue et dit en français à mon guide: Monsieur Aurèle est déjà dans son atelier depuis ce matin de bonne heure, je vous souhaite une bonne journée, ces messieurs ! Commença alors un cheminement assez compliqué par une première cour entourée d’une vaste galerie où une longue théorie de bustes nous examina. Certains avaient l’air dédaigneux, voire carrément réprobateurs, d’autres représentant des jeunes femmes semblaient par leurs sourire vouloir excuser le mauvais accueil des premiers. Vous avez-là l’essentiel de la glorieuse lignée des Pisani, m’expliqua Joyant. Nous traversâmes encore une seconde cour où languissaient encore quelques statues puis atteignirent un péristyle à colonnes donnant sur le Canale Grande qui constituait jadis l’entrée d’honneur du palais. Après m’avoir fait ainsi profiter de la vue exceptionnelle du pont de l’Académie à l’entrée du Grand Canal sur la lagune, mon guide m’entraîne sur un escalier orné lui aussi de statues dans un état lamentable, sans doute objet de l’ire de vandales. Nous cheminons sur une galerie entourant la grande salle de réception puis pénétrons enfin dans une aile du bâtiment, agencée en plusieurs ateliers d’artistes. Avant d’atteindre un nouvel escalier conduisant à un étage supérieur, Joyant salue quelques jeunes hommes tous


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vêtus d’amples blouses, sans doute sorte d’uniformes attestant de l’état d’artiste. L’escalier nous conduit enfin à une sorte de terrasse couverte sur laquelle donnent quelques portes. Joyant frappe à l’une d’elles et sans attendre entre dans un vaste atelier où s’agite un jeune homme devant un chevalet. Aurèle, je t’amène un visiteur ! S’essuyant à la hâte les mains dans une serviette déjà constellée de taches de diverses couleurs, le peintre se dirigea vers nous comme avec une sorte de timidité. Il avait un visage juvénile et paraissait plutôt vingt que trente ans. Le front large surplombait deux yeux doux et mélancoliques, le nez était fin et la bouche finement ourlée, une abondante toison châtain clair surmontait le tout. Gaétano avait l’impression de retrouver une copie rajeunie de Léopold dont l’allure tourmentée aurait laissé la place à une juvénile candeur. Voici Monsieur Scolari qui est venu tout spécialement à Venise pour rencontrer Léopold avec qui il avait sympathisé à Rone; ajouta Joyant. Le doux visage d’Aurèle se transfigura un bref instant comme si c’était lui qui était à l’origine de cette visite. Oh, Monsieur, vous êtes le bienvenu, tout ce qui se rattache à Léopold: amis, lieux, objets est pour moi sacré. C’est de ne point parler de mon frère bien aimé que je souffre le plus. Cher ami de Léopold, soyez béni. L’immense pièce étant chichement chauffé par un poële, qui situé dans l’angle le plus éloigné de l’endroit où la lumière du jour permettait le travail au chevalet. L’indispensable bourgeron de toile bistre dont Aurèle était vêtu, recouvrait une sorte d’épaisse robe de chambre bleu-nuit. Son large col sombre en encadrait avec grâce le pâle visage du peintre émergeant d’une fine percaline immaculée. Et pourtant cette grâce n’avait rien d’apprêtée, Aurèle était naturellement élégant sans être efféminé. Voyez-vous Monsieur Scolari... - A Rome votre frère m’appelait Gaétano, vous me feriez


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grand plaisir en faisant de même ! - Voyez-vous donc, cher Gaétano, depuis que mon Léopold m’a abandonné, je tente de terminer tant bien que mal deux de ses compositions inachevées, je réalise aussi quelques copies d’œuvres de jeunesse dont il ne voulait pas se séparer afin de les conserver pour moi. Les originaux seront adressés à notre pauvre sœur qui en Suisse, ne se remet pas plus que moi de notre perte cruelle. Gaétano et toi aussi mon bon Joyant, venez en ville, nous allons déjeuner dans un restaurant où la température sera plus clémente qu’ici. Nous parlerons de vous et de Léopold bien sûr ! Ainsi fut fait et Aurèle se montra un peu plus enjoué. Il semblait heureux de partager un peu ce fantôme qui ne l’avait jamais quitté depuis ce funeste 25 mars. Après le délicieux repas pris dans une confortable auberge où Aurèle semblait avoir ses habitudes, avec délicatesse, Joyant prétexta un rendez-vous avec un client afin de laisser son ami avec cet étranger avec qui il se sentait bien. Gaétano exigea que tous trois se retrouvent en début de soirée à l’Albergo Reale où il serait heureux de les recevoir à son tour. Isolés maintenant dans le douillet petit fumoir du restaurant, soutenu par quelques cafés et aussi quelques gorgées d’une antique grappa dont le patron avait intentionnellement oublié devant eux la bouteille, Aurèle raconta ! - Vous avez donc connu mon frère à Rome, à l’époque où le prince Napoléon et son épouse Charlotte venaient parfois travailler avec lui. Après le tragique décès du prince, mon frère entoura la princesse d’une chaude amitié. Il réalisa pour elle un très beau portrait du prince puis ensuite un autre de la princesse. Ils continuèrent à entretenir des relations d’amitié suivies. Je ne sais à partir de quel moment cette amitié se transforma chez mon malheureux frère en un amour impossible.


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Bien qu’étant son confident en bien des choses, ceci resta un sujet qui ne fut jamais abordé entre nous. Je ne puis même pas savoir si par quelque coquetterie dont les femmes ont le secret, la princesse lui ait laissé croire que son amour pouvait un jour se trouver partagé. Mon opinion est qu’il n’en n’a rien été et que tout s’est construit uniquement dans le pauvre cerveau de Léopold. Plus tard alors qu’ils étaient retournés dans l’appartement douillet que la dame aussi désargentée que distinguée lui louait, le jeune peintre lui confia un épais paquet de lettres, que Léopold avait sur plusieurs années, adressées à quelques amis très chers. Compte-tenu de l’abondance de cette prose, Aurèle insista pour que son visiteur emporte le tout à son hôtel afin de les parcourir plus à loisir. Nous nous étions, Gaétano et moi, depuis nos contacts à Rome quatre années plus tôt fait une idée assez précise, non sur le talent artistique de Louis-Léopold Robert car nous n’avions que peu de compétence dans ce domaine, mais sur l’attachante personnalité de cet être d’exception. La lecture attentive de toutes ces lettres confirma que tout était pour lui: vicissitude, fait divers ou bénéfique opportunité, l’occasion du plus profond abattement ou d’un enthousiasme exagéré. Beaucoup de ces lettres n’étaient en réalité que des copies des originaux adressés à un certain Monsieur Marcotte et que cet excellent homme avait pris le soin de faire recopier pour Aurèle. Ce Charles Marcotte d’Argenteuil, beau-frère du grand naturaliste Walckenaër, était l’un de ces grands bourgeois fortunés, grand amateur de peinture. Il fut en particulier le mécène d’Ingres et de Robert. Léopold qui lui devait beaucoup, le considérait comme un père, un ami bienveillant, avec qui il échangea pendant près de vingt ans un volumineux courrier. Léopold le consultait à propos de tout et Marcotte en retour prenait la peine de le guider dans ses choix artistiques et


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d’encourager constamment cet éternel atrabilaire. C’était toujours à lui qu’il confiait avec pudeur ses peines de cœur et ses perpétuelles angoisses. A titre d’exemple et pour tenter de mieux comprendre le poison que distillait en lui son amour impayé de retour pour la princesse, extrayons quelques passages des confessions adressées à cet ami lointain. Dans une lettre de 1831, quelques mois après le décès du Prince Napoléon-Louis: .....Qu’allez-vous dire de moi en recevant encore une lettre de Florence. Vous allez penser que je me presse bien peu pour me rendre à Paris. Que vous dirai-je, sinon que Florence m’est chère par plus d’un motif, et que je pensais bien peu y trouver des empêchements si forts pour la quitter? Quoi qu’il en soit, autant que je puis le dire à présent, mon parti est pris, et je partirai aussitôt que mes ouvrages seront terminés. Toutefois veuillez croire que ce n’est rien d’indigne d’un honnête homme qui me lie ici, et, sans vous donner, pour le moment, d’autres détails, je vous prie de me conserver votre estime.» Marcotte d’Argenteuil qui avait perçu les tourments de cette âme malade lui reprocha dans sa réponse «de cacher des souffrances à son amitié». De Neufchâtel où il était allé rendre visite à sa sœur, Léopold répondit: Quels remerciements ne dois-je pas vous faire, pour vos excellents conseils ! J’ai la fièvre du travail: c’est mon idée unique, c’est toute ma réponse. Ma santé est excellente, et je ne crains pas d’entreprendre un nouveau voyage. J’ai toutefois l’espérance de ne pas être seul. Quant à un attachement, je n’y pense point, et je n’en ai aucun; mais je vous assure que, dans toutes les circonstances de ma vie qui ne seraient pas calmes ni naturelles, je vous demanderais vos conseils, assuré que, si je les suis, je travaillerai à mon bonheur. Quand je ferai un nouveau voyage, peut-être penserai-je sérieusement à m’établir. Que ne


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puis je vous dire combien je suis attendri que vous vouliez bien vous occuper de mon bonheur ! Je me réserve de vous en dire plus long à ce sujet dans une nouvelle lettre. Je dois me borner, pour le présent, à vous faire observer que cette époque n’est pas engageante pour prendre une détermination à 1’égard du mariage; elle changera, je l’espère. De Neufchâtel, Léopold retourne à Florence pour y revoir une fois encore la princesse Charlotte avant de s’établir à Venise. Il écrit à Marcotte: ....Me voici enfin à Florence après dix jours d’un voyage assez fatigant. J’ai trouvé toutes mes connaissances assez bien portantes; mais je remarque que la politique est capable d’opérer bien des changements. Des relations particulières que j’ai eues ici, il ne me reste plus que celles de gens mutuellement mécontents de leur manière de voir, ce qui jette beaucoup de froid dans les rapports. Plusieurs personnes, qui ne vous connaissent que par votre réputation et votre beau caractère, m’ont demandé des nouvelles aussitôt que je les ai vues, ce qui m’a fait grand plaisir. Parmi elles est le comte de Ganay, qui est un charmant homme, franc et loyal. La princesse Charlotte et sa famille se sont également informées beaucoup, non seulement de vous, mais de tous les vôtres. J’aime à saisir cette occasion de vous dire, cher et excellent ami, que les rapports que j’ai et que j’aurai toujours avec cette famille n’auront rien que de très simple. J’ai trouvé ces dames mieux que je ne les avais quittées, et même la princesse Charlotte, pendant mon absence, s’est fait d’autres occupations qu’elle préfère à celles que nous avons eues ensemble. Elle s’occupe de littérature, et cherche à voir tous les hommes qui se distinguent un peu dans un genre ou dans l’autre. Je suis bien content, je vous assure, d’avoir sous les yeux un exemple de ce que le temps peut faire pour diminuer la plus grande douleur. Ces dames ne sortent pas du tout. Leur société m’est très agréable, parce qu’elle est douce, et que les conversations y sont plus instructives et plus de mon goût que celles qu’on entend dans bien d’autres maisons. Elles ont beaucoup d’esprit. Made-


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moiselle de Villeneuve est une personne d’une instruction extrêmement étendue, et qui, avec une manière large et grande de voir les choses, a beaucoup de sensibilité et de charme. La princesse Charlotte est peut-être moins distinguée sous le rapport des connaissances; mais, si ses raisonnements n’ont pas un caractère aussi prononcé, ils ont ordinairement plus de naturel, d’autant qu’ils viennent d’un cœur droit, ami de la franchise et de la vérité. Il n’y a qu’une chose sur laquelle nous soyons toujours en discussion : c’est la religion. Malheureusement ces dames n’ont pas une foi bien solide, et elles sont persuadées que les têtes fortes n’ont pas besoin des consolations de la religion. Cet esprit est généralement dans la famille, et il n’est pas extraordinaire que les personnes qui n’ont jamais entendu parler que d’une manière dérisoire du christianisme, comme de toutes les autres croyances, aient une espèce d’éloignement pour tout ce qui est mystique. En 1833 une autre lettre adressée à son protecteur et ami laisse prévoir en quelle situation sans issue le pousse ses relations avec cette inaccessible princesse. ....J’aimerais à vous parler avec plus de détails de ce qui trouble bien trop le repos que j’ambitionnerais; mais à quoi cela pourrait-il servir, sinon à satisfaire peut-être ma faiblesse. Je ne veux pas vous en ennuyer, je ne veux que vous montrer la confiance la plus entière. Je vous le répéterai encore, un sentiment de honte m’a retenu jusqu’à présent, mais je ne dois plus l’écouter; oui, la honte d’avoir fait preuve de la plus grande inconséquence, oui la honte d’avoir montré aussi peu de prudence que de prévoyance en une rencontre qui en exigeait tant. Je me suis long-temps fait illusion. Vous le dirai-je? Tant que j’ai conservé l’espoir de la revoir, je croyais mes sentiments très naturels. A présent, ils m’occupent trop. Si je n’avais mon cher Aurèle avec moi, et si je ne voyais pas mon tableau s’avancer vers la fin, je ne sais vraiment si je pourrais le continuer; mais, comme je vous le disais, avec l’idée que tout peut servir, sinon à l’avantage temporel, du


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moins à l’avancement spirituel, on a déjà une grande consolation. Je suis bien éloigné de vous, cher ami, et pourtant vous êtes constamment avec moi. Tout ce que vous me dites se grave dans mon cœur, et mon attachement s’en augmente. Je n’ai pas voulu, je n’ai pas pu vous cacher la cause de cette disposition qu’avec raison vous blâmez en moi. En vous en faisant l’aveu, je puis vous assurer des efforts que je ne cesse de faire pour la changer. Le temps, je l’espère, m’en fera triompher. Mais je resterai toujours avec les sentiments de la reconnaissance la plus tendre pour vous, qui avez été et qui êtes ma force. Voilà donc cette page que je vais vous envoyer et qui vous fera connaître cette inclination que vous avez soupçonnée, et que je voudrais me cacher à moi-même ! Si je pouvais en même temps vous dire ce qui l’a faite ce qu’elle est, peut-être ne me jugeriez-vous pas trop sévèrement. Hélas ! Vous le savez, le cœur est entraîné quelquefois. On doit être plaint quand il ne vous entraîne pas au point de mériter le blâme de ceux qui veulent que les passions soient toujours gouvernées par le sentiment de l’honneur.... Dans une lettre du 14 novembre 1834, il semble possible de discerner par son style incohérent, l’extrême confusion et l’égarement qui annonçait son acte désespéré. Votre état, en recevant ma lettre, était plus nerveux que de coutume, et cette lettre vous a affligé encore ! J’en suis désolé, mon ami, d’autant plus qu’en l’écrivant je n’étais pas dans la situation d’esprit que vous avez cru voir. Il faut, à propos de cela, que je vous fasse rire; j’en serais enchanté. Mon frère, avec son bon sens calme, après avoir lu les pages qui me sont adressées, me dit avec un sang-froid vraiment comique pour moi : «Ce bon M. Marcotte se tourmente beaucoup de ta passion. Cependant il me semble que quand comme toi, on boit, on mange et on travaille, on n’est pas bien malheureux. Tu devrais le lui dire.» Ceci vous instruira plus que tout ce que je pourrais vous écrire sur l’état où je me trouve. Mon bon ami, cet attachement ne me rend pas malheu-


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reux comme vous pouvez le penser et, vous le dirai-je? Tout occupé qu’en soit mon esprit, telle impression qu’en reçoive mon âme, je trouve mon état bien moins pénible que le vide du cœur. Mais comment puis-je parler du vide du cœur, quand il est tout occupé de l’amitié qui nous lie et de mon affection pour ma famille? C’est un blasphème; mais le cœur n’a-t-il point des capacités pour recevoir des impressions diverses? Nous autres artistes, nous en avons besoin plus que d’autre pour que l’imagination ne reste point froide. Oui, monsieur, je vous le répète, et je mentirais si je disais le contraire: je ne puis penser à Florence sans émotion. La raison, le devoir, le caractère de mon attachement peut-être, ne permettent pas à une tristesse violente de s’emparer de moi, tout au plus à une mélancolie qui ne peut nuire à mes occupations. Une inclination qui n’a pour base que les sens tourmente et abaisse; celle qui ne s’attache qu’à la beauté de l’âme, à la bonté du cœur, au charme de l’esprit, ne peut qu’élever. J’ai pu m’exagérer l’opinion d’Odier sur ces dames, mais ses lettres ne tarissent pas en éloges sur la mère et sur la princesse C•• . Vertus, naïveté, simplicité, tout est là ! J’avais eu souvent l’occasion de parler de cette famille avec lui pendant qu’il était ici, sans lui donner aucune idée de mes sentiments (je sais les renfermer). Il ne pensait pas alors des Bonaparte comme il en parle aujourd’hui. J’avoue même que j’avais été plusieurs fois blessé de l’opinion qu’il émettait sur les membres de cette famille, et c’est surtout afin qu’il eût l’occasion de se détromper que je lui ai remis pour ces dames une lettre dont il ne voulait pas se charger. J’étais sûr qu’il m’en remercierait ensuite. Ce que je vous en dis est pour vous faire apprécier le charme de cette maison. Je ne puis pas parler du caractère d’attachement qu’on me conserve; mais ce que je puis dire, c’est que, dans tous les cas, je ne me sens pas capable de rompre des relations qui me sont chères. A une époque bien malheureuse pour la famille, j’ai montré du dévouement qu’on a apprécié; rompre sans motif qui puisse être su, je crois qu’on en ressentirait de la peine, éprouvant de la reconnaissance envers moi. J’aime mieux que le temps amortisse une inclination que vous voyez beaucoup trop ardente, et


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la transforme en amitié. Je dirai plus, je n’aurais point fait mon tableau, si mon cœur n’eût été plein d’affections. Elles sont pour moi, dans la vie, les degrés qui me font monter. Ce sont elles qui ont donné à mon énergie un ressort qu’elle ne pouvait avoir sans elles. Si la religion condamne les passions qui conduisent au vice, défend-elle les penchants qui en éloignent ! Oui, de quelque nature que ces penchants puissent être, tous ceux qui font aimer le bien doivent être considérés comme un bien.... J’ose espérer que le lecteur ne nous tiendra pas trop rigueur de cette longue recopie de phrases mûrement ciselées, par cet artiste à l’esprit égaré par une passion contrariée et dont le pauvre cerveau, sans doute altéré par ailleurs, s’exténuait de cette pression surérogatoire. Gaétano et moi, étions emplis d’émotion à la lecture de ces lettres qui affinait encore l’extraordinaire personnalité de cet être qui nous avait jadis tellement enthousiasmés lors de nos premiers contacts à Rome. Léopold Robert et tant d’autres talentueux artistes de toutes disciplines devaient-ils subir l’âpreté d’un monde qui n’avait pas été créé pour eux, pour que jaillissent de leur être des œuvres sublimes? Fermons maintenant cette longue parenthèse et retrouvons Aurèle, dans le fumoir de l’accueillante auberge, où il poursuivit la narration de la navrante fin de son aîné. C’est au cours de l’année 1933 qu’il comprit à tord ou à raison que Charlotte avait plus que de l’inclination pour un autre homme. En sus de tout cela mon frère était un mystique torturé. Nous sommes issus d’une famille au protestantisme intransigeant. Est-ce le trop grand rigorisme de cette religion qui culpabilise à l’excès des êtres vulnérables. Le christianisme à inventé la confession qui déculpabilise l’individu qui y a recours. Nous autres adeptes de l’Eglise Réformée n’avons pas la certitude que


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la rémission de nos fautes nous ait été véritablement accordée. Des esprits à l’acier moins bien trempé pourraient-ils en concevoir une trop grande culpabilisation. Il faut que vous sachiez que nous avions un autre frère qui il y a dix ans mit lui aussi fin à ses jours. Comprenez que je tremble à l’idée que la même malédiction pourrait me concerner à mon tour. Cette propension à l’auto-destruction préexisterait-elle plutôt dans chaque membre de notre fratrie par on ne sait quel héritage familial ou quelque fantaisie d’une nature inconséquente? Sachez qu’à l’issue du drame affreux, une autopsie fut demandée par les autorités. Elle révéla dans la tête de mon pauvre frère une importante poche de sérosité tout à fait anormale et d’après le légiste, cause avérée du suicide. La veille au soir de ce funeste 25 mars après que nous ayons passé un bon moment avec Joyant et un nouvel ami sudaméricain de Léopold, Monsieur Alejo Fortique qui occupa de hautes fonctions diplomatiques, nous décidâmes de nous séparer et d’aller nous coucher. Comme nous montions vers nos chambres respectives Léopold me demanda de façon tout à fait inhabituelle de le rejoindre dans sa propre chambre. Léopold m’y attendait et m’offrit un verre d’eau parfumée à la fleur d’oranger afin de faciliter mon sommeil. Puis il me tendit la main avec une expression si tendre et triste que cela me déchira le cœur. Le lendemain matin je dormis tard pour rattraper le manque de sommeil. Ce fut Léopold qui tout aussi inhabituellement monta dans ma chambre pour me demander conseil sur le voyage qu’il devait faire incessamment en compagnie de Fortique. Cette indécision sur un voyage que je considérais comme fixé me troubla par le peu de détermination qu’il montrait. Je l’encourageais à effectuer ce déplacement, propre je le pensais, à le détourner de sa perpétuelle morosité. - Eh bien je pars dit-il. Il se dirige alors vers la chambre d’Alejo Fortique avec


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qui il devait partir le lendemain, puis se ravisant il s’écrie: - Avant de me décider, il faut que j’aille dire deux mots en bas. En descendant il me crie: Aurèle, voilà ton tailleur qui monte. Après quelques paroles avec cet homme qui m’apportait une veste qui méritait quelques retouches, assez inquiet je descend et retrouve Joyant qui déjeunait avec nos logeuses. Joyant m’annonce que Léopold est parti à l’atelier du palais Pisani. D’ordinaire c’était toujours ensemble que nous nous y rendions. Je pressens immédiatement quelque chose d’anormal. Pressant le pas, courant presque, je me précipite à sa suite. Inquiété par mon allure rapide un chien se jette dans mes jambes en aboyant, manquant de peu de me faire trébucher. Sans savoir pourquoi, j’y vois comme un mauvais présage et accélère encore l’allure. Au palais, la vieille servante que nous avions à l’époque m’annonce que mon frère s’est enfermé dans l’atelier. Forçant avec difficulté une première porte, enfonçant la seconde, je découvre Léopold étendu la face contre le plancher, baignant dans son sang. Avec le rasoir dont il se servait pour gratter la peinture, il s’était coupé la gorge des deux cotés avec une telle force qu’il avait entaillé une vertèbre. Avant de s’écrouler, il avait curieusement reposé le rasoir sur le meuble où il l’avait pris. Ce détail selon moi est l’indice que mon pauvre frère se trouvait dans un état second, une sorte de dédoublement de la personnalité. C’est alors que me souvenant de mon frère Alfred mort de la même façon, je compris que Léopold venait de célébrer ce dixième anniversaire à sa manière. Suivant les prescriptions des églises chrétiennes, le pauvre artiste s’était par son suicide, de lui-même exclu de sa communauté. La dépouille ensanglantée fut enfermée dans un cercueil qu’à la nuit tombée une gondole emporta sur l’îlot San Michele. Une plaque scellée dans l’un des murs du cimetière indique l’emplacement où Louis-Léopold Robert repose pour l’éternité. Nous nous souvînmes alors d’une réflexion émise jadis


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par Horace Vernet qui avait dit: Ces pauvres rapins inconscients, se brûlent lentement la cervelle en manipulant sans précautions ce blanc de céruse dont ils tartinent leurs toiles. N’était-ce pas là l’origine de l’anomalie constatée lors de l’autopsie? Gaétano resta encore deux jours à Venise où Aurèle lui fit visiter quelques églises qu’il connaissait particulièrement bien pour y avoir réalisé quelques œuvres. Il était principalement intarissable sur la basilique San Marco où il avait réalisé quatorze tableaux. Aurèle lui révéla qu’incessamment, après avoir réglé quelques dernières affaires à Venise, il quitterait cette ville qui n’évoquait plus pour lui que de douloureux souvenirs. Il retournerait en Suisse à la Chaux-de-Fonds auprès de sa sœur. Ils se séparèrent après qu’Aurèle lui ai fait cadeau d’un émouvant dessin à la sanguine représentant Léopold et qu’il avait réalisé la nuit même.


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Chapitre 24

Gaétano passe la main.

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’année suivante, 1836, Gaétano raccrocha définitivement son habit d’espion couleur de muraille ainsi que celui plus rutilant de richissime industriel. Il décida dans un premier temps de parcourir le monde, non pas en solitaire mais en compagnie de moi-même, son symbiotique ami le Pérégrin et les esprits toujours présents d’Alphonse et François, mes précédents porteurs. Je savais que bien qu’appréciant beaucoup la compagnie des autres humains, il n’aurait jamais supporté une autre présence permanente supplémentaire. Saurions-nous par la fréquentation d’autres hommes ne différant entre eux que par leur culture et leur adaptation à d’autres environnements, recueillir quelques indices sur l’éventuelle existence d’entités supérieures, manipulatrices des comportements humains? C’est ainsi que nous commençâmes notre itinérance par un long séjour en Amérique du Nord, auprès des amis du Consortium. Les fondateurs de cette florissante organisation internationale étaient issus, ainsi que beaucoup d’entre-vous l’aviez déjà deviné, de la Guilde Séfarade en qui François avait trouvé jadis de fidèles partenaires. Nous trouvâmes sur ce monde nouveau, une société juive, certes restée fidèle à son héritage hébraïque, mais comme libérée de la pesante chape que l’Ancien Monde chrétien ou musulman faisait encore peser sur elle, lui reprochant sans doute sa primauté dans le monothéisme ! Ici, émigrants puritains du Mayflower, Catholiques irlandais persécutés ou Juifs fuyant les pogroms, débarquaient tous identiquement sur les quais avec leur foi et leur maigre baluchon. Ils foulaient désormais un sol qui n’avait pas été encore annexé par quelque croyance hégémonique que ce soit.


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Etaient-ils tous persuadés, ou feignaient-t-ils de l’être, que leur divinité leur donnait ces terres dont les Indiens s’étaient sans doute montrés indignes par leur ignorance du vrai dieu unique? Indignité dont se le montrèrent aussi jadis, selon le Livre, les habitants de Canaan châtiés et justement dépossédés par le peuple d’Israël. Dans ce pays neuf, les immigrants libérés du clérical réseau structuré et serré qui en Europe prévenait toute velléité hérétique, devenaient des cibles privilégiées pour de nouveaux prophètes. A Boston, on n’hésitait pas à raconter la merveilleuse découverte d’un petit paysan de la région. Quelques années auparavant, un ange lui avait révélé l’endroit où étaient entreposées depuis des siècles des plaques d’or gravées d’un bien étrange texte. Il en fit la traduction (sans doute aidé par l’ange), ce qui révéla que plus de cinq siècles avant la naissance de Jésus, des Hébreux s’étaient établis en Amérique. Le Christ serait venus plus tard prêcher la vraie foi auprès de ces Juifs si lointainement exilés. C’est ainsi que les adeptes de cette secte possédaient l’avantage de connaître le Nouveau Testament dans son originelle pureté. Tout était révélé dans un livre intitulé «The book of Mormon». Le jeune Joseph Smith choisi ainsi par l’Ange pour diriger cette «Eglise des Saints du dernier jour» semblait n’avoir aucune difficulté pour convaincre de plus en plus de ses concitoyens, au point que les autorités commencèrent à trouver la contagion inquiétante. Ils furent donc contraints d’émigrer dans des contrés plus lointaines. D’autres croyances aussi caricaturales prospéraient à l’envi en tous points de cet immense pays. D’autres par contre se contentaient de diverger sur certains points mineurs de la théologie et créaient ainsi autant de courants autonomes de la Religion Réformée. Gaétano n’était pas loin de penser que puisque les


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hommes ne semblent pas pouvoir se passer de dogmes, leur multiplication constituait peut-être un moindre mal. En poussant le raisonnement jusqu’à l’absurde, si chaque individu possédait sa divinité personnelle, sorte de Dieu Lare familier et surtout s’il se dispensait de tenter de catéchiser ses voisins, ce serait la fin des guerres de religion. Nous restâmes plus de deux années en Amérique du Nord, le plus souvent à Boston mais avec cependant quelques longues escapades vers le Nord et vers l’Ouest. Au printemps de l’année suivante, Simon Goldstein, l’ami de toujours, proposa à Gaétano de l’accompagner à Buffalo, ville qui est située à l’extrémité la plus occidentale de l’Etat de New-York. Simon, l’un des fondateurs du Consortium, avait pris sa retraite depuis quelques années et c’était lui qui hébergeait notre ami dans sa vaste propriété face à l’océan au nord de Boston. Il y a de cela une dizaine d’années, fut achevé l’Erie Canal qui permettait dorénavant de relier ces contrés éloignées de l’Ouest, au port de New-York. Comme d’un coup de baguette magique, la petite bourgade de Buffalo créée à l’origine par quelques pionniers français puis investie par les Anglais après la prise de Fort Niagara, se mit à prospérer après quatre-vingt ans de léthargie et une destruction quasi totale en 1812 par les troupes anglaises. Depuis 1815, l’afflux de milliers d’immigrants arrivés de la côte Est ou du Canada tout proche, conféra à Buffalo le statut de grande ville. Le Consortium eut l’opportunité de racheter à d’anciens investisseurs hollandais quelques centaines d’hectares de terrains proches de la nouvelle voie d’eau. Nathan Goldstein, le fils aîné de Simon avait la mission d’y créer un important complexe industriel et d’y faire construire de nouveaux quartiers d’habitation pour y loger une main-d’œuvre surabondante.


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Simon et son épouse qui allaient tous deux gaillardement vers l’état d’octogénaires, pensaient qu’il devenait urgent de faire connaissance avec leur petit-fils qui venait d’avoir deux ans. Ils proposèrent donc à leur hôte de les accompagner et de visiter ensemble cet extraordinaire phénomène naturel, tout proche de Buffalo, que constituaient les chutes du Niagara. C’est par la route qu’ils arrivèrent à Albany, là où par un cheminement compliqué, le canal déversait maintenant dans l’Hudson un peu de l’eau prélevée dans le lac Erie. Les bateaux qui par le biais de nombreuses écluses venaient ainsi de perdre près de deux cents mètres d’altitude, n’avaient plus qu’à se laisser mollement entraîner vers New-York par le paresseux courant de l’Hudson. Le trajet de Boston à Albany distilla comme d’habitude son lot de désagréments liés à l’inconfort des voyages par la route. Mais dès que nos voyageurs eurent investi les cabines sur le tout récent coche d’eau, un voyage de rêve commença pour eux. L’embarcation pouvait transporter et nourrir une centaine de personnes dans un confort proportionnel au prix du billet. Six cabines luxueuses avec une large fenêtre offraient à leurs heureux occupants de première classe le somptueux défilement de calmes paysages. La seconde classe assurait à de moins fortunés la possession de cabines particulières plus spartiates. Enfin la troisième classe offrait à chacun des émigrants attirés par la conquête d’un «Ouest» béni des dieux, un hamac et un casier pour les bagages, dans deux cales où femmes et enfants dans l’une et hommes dans l’autre étaient rassemblés. Du chemin de halage quatre chevaux menaient l’embarcation à une allure soutenue sous la direction d’un cocher juché sur l’une des montures. Dès la nuit tombée le coche accostait le long de la berge et les passagers avaient alors le loisir d’aller un peu se détendre à terre. Sauf aux abords de quelques bourgades proches du


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tracé du canal, le paysage était le plus souvent vierge de toute manifestation de civilisation. Gaétano se prenait à envier ces rares tribus indiennes, bénéficiant avant la venue de l’homme blanc, de ces espaces sans limites, n’ayant que peu d’occasions ni de raisons de se quereller avec d’autres tribus. De quel droit la vieille Europe venait-elle déverser le flot incessant de ses miséreux surnuméraires et annexer ces immenses étendues que ceux qu’ils nomment les sauvages avaient su préserver dans leur pureté originelle. Bien entendu Gaétano prenait grand soin de garder pour lui ces réflexions qui n’avaient aucune chance de trouver le moindre écho chez ces pionniers avides. Du fait du nombre important d’écluses à passer et sans doute aussi d’équipements annexes peu structurés dans une organisation aussi récente, il ne fallait pas moins de neuf jours pour avaler ces six cents kilomètres de voie d’eau. Peu importe, Gaétano et ses amis ne s’en plaignirent point, tant la nouveauté en recélait de charme. Sans doute, les locataires des cales apprécièrent-t-ils moins leur long confinement ! Le séjour à Buffalo se prolongea trois agréables semaines avec comme point d’orgue la visite coté canadien de l’époustouflant phénomène des chutes. Comment ne pas ressentir sa propre insignifiance sur Terre en découvrant, alors que de bien loin un sourd grondement nous avertissait de sa proximité, ce monstrueux déferlement qui déversait les eaux d’un gigantesque lac dans un autre. Mais comment ce faisait-il que moi, être éthéré d’ordinaire insensible à des bouleversements de la matière d’un tout autre ordre de grandeur, soit gagné par l’émotion à la vue d’ une simple chute d’eau? Ce fugace passage dans un monde où l’hypersensibilisation à l’environnement conditionne la survie, ne risque-t-il pas de laisser en moi de pernicieuses séquelles?


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Non, par essence même, mon tout dont je ne suis qu’une infime partie, a côtoyé sans risque tant de formes diverses d’intelligence au cours d’immémoriales périodes de temps passées, qu’il est patent que notre dimension nous lave à notre retour de toute contagion. Mais revenons à mon support physique, Les Goldstein s’étant décidés à prolonger leur séjour auprès de leur fils et sa famille, il décida de reprendre son bâton de pélerin. Après avoir quitté les Etats-Unis il se dirigea vers la partie Sud de ce nouveau monde. Quelle harmonieuse unité de croyances présentait ici cet ensemble de pays tous de langue espagnole ou portugaise. Tous en étaient redevables à ce bon Saint Père Alexandre VI, qui avait eu la sagesse de ne confier la gestion de ces nouveaux territoires qu’à des gens de confiance, ses amis, ibériques comme lui-même ! François 1er, avec le mauvais esprit carbonaro qui le caractérisait, demanda pour la France sa part du gâteau, on lui répondit qu’il arrivait trop tard et que ce qui avait été décidé dans la bulle Inter Caeterae Divinae, ne serait pas remis en question. Persifleur incongru, François s’inquiéta de savoir si le partage avait bien été fait selon les règles et les prescriptions du testament d’Adam. C’est ainsi que fut légalisée la mise à sac du continent par les Conquistadors et que furent justifiées les atrocités et l’évangélisation musclée dont furent victimes les Indiens. Le glaive des soudards et le goupillon des Dominicains s’unirent pour assurer une christianisation rapide et totale du continent. Les procédés utilisés étaient si contraires à l’enseignement du Christ que même des Dominicains s’en émurent. Ce fut entre autres, le cas de l’évêque de Chiapas au Mexique, Monseigneur Bartolomé de Las Casas, qui fut l’un des rares défenseurs des Indiens à cette époque. Las Casas décrit le rituel d’un «Requirimento» sorte d’annonce faite en espagnol à des villageois qui ne pouvaient


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en comprendre le sens: «Dieu créa le monde en six jours. Les hommes ayant péché, il envoya son fils sur terre pour leur Rédemption. Des méchants tuèrent le Fils de Dieu, qui, retournant au Ciel laissa sur Terre pour le représenter, saint Pierre. Les hommes ayant tué saint Pierre aussi, il alla à son tour au Ciel d’où il se fait représenter sur Terre par notre Saint Père Alexandre VI. La Terre appartenant à Dieu, son représentant ici-bas remit les terres des païens aux Espagnols, afin qu’ils se chargent de la sainte besogne de sauver leurs âmes en les convertissant à notre Sainte Foi, etc., Et celui qui s’y opposerait serait un traître à Sa Majesté.» Monsieur de Voltaire résuma cette ignominie dans les vers suivants: Tu vois de ces tyrans la fureur despotique : Ils pensent que pour eux le Ciel fit l’Amérique. Qu’ils en sont nés les rois : et Zamore à leurs yeux, Tout souverain qu’il fut, n’est qu’un séditieux». Zamore est l’un des personnages fictifs d’une tragédie intitulée Alzire ou Les Américains, il est dans cette œuvre roi du Potose, région du Pérou célèbre pour ses mines d’argent. On se doit toutefois de louer l’efficacité des méthodes employées pour convertir ces sauvages à la Vraie Foi. Si l’on peut émettre des doutes sur la sincérité des premiers convertis; il est évident que sous la direction attentive d’un abondant clergé, les foules se pressent maintenant dans les églises avec les manifestations de la plus grande piété. Les Français qui viennent de nettoyer en Algérie le nid de pirates barbaresques qui arraisonnaient les navires de commerce, qui par des razzias sur les côtes méditerranéennes s’emparaient de femmes et d’enfants qu’ils vendaient ensuite comme esclaves, ont trouvé dans ce pays des populations profondément attachées à l’Islam. Les actuels descendants des Berbères savent-ils que leurs ancêtres avaient développé là-bas une brillante civili-


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sation chrétienne ? Savent-ils que c’est par le glaive que les hordes arabes qui déferlèrent sur leur pays les convertirent bon gré mal gré, tuant ou emmenant en esclavage les réfractaires? Et pourtant, tous ou presque sont maintenant de bons musulmans prêts à mourir au nom d’Allah. On ne peut qu’admirer la perfection et l’équivalence des résultats obtenus à des périodes historiques et sur des continents différents mais avec des méthodes néanmoins très proches. Chacune de ces religions au même dessein hégémonique serait donc mal venue de reprocher à l’autre des méthodes expéditives qu’elle a exploitées elle-même avec un tel succès. Tout au plus, le Musulman pourra trouver dans le Coran des encouragements nombreux à châtier et éliminer les Incroyants. Ces incitations ne semblent pas figurer dans le Nouveau testament et le bon catholique avant de trucider qui que ce soit, devra se référer à la Bible où, selon les cas, il pourra trouver l’interdiction de tuer son prochain ou bien au contraire, l’exhortation à se faire l’instrument vengeur d’un Yahvé courroucé. Gaétano nous promena pendant prés de deux années en diverses régions de cette Amérique Latine où l’activité humaine se trouvait concentrée le plus souvent dans quelques agglomérations perdues au milieu d’immenses territoires quasiment inhabités. Nous profitâmes de notre séjour au Brésil pour effectuer une longue expédition en bateau au sein d’une foret vierge luxuriante où nous ne vîmes pas un seul des Indiens que nous espérions y rencontrer. Ce fut pour moi l’occasion de constater ici aussi l’existence de cet énigmatique sorte de brouillard d’ondes qui décidément semblait imprégner la totalité de la planète. Nous nous trouvions dans le port de Salvador de Bahia situé dans la magnifique Baie de tous les Saints lorsque Gaéta-


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no se mit à se plaindre de violents maux d’estomac. Un médecin local, un peu apothicaire aussi, lui prépara une mixture à base de plantes qui le soulagea. Il resta tout de même un peu fatigué et perdit tout désir de poursuivre la visite des pays d’Asie par laquelle il avait prévu de terminer son périple mondial. Quelques jours après, un clipper venant de Sao Paolo et qui complétait ici le remplissage de ses cales par un chargement de cacao, s’apprêtait à partir pour le Havre. Deux cabines confortables y étaient disponibles pour accueillir des passagers aisés financièrement. Gaétano en réserva immédiatement une et dès le surlendemain, le trois-mats voguait vers l’Europe. L’autre cabine était occupée par un Portugais qui après avoir amassé au Brésil une coquette fortune retournait dans l’île des Açores qui l’avait vu naître. Il y emmenait aussi une jeune beauté que Gaétano pensait initialement être sa fille mais que lors du premier repas à la table du capitaine s’avéra être la jeune épouse de cet heureux homme. L’équipage était majoritairement constitué de marins Normands ou Bretons. Le capitaine et son second étaient Bretons également et tous deux originaires de Saint Malo. Un certain Pierre-Marie, moussaillon de son état, fut affecté au service des passagers. Ce jeune garçon àgé de quinze ans à peine, compensait sa totale inexpérience en la matière et une timidité maladive, par une bonne volonté à toute épreuve. Parlant généralement breton comme la majorité des matelots, il faisait des efforts méritoires pour tenter de comprendre ce qu’on lui demandait en français. Lorsque cela dépassait ses aptitudes, il s’éclipsait et revenait avec un gabier qui faisait alors office de traducteur. L’explication vint du capitaine Ferrand; le traducteur Pierre Cottin n’était autre que le parrain du jeune Pierre-Marie Moal. Oncle par alliance du jeune garçon, c’est lui qui avait obtenu qu’il embarque avec lui. Dans leur petit village des Côtes du Nord, la situation était loin d’être brillante. Dans beaucoup de familles, l’homme


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travaillait aux champs et les épouses exerçaient souvent le métier de filandière du lin que l’on cultivait dans la région; les toiles bretonnes étaient réputées et faisaient l’objet d’une exportation importante. L’établissement de filatures mécaniques dans le Nord, plongea les familles dans la misère. Sans doute conséquence des effets cumulés de la malnutrition, de l’ignorance et de l’alcoolisme, la durée moyenne de la vie dans ces pays était inférieure à quarante ans. Etait-ce par une compensation naturelle que la Nature favorisait la multiplicité des naissances? Les statistiques préfectorales faisaient état en Ile et Vilaine et dans les Côtes du Nord d’un taux d’indigence de 37 pour cent de la population. Un habitant sur sept était, de plus, répertorié comme mendiant. Beaucoup de ces pauvres bougres ne portaient sur eux que des hardes innommables, vivaient dans des huttes en pisé et couchaient sur des litières. Le rêve de beaucoup de ces infortunés était de se faire arrêter par la maréchaussée afin de pouvoir manger l’hiver. La mère de Pierre-Marie, filandière sans travail élevait seule ses cinq enfants, dont le père mordu par un renard enragé avait dû être saigné et étouffé entre deux matelas quelques années auparavant. Voilà pourquoi Pierre Cottin avait imploré le capitaine Ferrand d’accepter son jeune filleul à bord, même sans aucun salaire. En mer au moins il mangerait tous les jours. Gaétano avait bien essayé d’entamer des conversations avec le petit mousse, mais cela n’était décidément pas possible. Il en était désolé car sans doute habitué à recevoir des ordres hurlés par quelque bosco farouche, le petit bonhomme qui devait parfois sangloter dans son hamac en pensant aux douces caresses de sa mère, dévorait des yeux cet homme impressionnant qui ne lui manifestait que douces paroles et qui souvent lui tapotait amicalement l’épaule. Il n’était pas douteux que pour le petit breton, Monsieur Scolari égalait dans l’échelle des


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valeurs, le Sant Erwan (Saint Yves) dont tous les 19 mai on promenait en procession la statue en bois à Tréguier. Ce fut deux jours avant d’accoster dans l’île de Faial aux Açores que Gaétano, voulant se promener un peu sur le pont s’écroula le long d’un coffre en bois, évanoui. Immédiatement secouru par deux gabiers il fut ramené dans sa cabine. Bientôt je renouais le contact avec son esprit et l’aidais de mon mieux pendant qu’une douleur atroce lui vrillait la poitrine. Le capitaine Ferrand était accouru à son chevet et tentait de lui faire boire un peu d’eau. Au moment où le brave homme tentait de lui redresser le buste, la bouche de Gaétano s’emplit de sang, mais la douleur s’atténua bientôt et sa respiration reprit un rythme à peu près normal. Le capitaine exigea que Pierre Cottin et le mousse restassent auprès du malade jusqu’à ce qu’un mieux notable puisse être constaté. Nous ne nous bercions pas d’illusions et avions compris que l’alerte était sérieuse et qu’à toutes fins utiles il serait bon de prévoir le pire. La France était encore bien lointaine et il fallait maintenant régler nos affaires terrestres avant que mon ami ne rejoigne un improbable au-delà. Nous résolûmes de choisir le jeune Pierre-Marie pour un transfert qui se ferait sans l’accord de cet être innocent et puisque nous serions tous réunis en lui à son insu, la suite des événements nous dicterait la conduite à tenir. Il était également urgent d’apporter quelques menus codicilles aux dispositions testamentaires prises avant le départ pour les Etats-Unis. Il demanda à s’entretenir avec le gabier Cottin et lui demanda si en échange d’une honnête rétribution, il était prêt à entreprendre quelques démarches en France, si le Destin ne lui accordait pas d’y arriver lui-même vivant. Pour les dix napoléons qui lui seraient remis à l’arrivée par le capitaine et dix autres par le notaire qu’il aurait la charge de contacter au Havre, Pierre Cottin était prêt à n’importe quoi !


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L’après-midi, la douleur revenant à la charge, Ferrand lui amena une fiole de «Laudanum: liquide de Sydenham», l’étiquette qui était collée dessus indiquait que de l’opium, de la cannelle, du safran et du clou de girofle y macéraient dans du vin de Malaga. La potion était extrêmement amère mais la douleur céda rapidement sous l’action de l’opium. Gaétano put alors s’asseoir devant la petite table qui meublait la cabine et entamer l’écriture de plusieurs lettres. Les destinataires en étaient Monsieur et Madame Orsini à Ancône, son cousin Bornia dont il avait fait son principal héritier, Monsieur le Directeur de la Société Méditerranéenne de Négoce qui était le titre officiel du Monsieur Martin de Marseille. A ces trois destinataires il était demandé de diffuser auprès d’autres amis et connaissances l’annonce de la disparition du «Colonel Scolari». Enfin une longue lettre explicative au Notaire choisi au Havre par Pierre Cottin devait permettre à ce tabellion de mettre au point avec les banquiers qui géraient sa fortune, une sorte de rente modeste mais à vie pour le jeune Pierre-Marie Moal. Pierre Cottin serait aussi dépositaire au nom de son filleul d’un petit viatique qui permettrait au jeune garçon (notre futur support) une entrée dans la vie active moins chaotique que celle de ses semblables. A un Pierre Cottin un peu perturbé par l’étrangeté de la situation, il donna quelques conseils sur ce que, à son avis, il convenait de faire pour aider efficacement son filleul à affronter le monde. Peu avant minuit alors que terrassé par l’opium, Gaétano dormait, il poussa soudain une sorte de râle qui réveilla le petit Pierre qui somnolait à ses côtés et tandis que ses vibrations s’éteignaient, nous investîmes tous l’esprit de notre nouveau jeune support. Celui-ci affolé, non par notre intrusion, mais par la mort de celui qu’il devait surveiller se précipita sur la dunette où la direction du navire était confiée au lieutenant Le Jamptel.


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Aotrou, aotrou...( Monsieur, monsieur...) Aotrou Scolari, il est mort ! Le second calma le petit mousse et confiant pour un moment la roue de gouvernail au matelot de veille avec lui, il se dirigea vers la cabine du mort. Il lui ferma les yeux, lui replaça les bras le long du corps et rabattit le drap sur le visage apaisé. Il ressortit de la cabine en fermant la porte à clef. Ce passager n’avait plus besoin de compagnie ! Demain on accosterait à Horta et le décès serait déclaré aux autorités du port. C’est Victor Le Jamptel, qui s’exprimant en portugais avec plus de facilité que Ferrand, s’acquitta des diverses formalités permettant d’ensevelir la dépouille de cet étranger sur cette île. Le curé, à qui fut affirmée avec aplomb la qualité de bon catholique du mort, reçut une somme convenable pour qu’un enterrement décent soit célébré. Plus tard lui parviendra une somme plus conséquente versée par les héritiers, pour la réalisation d’un tombeau conforme à l’importance qu’eut cet homme sur terre. Le soir même, le clipper poursuivit sa route vers la France sur une mer exceptionnellement paisible, sa voilure gonflée par une brise soutenue. Nous, Alphonse, François, Gaétano et moi, étions désormais les spectateurs invisibles du monde tel qu’il apparaissait aux yeux bleus du petit mousse. Quel observatoire du comportement des adultes envers un faible enfant candide dont nul n’avait à craindre de dangereuses réactions ! Pierre-Marie avait eu beaucoup de chance de faire partie de l’équipage du capitaine Ferrand, mis à part un certain Lefort qui avait seulement un peu la taloche facile, personne ne le maltraitait. Certes le bosco le terrorisait un peu, mais cet homme ne pouvait s’empêcher de hurler ses ordres. Nous autres avions compris que cet homme qui avait la tâche difficile de diriger


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de braves garçons aussi incultes que lui et à la caboche dure comme le granite de leurs menhirs, pensait ainsi les convaincre de sa légitimité de chef. Chez certains individus ne disposant du fait de leurs faibles facultés intellectuelles ou d’une instruction trop sommaire pour leur permettre d’exprimer leur pensée avec précision, l’élévation de la voix faisait office d’argument définitif. Dans l’échelle des valeurs du petit breton, au sommet se trouvait Maria sa si douce mère. Venait ensuite Oatrou Person Kergus (Monsieur le Recteur Kergus); en Bretagne, le curé du village était dénommé recteur. Venait en troisième position son parrain. Puis après, de manière assez inclassable, toute personne à qui il était recommandé de dire Monsieur ou Madame. Et puis il y avait ces personnages dont (Notr’Person) parlait sans cesse, Dieu, Jésus, la Sainte Vierge, les Anges et les Saints. La Sainte Vierge, il savait ce que c’était car la statue dans l’église montrait qu’elle était un peu comme sa maman, à part le fait qu’elle penchait la tête en souriant et qu’elle était habillée en blanc et en bleu; c’est à cause d’elle que beaucoup de Bretons s’appelaient aussi Marie. Saint Yves qui était porté pendant les processions devait être un vieux cousin comme tous les vieux du village, il avait l’air gentil, mais il portait un drôle de chapeau noir, sans doute une sorte d’uniforme pour les Saints. Ces deux là on pouvait les prier quand on avait besoin de quelque chose, mais il valait mieux, pour que ça marche, dire les choses comme il faut. Et puis il y avait Dieu; celui-là il fallait le prier tous les matins et tous les soirs et même plus si on avait le temps. Sur les bateaux on pouvait pas aller à la messe, mais à terre il fallait y aller. Pierre-Marie aimait bien aller à la messe. Dans l’église de Lanvollon, Notr’ Person portait alors des beaux vêtements de toutes les couleurs et les fils Guillou servaient la messe avec des robes blanches. Pierre-Marie aurait bien voulu aussi servir la messe, mais c’étaient toujours les fils Guillou qu’on prenait. Dieu il savait tout et il voyait tout, si on avait fait quelque


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chose de mal, il le savait et alors valait mieux aller le dire au recteur dans le confessionnal en bois noir dans l’église, si on le faisait pas, c’était très grave ! Pour faire la prière, il fallait se mettre à genoux et joindre les mains, c’était des fois difficile quand la mer était mauvaise et le bosco n’aimait pas trop ça ! Pierre-Marie avait eu un peu de peine quand Monsieur Scolari était mort, son parrain lui avait dit que ce monsieur l’aimait beaucoup et que pour le remercier de s’être bien occupé de lui, le monsieur allait lui faire avoir beaucoup d’argent. Comme ça, arrivé en France il pourrait rester à terre et retourner au pays. Cette vision du monde profondément réductrice, implantée dans ce jeune cerveau, nous irritait, mais avions-nous quelque certitude que ce soit, que de tenter de la modifier ne se solderait pas par un bouleversement catastrophique? Si à l’âge de quinze ans, un être doué d’intelligence, ne commençait pas à formuler quelques doutes sur un enseignement aussi stéréotypé, ne fallait-il pas considéré que ces bases sur lesquelles une personnalité allait se construire, en valaient bien d’autres pour lui? Pour une grande majorité d’individus, ce qui avait été imprimé dans le cerveau dès le plus jeune âge aura désormais force de loi tout au long de la vie. Pour annihiler chez ceux-là ce conditionnement et le remplacer par un autre, il faudra l’intervention d’un être au fort pouvoir de persuasion, tel un prophète ou apôtre d’une foi nouvelle. D’autres individus, plus favorisés par la Nature sur le plan intellectuel ou ayant pu par eux-mêmes développer des facultés qui n’existaient avant qu’à l’état de latence, ont alors la possibilité d’acquérir des convictions plus réfléchies. Ce fut le cas de notre ami Alphonse et du malheureux Ismaël aidés en cela par la lecture des grands philosophes. C‘est sans doute par le même cheminement que se formèrent


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les plus grands Libres Penseurs. D’autres dont les facultés cognitives ne sont pas moindres que celles des premiers, trouveront au contraire par la réflexion d’excellentes raisons d’asseoir encore plus leur Foi d’origine. Sans doute, auront-ils élagué de leur croyance tous ces dogmes qui heurtent le bon sens le plus élémentaire, ainsi que toute la panoplie de superstitions, de fables merveilleuses, d’apparitions et de miracles dont le croyant de base ne saurait se passer; il savent toutefois la dangerosité d’extérioriser ces nouvelles convictions profondes. Non pas que le danger soit pour eux, l’époque n’étant plus aux autodafés, mais le système finement mis en place depuis des siècles est fragile et saper un peu plus ses fondements risque d’engendrer d’imprévisibles catastrophes. Tant pis si l’Eglise, humaine construction, sert l’avidité et la soif de pouvoir de cauteleux mauvais bergers, elle à le mérite, faute de mieux, d’endiguer un peu les instincts pervers des humains. Pour en revenir au petit mousse, aucun encouragement à une réflexion plus profonde ne pouvait provenir de ce milieu paysan, sciemment maintenu dans l’ignorance par une aristocratie et un clergé avides de conserver leurs privilèges. Comment pourraient-ils d’ailleurs consacrer du temps à développer les facultés d’un cerveau dont toute l’activité est déjà affectée à la plus élémentaire survie. Cet instinct de survie impliquait d’assurer avant tout le pain de chaque jour. Comparé à l’état de journalier, si l’on avait la chance de trouver du travail, ou à l’état de mendiant si l’on n’en trouvait pas, le dangereux travail de forçat sur les bateaux de commerce ou de pêche en haute mer semblait préférable. Préférable aussi, l’état de soldat où l’on risquait encore plus souvent sa vie, en échange d’une gamelle pleine, assurée tous les jours. Mais le fin du fin, à condition de présenter un minimum


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de qualités était d’entrer au Séminaire. Comment reprocher à certains de ces élus d’avoir surtout été attirés par l’espoir d’une vie réputée enviable? Monsieur de Stendhal dont Gaétano avait eu la curiosité de se procurer l’œuvre maîtresse analysait sans attendrissement excessif les motivations de ces futurs prêtres. Il y écrivait entre autres: «Le bonheur, pour ces séminaristes comme pour les héros des romans de Voltaire, consiste surtout à bien dîner....» «Julien découvrait chez presque tous un respect inné pour l’homme qui porte un habit de drap fin...» «Après avoir été comme suffoqué dans les premiers temps par le sentiment du mépris, Julien finit par éprouver de la pitié : il était arrivé souvent aux pères de la plupart de ses camarades, de rentrer le soir dans l’hiver à leur chaumière, et de n’y trouver ni pain, ni châtaignes, ni pommes de terre. Qu’y a-t -il donc d’étonnant, se disait Julien, si l’homme heureux, à leurs yeux, est d’abord celui qui vient de bien dîner, et ensuite celui qui possède un bon habit ! Mes camarades ont une vocation ferme, c’est- à-dire qu’ ils voient dans l’ état ecclésiastique une longue continuation de ce bonheur : bien dîner et avoir un habit chaud en hiver. Il arriva à Julien d’entendre un jeune séminariste, doué d’imagination, dire à son compagnon : - Pourquoi ne deviendrais-je pas pape comme SixteQuint, qui gardait les pourceaux ? - On ne fait pape que des Italiens, répondit l’ami; mais pour sûr on tirera au sort parmi nous pour des places de grands vicaires, de chanoines, et peut-être d’évêques. M. Pi.,; évêque de Châlons, est fils d’un tonnelier: c’est l’état de mon père....» Pierre-Marie qui se souvenait de ne jamais avoir été digne de revêtir la robe blanche pour servir la messe se faisait peu d’illusions sur ses chances de remplacer un jour le curé


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Kergus. Mais sa vocation se dessina soudainement de la façon que nous allons rapporter un peu plus loin. Revenons quelques mois en arrière, et sur le port et dans la ville du Havre où le voilier déchargeait sacs de café vert et de cacao. Le capitaine Ferrand avait conseillé à Pierre Cottin de se rendre avec les lettres rédigées par son passager décédé, chez un Notaire du centre ville. Celui-ci lut attentivement la longue lettre qui lui était destinée et déclara qu’il acceptait de régler au mieux les dernières volontés du Colonel Scolari. Malheureusement, de nombreuses démarches et courriers échangés parfois avec des personnes résidant à l’étranger, nécessiteraient sans doute plus d’un mois avant qu’aucune action ne puisse être entreprise. Conscient que cela posait problème à nos deux Bretons, le Notaire proposa à Pierre de se rendre chez l’un de ses amis industriel, qui leur fournirait à tous deux un emploi sur sa recommandation. Pierre Cottin accepta cette offre avec reconnaissance, car il avait bien en poche les dix belles pièces d’or du riche passager, mais il préférait leur faire attendre les dix autres qui lui avaient été promises lorsque tout serait réglé. Le tout ajouté à la maigre paye de gabier permettrait lors de son retour à Lanvollon de réaliser un cher projet, son mariage avec la si jolie Anaïs. Encore hébergés sur le clipper, bien que Ferrand sache bien que Pierre et le mousse étaient désormais rayés du rôle, après avoir soigné leur présentation aussi bien que possible, ils se présentèrent le lundi matin suivant aux Etablissements Foerster. Il était huit heures, lorsqu’ils entrèrent dans un bureau où trois femmes et un homme s’absorbaient dans des travaux d’écriture. L’homme s’enquit du but de leur visite et Pierre tendit alors la lettre du notaire adressée à Monsieur FrédérikGuillaume Foerster.


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Le chef de bureau les fit asseoir sur un banc de bois qui occupait l’un des murs du bureau et dit qu’il allait remettre la lettre à son patron. Lorsqu’il revint, il était accompagné d’un homme qui leur demanda avec bienveillance et un fort accent allemand ce qu’ils savaient faire. La question les déroutant manifestement, l’homme conclut que leur spécialité était la bonne volonté et prit les dispositions qui s’imposaient. Toi, dit-il à Pierre, tu vas aller sur le quai 2 et tu demanderas Roger, t’auras du travail. Toi moussaillon, dit-il encore en posant sa main sur l’épaule du garçon, tu restes ici, Monsieur Herblain va bien trouver à t’occuper. C’est ainsi que Pierre-Marie fit ses premières armes dans le monde du travail. Deux mois après, Pierre Cottin était légalement nommé tuteur de son protégé et ce dernier était devenu petit rentier. Tous les ans une somme modeste, serait versée par le notaire sur l’un de ces livrets d’Epargne créés par Benjamin Delessert, et qui étaient depuis quelques années garantis par l’Etat. Monsieur Dubois le notaire, fut sans nul doute intéressé par l’étrange destinée de ce jeune paysan qui avait su retenir l’attention d’un riche homme d’affaire au point de le coucher sur son testament. Toujours est-il qu’il insista auprès de son ami Foester pour que celui-ci, non seulement continue à l’employer mais qu’il lui aménage des horaires lui permettant d’acquérir les bases de l’instruction. Sans doute aussi, cela faisait-il partie des «bonnes œuvres» de Monsieur Louis Emile Dubois qui avait des ambitions politiques et qui fut d’ailleurs, par la suite, élu député par le 5ème collège électoral de la Seine Inférieure. Quoi qu’il en soit, Pierre-Marie pouvait remercier le ciel d’avoir croisé sur son chemin mon dernier support terrestre et remercier aussi ces notables havrais qui tous deux ne lui ménagèrent pas leur appui.


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C’est en 1848 que se précisa la destinée de celui qui inconsciemment nous prêtait ses cinq sens. Que de réflexions philosophiques nous fournissait la vie d’êtres humbles, subissant bon gré mal gré, une destinée dont d’autres étaient les maîtres. Ce fut lors de retrouvailles dans son Trégor natal que le Destin fixa l’avenir de notre désormais employé aux écritures aux Etablissements Foester. Jean Marie, son grand frère se mariait et bien entendu il n’était pas question de ne pas assister à la fête. La situation de la famille s’était depuis peu largement améliorée et le fils Moal allait s’allier à la famille Quéré dont l’aisance financière relative et quelques propriètés venait d’ancêtres plus huppés. Anne-Jeanne la promise était la petite fille de Jaquette Colliou issue elle-même de nobliaux locaux qui portaient «d’azur au croissant d’or surmonté de deux molettes d’argent». On peut penser que ce fut de déconfitures en mésalliances et à la suite de partages divers et nombreux, que des vastes domaines d’antan, seulement quelques hectares lui échurent en partage. Les Moal, bien qu’étant comme on le sait dans un état financier proche du dénuement, pouvaient s’énorgueuillir d’un aîeul qui avait combattu dans la Chouannerie aux cotés de Cadoudal. Arrêté après l’affaire de la machine infernale contre Bonaparte et emprisonné à Paris avec les autres conjurés, il avait échappé on ne sait comment au peloton d’exécution. Petite gloire et petite richesse pouvaient ainsi s’associer à la satisfaction de tous. Les Quéré avaient bien fait les choses et plus de deux cents cousins et cousines à la mode de Bretagne étaient venus ripailler pour l’occasion. Ces premiers jours d’avril avaient invité aussi un radieux soleil à participer à la fête. Pierre-Marie avec son beau costume acheté aux Nouvelles Galeries du Havre faisait honneur à la famille et surtout, il parlait français, ce qui était ici un signe indiscutable de promotion sociale.


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Mais l’objet de tous les rêves des fraîches petites paysannes était sans contredit le caporal des hussards Milec Salliou avec son bel uniforme à brandebourgs. Les jeunes hommes aussi auraient aimé posséder cette héroïque parure qui aimantait le regard des filles aux coiffes empesées et si soigneusement repassées. Pierre-Marie venait mentalement de franchir le Rubicon, il serait lui aussi militaire ! De retour au Havre il fit part au bon Monsieur Foerster de la vocation qui venait de germer en lui. Celui-ci le félicita pour son patriotisme mais lui fit remarquer que si tout soldat pouvait trouver dans sa musette un bâton de maréchal il risquait bien plus une mort glorieuse. Ici au Havre, une carrière moins exaltante lui était assurée et tout laissait à penser qu’il bénéficierait rapidement d’une promotion. Mais la décision du futur guerrier était prise et que pouvaient prétendre les manchettes de lustrine et la toque de feutre gris de Monsieur Herblain face à la rutilance vestimentaire qui transfigurait Milec. Vers le mois de septembre, un nouvel employé aux écritures avait été mis au courant des tâches dont le jeune Moal s’acquittait auparavant et Monsieur Foerster laissa partir son protégé avec beaucoup de regrets. Un bureau militaire local recueillit son engagement pour trois ans, sous les drapeaux d’une toute récente Deuxième République qui ignorait qu’elle préparait le trône d’un deuxième Empereur. Muni d’un titre de transport gratuit, il devait rejoindre le 39ème Régiment d’Infanterie de Ligne qui était cantonné à Paris depuis les événements de juillet. Il y restera quatre jours pendant lesquels plusieurs sous-officiers testèrent ses aptitudes tant physiques qu’intellectuelles. A l’issue de ces examens il fut envoyé avec quelques autres jeunes hommes à Péronne. Il y fut habillé du pantalon garance, de la veste de drap


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bleu foncé et du shako traditionnel. Pierre-Marie fut assez désappointé de cet accoutrement qui paraissait bien commun à côté de celui de Milec. Mais qu’y faire? Alors commencèrent pour lui de longues années plus emplies de routines et désagréments de toutes sortes que de panache et de gloire. Il fit ses classes, subit les inévitables vexations et avanies sensées tremper le caractère de ces futurs guerriers. Toutefois, l’instruction acquise au Havre lui donnait un avantage certain par rapport aux autres conscrits et engagés, le plus souvent analphabètes. Il fut donc autorisé à suivre le «peloton de sous-off». Son bataillon fut bientôt transféré à Bourg, puis l’année d’après à Lyon. Enfin c’est avec le grade de sergent qu’il suivit le 39ème à Nîmes où il séjourna jusqu’au mois d’avril 1854, puis ce fut le départ pour Toulon. Nous ne pûmes nous empêcher de tracer un parallèle avec l’arrivée dans ce même port, cinquante-huit années plus tôt, de François Ruisse qui lui aussi partait conquérir l’Orient avec l’oncle du présent Empereur Napoléon III. Avions-nous pris la meilleure décision en laissant la totalité de son libre arbitre à ce jeune paysan. Certes sur le plan strict de l’étude du comportement de la majorité des êtres humains issus de la masse des défavorisés, ballotés dans la tourmente de la vie, cela nous était riche d’enseignements. Sans qu’il puisse en être conscient nous pouvions évaluer l’état de satisfaction qu’éprouvait cet homme de sa condition actuelle. Il nous apparaissait que Pierre-Marie se trouvait au moins aussi assouvi par sa condition que le furent en leur temps de la leur, le Juif, l’Espagnol et l’Italien qui me portèrent tous trois. Et puis, pouvons-nous préjuger du devenir d’un individu? Tel le torrent descendant de la montagne qui atténuant petit à petit les aspérités de la roche la transforme en un galet poli, le cours tumultueux de la vie ne réussit-il pas à faire parfois d’un jeune sot un vieillard plein de bon sens?


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Compte tenu de l’importance de l’expédition, une partie de l’escadre qui devait s’élancer vers la Turquie, ne pouvant trouver d’amarrage à Toulon, ce fut du port voisin de la Seyne sur mer que le 39ème embarqua sur le Tonnerre, armé en transport. Sa propulsion se faisait soit à voile soit par des roues à aubes entrainées par une machine à vapeur de 320 chevaux. Bien que la cheminée centrale soit haute de huit bons mètres, cela n’empêchait pas les noires volutes de fumée de se rabattre parfois sur le pont et les hommes qui s’y trouvaient et les noircissaient comme des soutiers. Quittant La Seyne le 11 mai, le vapeur arriva à Malte le 15 au soir et après une agréable escale se dirigea vers le Pirée puis vers Gallipoli en Turquie. Rappelons brièvement quel était le but de cette vaste opération militaire et profitons-en pour revenir sur la curieuse personnalité de son principal instigateur: Louis Napoléon que nous avions un peu perdu de vue depuis son peu glorieux passage chez les Orsini d’Ancône. Le turbulent carbonaro d’alors est à présent, faute de mieux, Empereur de «seulement» tous les Français. On peut admirer l’opiniâtreté avec laquelle il enchaîne en vingt ans coups fourrés et coups d’états. Qui peut se vanter d’avoir équitablement pesé chez cet homme la part d’ambition personnelle et celle de la mission dont il se croyait investi: rétablir la grandeur d’une France désarmée, soumise et humiliée par le traité de Vienne. Comment faire la part des choses entre le portrait féroce et avilissant jusqu’à la caricature qu’en faisait Victor Hugo dans «Napoléon le Petit» et celui parfois dithyrambique d’un homme à qui l’on doit entre autres, l’essor industriel, le Paris d’Haussmann et pour les ouvriers: le droit de grève. Son héritage culturel, patiemment distillé par sa mère, c’est le culte du fondateur de la dynastie. Son maître à penser sera Saint Simon dont il tentera de faire cohabiter les préceptes pré-socialistes avec la nécessité d’un système bancaire


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puissant, outil de l’industrialisation. Il consacrera ses six années d’emprisonnement à la rédaction de deux ouvrages dans lesquels l’utopique et le romantique le disputent à un projet politique assez cohérent, dans lequel on peut déceler l’influence Saint Simonienne. L’Extinction du Paupérisme et les Idées napoléoniennes, rédigés pendant l’enfermement au fort du Ham bénéficieront d’une diffusion liée à l’accession au pouvoir de leur auteur. Un célèbre humoriste préconisera plus tard, l’extinction du Paupérisme après dix heures du soir, et notre vieille connaissance, Monsieur de Stendhal prétendra de son côté: «J’ai deux passions, les épinards et Saint-Simon !» . Sur le plan international, Napoléon III cherche par tous les moyens à rétablir le prestige perdu de la France. Il obtient de l’Empire Ottoman le rôle de protecteur des lieux saints de Jérusalem. La Russie orthodoxe proteste immédiatement et envoie un ultimatum à Constantinople, en avril 1853. Napoléon III est bien décidé à ne pas céder, d’autant qu’il dispose du soutien de l’Angleterre, inquiète de la politique d’expansion russe vers la Méditerranée. Le 22 juin, les armées russes envahissent les provinces roumaines de Moldavie et de Valachie. Les négociations se poursuivent mais le Tsar Nicolas Ier refuse d’évacuer les territoires conquis. Le 4 octobre, l’empire Ottoman, fort du soutien de la France et de l’Angleterre, déclare la guerre à la Russie. L’armée turque remporte une victoire à Oltenitza sous la conduite de Omar Pasha. Le 20 novembre, la flotte turque est cependant détruite à Sinope. L’opinion publique anglaise est outragée et, le 3 janvier 1854, les flottes françaises et anglaises pénètrent dans la mer Noire pour protéger les côtes et le commerce turcs. Le 12 mars, les deux pays s’allient officiellement à la Turquie. Les Russes ripostent le 20 mars en attaquant la Bulgarie, également territoire ottoman. Le 28 mars, la France et l’Angleterre déclarent la guerre à la Russie. Une alliance entre les deux pays est signée le 10 avril et un corps expéditionnaire est déployé à Varna, en Bulgarie,


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le 30 mai. Il va peu combattre mais subir de loudres pertes en raison d’une terrible épidémie de choléra. Après avoir signé une alliance défensive avec la Prusse, l’Autriche concentre une armée de 50.000 hommes dans ses provinces frontalières avec la Russie (Galicie et Transylvanie). Avec l’autorisation de l’empire ottoman, elle pénètre dans ses principautés du Danube pour les protéger. Devant cette nouvelle menace, la Russie retire ses forces de Bulgarie et des principautés roumaines tout en continuant à refuser les propositions de paix faites par la France, l’Angleterre, l’Autriche et la Prusse à Vienne (8 août 1854). La France et l’Angleterre décide de porter un coup décisif à la Russie pour la contraindre à accepter leurs propositions de paix en débarquant un corps expéditionnaire en Crimée pour s’emparer de la grande base navale de Sébastopol. C’est ainsi que le 20 septembre, alors que le bataillon dans lequel Pierre-Marie était sous-officier, marchait vers l’Alma avec une unité anglaise et que les zouaves escaladaient les rochers bordant la mer, ils se trouvèrent face à des soldats russes qui déchargèrent de la mitraille d’une distance de près de cent mètres, puis disparurent lorsqu’ils prirent conscience de l’importance de leurs adversaires. Le sergent Moal et trois hommes de sa section s’écroulèrent alors que le reste de la troupe s’élançait à la poursuite de l’ennemi, abandonnant ceux pour qui ils ne pensaient plus pouvoir faire grand-chose. Une bonne heure plus tard trois voitures d’infirmiers et de brancardiers anglais aperçurent l’un des corps gisant à quelques mètres du chemin agiter un bras. C’était Pierre-Marie qui venait d’émerger de son évanouissement prolongé. Les Anglais se précipitèrent et virent que le blessé avait été atteint à la fois à une jambe et plus haut à l’aine. Pendant que deux brancardiers le hissaient dans l’une des voitures, il s’évanouit de nouveau. Lorsqu’il reprit conscience, il était sous une tente allongé à côté d’un autre blessé qui avait la tête emmaillotée de


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pansements. Nous comprîmes que notre support ayant perdu trop de sang était sur le point de succomber. Il fut décidé de nous transférer dans l’esprit de cet homme qui était le seul autre humain sous cet habitacle de toile. L’homme, sans doute sous l’influence de puissants calmants respirait paisiblement. A peine avions-nous effectué le transfert que Pierre-Marie s’en alla rejoindre le paradis des braves. Bien plus tard, deux officiers anglais, probablement des chirurgiens ou médecins vinrent constater le décès du Français et le réveil comateux du jeune officier britannique qu’ils obligèrent à parler. Il nous sembla que ces deux hommes s’adressaient avec une sorte de déférence à cet homme pourtant plus jeune qu’eux. Le lendemain nous sûmes que notre nouveau support n’était autre que le propre fils de....


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Chapitre 25 Le blessé de l’Alma

Le Pérégrin entre dans le XXème siècle.

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otre nouveau support, qui allait peu à peu devenir un autre nous-même nous restera aussi cher que mes trois précédents doubles actifs et consentants. Nous cheminâmes ensemble pendant près d’un demi-siècle et son appartenance à une ancestrale caste de dirigeants, le prédestinait à son tour à un fatum exceptionnel. Ainsi s’exprime le Pérégrin, en poursuivant la narration de son étrange odyssée sur notre misérable boule de matière. Pour la première fois, son support physique influa sur le cours des événements et se révéla acteur autant que spectateur des profonds bouleversements géopolitiques dont le siècle suivant allait subir les contrecoups. Cent ans plus tard, son patronyme était toujours porté par nombre de ses descendants, qui pour beaucoup, à des degrés divers, exerçaient eux aussi d’importantes fonctions politiques. Dans cet ouvrage, mon souci en tant que scribe scrupuleux de ce qu’il pense être la volonté du narrateur, est de n’interférer aucunement dans le temporel. Tout au plus et en toute humilité, grande serait ma satisfaction et je pense celle du narrateur si le lecteur en était incité, à envisager une conception de l’Univers moins conventionnelle que celle qui lui est parfois imposée dans un dessein des plus incriminables. Dans cet embarras, je pris la décision de faire parvenir à une personne de la lignée de notre jeune combattant de la guerre de Crimée, le texte entier de mon ouvrage afin qu’elle ne se méprenne pas sur sa finalité et prenne connaissance du chapitre consacré à son bisaïeul.


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Je lui assurais que si elle en considérait la diffusion préjudiciable pour quelque raison que ce soit, ce chapitre serait exclu de l’ouvrage. Trois semaines après l’envoi d’un tirage et de la missive qui l’accompagnait, Je reçus un coup de fil d’un certain Monsieur Lamming qui souhaitait me rencontrer. Il me téléphonait de Bristol et serait à Montpellier le vendredi de cette même semaine, si je consentais à le recevoir. Il disait agir suivant les instructions de Lady ... Je lui confirmais mon accord avec empressement ! Le vendredi matin, John Lamming me proposa de partager son repas de midi au restaurant du Jardin des Sens où il résidait depuis la veille. Ce John aurait pu plus mal choisir et la table et l’hébergement, ce fut donc avec grand plaisir que j’acceptais son invitation. C’est au bar que Monsieur Lamming m’attendait, assis devant un jus d’orange. A mon arrivée ce fut un grand mais svelte gaillard de plus de six pieds de haut qui se déplia pour me serrer la main. Ce dernier geste, dont ses compatriotes sont généralement avares et le français châtié que cet insulaire pratiquait, laissait préjuger de précédents longs et fréquents séjours dans notre République. John, (appelez-moi John, avait il exigé) avait apparemment la soixantaine bien avancée, mais la portait avec la distinguée raideur des colonels de l’Armée des Indes, dont Agatha Christie peuple à l’envi ses romans. A l’issue du repas, remarquable comme toujours, et sous l’influence narcotique d’un second ballon de vieil armagnac, John avoua avoir sévi jadis dans les services diplomatiques de Sa Majesté. Mais revenons un peu en arrière à l’heure de l’apéritif, John se présenta comme étant retraité de l’Administration et employé de temps à autre, pour des missions un peu annexes


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par un sien cousin dirigeant un important Cabinet d’Avocats. Il avait donc été la semaine précédente dépêché auprès de Lady ... qui avait sollicité les services du Cabinet. Cette grande Dame lui avait alors expliqué le problème qu’elle souhaitait résoudre au mieux, et afin que Monsieur Lemming puisse la conseiller le plus judicieusement, elle le priait de lire attentivement le document imprimé que ce Français lui avait fait parvenir. C’est à la suite d’un nouvel entretien avec la Lady qu’il fut décidé qu’avec une grande latitude de prise de décision, il irait confesser celui qui semblait au courant de faits, que l’on pensait restés ignorés du grand public. L’idéal serait que par prudence, la vie et les actes de Sir W.. restassent dans l’état d’ignorance primitif. Non pas que le Clan ait quelque raison de rougir des actions de l’ancêtre, mais des adversaires politiques de l’un de ses descendants, parvenu à de hautes fonctions, pourraient en dévoyer intentionnellement la nature. Bien que n’ajoutant que peu de foi à la prétendue fusion symbiotique de l’esprit de ce noble parent avec un non moins peu crédible Pérégrin, il fallait pourtant reconnaître que la famille venait de se voir révéler des détails, qui les éclairaient enfin sur de menus mystères restés jusqu’à présent non résolus. Pour cette dernière raison, le «missus dominici» anglais avait comme arguments dans sa luxueuse serviette en cuir, à la fois une carotte fictive et un bâton en bois du même métal. Nous restâmes encore ensemble tard dans l’après-midi et tout laisse à penser qu’à l’issue de nombreuses et adroites questions posées par le diplomate avisé qu’il était, John n’avait plus aucun doute sur la pureté de mes intentions et le bâton n’avait donc pas lieu d’être brandi. Je compris à demi-mot que la possibilité d’un bas chantage sur la réputation d’une famille honorable avait été définitivement écartée et avec elle la menace de convaincantes poursuites judiciaires.


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Virtuellement, la carotte sortit alors de la serviette sous la forme d’un joli paquet rectangulaire que John me tendit en disant: Cher ami, je vous serait obligé de ne pas refuser ce petit présent de Lady... Elle est tout à fait consciente que ce que votre acceptation de différer la publication du chapitre de votre ouvrage consacré à Sir W.. peut entraîner d’amertume pour vous et me prie de vous faire part de toute sa gratitude pour ce cruel renoncement. Elle espère par cette modeste contribution, vous aider à réparer un tant soit peu les dégâts qui grèvent ainsi votre œuvre. Le petit coffret en bois précieux a été choisi pour vous dans une collection d’objets héritée de son grand oncle. Il vient de....., contrée où le nom de cet ancêtre est encore vénéré par quelques familles dont vous faites abondamment référence dans votre récit. Enfin par pure amabilité et comme cela ne lui coûtait rien, il ajouta: Je tiens également à vous préciser que cette grande Dame qui s’exprime avec autant d’aisance en français qu’en anglais, à lu comme moi-même votre ouvrage avec beaucoup de plaisir. John fit appeler un taxi pour se rendre à l’aéroport et me quitta en m’assurant qu’il serait heureux de reprendre contact avec moi à titre personnel. Ce n’est qu’une fois revenu chez moi que j’ouvris la jolie boîte en bois avec une délicate marqueterie sur le couvercle. Le contenu, lui aussi plein d’attraits, était constitué d’une liasse de très jolis billets de cinq cents euros dont mon percepteur n’a nullement à connaître le nombre. Je dois avouer que c’était la première fois qu’il m’était donné d’en admirer la si jolie couleur lilas et ils me furent un encouragement certain à modifier et raccourcir drastiquement le présent chapitre 25. Pour la seconde fois, et à l’exemple d’Alphonse, mon premier support, Sir W... et moi décidâmes de préparer en


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toute sérénité mon prochain transfert sur un autre humain. Il nous semblait profitable, pour avancer autant que faire se pouvait dans la connaissance, non pas de l’Univers, mais du moins de l’idée que les humains s’en faisaient, de trouver un support, plus attiré que les précédents par les disciplines scientifiques. Une opportunité se présenta au cours de l’année 1896, alors que Sir W.. séjournait à Gibraltar. Il avait été chargé par le Premier Ministre, Lord Rosebery d’une mission informelle sur les possibilités de renforcement de ce verrou de la Méditerranée, contrôlé par l’Empire Britannique. Les velléités de totale main-mise française sur l’ensemble de l’Afrique du Nord, n’était pas sans doute aussi bien tolérée par le plus puissant empire colonial, que l’Entente Cordiale pouvait le laisser supposer. Les affaires de mœurs dans lesquelles le Lord fut impliqué et qui devait bientôt l’amener à démissionner, laissa quelques mois la bride sur le cou à Sir W.. qui mit à profit ce répit pour des activités plus personnelles et en particulier la recherche d’un successeur susceptible de m’accueillir. A la suite de l’on ne sait quel faux mouvement, il se trouva un jour affecté de fortes douleurs dorsales qui lui interdisaient pratiquement toute activité physique. Son valet de chambre espagnol lui affirma que dans la ville voisine d’Algéciras (l’orthographe Algésiras, semble n’être utilisée que par les Français), l’un de ses compatriotes était réputé pour traiter ce genre d’infirmité. Rendez-vous fut pris par ce zélé serviteur pour le lendemain et Sir W.. fit la courte traversée du golfe sur une petite vedette de la Navy. Le Senor Mendès reçut ce client avec toute l’attention due à son rang, et après une longue séance de massage et d’habiles manipulations, un léger craquement interne avertit le patient que les os de son squelette avait retrouvé leur emplacement d’origine. Ayant remarqué sur la terrasse qu’une sorte de grande lunette, genre télescope disposée sur un trépied, était braquée


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vers le firmament, Sir W.. se dit vivement intéressé par ce passe-temps de celui qui venait de lui rendre sa mobilité. L’homme expliqua son grand intérêt pour tout ce que la science révélait petit à petit à une humanité qui semblait depuis peu, vouloir résolument dissiper les brumes de l’ignorance et de la superstition. Voyant qu’il avait piqué la curiosité de cet étranger, il le fit pénétrer dans une vaste pièce, sans doute une ancienne écurie où tout un pan de mur était équipé d’étagères rudimentaires. De nombreux ouvrages y étaient entreposés et regroupés sans doute suivant le sujet qu’ils traitaient. Aucun souci esthétique ne présidait à leur ordonnancement approximatif et quelques ouvrages aux reliures aristocratiques souffraient visiblement d’une promiscuité avec d’informes cahiers écornés et autres imprimés et coupures de journaux. Dans le restant de la pièce, on trouvait, selon le cas sur le sol ou sur quelques tables dépareillées, un incroyable bric à brac allant de fossiles pétrifiés à des bocaux au contenu mystérieux en passant par d’énigmatiques instruments de mesure. Le tout réveilla en nous le souvenir de la somptueuse collection à Corinthe de notre si regretté Ismaël. Evidemment les moyens financiers de Jacobo Mendès n’étaient rien moins que misérables par rapport à la fortune du Voïvode turc. Notre tout, concentré dans l’esprit du gentleman anglais pensa qu’il conviendrait de faire plus ample connaissance avec ce curieux thérapeute qui apaisait si bien les endolorissements. Dans ce but, il fut convenu d’un second rendez-vous pour la fin de semaine. Il devait, par la suite, y en avoir bien d’autres qui nous permirent de disséquer le mental de cet homme encore jeune, qui s’avéra de plus en plus pouvoir devenir un successeur convenable. De fait, moins d’une année après les bénéfiques manipulations qui avaient rendue l’entière mobilité à notre britan-


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nique support, les deux hommes étaient devenus les meilleurs amis du monde. Sir W.. et nous, n’avions que peu d’efforts à faire pour dissimuler des connaissances scientifiques que nous ne possédions en fait pas. Jaco (prononcer Iacco) ainsi qu’il avait suggéré qu’on l’appelât, avait lui, un insatiable appétit de savoir et pouvait sans rougir échanger des propos pertinents avec des spécialistes de domaines aussi éloignés que par exemple, l’astronomie, la chimie ou la médecine. Il ne faisait pas secret de sa formation autodidacte et reconnaissait que son éclectisme en limitait l’approfondissement. Par complaisance pour son nouvel ami qui appartenait à une caste sociale de privilégiés, il évitait de trop extérioriser des convictions résolument séditieuses. Pourtant, dans le fouillis qui régnait dans ce qu’il nommait sans complexes, sa bibliothèque, nous avions pu apercevoir une traduction espagnole de Das Capital. Un petit opuscule émanant d’une société secrète allemande: La Ligue des Communistes, et aussi en plus grand nombre des ouvrages anarchistes, des tracts émanant de l’une de ces organisations et même de virulents libelles vilipendant cette même organisation, le tout imprimé en portugais. A cette époque, Jaco ignorait encore l’ambivalence de son nouvel ami avec l’un de ses coreligionnaires portugais, décédé pourtant depuis longtemps et pouvait croire que ces publications ne pouvaient être déchiffrées par lui. Sir W.. en sut bientôt beaucoup plus sur l’intérêt que son ami manifestait pour tous ces mouvements contestataires, lorsque Jaco lui fit part du souci que lui causait son jeune demi-frère Dany. Ce dernier, qui s’était expatrié au Brésil en 1890, venait de lui adresser une sorte d’appel au secours. Seul européen dans une misérable communauté indienne, il était à la fois malade, recherché par la police pour activisme subversif, et demandait à son plus proche parent de l’aider à regagner l’Europe.


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Le père de Jaco, veuf depuis quelques années s’était alors jadis remarié avec une jeune espagnole catholique qu’il employait dans son commerce de livres anciens et d’objets rares. De cette union naquit Daniel qui après les décès rapprochés de ses parents se retrouva à la charge de Jaco. Les relations entre les deux demi-frères, malgré une différence d’âge de seulement onze années devinrent presque celles d’un père et d’un fils. Bien que n’étant pas pratiquant, Jaco était profondément attaché à ses origines israélites, alors que Dany se considérait comme une sorte d’hybride qui bien que circoncis penchait plutôt pour les croyances de sa mère. Le jeune Dany avait-il été inconsciemment perturbé par cette religiosité mal définie qui laissait en lui un vide qui ne demandait qu’à être comblé? Il fut successivement attiré par des modes de pensée ou des croyances les plus ésotériques, bien que souvent antagonistes, chiromancie, astrologie, numérologie, cultes tombés en désuétude. Nostradamus fut un temps son maître à penser, malgré les exhortations de son aîné à ne tenir pour véridique que ce qui pouvait être cautionné par la science. Ils s’accordaient toutefois tous deux à penser que les sociétés dans lesquelles les hommes vivaient n’étaient pas satisfaisantes pour la majorité d’entre-eux. Partout, les masses étaient plus ou moins soumises à l’arbitraire et à l’exploitation par certains de leurs semblables. Si Jaco acceptait cet état de fait comme étant inhérent à la nature humaine, le jeune Dany s’enthousiasmait pour toute idée nouvelle, toute utopie égalitaire, promettant le bonheur à tous et l’avènement d’un nouvel âge d’or. La Révolution Française avait en partie échoué dans l’abolition des privilèges; de nouveaux tyrans ayant tôt fait de s’asseoir sur les trônes encore chauds des précédents abattus. Mais elle avait dispersé aux quatre vents des graines qui germaient ici et là avec plus ou moins de vivacité.


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Le terrain social s’était depuis modifié, et d’une paysannerie mise en coupe réglée par une aristocratie millénaire, avait surgi un prolétariat ouvrier exploité par un patronat issu de la bourgeoisie. Le rassemblement de ces ouvriers en des lieux de production plus concentrés favorisait la propagation de ces idées dites subversives. Le Socialisme Utopique à la Saint-Simon, ou à la Robert Owen, sera bientôt supplanté par le Marxisme qui laissera toutefois une place à d’autres mouvements comme l’Anarchisme. L’Anarchisme se devait philosophiquement de ne point être monolithique et il ne s’en priva pas; du terrorisme intégral aux douces rêveries des communautés libertaires, il y en avait pour tous les goûts ! Ce fut dans l’une de ces dernières qu’échoua finalement le jeune Dany. Lors de son passage en Espagne un certain Giovanni Rossi originaire de Pise en Italie, fit plusieurs conférences en divers lieux du territoire ibérique, sur le concept d’un essai communautaire libertaire et collectiviste, dans un village imaginaire à travers lequel il critiquait la religion, la propriété privée et la famille. Le jeune Dany assista à la première conférence de ce sympathique gourou socialiste. A sa demande, il l’accompagna pendant tout son périple espagnol. Le séjour en Espagne et au Portugal de Rossi s’achevant, il le supplia de l’emmener avec lui en Italie. Le Maître lui représenta qu’il n’avait pas les moyens financiers pour s’assurer ses services et qu’en plus il n’était pas lui-même en odeur de sainteté dans son propre pays. Il promit toutefois de rester en relation épistolaire avec ce jeune homme en qui il avait discerné un grand enthousiasme pour ses théories. L’année suivante Rossi lui proposa effectivement de le rejoindre au Brésil où avec quelques compagnons italiens, il allait fonder une communauté appliquant à la lettre ses préceptes. Il comptait beaucoup sur Dany qui par sa connaissance


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de la langue portugaise faciliterait les contacts avec les autochtones. C’est ainsi qu’il rejoignit à Porto Alegre le petit groupe d’immigrants italiens, qui comprenait une quinzaine d’hommes et trois femmes. Porto-Alegre était le point d’accès par mer à ce qui était à l’époque, la province de Rio-Grande. Giovanni et Dany contactèrent les autorités brésiliennes et au vu de documents émanant d’instances gouvernementales, qui avait été obtenus en Italie auprès de l’Ambassade, il leur fut attribué une sorte de concession à quatre-vingt kilomètres à l’ouest de Porto Alegre. Il s’agissait d’une assez vaste zone boisée qui une fois défrichée et aménagée conviendrait à l’épanouissement d’un petite colonie. Rossi se flattait d’être un grand ami de Dom Pedro II d’Alcantara, débonnaire empereur du Brésil, qui lui aurait promis cette attribution de territoire. L’excellente réputation d’homme de cœur de ce dernier empereur laisse à penser que Rossi en avait effectivement reçu l’ assurance. Nous noterons que Dom Pedro fut par ailleurs, un grand ami du poète Frédéric Mistral et de la France en général.

Voici donc à pied d’œuvre le petit détachement précurseur, qui avec enthousiasme, commence à défricher cette nature encore vierge et se prépare pour une arrivée que tous espèrent massive de compagnons et de compagnes. De nouveaux italiens, aspirants à une vie qu’ils envisagent radieuse et libérée de toute autorité et lois contraignantes, arrivent petit à petit. Malheureusement, les femmes sont largement minoritaires chez ces nouveaux arrivants et rechignent à pratiquer l’amour libre que cette société entend appliquer. L’utopisme de cette société sans contraintes ne tarde pas à se révéler. Rapidement des tensions apparaissent, car beaucoup trouvent le travail de la terre trop contraignant.


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Rossi et ses fidèles seront même contraints de refuser l’accès au réfectoire à ceux qui n’auront pas par leur travail, justifié le droit à la nourriture. Rossi écrira dans ses mémoires: Certains désirent que l’individu consomme autant qu’il produit et ce dans le but de maintenir quelque stimulant à la production. Ils admettent donc l’échange des valeurs entre l’individu et la collectivité. D’autres préfèrent que chacun soit en droit de consommer en proportion de ses propres besoins et en proportion des ressources sociales. Nous considérons que l’augmentation de la production en système collectiviste sera tel qu’il n’y aura pas à craindre l’appauvrissement social par la distribution gratuite de tous les produits de l’activité humaine. D’autre part, pour manger, il faut déposer (à l’entrée du réfectoire) une contre-marque que les chefs d’équipe ont distribuée à tous les ouvriers, à toutes les ouvrières présents au travail de la journée. Et qui n’a pas voulu travailler en arrière ! En ce qui concerne l’application sur le terrain des théories sur l’amour libre. L’un des habitants écrira : Ce qui nous tourmente le plus c’est que libre amour n’a pas encore pénétré dans le cœur de nos compagnes, ce qui produit beaucoup d’ennuis à ceux qui sont seuls, et malgré cela personne n’a manqué de respect aux femmes. Nous serions bien aise que quelques femmes convaincues viennent nous rejoindre bientôt. Rossi écrira aussi sur la condition féminine: «On affirme que la révolution émancipera économiquement la femme. Il est opportun de se questionner : la femme économiquement émancipée pourra-t-elle s’émanciper des préjugés moraux de la tyrannie de l’homme ? (...) Le doute s’impose, parmi de nombreux anarchistes qui se présentent comme les plus fervents défenseurs de la liberté, mais qui en matière d’amour sont comme les musulmans ou quelque chose de semblable, au point de tenir leurs femmes éloignées du mouvement social (...). Il est naturel qu’il en soit ainsi, puisque le sexe correspond à une classe sociale. Ainsi, comme chaque classe lutte toujours pour


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ses intérêts et jamais pour émanciper une classe qu’il soumet, ainsi les hommes qui se satisfont de la propriété exclusive de leur femme, jamais ne proposeront ni ne consentiront ce qui la mettrait en péril (...). Ou (les idées des hommes changeront), ou les femmes — qui ne pourront plus être des animaux gracieux et bénins — devront commencer à se préparer pour elles-mêmes à l’ultime bataille pour intégrer toute l’humanité en une libre association». Cette inorganisation anarchique (veuillez excuser le pléonasme), non viable par essence, aboutit au bout de quatre années, à la fin de l’expérience Cécilia (ainsi qu’elle avait été baptisée par Rossi), par l’expulsion de ces éléments jugés perturbateurs par la police de la jeune république qui venait d’être proclamée. Certains rejoignirent d’autres organisations anarchistes brésiliennes, d’autres regagnèrent l’Europe et quelques uns comme Dany poursuivirent leur rêve d’aventures et de fortune. Après quelques mois d’errance, Dany échoua dans un misérable village de la côte, malade et amaigri, et surtout atteint d’une espèce de contamination par des parasites qui s’attaquant à ses deux pieds, le condamnait à l’immobilité. Dans l’appel au secours qu’il adressait à son aîné, il demandait que lui soit adressé par l’intermédiaire d’un Consulat la somme lui permettant le rapatriement en Espagne. Un brave noir qui exerçait là-bas la fonction d’infirmier et aussi un peu celle de sorcier, avait opéré sur ses deux pieds, une longue série de minutieuses opérations chirurgicales. Il était réputé pour traiter les cas extrêmes d’attaque de «bicho do pé», insectes dont les larves éclosent sous l’épiderme des pieds. Le spécialiste les extrayait l’une après l’autre à l’aide d’une longue épine d’un arbuste qu’il savait trouver près de la mer. L’application d’une décoction de tabac et autres herbes dont il avait le secret arrivait petit à petit à cicatriser les plaies infectées.


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Notre brave chiropracteur dAlgéciras, ne sachant trop comment venir en aide à l’enfant prodigue, demanda conseil à celui qui était devenu pour lui un véritable ami. Sir W.. prit tous les renseignements concernant l’étatcivil, ainsi que la localisation exacte du jeune idéaliste et assura Jaco que si cela était du domaine du possible, son rapatriement serait effectué au plus vite. Trois mois plus tard, Jaco serrait Dany dans ses bras. A compter de cette époque, il voua au vieil Anglais une telle reconnaissance que nous jugeâmes maintenant possible de le préparer doucement à devenir le nouveau maillon de notre chaîne. A cet effet, Sir W.. prétexta de la nécessité qu’il avait pour de nouvelles missions, de s’assurer le concours d’un collaborateur de langue hispanique, pour lui faire une proposition des plus alléchantes ! Bien sûr, il lui faudrait quitter Algéciras et accompagner son ami, en tous lieux où ce dernier déciderait de se rendre. Plus que les substantiels émoluments que ce nouvel état lui assurait, la perspective de la constante compagnie de cet homme qui le subjuguait totalement, enleva immédiatement sa décision. Il laissa donc l’usage de la maison d’Algéciras à son demi-frère, qui caressait le projet de reprendre l’activité d’antiquaire et de bibliophile que leur père exerçait jadis. Il se trouvait aussi, qu’au décès de leur père, ce fut naturellement Jaco qui géra le petit héritage commun. Il ne fut pas dilapidé et se trouvait même, maintenant un peu arrondi. Le tout fut mis à l’entière disposition du jeune Dany, qui avait manifesté la volonté d’entrer résolument dans un système économique, dont il y avait encore peu de temps, il rêvait l’effondrement. Jaco pour qui l’argent n’avait toujours été qu’un moyen et non un but, était heureux d’effectuer ainsi une sorte de legs à fond perdu, qui assurerait la réinsertion sociale réussie, de l’enfant prodigue.


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Il faut dire que l’enthousiasme du jeune homme, qui évoquait sa future boutique regorgeant d’ouvrages rares et de bibelots de prix, rappelait à l’aîné les jours anciens où tout jeune enfant, il béait devant de mystérieux objets, trésors dont son père semblait le gardien vigilant.

Le gouvernement de sa Gracieuse Majesté avait mis à la disposition de Sir W.. un petit brigantin sur lequel il devait passer les deux années suivantes, accompagné de Jaco, son collaborateur et ami. Deux luxueux appartements y avaient été aménagés. En grand seigneur qu’il était, l’Anglais avait veillé à ce que l’un et l’autre soient d’un confort identique. Il était par ailleurs attentif également à ce qu’aucun lien de subordination ne puisse apparaître entre son compagnon et lui. Deux espagnols natifs de Gibraltar veillaient au confort des deux yatchmen et deux cuisiniers italiens étaient chargés de la subsistance de l’équipage et de ce qui semblait être deux amis gâtés par la fortune. Au printemps de l’année 1896, le voilier prit la mer à destination des Canaries. Sir W.. avait convié son épouse et la plus jeune de leurs filles à participer à cette sorte de croisière inaugurale. Ils devaient cohabiter ainsi tous, pendant près de trois mois. La jeune demoiselle qui allait sur ses dix ans se prit d’une réelle affection pour Jaco qui, pourquoi le cacher, le lui rendait bien. Cet ami espagnol de son père, connaissait tant de belles histoires, et expliquait aussi des foules de choses à propos de n’importe quoi ! Sir W.. et moi, étions de plus en plus persuadés que nous détenions, en cet homme encore jeune, un successeur des plus convenables et qu’il allait bien falloir commencer un délicat travail de persuasion. Lady W.. semblait apprécier aussi l’ami de son époux, mais consciente de l’origine modeste de cet étranger, avait bien


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du mal à cacher la supériorité que sa haute caste lui conférait. Bien entendu, ma présence dans l’esprit de son mari, ne lui avait pas été révélée, pour des raisons identiques à celles qui nous l’avaient en d’autres temps, fait celer à Effi. En septembre, la lady et sa fille rejoignirent les îles britanniques, tandis que le brigantin, après une courte traversée alla s’amarrer à Souira sur la côte atlantique du Maroc. Tandis que mon support et moi entamions successivement vers Taroudant un parcours annoncé comme touristique, Jaco restait au port sur le navire, avec pour mission de prospecter le bazar. Son ami lui avait donné carte blanche pour y faire l’acquisition de tout ce qu’il jugerait intéressant sur le plan culturel. De son côté, il devait rendre visite à quelques autorités locales, auxquelles il devait faire part du désir de la Couronne de développer de réelles relations d’amitié, voire de coopération, avec quelques potentats locaux. Il était encore prématuré que Jaco soit associé de quelque manière que ce soit à ces actions qui se devaient de rester discrètes. En dépit de l’Entente Cordiale qui régissait alors les relations entre l’Angleterre et la France, les visées hégémoniques de cette dernière sur la totalité de l’Afrique du Nord, agaçaient la Couronne. Avec Gibraltar, les Anglais avaient le contrôle de l’un des deux battants du portail qui condamnait le passage de l’océan à la Méditerranée; s’assurer l’accès permanent au deuxième battant était bien tentant ! Il fallait donc rester discret, car la France venait de terminer la pacification de son territoire algérien et ses troupes aguerries n’attendaient qu’une occasion propice pour contrôler ce voisin marocain un peu trop remuant. Nous prîmes contact à notre arrivée à Souira avec un certain Bill Mourad Atkinson qui faisait office dans ce port d’agent consulaire. De père britannique et de mère égyptienne, il avait la réputation d’un bon musulman qui observait avec


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ferveur les recommandations du Prophète. Membre discret des services secrets, il se montra efficace dans l’organisation du dangereux voyage que nous devions effectuer. Le Maroc de cette époque se trouvait divisé en une multitude de zones, contrôlées par des chefs locaux qui ne reconnaissaient qu’avec réticence l’autorité du Sultan, quand ils n’étaient pas en rébellion ouverte contre lui. Souira, qui deviendra par la suite Mogador sous le protectorat français, était alors le principal point d’accès au trafic maritime atlantique de zones aussi éloignées que le Soudan. Il fallut près de deux semaines pour que le dévoué Atkinson s’assure de la protection indispensable, de différentes escortes de guerriers. Pour bien en comprendre la nécessité, il nous faut décrire l’état du Maroc, à l’aube de ce XXème siècle. Mais tout d’abord, il n’est pas inintéressant de citer un vieil ouvrage du XVIIIème siècle que Jaco avait jadis acquis et qu’il avait emporté sur le navire, lorsque Sir W.. lui eut fait part de son intention de visiter ce pays. Bien entendu, l’Européen moderne estimera sans doute sujettes à caution les affirmations de cet auteur, mais sera ainsi replacé, à très peu près, dans l’état du savoir d’alors, de nos deux voyageurs. Présentés en italique, ces extraits pourront ainsi plus facilement être survolés, voire ignorés, du lecteur qui en jugerait la lecture inutile. Royaume de Fez et de Maroc. Ces deux Royaumes étoient compris dans l’ancienne Mauritanie, ainfi appellée des Maures, fes premiers habitans. De toutes les étymologies données de ce nom, celles de Hyde & de Bochart ont été les plus généralement reçues. Le premier la tire de «Mav’ri», mot Arabe qui fignifie un voifin du «paffage», par où les anciens entendoient le détroit d’Hercule. Le fecond la


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dérive de «Mahur», ou «Maur» ainfi prononcé par l’élifion de la gutturale, fort commune chez les Orientaux; mot qui defigne un habitant de l’Oue, parce que la Mauritanie eft à l’Occident de la Phenicie. Il sembleroit par le Targum de Jerufalem, qu’une branche des Maures feroit regardée comme iffue de Lud, fils de Mifraïm, puifque fes defcendans ont le nom de Maures dans l’original. Mais Leon prétend que les Mores avoient parmi eux une tradition qui les faifoit defcendre des Sabéens, peuple de l’Arabie heureufe, chaffés de leur païs par le Affyriens. Il paroit que le defpotisme a prévalu en Afrique dès les premiers temps. Cela étoit du moins déja lorfque les Romains porterent leurs armes dans cette partie du monde. L’hiftoire fournit cependant quelques traces de liberté, confervée parmi différentes Tribus de mores, qu’Appien appelle autonomoi, mot qui défigne un peuple gouverné par fes propres loix, ou du moins par des chefs dont lapuiffance eft limitée. Mais à cette forme de gouvernement fuccéda enfin le defpotisme, qui parut plus propre à des temps de guerres continuelles. Auffi trouva-t-on toute la Mauritanie réunie fous un même Monarque abfolu, plufieurs années avant l’ère Chrétienne. l’état préfent des peuples de cette contrée efs celui de la plus miférable fervitude. On les nourrit dans la folle opinion que tous ceux qui meurent par ordre du Souverain, ou de sa propre main, peuvent compter sur une place diftinguée en Paradis. Auffi plufieurs de leurs Princes ont-ils mis leur foumiffion à de terribles épreuves. Bogud eft le premier Prince dont on puiffe parler avec certitude. Il étoit contemporain de Jules - Céfar. Après la mort de Bogud, la Mauritanie fut réduite en Province Romaine. Auguste en confia la régence au jeune Juba. Pour ne point trop abuser de la bonne volonté des lecteurs, nous survolerons plus rapidement cette histoire ancienne dont les péripéties aboutirent à ce que nos amis purent constater de l’état de ce malheureux pays et nous rétablirons pour plus de facilité de lecture une typographie moins déroutante. Quatre siècles plus tard, l’Empire romain était en pleine


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décadence, les Goths passèrent d’Italie en Afrique et subjuguèrent le pays sans beaucoup de mal car les habitants, déjà sous le joug de gouvernants avides n’opposèrent aucune résistance à ces nouveaux envahisseurs. Les Goths furent à leur tour chassés par les Sarrasins vers l’an 600. Après avoir désolé le pays, ils furent à leur tour éliminés par les Arabes, autres barbares, venus en Afrique pour y établir la religion de Mahomet avec le fer & le feu. Parvenus à leurs fins, ils devinrent plus modérés. Plusieurs de leurs chefs usèrent même de leur autorité avec beaucoup de douceur et de sagesse. Mais les excès de quelques autres ouvrirent en 1080 le chemin du trône aux Almoravides. Joseph, second monarque de cette famille, fonda le royaume de Maroc, subjugua celui de Fez et conquit en Espagne les possessions des Mores. Albo-Hali son petit-fils fit compiler par un certain nombre de docteurs arabes, tous les ouvrages que nous avons aujourd’hui sous le nom d’Avicenne. Mais la gloire des Almoravides finit avec ce Prince dont la défaite et la mort fit passer la couronne dans la tribu des Almohades. C’est Mahomet, quatrième Roi de cette famille qui perdit la bataille de Sierra Morena contre les Espagnols et en même temps toutes les possessions des Maures en Espagne. Les Africains combattirent néanmoins vaillamment dans cette journée. Ils y perdirent deux cents mille hommes, à tel point que les lances, piques et flèches des morts servirent de chauffage aux Espagnols pendant plusieurs jours. La race des Merins, élevée sur la ruine des Almohades fut encore plus malheureuse car ils passèrent leur temps à se massacrer entre eux. Alboacen, sixième roi de cette race, à la tête de quatre cents mille hommes d’infanterie et de soixante quinze mille cavaliers fut défait par vingt mille fantassins et quatorze mille cavaliers commandés par les rois de Castille et du Portugal. En 1840 les Merins perdirent la souveraineté au profit des Chérifs, nom attribué aux descendants de Mahomet. Ceux-ci ne parvinrent au trône que par l’artifice et la cruauté. Amet, premier monarque de la lignée fut détrôné par son frère Mahomet qui fut lui-même assassiné par ses gardes après


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un règne rempli de troubles et de séditions. Son fils Abdala immola dix de ses frères pour se maintenir sur le trône; sa mort naturelle lui permit d’échapper à la vengeance. Mahomet son fils fut obligé de se réfugier auprès de Sébastien, Roi du Portugal. Il fut tué en 1578 à la bataille d’Alcazar avec deux autres prétendants à la couronne du Maroc. L’ouvrage continue à dérouler la longue liste des souverains qui d’après l’auteur faisaient assaut de zèle dans l’exercice de la terreur et de la cruauté envers leurs sujets. Il cite ainsi Zidan qui fit appel au roi d’Angleterre Charle 1er pour éliminer des pirates dans son port de Salé. Ses descendants furent écartés du trône par une autre branche de descendants du prophète. Muley Archy, premier du nom, étant ivre, se fracassa le crâne en voulant entrer à cheval dans une orangerie. Son neveu, Muley Hamet se fit proclamer roi en même temps qu’un frère du défunt, mais Muley Ismaël, autre frère les vainquit tous les deux. Bien que fin politique, on regorgeait à l’époque d’anecdotes sur sa cruauté. Il avait trois mille femmes et cinq mille concubines, neuf cent fils et trois cents filles. Il se donnait pour rigide observateur de la Loi et faisait chaque année quatre mois de Ramadan. Son fils Muley Mahomet tenta de lui ravir le trône, dénoncé par son frère Muley Zidan, il eut le pied gauche et la main droite coupée. En remerciement, Zidan hérita du trône. Son ivrognerie et sa cruauté portèrent ses femmes à l’étrangler. Pendant ce temps Muley Ismaël poursuivit son règne jusqu’à un âge avancé. Cette longévité fut attribuée à la tempérance qu’il observait, sauf en ce qui concernait les femmes et au fait qu’il surpassait tout le monde pour l’observation stricte des pratiques superstitieuses de sa religion. In-fine, ce fut Muley Hamet Deby, fils de l’une de ses favorites qui fut nommé son successeur. De mauvaises langues prétendent qu’il fut choisi pour la vie dissolue qu’il menait. Le vieux roi pensait ainsi que ses sujets ne tarderaient pas à le regretter. Hamet Deby pratiqua durant son règne l’observation des mêmes règles de cruauté et de sauvagerie que ses prédécesseurs. Il réussit à contrer son frère Abdelmelek qui l’avait un moment


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détrôné et après de nombreux horribles massacres entre les partisans de l’un et de l’autre. Son ivrognerie le porta au tombeau cinq jours après qu’il eut fait étrangler Abdelmelek. L’une des femmes de Muley Ismaël réussit par différentes manœuvres de corruption à installer sur le trône son fils Abdala. Il s’attacha pendant son règne à surpasser ses prédécesseurs par des tueries savamment organisées. Sa propre mère à qui il devait le pouvoir n’échappa à sa fureur meurtrière que par un départ précipité à la Mecque. Jaco et mon aristocratique support convinrent qu’il était sans doute «realistic», d’éclaircir quelque peu le sombre tableau brossé par ce voyageur anglais un siècle et demi auparavant. Comment croire sérieusement par exemple aux trois mille femmes et aux cinq mille concubines attribuées à Muley Ismaël? Il n’en était pas moins vrai, qu’alors que l’Europe, entrée de plain pied dans l’ère industrielle, assurait en général la sécurité de ses habitants, ici, la vie d’un être humain n’avait toujours pas plus de prix qu’elle n’en avait jamais eu dans les siècles passés. Jaco prit tout naturellement contact dans la cité avec ses frères de race, qui ainsi qu’ils le faisaient dans toutes les agglomérations importantes de l’empire, étaient regroupés dans le Mellah, le quartier juif situé dans la partie nord de la vieille ville. Cette communauté, l’une des plus importante du Maroc comptait, au dire de ses habitants près de quinze mille âmes, c’est à dire autant, sinon plus que les Musulmans. Dans l’enceinte du Mellah, la vie semblait s’écouler normalement, des enfants jouaient dans les ruelles étroites tandis qu’adultes et vieillards vaquaient paisiblement. Il en allait tout autrement, hors de cette sorte d’enceinte sécurisée, le Juif était l’être le plus méprisé des Musulmans. Afin que nul ne puisse se méprendre sur son infériorité, il était tenu de porter une sorte d’uniforme: calotte noire, djellabah


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noire et babouches noires. Le pauvre Juif va, la tête baissée, le regard inquiet, tremblant à la moindre alerte. Il doit supporter sans regimber insultes, brocards, bousculades. Ils doit aller toujours à pied et se déchausser en présence des autorités musulmanes ou devant les mosquées. Souvent objet de railleries et de vexations de la part de jeunes gens qui parfois lui prennent sa calotte et la jette par terre, il n’évitera qu’on lui fasse un mauvais parti qu’en acceptant de la piétiner sous les injures et les huées. Mais l’économie du Maroc est entièrement tributaire des Juifs, qui disposent seuls du crédit. Malgré tout les risques encourus ils pratiquent sans vergogne des prêts à des taux usuraires dont on n’a pas idée en Europe. Bill (Mourad Atkinson) nous indiqua qu’un Juif prêtera à 12% à un coreligionnaire solvable; 30% à un musulman de solvabilité assurée et 60% si la solvabilité est moins sûre. Seule une Foi inébranlable et la croyance d’appartenir au Peuple Elu peut expliquer leur capacité à subir de telles perpétuelles avanies. Et puis, ne sont-ils pas aussi chez eux, ces descendants de Judeo-Berbères qui vivaient déjà sur cette terre bien avant que les hordes arabes n’y déferlent? Mettant à profit le long laps de temps nécessaire à l’organisation et à la protection de l’informel diplomate, Sir W.. et Jacobo se plurent à de longues promenades sur les remparts. Ils apprirent avec étonnement que cette ville fortifiée avait été construite au XVIII ème siècle par un Français nommé Nicolas Théodore. Architecte renommé, il avait effectué quelques ouvrages pour le roi de France. Puis, on ne sait pourquoi, il s’était exilé à Gibraltar. C’est là qu’il fut contacté par le sultan Alaouite Sidi Mohammed Ben Abdallah qui lui demanda de lui dessiner les plans d’une ville fortifiée. Utilisant d’anciennes fortifications érigées par les Portugais il créa la cité actuelle en s’inspirant de celle de Saint Malo.


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La présence de ces deux Européens ne semblait pas perturber outre mesure les habitants de la cité. D’autres navires étrangers, pour la plupart, maltais ou grecs, déversaient d’ailleurs dans la ville nombre de «roumis» dont la vie n’aurait en d’autres lieux, tenue qu’à un fil. Point d’arrivée des caravanes venant du Soudan et y retournant chargées des produits de la civilisation, Souira semble un sanctuaire où l’on oublie de millénaires animosités entre tribus ou ethnies rivales. Nomades noirs venant de Timbouctou, hommes bleus sahariens, cohabitent pacifiquement avec autres Chiadma, Haha, Chtouka ou Ilalen. Mais un matin, une barcasse accosta le brigantin ancré dans le port et l’efficace Bill monta sur le pont où nos deux amis achevaient le solide breakfasts savamment élaboré par Gepetto l’artiste en eggs and bacon. Bill était accompagné d’un grand escogriffe dont la tête était emmitouflée dans une sorte de voile bleu qui ne laissait apparaître pratiquement que les yeux, le nez et la bouche. Le reste du corps était recouvert d’une sorte de djellabah aussi bleue que ce qui recouvrait la tête. Il s’agissait à l’évidence de l’un de ces hommes du Désert, dont la peau blanche ou noire était aussi, à la longue, bleuie par le contact des tissus teints à l’indigo. Bill nous présenta son compagnon en disant: - Voici M’rabih Rabbou envoyé par son frère, le grand El Hiba que vous avez souhaité rencontrer. Avec la petite troupe de guerriers qui l’accompagne, il assurera votre protection jusqu’à la résidence de son frère à Taroudant. Vous ne sauriez avoir une protection plus sûre. C’est lui aussi qui vous raccompagnera à votre retour. Il ajouta qu’il était d’usage que Sir W.. manifestât son accord en se levant et en exprimant en Espagnol, langue que le noble guerrier comprenait et parlait un peu, tout l’honneur qui lui était fait. M’rabih Rabbou qui n’avait pas bougé d’un pouce, ni


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encore ouvert la bouche, accepta la main que l’Anglais lui tendait, qu’il toucha avec la sienne. Repliant cette main sur sa poitrine, il dit alors dans un espagnol fort correct, ma foi: -Tu es désormais sous la protection d’El Hiba. Si Allah le veut, je te ramènerai sain et sauf à ton bateau. Nous partirons demain matin, dès que le jour se lèvera. Dieu te garde ! Sans avoir jeté le moindre regard sur Jaco, tenu sans doute comme quantité négligeable, il fit demi-tour et remonta dans la barcasse qui l’avait amené, rattrapé par Bill qui nous fit signe de la main qu’il devait raccompagner le guerrier. Jaco se dit que de toute évidence, l’Homme Bleu, n’ayant pas craché dans sa direction en signe de mépris, n’avait pas soupçonné qu’il faisait partie de cette répugnante engeance de «Youdhis» qui souillait cette terre d’Islam. Au petit jour du lendemain, M’rabih et dix cavaliers, bleus des pieds à la tête, attendaient sur la jetée, cinq chameliers et leurs dromadaires constituaient le reste de la troupe. Bill, expliqua que l’une des bêtes de somme leur servirait de moyen de locomotion lorsque la marche à pied leur deviendrait pénible. Car Monsieur l’Agent Consulaire Atkinson, se devait de rester en toute occasion à la disposition du diplomate, représentant du plus puissant empire de l’époque. Débuta alors le long périple qui via Agadir, devait les mener à la place forte de Taroudant. Agadir, se situait à quatre jours de marche au sud de Souira. Jadis port important, il n’était plus désormais qu’un port de pêche depuis l’abandon par les Portugais, il y à cent cinquante ans, de cette place forte qu’ils avaient nommée Santa Cruz de Cap de Gué. Contrastant avec la rareté des habitants des quelques misérables villages traversés précédemment, la caravane s’engage au sein d’une multitude bigarrée, qui s’écarte d’elle comme à regret sous les «balek» dénués d’aménité des cavaliers de l’escorte. Tels des chenilles processionnaires, une quinzaine


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d’aveugles qui cheminaient, chacun agrippant l’épaule du précédent vit son pitoyable cortège rompu par les hommes bleus. De quel barbare châtiment collectif, se voulant exemplaire, ces pauvres hères perpétuaient le souvenir par leur cheminement? Sans pitié, l’un des hommes bleus rompit en deux la procession, jetant à terre et manquant de piétiner l’un de ces mendiants infirmes. Dans cette ville, douze autres chameliers et leur monture se joignirent à l’escorte qui s’engagea, sans plus attendre, dans la vallée du Souss. Près de trois jours, au lent cheminement des vaisseaux du désert, seraient nécessaires, en longeant l’assif ou oued Souss (selon que vous vous exprimiez en berbère ou en arabe), pour atteindre Taroudant. Ici, la présence de M’rabih, frère du grand El Hiba constitue la plus sûre des protections, les populations berbères lui sont toutes acquises. Mais gare à ceux, quels qu’ils soient, qui ne bénéficient pas de cette protection. Dans la région, le brigandage constitue l’une des activités les plus rentables de l’ethnie locale, les Haouara. Ils vivent disséminés dans des douars isolés, ou regroupés dans de vastes villages dont chaque habitation, flanquée de deux curieuses tours, est le plus souvent protégée par d’épaisses haies de cactus ou de jujubiers. Dans les jardins verdoyants contiguës, se côtoient grenadiers, oliviers et figuiers. Au début du voyage, le paysage est surtout constitué d’arganiers qui constituent la seule richesse de la population. On peut y voir parfois des chèvres qui, y grimpant l’on ne sait comment, s’y régalent des feuilles les plus tendres. Lors d’une étape, des femmes vinrent porter aux dromadaires des pleins sacs du fruit de l’arbre. Bill expliqua qu’il ne s’agissait en aucun cas d’une offrande désintéressée, mais d’un échange de bons procédés avec ces sympathiques camélidés. En effet, fort friands de la pulpe des fruits, ils laissaient, après dégustation, les noyaux tout épluchés. Récupérés à nouveau,


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ces derniers seraient concassés pour élaborer l’huile d’argan. Le dernier jour de marche, le paysage forestier laissa place à de grands champs d’orge et de blé entrecoupés de vastes oliveraies. Bientôt, émergeant d’un vert horizon d’oliviers, un minaret annonça Taroudant qui dévoila peu à peu sa haute enceinte fortifiée de pisé jaune. Une heure plus tard, exceptionnelle marque de considération, El Hiba en personne vint accueillir l’émissaire britannique. Chameliers et leurs montures ayant bifurqué préalablement, accompagnés par les cavaliers de l’escorte, ce fut en la seule compagnie réduite à Bill et M’rabih Rabbou, que nous franchîmes la porte de la ville où le maître des lieux, suivi de quelques autres individus tous emmitouflés de bleu comme lui, vint à notre rencontre. Contrairement au solennel vieux barbu que nous nous attendions à voir, le visage du guerrier, bien que rude avait cependant encore le lissé de celui d’un tout jeune homme. De plus, la peau n’était nullement bleuie comme celle des guerriers fréquentés jusqu’alors. Ce fut dans un espagnol très correct, que le jeune El Hiba exprima tout l’honneur qui lui était ainsi fait, par l’Etranger qui venait de si loin. Son chambellan allait assurer maintenant dans la vaste maison qu’il le priait de considérer comme sienne, le repos après ce long et fatiguant voyage. Ses deux compagnons seraient hébergés eux aussi en d’autres lieux. Un geste imperceptible de sa main fit s’avancer un vieil homme qui s’inclina devant nous. M’bou sera désormais votre dévoué serviteur, il parle l’espagnol et aussi le français. Ce soir, nous fêterons votre arrivée. Posant sa main droite sur sa poitrine et s’inclinant légèrement, El Hiba fit demi-tour, indiquant ainsi qu’il vaquait maintenant à d’autres occupations. D’une voix trop aiguë pour être naturelle, M’bou ne pouvait cacher qu’il avait subi jadis la mutilation qui en faisait


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l’un de ces eunuques si prisés dans les palais. Sa peau bistre trahissait aussi, de plus ou moins lointaines origines africaines. Ses yeux pétillants d’intelligence animaient son visage éternellement souriant, mais ridé comme une vieille pomme. Après avoir donné des instructions à un autre serviteur dont il semblait avoir la responsabilité, ce dernier entraîna à sa suite Bill, après que les deux Anglais furent convenus de se retrouver deux heures plus tard dans le logis affecté à Sir W... Cheminant à travers des ruelles bruissantes de cris et de rires d’enfants, M’Bou expliqua que le grand El Hiba avait sans doute largement surestimé ses capacités linguistiques en Espagnol et qu’il se sentait beaucoup plus à l’aise en Français. Sir W... le rassura en lui disant qu’il serait ravi de converser dans cette belle langue, qu’il avait trop peu l’occasion de pratiquer. Tout en cheminant, il put satisfaire la curiosité de son nouveau et provisoire maître en lui révélant que le grand Cheikh Sidi Ahmed El Hiba, n’avait en fait qu’une vingtaine d’années mais qu’il était le fils préféré du Cheikh Maâ El Ainaine. Ce dernier, résidait beaucoup plus au sud dans l’énigmatique ville de S’mara. Il s’y trouvait dans une sorte de communauté musulmane que l’on nommait zaouiya. Selon les affirmations de M’Bou, il semblait en être aussi le chef religieux vénéré. Le vieux cheikh avait définitivement transmis à ce fils préféré, la gouvernance de ses vastes territoires. sahariens et marocains. Ce sera bien plus tard, après avoir magnifiquement festoyé avec le seigneur des lieux et renoncé au repos du guerrier proposé par ce dernier à son hôte de marque, que la conversation avec le chambellan se prolongea tard dans la nuit. Nous y reviendrons. M’Bou que Sir W...interrogeait avec beaucoup de circonspection sur le genre de communauté religieuse que dirigeait, ou du moins que protégeait le vieux cheikh dans ces contrées interdites, se révéla d’une étonnante prolixité sur le sujet. Nous sentîmes confusément que le vieil homme, sans


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doute par une sorte de ressentiment, suite à l’atroce mutilation qui lui fut jadis appliquée, brûlait de renseigner cet étranger sur tout ce qui pourrait nuire à ses bourreaux. La langue française employée dans la conversation lui paraissait assurer le secret de leurs entretiens. La communauté connue sous la dénomination de zaouiya, peut-être l’équivalent local de nos monastères, était un haut lieu de cette confrérie musulmane dite «soufiste». Considérés par certains musulmans comme des philosophes, par d’autres comme de dangereux sectaires, les Soufi sont classés par d’autres encore, comme faisant partie d’un courant de l’Islam différent du Chiisme et du Sunnisme. Cette dernière tendance condamne un aspect philosophique du Soufisme car il sous-entend que la parole du Prophète peut être discutée, ce qui est bien entendu impensable. M’Bou laisse entendre que les intérêts politiques divergents entre le Sultan marocain et les tribus berbères du Sud serait à l’origine de cette condamnation. Quelle sorte d’intelligence intuitive résidait dans la vieille tête ridée de cet homme qui ne devait sa survie qu’à l’insignifiance de son aspect? Quelle prescience lui révélait qu’il pouvait tenir à cet Européen, des propos qui lui coûteraient immédiatement la vie, s’ils étaient connus dans cet environnement sanguinaire et fanatique? - J’ai jadis appartenu à un Emir qui utilisa parfois ma connaissance de la langue française, pour la rédaction de courriers à l’adresse de quelques étrangers avec qui il était en relation épistolaire. Mon maître d’alors, se disait frère de ses correspondants. Il lui arrivait souvent dans ces correspondances de faire référence à des Soufis réputés et vénérés pour leur sagesse. C’est en lisant de nombreux ouvrages de sa bibliothèque écrits en français, que j’ai pu me perfectionner dans cette langue que je parlais étant un tout jeune enfant. Mon maître actuel, le grand Cheick El Hiba fut instruit dans la zaouiya de son père et il en est désormais l’un des dirigeants vénérés. Il prône le Jihad envers tous les étrangers qui


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menacent cette terre d’Islam. Il est révéré aussi bien par les habitants de cette contrée que par les nomades du Sahara qu’ils soient d’origine arabe ou amazighe (berbères). Je ne pense pas que son père ou lui, soient dans les mêmes dispositions philanthropiques que le vieil Emir qui fut le meilleur Arabe qu’il me fut jamais donné de connaître. Ami Etranger, sache qu’El Hiba te déteste, même s’il te fait bonne figure. Ta décision de refuser son présent des jeunes vierges et de consacrer cette nuit à écouter les divagations du pauvre soushomme que je suis, me confirme que ta venue aura été pour moi un grand privilège. accorde moi le bonheur de baiser ta main. Nous accédâmes, bien qu’un peu gênés, au souhait de cette humble pauvre créature et en furent remerciés par le bref éclat de bonheur qui illumina son visage. La dernière phrase de M’Bou mérite que nous l’expliquions. En revenant au début de la soirée, un peu avant l’heure de la réception organisée par El Hiba en l’honneur du représentant de la Reine du plus puissant empire de l’époque, un jeune noir, la taille entourée de la même large ceinture jaune safran et du même sarroual vert pomme que M’Bou, indiquant ainsi aussi sa fonction d’eunuque vint dire quelques mots au vieil homme, puis sur un geste de ce dernier se retira. M’Bou averti Sir W... que ce serviteur allait revenir accompagné de huit jeunes filles parmi lesquelles il était prié de choisir les deux dont le Cheik lui faisait cadeau. Elles seraient sa propriété pendant tout son séjour. Il pourrait aussi les emmener avec lui s’il le désirait lorsqu’il regagnerait son navire. Très ennuyé de ce cadeau qu’il se devait de refuser, il demanda conseil à son avisé majordome, pour se sortir de cette embarrassante situation, sans froisser le généreux donateur. M’Bou le rassura, car ce genre de présent faisait partie de l’hospitalité normale dans ce pays et l’étranger était totalement libre d’accepter ou de refuser, sans que quiconque pensât à s’en offusquer. Le serviteur conseilla cependant à l’Anglais de recevoir les jeunes vierges, de leur manifester l’admiration que suscitait


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leur beauté, pendant que lui, eunuque de haut rang lui ferait la présentation de chacune. Il lui suggérait alors de lui déclarer qu’il lui était impossible de faire un choix parmi ces huit exceptionnelles perfections. M’Bou répercuterait l’impossible prise de décision auprès des demoiselles. Le jeu de rôles se terminerait par quelques révérences et tout le monde se séparerait sans morosité. Huit beautés, toutes souriantes, certaines adolescentes depuis peu, d’autres ne dépassant sans doute pas les dix-huit ans, Berbères à la peau blanche ou Saraouies plus basanées, constituaient le plus adorable spectacle que l’on puisse imaginer. Gazouillant et pouffant joyeusement tout en dégustant des friandises qui avaient été disposées sur de vastes plateaux d’argent, elles ne paraissaient pas vraiment préoccupées par leur sort. Plus tard, mis au courant de la chaste attitude du Britannique, El Hiba rassura son hôte en l’assurant qu’il n’ignorait rien des mœurs différentes en usage en Europe et qu’il respectait dans ce domaine les décisions de ses invités. Le jeune prince montra dans quelle considération il tenait Sir W... par une soirée festive d’exception. Tout d’abord, une sorte d’étonnante chaise à porteur à deux places, mue par huit esclaves d’un noir d’ébène, les transporta en dehors des murailles d’enceinte de la ville. Tendue de toile blanche, cet équipage que l’on aurait plutôt volontiers vu à la cour de quelque lointain potentat asiatique, se révéla, une fois arrivée à destination, et lorsque les quatre porteurs de l’avant eurent rejoint ceux de l’arrière, comme une sorte de tribune. Débuta alors une fantasia dans laquelle une troupe de cavaliers, tous vêtus de la même gandoura bleue, et brandissant des sabres étincelants, s’élancèrent au grand galop vers un groupe similaire en nombre et chargeant eux aussi vers les premiers. Ce deuxième groupe de cavaliers, tous vêtus de blanc et armés de longs fusils, croisa les premiers en tirants des coups de feu en l’air. Simulant deux charges de cavalerie


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antagonistes, les deux groupes se traversèrent l’un l’autre en hurlant avec la même conviction. Puis, réunis ensemble par paire, les cavaliers blancs accompagnés des bleus de l’autre troupe, vinrent saluer, devant le Cheikh et son invité d’honneur. Sincèrement enthousiasmé par le brio et la maestria de ces guerriers d’élite, Sir W... assura que ce spectacle resterait à jamais gravé dans sa mémoire. Ce fut entouré à droite de cavaliers bleus et à gauche de leurs pendants vêtus de blanc, qu’ils regagnèrent le palais où leur fut servi un fabuleux festin. Danseuses et musiciens, laissant parfois place à des jongleurs ou à des montreurs d’animaux sauvages et de rapaces, se succédèrent jusque tard dans la nuit. Parfois le prince faisait un signe de la main à un impressionnant barbu, enturbanné comme un Turc. Aussitôt les artistes disparaissaient et les conversations sérieuses entre les deux hommes pouvaient commencer. El Hiba était secondé par un homme bleu pour qui la langue de Cervantès ne semblait plus avoir de secrets alors que le dévoué Bill Mourad Atkinson était chargé de traduire en arabe quelques subtilités diplomatiques émises par mon support. Décidant parfois de rompre unilatéralement l’entretien, d’un geste identique au précédent, il demandait au barbu de relancer le spectacle. Bill suggéra plus tard que c’était un moyen de se donner un temps de réflexion sur ce qui venait d’être dit et d’organiser ainsi, plus à son avantage, la suite de l’entretien. Le détail des conversations avec El Hiba ne figurera pas dans cet ouvrage, ainsi que je m’y suis engagé auprès de John Lamming. Dès le lendemain matin, ainsi que nous en avions exprimé le souhait, il nous fut indiqué qu’une escorte de cavaliers se tenait à notre disposition pour nous raccompagner à Souira. M’Bou, manifestement fort ému vint faire ses adieux à l’étranger venu de si loin et dont pourtant il s’était immédiate-


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ment senti si proche. - Ami, permettez que je vous nomme ainsi, tous mes sens me disent que j’ai eu le privilège de côtoyer, quelques trop brefs instant de ma malheureuse vie, un être étrange mais secourable. Tendant alors une sorte d’étui plat en cuir rouge, il ajouta: Vous me feriez grand honneur en acceptant d’emmener avec vous ce cahier rempli de mon écriture. J’ai commencé à le rédiger en français il y a de cela bien longtemps. Ces lignes sur quelques anecdotes ou événements qui ont marqué ma longue vie n’ont ici de valeur que pour moi. Ce bloc de papier fut pour moi comme une sorte de seul compagnon à qui je pouvais me confier. Si vous acceptez de l’emporter avec vous, c’est un peu comme si je prolongeais quelque peu votre présence auprès de moi. Lorsque le moment tant attendu et que je sens maintenant proche, de quitter cette vie désespérante, cette petite partie de moi-même survivra ainsi un peu, dans le monde plus humain et amical qui est le vôtre. Sir W... ému aussi, ainsi que moi-même, assura combien il accordait de valeur à cet étrange présent et promit qu’en en parcourant les feuillets, il se remémorerait le temps passé avec celui qui aurait pu devenir un grand ami. Il ajouta que lui aussi voulait lui laisser un objet qui scellerait en quelque sorte leur courte connivence spirituelle. - Acceptez, vous aussi, cette montre de gousset, cadeau de mon épouse. En ouvrant le boîtier, on y voit un camée représentant son visage. Je sais qu’elle approuvera le don que je vous fait, de ce que j’ai de sentimentalement de plus précieux sur moi en ce moment. Lorsque vous serez dans la peine, serrez cet objet dans votre main et dites-vous que c’est la main d’un ami qui vous soutient, que vous serrez ainsi ! L’arrivée de Bill mis fin à ces adieux et c’est accompagné par El Hiba en personne jusqu’à l’une des cinq portes de la ville qu’ils quittèrent Taroudant. Nous avions hâte de rejoindre le navire qui nous servait


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d’habitation et les journées en caravane nous parurent bien longues de Taroudant à Souira en repassant par l’inévitable étape d’Agadir. Enfin, la semaine suivante, Bill vint nous faire ses adieux et les voiles du brigantin se gonflèrent à nouveau lorsque nous mîmes le cap sur Lisboa. Les intelligences de Gaetano Scolari, de François Ruisse et surtout d’Alphonso Rodriguès qui persistaient par mon intermédiaire dans l’esprit de mon actuel support, pensaient avec lui que dans cette ville où débuta ma terrienne odyssée, le transfert envisagé sur Jacobo serait sans doute facilité. Tandis que sur un océan paisible, le navire traçait sa route, Sir W... aiguillait les amicales conversations dont ils étaient accoutumés, le plus souvent sur des concepts qu’il jugeait propres à préparer son ami à cette grande révélation. Jaco, qui avait rapidement décelé que les sujets évoqués étaient désormais de semblable nature, décida d’amener son ami à dévoiler plus rapidement ses batteries. - Cher grand ami, cela fait maintenant bien longtemps que vous m’avez accordé votre amitié et vos bienfaits. Je pense vous connaître aussi bien que vous me connaissez et il me parait évident que vous avez quelque chose de si important à me communiquer qu’il vous parait nécessaire de m’y préparer longuement. Je ne crains rien de vous. Que ce que vous voulez me dire soit bénéfique ou néfaste pour moi, je sais que vos intentions seront de me ménager autant que vous le pourrez. Sir W...expliqua alors qu’à Lisbonne, ils allaient commémorer un événement vieux de près d’un siècle et demi, qui avait déterminé le destin de lui-même et de quelques autres êtres humains. Il décrivit le séisme qui anéantit la plus grande partie de la ville, mais qui sauva aussi la vie d’un jeune Marrane. Il expliqua aussi mon arrivée sur terre, moi le Pérégrin qui venait d’investir le corps du jeune supplicié. Il brossa aussi à larges traits, l’étonnante saga des hommes qui tour à tour et jusqu’à lui devinrent les supports physiques de celui qui par la bouche


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de son ami, s’adressait à lui en ce moment. Il conclut enfin en lui révélant que lui, Jacobo Mendès, avait depuis longtemps été choisi pour reprendre le flambeau. Bien entendu, à condition qu’il l’accepte en toute connaissance de cause; le premier novembre de cette année, date anniversaire du séisme, c’est à dire dans quelques semaines, le transfert s’effectuera. Jaco avait écouté sans manifester la moindre réaction d’étonnement ou d’incrédulité. Il reprit la parole pour annoncer: - Comme vous le savez, bien que pétri de réalisme et de doute, je ne refuse jamais d’envisager l’inimaginable. Je sais aussi qu’on ne saurait vous comparer à ces pauvres créatures à qui le mysticisme tient lieu de faculté de raisonnement, vous m’en avez si souvent donné la preuve. Je vais donc dans un premier temps tenter d’assimiler ce que vous venez de me révéler. Voici en tout cas matière à peupler mes insomnies ou mes songes ! Bien entendu, les jours qui suivirent, alors que le navire, ne bénéficiant que chichement de la force propulsive fournie par la nature, peinait à rejoindre sa lusitanienne destination, il ne fut presque exclusivement entre les deux amis, question que du Pérégrin. Très au fait des progrès balbutiants de la connaissance des scientifiques, dans les domaines de l’astronomie et de la constitution de la matière, Jaco s’enthousiasmait à rechercher soit confirmation soit infirmation des diverses hypothèses que ces savants hasardaient sur notre univers. Il est vrai que mon savoir de Pérégrin était bien mince sur les lois physiques qui régissaient cette matière constitutive de notre propre monde, dans laquelle nous savions seulement que nous mouvoir pendant quelques courts instants. Les quelques théories souvent contradictoires sur la physique qui régit votre environnement, pour intéressantes qu’elles soient ne sont peut-être applicables que dans l’infime partie de ce constituant de notre propre monde, dans lequel


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je me trouve en ce moment. Ce que vos savants considèrent comme l’immensité de l’univers, régi par ce qu’ils pensent être des lois universelles, n’est en fait qu’un microcosme parmi une infinité d’autres microcosmes dont nous ignorons, nous qui y avons effectué d’ innombrables incursions, s’ils obéissent à des lois physiques analogues aux vôtre. Comme seuls mes divers supports humains successifs l’ont su, notre constitution non matérielle est insensible au milieu dans lequel nous évoluons et nous ne pouvons en prendre conscience que par le truchement des sens des créatures qui nous hébergent provisoirement. Vous les humains, qui avez acquis la faculté d’émettre des sortes d’ondes de pensée détectables par nous, vous le devez à un système d’organisation de la matière que vous nommez la Vie. Dans votre propre univers, d’autres types d’organisation purement minérale possèdent aussi cette étonnante faculté. Dans de lointains amas de matière tels ceux dont vos instruments vous ont récemment révélé l’existence, Des sortes d’intelligence collective constituées par on ne sait quelle organisation entre elles de milliers d’étoiles, émet en permanence des sortes d’ondes de pensée auxquelles malheureusement nous ne savons pas nous associer. Les plongées que notre structure unique effectue, en se séparant brièvement d’infinitésimales parties de notre tout, identiques à celle que je suis et que vous nommez Pérégrin, s’effectuent au hasard en d’autres parties de notre propre infini. Elles se font donc dans cette infinité d’autres microcosmes, sortes d’univers lointains comparables au vôtre par leur propre immensité mais régis, pourquoi pas, par des lois différentes. Jaco venait de lire le compte rendu d’une curieuse expérience relatée par un certain Michelson sur la propagation de la lumière dans l’éther. Partant du principe que si la lumière à besoin de ce support pour se propager, notre globe dans sa rotation autour du soleil, se meut nécessairement dans ce même


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support. Il en résulte que la lumière doit se propager plus vite dans le sens où la vitesse de la terre s’y ajoute. Or les moyens de mesure employés sont désormais si précis qu’il fut démontré que la vitesse de la lumière était constante dans toutes les directions. Exit donc, la théorie de l’éther et gros embarras pour trouver une explication plausible ! Voici l’un des nombreux exemples d’explications que le savoir supérieur du Pérégrin ne peut aider à résoudre. Tant qu’il ne bénéficie pas des cinq sens d’un humain, notre voyageur de l’infini, n’a aucune conscience qu’il existe de la lumière, il n’a d’ailleurs nullement conscience non plus, de l’état du milieu où il évolue: solide, liquide ou exempt de matière. Est-il dans la fournaise d’un soleil ou dans le froid absolu? Sa nature éthérée y est indifférente. De quelle espèce d’onde, de vibration ou de tout autre sorte de vibration, étais-je constitué, pour me mouvoir dans cet univers à une vitesse infiniment plus grande que ce phénomène lumineux que les savants considéraient comme le plus véloce possible et que nul autre corps ou corpuscule connu ne saurait jamais pouvoir égaler? Bien sûr, je ne savais étayer aucune théorie à ce sujet, qui serait jugée satisfaisante par les actuelles intelligences humaines. Bien sûr aussi, depuis que j’intégrais les corps de quelques humains, ceux-ci s’étaient tous étonné de ce singulier pouvoir. La seule explication qu’ils avaient tous admise, était que je ne me déplaçais pas dans ce constituant de mon propre monde, je l’imprégnais totalement et m’y trouvais en quelque sorte partout à la fois. Cette totale ubiquité cessait toutefois dés ma symbiotique association avec un être matériel pensant ! N’étais-je pas tout simplement une sorte de manifestation de l’Energie, constituant de base de toute chose dans votre dimension? Matière et lumière n’étaient-elles pas une forme dégradée de moi-même? En toute humilité, Jaco avouait que ces concepts le déroutaient encore plus, que les affirmations de ces esprits supé-


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rieurs, qui balayaient à grands coups de théories mathématiques, les brumes de l’ignorance originelle des humains leurs ancêtres, émergeant depuis si peu de la bestialité. Mais il était maintenant prêt à relayer, comme support de cette étrange entité bienveillante, l’homme de bien qui était tout à la fois son ami et son bienfaiteur.


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Chapitre 26 Les Mendès.

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e lourds nuages bas rendaient confuses les côtes du Portugal que nous longions depuis la pointe d’Espichel. Après une quinzaine de miles, l’échancrure de la vaste embouchure du Tage apparut et le navire y mit le cap. Bientôt une barcasse mue par deux vigoureux rameurs vint à notre rencontre et un troisième homme debout à l’avant, usant d’un curieux long cornet en guise de porte-voix nous proposa ses services de pilote. Le capitaine qui savait les dangers que représentaient en ce lieu, rochers affleurants et bancs de sable, fit monter l’homme à bord tandis que le modeste esquif qui l’avait amené, regagnait la côte. Tandis que nous longions la Tour de Belem qui annonçait la cité située sur la rive droite, le pilote dirigeait le navire vers une sorte de large plan d’eau situé un peu plus haut sur la rive gauche et nous y fit jeter l’ancre. Après plus de cent quarante années d’errances, je me retrouvais à portée de fusil, de l’endroit même où j’avais intégré mon premier support humain. Nous restâmes à l’ancre en ce lieu paisible quelques jours, mais la nécessité d’utiliser constamment un canot pour nous rendre à terre devint vite une contrainte. Une entrevue entre Sir W... et le consul britannique y mit un terme et ce fut bientôt accosté de l’autre côté du Tage, à proximité immédiate du centre de la cité que notre séjour se poursuivit. Autant que la mémoire d’Alphonso nous le permettait, nous supputions que le brigantin se trouvait à peu près là où les deux navires de commerce, qui lui appartinrent brièvement jadis, furent déchiquetés par la vague géante qui suivit le tremblement de terre.


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Mais plus rien dans ce petit port ne correspondait plus au souvenir qu’il nous en avait transmis. Jaco nous demanda si son appartenance au peuple d’Israël avait de quelque façon dirigé sur sa personne notre choix. Nous l’assurâmes qu’il n’en était rien, mais qu’en l’occurrence ce n’était nullement rédhibitoire, bien au contraire. Sir W... qui avait de longue date préparé sa succession, bien avant d’avoir croisé Jaco sur son chemin, profita de cette interrogation pour avertir son ami de quelques curieuses dispositions qu’il avait prises en vue du transfert projeté. Ces dispositions devraient bien entendu recueillir l’aval du principal intéressé. Il avait eu l’opportunité, il y avait de cela deux décennies d’acquérir des actions d’une compagnie minière luso-brittanique située dans l’état de Goa, aux Indes. Le puissant voisin anglais qui entourait de toute part la petite possession portugaise, avait un peu imposé à un colonisateur n’ayant plus les moyens militaires suffisants, des arrangements financiers qui préfiguraient une future totale mainmise sur ce territoire. Par quelques autres manipulations administratives que ses hautes fonctions dans cette partie de l’Empire rendaient aisées, il avait créé un personnage, citoyen de cette enclave portugaise qui était détenteur de ces actions minières et aussi propriétaire de quelques exploitations forestières. Il préparait ainsi pour son remplaçant, un héritage dont sa famille, richissime par ailleurs, n’aurait rien à connaître. Cet héritier avait aussi déjà un nom: Joäo Rodriguès. Nous résumerons une fois encore le récit du vieil Anglais, qui expliqua que le choix homonymique de celui du nom de mon premier support, était un peu plus compliqué que ce que l’on pouvait en penser de prime abord. De part ses fonctions dan la partie asiatique de l’Empire, notre haut fonctionnaire avait eu connaissance d’un important


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rapport rédigé par un ecclésiastique de l’Eglise Anglicane, le Révérend Buchanan. Paru en 1811, les Christian Reasearches in Asia, brosse un vaste panorama des religions, sectes, cultes et superstitions divers que l’on peut rencontrer dans cette région du monde. Bien entendu, ce fut pour moi une occasion de m’intéresser à ces quelques grandes religions, autres que moyen-orientales dont je n’ignorais plus grand-chose. Mais ce fut surtout la relation de la visite que fit Buchanan aux instances inquisitoriales, encore toutes puissantes dans l’enclave de Goa, qui suscita notre intérêt. Buchanan fait état d’un ouvrage qu’il possédait et dont il souhaitait discuter avec l’Inquisiteur. Cet ouvrage dont nous ignorions l’existence s’intitulait Relation de l’Inquisition de Goa et était l’œuvre d’un Français au siècle de Louis XIV. Buchanan, malgré les dénégations de l’émissaire du Saint Office à Goa conclut à la véracité du récit de ce Charles Dellon, auteur de cette relation. Sir W... n’eut de cesse qu’il puisse se procurer cet ouvrage dans une vieille édition en français imprimée à Amsterdam en 1719. Dans cette étonnante odyssée d’un homme tombé dans les griffes de la sanguinaire institution, l’abominable succède, page après page, à l’insoutenable. Nous relevâmes entre autres victimes, le nom de Joäo Rodrigues, sans doute lointain ancêtre de notre Alphonso et accusé comme lui de cryptojudaïsme. Quelle haine sordide envers ces hommes, les envoyait au bûcher sous les prétextes le plus souvent fallacieux? Pourquoi, dans cette si lointaine colonie, où ils ne représentaient pourtant à peine dix pour cent des justiciables, constituaientils la majorité des condamnés à mort? Bien que n’étant pas catholique, Sir W... pensait en tant que Chrétien, manifester par cette donation à un Rodriguès, sa part de repentance. Et que ce soit un Jacobo Mendès que le hasard en faisait le bénéficiaire, témoignait encore un peu plus


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de sa solidarité avec ces injustes victimes. Jaco indiqua que la tradition orale dans sa famille faisait état de nombreux Mendès immolés et dépouillés par une inquisition espagnole n’ayant rien à envier, sur le plan de l’efficacité, à sa sœur portugaise. Il se plierai donc au changement d’identité souhaité par celui, qui hormis ces avantages matériels, allait lui transmettre l’héritage mental le plus extraordinaire qui soit. A compter de ce moment, il n’y eut plus de questionnement du futur Joäo sur la double essence de son ami. A quoi bon, en effet? Dans peu de jours, il n’ignorerait plus rien de son passé, de ses convictions les plus profondes, ni non plus de ses pensées les plus intimes. Le premier novembre, à onze heures, le brigantin quittera le quai où il était amarré, séparant définitivement le mécène, retournant dans sa patrie, de mon nouveau support et de moi-même. Les derniers jours de vie commune seraient désormais consacrés à asseoir définitivement la nouvelle identité de Jaco sur des bases indiscutables. Curieusement les services administratifs du consulat britannique à Lisbonne, tenait depuis quelques temps, à la disposition de Joäo William Rodriguès des copies d’actes officiels prouvant qu’il était citoyen anglais né aux Indes, et seul héritier des biens de sa famille assassinée lors d’une rébellion des natives. Les titres de propriété divers ainsi que ceux des actions qu’il détenait se trouvaient dans une étude londonienne qui assurait la gestion de sa petite fortune. Sir W...semblait avoir vraiment tout prévu ! N’ayant pas l’intention de rester au Portugal, le sieur Rodriguès poursuivrait dans la péninsule ibérique les recherches généalogiques qui occupaient désormais sa vie de rentier célibataire. Le matin du premier jour de novembre, Joäo quitta l’hôtel où il résidait depuis la veille, sans hâte excessive, mais l’esprit en ébullition, il se dirigeait vers le port et aussi vers son


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fabuleux nouveau destin. Selon un cérémonial dont il s’était convenus avec son ami, il monta à bord et le rejoignit dans le petit salon où ils avaient tant conversé depuis le début de leur périple. Gepetto vint leur servir un café et Sir W... lui dit que le départ définitif de son compagnon, dont l’équipage et lui avaient déjà été avertis, était tout à fait imminent. Mister Mendès ayant souhaité manifester à chaque membre résidant sur le navire le plaisir qu’il avait eu de se trouver en sa compagnie allait maintenant saluer chacun, là où son travail matinal le maintenait. Il précisa aussi à Gepetto, que ces adieux à l’équipage ayant été faits, il souhaitait qu’on ne les dérangeât plus durant les quelques derniers moments qu’ils passeraient ensemble dans ce salon. A chacun, avec qui il passa quelques instants, il annonça qu’il avait choisi pour lui un petit cadeau d’adieu qu’il trouverait sur la grande table qui se trouvait dans ses appartements. Il souhaitait que tous attendent qu’il ait définitivement quitté le navire pour aller le chercher. Puis il retourna dans le salon où son vieil ami l’attendait. Pourquoi le vieil homme avait-il exigé, qu’une fois le transfert réalisé, le nouveau Joäo Rodriguès, devenu l’unique support du Pérégrin, quittât le navire sans lui adresser une dernière fois la parole? Ainsi fut fait, et tandis que descendu sur le quai, il regagnait son hôtel, je me manifestais en lui de façon progressive. Contrairement aux précédents transferts, sachant que ma réalité n’était pas mise en doute, je n’utilisais pas le subterfuge de la voix de mon précédent support. La seule incidence que cela eut sur son comportement, fut que bifurquant sur la gauche, au lieu de regagner son hôtel, nous nous dirigeâmes vers la Tour de Bélem comme pour une sorte de pèlerinage. Il ne fut pas permis à Joäo de pénétrer dans le bâtiment, dans lequel des travaux de rénovation étaient à cette époque entrepris. A l’extérieur, hormis la silhouette crénelée du bâti-


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ment, rien ne rappelait à l’esprit d’Alphonso, ni son arrivée en barque, encadré par les six gens d’arme et leur sergent, ni son départ, aidé par les deux religieuses, cheminant avec difficulté dans la fange émergée du fleuve. Cette douloureuse réminiscence de mes premières heures sur cette planète, solda ce pèlerinage. Jacobo Mendès, désormais Joäo Rodrigués par la volonté de son ami et bienfaiteur, entama avec enthousiasme sa fonction de support physique du Pérégrin. Libéré de tout souci pécuniaire par la prévoyance de son prédécesseur, il entama un large périple qui lui permit de revisiter nombre de lieux de vie ou de passage de ses prédécesseurs dans le sud de ce continent européen. De Bragance, lieu où Alphonso avait passé une adolescence heureuse, au Bordelais où s’acheva sa vie, en poussant jusqu’à Toulon riche des souvenirs de François Ruisse et de Gaétano Scolari, ce fut par voie maritime que de ce port, il se rendit à Valence. Séjournant quelques semaines dans cette ville, retenu avec insistance par un proche cousin du côté de sa mère, il s’arracha cependant à cet amical environnement pour un ultime pèlerinage au cœur de la Castille, à Carabanchel, qui avait vu naître Francesco Ruiz. Enfin, ce fut à Guadalmina, à proximité des antiques thermes, qu’il acheta une modeste propriété sur les hauteurs, d’où il pouvait tout à loisir contempler le fabuleux panorama sur la baie. Le choix de ce lieu de résidence était dicté par le souci d’y jouir d’une grande tranquillité nécessaire à la consultation des ouvrages scientifiques et philosophiques. Nous espérions encore en tirer d’utiles enseignements sur l’organisation de l’Univers telle que les hommes s’ouvrant peu à peu à sa compréhension, en découvraient la complexité. Pour moi, qui venait d’accomplir la plus grande partie de ma courte plongée dans notre infiniment petit, je savais désormais que bien mince serait l’accroissement des connaissances qui en résulterait pour nous.


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Mais l’instant où une impérieuse et vitale nécessité me rappellerait dans mon monde n’était pas encore venu. Sans doute comme contaminé par ces êtres qui me prêtaient leurs sens, dont je n’étais pas naturellement pourvu, je me trouvais bien en leur compagnie. Quel bienheureux hasard, m’avait évité de m’associer à certains de leurs semblables, encore englués dans une sauvagerie primitive ou soumis à leur insu à la chose maléfique dont je soupçonnais la présence diffuse. Pour Joäo, la relative proximité géographique de son demi-frère Dany avait aussi été prise en considération. Il avait eu la surprise et la joie de le retrouver épanoui, mettant toute son énergie à développer son petit commerce d’objets d’art et de livres précieux. Il était de plus marié avec une jeune femme d’origine basque dont il avait fait la connaissance sur le bateau qui le rapatriait en Europe à l’issue de sa pitoyable épopée brésilienne. Paskala avait perdu ses parents à un mois d’intervalle emportés par une quelconque fièvre maligne. Elle devait être recueillie par des cousins là bas au village de sa mère, quasiment situé sur la frontière entre l’Espagne et la France. Les jeunes gens avaient trouvé, l’un en l’autre, quelque consolation et séparés à leur débarquement avaient entamé un régulier échange de courrier. Ils convinrent assez rapidement que ces relations épistolaires étaient devenues insuffisantes et bientôt Dany put envoyer à sa belle le montant du prix du voyage qui les réuniraient à Algéciras. Depuis six mois, une petite fille était arrivée, comblant de bonheur les jeunes époux. Cédant au désir de sa femme et pensant que si cela ne faisait pas de bien, cela ne faisait pas non plus de mal, l’enfant fut baptisée du nom de Johanika, et bien qu’absent l’oncle Jaco fut désigné comme parrain. Johanika était un prénom usité au pays basque qui signifie en hébreu: choisie par Dieu. Pour la première fois, depuis ma venue sur cette curieuse


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boule de matière que les hommes avaient dénommée Terre, le support dont j’utilisais les sens semblait épargné par l’agitation perpétuelle qui avait été le lot de ses prédécesseurs. Ici, sur les hauteurs de Guadalmina, Joäo, moderne anachorète n’avait le plus souvent que ma compagnie et celle des ouvrages que Dany lui procurait avec persévérance. Un couple de paysans de la région, les Diaz, généreusement rétribué pour ses services, veillait avec discrétion au bien-être matériel du solitaire. Sereinement, les années s’écoulaient tandis que les marges des pages de volumineux ouvrages s’ornaient des commentaires de Joäo. Comme par une sorte de coquetterie, sa fine écriture de myope, mélangeait à l’envi les différents idiomes dont ses prédécesseurs lui avaient transmis la pratique. Dans leur grande majorité, il s’agissait d’ouvrages de philosophie ou de sciences sociales et politiques dont les piles encombraient la bibliothèque. Ce que Joäo nommait ainsi pompeusement, n’était, sur le plan de l’organisation, que la copie conforme du bric-à-brac jadis accumulé à Algéciras. Seule concession à son actuelle condition de rentier aisé, les tréteaux supportant des planches mal équarries avaient été remplacées par de solides tables en chênes des Asturies soigneusement cirées. La portion congrue était réservée aux quelques minces opuscules relatant les travaux tant européens qu’américains, traitant des nouvelles théories sur les constituants de la matière. Seuls ces derniers étaient susceptibles d’éveiller mon intérêt. Malheureusement il était patent, du fait des théories parfois contradictoires qui y étaient développées, que cette science n’était encore que balbutiante. De plus, de ténébreux concepts mathématiques semblaient seuls capables de représenter l’idée que les esprits des auteurs, sans doute supérieurs se faisaient de notre infiniment petit. En ce qui concernait la connaissance de l’immensité dans laquelle leur planète n’était qu’une insignifiante particule, les astronomes progressaient à grands pas. Des amélio-


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rations significatives de la lunette de Galilée avaient abouti à la réalisation de télescopes. Ils savaient maintenant que le système solaire n’était que le constituant, avec des milliards d’autres, d’un ensemble qu’ils nommaient galaxie. Ils avaient pu détecter, au delà de cette galaxie, d’autres amas d’étoiles similaires et subodoraient qu’au delà de la portée de leurs instruments, d’autres galaxies existaient vraisemblablement. Quelques années plus tard, une théorie sur l’origine de cette immensité de matière stellaire séduira nombre de scientifiques. C’est en 1922 que le Russe Alexandre Friedmann expliqua que treize milliards d’années plus tôt, toute cette immensité se trouvait concentrée en une seule particule infiniment dense. A la suite d’on ne sait quelle lubie, elle explosa et se transforma en un Univers qui toujours en expansion continue à envahir un énigmatique espace libre. Avant cet instant où cette fabuleuse concentration d’énergie décida de se transformer en la matière constitutive de notre univers; que se passait-il? D’autres esprits supérieurs condescendaient alors à nous expliquer que cette question n’avait pas de sens car il n’y avait pas d’avant. Ce serait seulement au début de l’explosion que le temps apparut lui aussi. Avant, il n’y avait pas d’avant ! Le Pérégrin pensait qu’un tel abîme d’incompréhension séparait ces esprits d’exception du commun des mortels, qu’il leur était impossible de traduire dans un langage accessible à tous des concepts mathématiques, évidents pour eux. Ce dont il était sûr c’est que son monde existait bien avant ces treize milliards d’années. Cette courte période ne couvrait dans son univers, qu’un passé tout à fait récent. Il ignorait cependant si, localement, dans l’infiniment petit qui le constituait et précisément dans le microcosme que les humains considéraient comme leur univers, une réorganisation locale de la matière n’avait pu se produire. Sans doute, dans un futur proche, d’autres esprits humains supérieurs, échafauderont de nouvelles théories plus en


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accord avec la réalité. En septembre 1913, Paskala donna un petit frère à la jeune Johanika, à la plus grande satisfaction de ses parents et de Jaöa que tout le monde continuait à appeler oncle Jaco. Cet enfant fut prénommé Daniel. Le 28 juin 1914, le jeune Serbe Gavrilo Princip en assassinant l’Archiduc François-Ferdinand déclencha la Première Guerre Mondiale.


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Chapitre 27

Vers la fin de l’aventure.

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ela fait maintenant deux longues années que les milliers de pages de cet extraordinaire récit m’ont asservi à mon labeur de scribe comme le drogué peut l’être à son poison. Quelques rares fois, je me suis reproché d’avoir accepté cette tâche dont j’avais mal évalué l’ampleur. Plus souvent, heureusement, j’aurais aimé exprimer de vive voix, ma reconnaissance à cet inconnu qui m’avait associé à ce témoignage unique. Trop souvent, craignant avilir par une maîtrise littéraire insuffisante la relation des faits et des pensées des supports habités par le Pérégrin, ai-je inutilement tergiversé sur la légitimité des coupes sombres auxquelles j’étais contraint ! Le moment est pourtant encore venu de prendre une difficile décision. L’avant-dernier compagnon de l’être venu d’ailleurs fut confronté à tant de vicissitudes au cours de sa vie que cela peut expliquer qu’une plus importante partie de l’ensemble de la saga y soit consacrée. La rédaction par l’humain, dernier maillon de la chaîne, ne disposant plus de l’implacable faculté de mémorisation du Pérégrin, explique peut-être aussi l’abondance et la précision de détails sur des faits plus récents. Il en résulte que sa retranscription intégrale m’a paru justifier à elle seule la rédaction d’un ouvrage à part, mais rendrait pléthorique ce volume déjà conséquent. C’est ainsi que dans ce dernier chapitre, je résumerai succinctement la longue odyssée du malheureux Daniel Mandes. Le retour du Pérégrin dans son infiniment grand mettra le point final à ce récit.


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Daniel Mendès, second enfant de Dany et PasKala, naquit donc en ce mois de septembre 1913 alors que son père entrait lui, dans sa quarante cinquième année. Comme sa sœur aînée, il fut baptisé. Dany et Joäo convinrent qu’ils fournissaient ainsi à cet être innocent une sorte de sauf-conduit pouvant le prémunir contre de possibles résurgences antisémites. Joâo conçut de plus une mise en scène un tantinet tarabiscotée qui lui fabriquait une identité plus neutre également. Une propriété cossue fut louée pour quelques mois dans la région de la Sierra de las Nieves. Une recommandation de la faculté était de maintenir la future mère dans la proximité d’une foret de pins andalous, les pinsapos, bien connus pour leurs propriétés vivifiantes. Toute la famille y séjourna de Juillet à Octobre. Les registres de la petite église la plus proche attestaient de la naissance et du baptême du petit Daniel né du couple Mandes. Ce fut Joäo, le parrain, qui dicta l’orthographe du patronyme au vieux curé à la vue déficiente. Un officier de la Guarda Civile, invité aux festivités qui suivirent rédigea luimême l’acte qui devait ultérieurement être enregistré par le «Registro civil». Pour cela aussi, Daniel remerciera plus tard son parrain pour sa clairvoyance. La guerre épargnant l’Espagne, celle-ci, dont la population, contrôlée par un clergé vigilant et asservie par une aristocratie hautaine et des grands propriétaires avides, couvait en silence des rancœurs ancestrales qui bientôt alimenteraient une sanglante guerre civile. En 1918, alors qu’Allemands et Français continuaient à s’entretuer, la grippe espagnole vint à son tour réclamer son contingent de victimes innocentes. Venant des Etats-Unis après avoir ravagé l’Asie, elle s’abattit sur l’Europe et sans doute en premier sur la France. Pour des raisons stratégiques, les belligérants évitèrent de révéler la présence de ce fléau qui affaiblissait leurs combattants. Ce fut l’Espagne qui la première


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révéla cette pandémie sur son territoire. C’est ainsi qu’elle fut naturalisée espagnole. Au mois d’août 1918, la rumeur publique laissait entendre que plusieurs personnes étaient mortes de la grippe à Gibraltar. La semaine suivante, les premières victimes furent enterrées à Algéciras et Dany décida de prendre la route pour confier ses enfants à Jaco. Il pensait que le relatif isolement dans lequel son frère se maintenait volontairement protégerait ces jeunes êtres. Johanika déclara cependant vouloir rester avec sa mère dans leur maison, où elles s’isoleraient du contact avec la foule. Ce fut donc en la seule compagnie de son jeune fils qu’il se rendit à Guadalmina. Le petit Daniel ne fit pas trop de difficultés pour abandonner son père qui avait hâte de retrouver son épouse et sa fille. Ce ne sera que deux semaines plus tard qu’un courrier du notaire de Dany vint annoncer le décès des trois êtres qui constituaient la seule famille du petit enfant et de son parrain. Il est difficile d’imaginer le cataclysme qui vint ainsi s’abattre sur la péninsule ibérique et l’épouvante qui saisit la population. Sans doute, au spectacle de la fin horrible des contaminés, s’ajoutait l’impuissance du corps médical devant un mal qui emportait les victimes par centaines en moins de deux jours. L’ensevelissement décent des morts ne pouvant plus être matériellement assuré, l’usage généralisé de fosses communes finissait d’égarer l’esprit des survivants. Dans la majorité des cas, le malade dont le système respiratoire est affecté par l’œdème ressent de plus en plus de difficultés à respirer, sa peau bleuit suite à une circulation sanguine insuffisamment oxygénée. Apparaissent souvent des pétéchies sur le visage devenant parfois sanguinolentes, enfin une mousse rosâtre envahit la bouche et les narines que le malade ne peut évacuer, commence alors une longue agonie par étouffement.


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L’épidémie semble avoir atteint son paroxysme en cette fin de 1918. Cependant elle se prolongera jusqu’en 1920. En Espagne on évaluera à plus de 250 000 le nombre de morts. Bien entendu, Joäo-Jacobo renonça au statut d’anachorète dans lequel il se complaisait avec moi, pour celui de Mentor d’un nouveau jeune Télémaque. Il se passionna petit à petit pour cet apostolat imposé et je me mis moi-même à suivre avec le plus grand intérêt ce conditionnement des jeunes humains que l’on nomme éducation. Le petit Daniel avait maintenant tout juste cinq ans et son jeune cerveau, à notre contact, se formait comme une glaise de qualité sous les habiles doigts d’un sculpteur. Les expériences cumulées en d’autres lieux et d’autres temps des six êtres réunis par mon intermédiaire en un seul corps physique, sauraient-elles modeler plus efficacement ce jeune esprit? Nous savions par expérience comment des concepts, pour le moins sujets à caution, pouvaient aisément être gravés dans l’intellect de milions d’individus. Nous savions aussi que d’autres concepts, tout à l’opposé des premiers, étaient inculqués avec des méthodes similaires, en d’autres lieux à d’autres millions d’êtres aussi malléables. Comment pouvions-nous être certains que ces schémas religieux, moraux ou politiques, ainsi imposés, ne constituaient pas un moindre mal pour des esprits jugés pour la plupart inaptes à se forger des convictions personnelles. La cohabitation harmonieuse entre une multitude d’êtres pensant, ne nécessitait-elle pas que soit imposés un ensemble de règles ainsi qu’une commune façon de penser? Au stade actuel de son évolution, l’être humain n’étaitil pas encore assujetti à un ensemble de pulsions primitives, engendrant des comportements risquant de nuire à ses semblables? Certes, de toute antiquité, furent édictées des lois dont


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l’application stricte permettait de canaliser ces pulsions. Le code d’Ammourabi, le Décalogue, et plus récemment le Nouveau Testament et le Coran prônent des concepts similaires. D’autres sociétés plus résolument laïques en édictèrent aussi de semblables. Comment ne pas approuver des lois interdisant de tuer ses semblables ou de s’approprier indûment les biens d’autrui? Mais comment ne pas être dubitatif, lorsque des exceptions permettent de tuer sur injonction supposée divine ou de spolier en toute légalité en vertu de règlements iniques imposés par une caste de puissants. En tant qu’observateur attentif mais étonné du fonctionnement de ce petit monde terrien, il m’apparaissait comme une sorte d’expérience de laboratoire ayant sans doute échappé au contrôle d’un chercheur. L’évolution anarchique d’une cellule primitive, douée de la faculté de se reproduire, conduit au fil du temps à une infinité de combinaisons s’adaptant avec plus ou moins de bonheur à un environnement incertain. Dans son souci de diversification maximale, ce qu’il est convenu de nommer La Nature aboutit à la création d’individus aussi différents physiquement que mentalement. Ce que l’on qualifie d’éducation consistera donc à uniformiser le plus possible tous les individus évoluant dans des lieux et des conditions identiques. Dans la préhistoire de l’humanité pensante, l’action portait sur quelques individus regroupés en tribus. Le regroupement des tribus en peuples nécessita bientôt l’établissement de lois plus élaborées qui furent décrétées d’essence divine et par là-même indiscutables. L’espèce humaine se trouve donc actuellement, à la suite de quelques concepts religieux ou politiques adoptés ou imposés par la force, divisée en seulement quelques grands regroupements de peuples sur des aires géographiques étendues. Il semble que seule l’Asie ait renoncé à imposer ses


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croyances au reste du monde. Elle parait surtout être sur la défensive et tenter de faire barrage à la pression exercée sur ses populations par les deux grandes religions issues du Moyen Orient, toutes deux antagonistes et rêvant chacune de terrasser l’autre. La victoire définitive de l’une sur l’autre, ou la désaffection progressive d’une humanité lasse de cette hostilité entretenue, ouvriront-elles la voie à une plus grande sérénité et à l’arrêt de conflits absurdes? En attendant, le jeune Daniel serait éduqué selon des critères philosophiques glanés ca et là par les hommes de bonne volonté dont les esprits perduraient dans celui de son oncle. Nous n’avions aucune certitude de le guider ainsi sur le meilleur chemin possible. Nous lui révélerons petit à petit la présence de cet être étrange venu d’un ailleurs insoupçonné de ses semblables. S’il s’en révèle digne et qu’il l’accepte, nous souhaitons qu’en temps utile il devienne à son tour le support du Pérégrin. Le garçon se révéla réceptif à l’enseignement de son oncle, c’était un être doux qui vouait une affection sans borne à ce vieil homme qui tentait de remplacer à la fois le père et la mère dont il avait été trop tôt séparé. Maria Diaz dont l’époux venait de décéder suite à une mauvaise chute fut sollicitée pour s’occuper plus exclusivement du petit Daniel. Elle vint donc s’établir à la villa où une sorte d’appartement séparé fut aménagé pour elle et l’enfant. Nana Maria comme l’appelait le petit, devint une vraie grand-mère qui savait le câliner et pourvoir à tout ses besoins affectifs. Tio Jaco (Tonton Jaco), au mois de juin de l’année 1927 décida de réitérer avec son neveu, le pèlerinage qui de Lisbonne l’avait emmené sur les chemins jadis foulés par ses prédécesseurs. Il le compléta par un retour en Italie sur les pas de Gaetano. Nous savions désormais que s’il l’acceptait, Daniel serait bientôt sur terre les sens qui me faisaient défaut. Le jeune adolescent avait tôt fait de soupçonner dans ce curieux chemi-


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nement de Lisbonne à Bragance puis de Bordeaux à Paris puis de Toulon à Venise, une sorte de parcours initiatique. S’en étant ouvert au vieil homme, ce fut dans le petit îlot San Michèle où une plaque en marbre un peu érodée indiquait la tombe du peintre Louis-Léopold Robert que mon existence lui fut révélée. Depuis longtemps, Jaco lui avait vaguement suggéré que l’Univers était sans doute fort différent de l’idée que s’en faisaient la majorité des hommes. La révélation de la présence du Pérégrin sur terre depuis plus d’un siècle et demi fut assimilée dans un esprit que toute une éducation avait préparé pour cela. L’étrange passeport britannique au nom de Rodriguès fit l’objet d’une autre longue explication lors du retour à l’hôtel Daniéli, comme se nommait désormais l’ancien Albergo Reale. Pendant plusieurs jours, au gré de leurs déplacements dans des lieux fréquentés jadis par le fastueux espion franco-italien, des bribes de plus en plus nombreuses et détaillées faisaient apparaître, telles les pièces d’un puzzle trouvant petit à petit leur place, l’ensemble d’une fabuleuse épopée. Le mois de février 1928, ce long périple se termina par mer, de Corinthe à Malte puis de Malte à Gibraltar. A Guadalmina sa nana Maria, pleurant de joie retrouva grandi et mûri son Danone (ainsi qu’elle le nommait affectueusement) qui avait définitivement quitté l’enfance. Les relations entre l’oncle et le neveu, elles aussi s’étaient transformées. D’interminables causeries leur faisaient souvent oublier que la nuit était souvent avancée. Le matin c’était à qui se hâterait le plus pour rejoindre l’autre. Un matin, Jaco dit qu’après mûres réflexions, il pensait que si Daniel en était d’accord, rien ne s’opposait plus à ce que l’esprit du Pérégrin le quitte pour s’associer à lui. En effet, pourquoi passer encore des années à parfaire une éducation par une longue transmission de savoir, alors que tout lui serait alors acquis instantanément. Le jeune homme se déclara prêt et même avide de par-


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ticiper au plus tôt à cette expérience unique. Jaco souhaita que la date du 22 mars soit choisie pour le transfert. A la même date, cent trente années auparavant, j’opérais mon premier transfert entre humains en passant d’Alphonse à François. Ainsi fut fait le soir et chacun s’en alla reposer. Si jaco s’endormit immédiatement, comme assommé, il n’en fut pas de même pour Daniel. Bien qu’étant amplement averti des profonds changements qui s’étaient opérés en lui, il s’émerveillait de revivre des moments qu’un autre avait vécus dans le passé. C’était un fabuleux réservoir de souvenirs qu’il savait ne pouvoir jamais épuiser. Jusqu’au petit matin il revécut les heures bénies passées à Corinthe avec Ismaël, à peine surpris des arguments puisés dans «sa» connaissance des civilisations antiques qu’il avançait lors de leurs amicales controverses. Il ne s’étonna pas non plus de la précision avec laquelle il se remémorait le visage de ses parents et de sa sœur décédés, dont hier encore il ne gardait qu’un bien confus souvenir. Lorsqu’il retrouva son oncle, perdu sur la terrasse dans la contemplation de la mer qui scintillait au bas de la colline, une sorte de pulsion lui fit serrer longuement le vieil homme dans ses bras. Point besoin de paroles entre ces deux êtres dont les esprits se trouvaient encore si étroitement à l’unisson. Ils savaient aussi tous deux que le temps diluerait inexorablement dans le cerveau désormais solitaire, les souvenirs qui ne lui étaient pas strictement personnels. Désormais, toute décision concernant l’existence matérielle de Jaco, se ferait avec l’aval implicite de la sorte de copie de son intellect, qui dans le jeune homme bénéficiait de l’aide de l’esprit venu d’ailleurs. Aucun conflit n’était envisageable entre Jaco et luimême. La vie sur la colline s’écoula désormais dans une douce harmonie, mais le protecteur, c’était maintenant Daniel.


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Un dimanche matin, sa nana Maria, celle qui avait été pour lui à la fois une nounou et une grand-mère attentive, ne revint pas de l’office religieux auquel elle assistait avec ponctualité. Tentant de se relever de sa chaise à un moment où la liturgie l’exigeait, elle s’écroula sans vie, terrassée sans doute par l’usure d’un organe peut-être trop malmené. Tout le monde s’accorda à penser que c’était une bien belle mort d’être rappelée à Dieu au moment où l’on lui rendait grâce dans sa maison. Ce fut la première épreuve vécue consciemment pour mon nouveau support. De son coté, Jaco se rendit compte assez rapidement que nombre de facultés dont il disposait auparavant s’évanouissaient petit à petit. Reprenant un jour un cahier écrit en dzudermo relatant la généalogie d’une famille juive au XVII ème siècle, il ne réussit pas à en déchiffrer les caractères. Daniel dut lui venir en aide. Disparurent aussi bientôt la connaissance des langues héritée de ses prédécesseurs. Il continuait cependant à s’exprimer avec aisance en anglais, langage qu’il avait appris personnellement et qu’il ne tenait pas de Sir W.... La mémoire des tribulations d’Alphonso et de ses successeurs ne lui restait, que comme le souvenir que l’on peut conserver de la lecture d’un intéressant roman, mais sans plus. Chaque fois que nécessaire, Daniel suppléait à ces défaillances d’une mémoire que je n’étayais plus de mes facultés extra-terrestes. Le 18 février, mercredi des Cendres de l’année 1931, dans la plus totale sérénité, Jacobo Mendès, connu officiellement sous le nom de Joäo William Rodriguès s’éteignit en tenant la main de son neveu. Les autorités de Gibraltar furent averties du décès de ce citoyen de l’Empire. Selon ses dernières volontés, et suivant des arrangements pris par lui il y a de cela quelques années, son corps fut acheminé à Gibraltar, territoire britannique, où l’incinération échappait à la réprobation de l’église espagnole. Daniel dispersa, toujours selon le vœu du défunt, ses


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cendres dans la baie d’Algéciras. Nous reprîmes ensuite à l’identique quelques temps la vie de reclus dans la maison qui était désormais la propriété de Daniel. Puis ce dernier décida de reprendre sur de nouvelles bases, l’activité d’antiquaire qui avait été celle de son père. Le coquet héritage de son oncle lui permit de prospecter diverses contrés parfois bien éloignées de son Andalousie natale et d’y négocier livres rares et bibelots de valeur. Là bas, à Guadalmina, s’entassait petit à petit ce qu’il nommait en plaisantant son butin. Il avait installé, dans le petit appartement qui avait été son domaine avec sa nounou, un neveu de cette dernière qui avec sa toute récente jeune épouse, avait été bien aise de trouver ainsi un gîte et un petit salaire. Gualberto aidait dans la journée son frère aîné, héritier de la ferme familiale. Isabel assurait dans la propriété une présence permanente et l’entretien de la maison en attendant de mettre au monde leur premier enfant. Daniel ne se cachait pas à lui-même que de négocier aux îles Baléares une quelconque collection de masques africains qu’un riche Allemand n’avait pas été autorisé à emmener dans sa tombe par d’ingrats héritiers, était moins ennuyeux que de rester dans une boutique à attendre le chaland. Oh ! Il faudrait bien s’y mettre un jour, mais rien ne pressait vraiment ! Il faut dire aussi qu’il était loin de se désintéresser des jolies jeunes femmes qu’il croisait au gré de cette nonchalante activité de dilettante. Il savait que la longue théorie de vieux sages, dont il perpétuait l’existence dans son cerveau, assistait avec indulgence à la concrétisation physique de ces bien naturels émois. Ces jeunes et sympathiques personnes, pour la plupart étrangères, aimaient à se regrouper dans ces îles méditerranéennes. La fortune de leur famille les autorisait à s’éloigner longuement de leurs nordiques grisailles. Comment reprocher à un jeune homme de vingt ans, de


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bouder l’Espagne continentale où d’ombrageux pères ou frères veillaient jalousement à la vertu des belles Andalouses ou Castillanes. Pendant ce temps, politiquement, sous la cendre couvait un feu qui allait progressivement se transformer en un gigantesque brasier. De la république proclamée en 1931, un comité révolutionnaire devient le gouvernement provisoire. Les Cortès constituantes rédigent une nouvelle constitution. Deux ans plus tard, la droite obtient la majorité aux Cortès. Cela déclenche bientôt des soulèvements populaires en Catalogne. Tous les éléments sont alors réunis pour une guerre civile lorsque Franco, un général basé au Maroc conduit un soulèvement militaire. Vont commencer alors les exécutions sommaires de part et d’autres. Daniel est tout d’abord indigné par la sauvagerie de bandes de révolutionnaires qui assassinent des prêtres et quelques nantis. Mais bientôt les militaires soutenus et armés efficacement par Hitler et Mussolini, renversent la situation dans le sud et organisent un carnage systématique. Dans des conditions non élucidées, alors qu’il tentait à Algéciras d’acquérir des locaux pour l’installation de son commerce, une bande de militaire sans doute avinée, massacre à Guadalmina la population et pille les maisons. Le jeune couple qui gardait sa propriété est fusillé en compagnie d’une vingtaine d’autres habitants déclarés communistes. Sa maison est dévalisée puis brûlée. Daniel décide alors de se rendre en Catalogne et de lutter contre cette barbarie. Tout d’abord accueilli par des anarchistes, il est vite écœuré par les luttes d’influence entre des leaders aux conceptions antagonistes. Il pense alors que le salut ne peut venir que de la jeune république soviétique et participe avec les communistes à une guerre fratricide avec ses anciens amis libertaires. Il comprend


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bientôt que le premier ennemi des Rouges, est surtout l’Anarchisme qui avait su faire naître un grand espoir dans la classe ouvrière de Barcelone. La marche victorieuse des troupes de Franco mit fin aux velléités de main-mise de Staline sur la péninsule. La majorité des républicains alla se réfugier en France, tandis qu’avec une cinquantaine de camarades, Daniel, embarqué in extremis sur un cargo soviétique se retrouva en Crimée, bien décidé à se mettre au service du grand frère russe. Lui seul, pensait-il, était soucieux de défendre efficacement les peuples opprimés contre l’arbitraire des nouvelles idéologies totalitaires. Comment aurait-il pu savoir que le bon sourire rassurant du «Petit Père des Peuples» cachait un bourreau impitoyable auprès duquel Adolf Hitler n’était presque qu’un amateur. Ce devait être pour le jeune homme le début d’un abominable calvaire qui devait perdurer plus de dix ans. Ayant indiqué au camarade commissaire politique, lors de son interrogatoire, qu’il parlait le grec, il fut séparé de ses camarades espagnols et employé à des travaux d’écriture dans la sorte de camp d’hébergement où ils étaient parqués sommairement. Daniel assurait aussi la fonction d’interprète auprès du Commissaire Politique chargé de prendre en mains les camarades grecs fuyant l’invasion allemande de leur petit pays. Un matin les autres Espagnols furent entraînés par une troupe en arme pour des travaux d’aménagement de la foret. Daniel entendit plus tard une longue fusillade et ses amis ne réapparurent plus au camp. A plusieurs reprises, par la suite d’autres groupes d’arrivants partirent pour la foret et ne revinrent pas. Joseph Staline n’avait surtout pas besoin d’hommes habitués à avoir des opinions. Un jour, le camp fut fermé et miraculeusement, la petite poignée de survivants ne prit pas


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le chemin de la foret, mais fut entassée dans des wagons où se trouvaient déjà d’autres êtres humains hébétés. Une semaine après un voyage épouvantable une majorité de survivants et quelques morts entassés dans le dernier wagon arrivèrent en Sibérie. Daniel y survécut dix ans avant de réussir à s’évader. Après un incroyable parcours à travers la steppe il fut recueilli par des pêcheurs de crabes et finit par se retrouver au Japon. Il resta persuadé que seul le soutien mental du Pérégrin avait permis ce miracle. L’ambassade des Etats-Unis à Hokkaido le prit en charge et le fit transférer à Tokio où ayant prétendu être Français, il fut confié à l’ambassade de ce pays. Il fut dirigé au bout de quelques temps vers un bureau où se trouvait un élégant attaché d’ambassade à la toison grisonnante taillée en brosse. Tout dans son maintien et sa façon incisive de s’exprimer, trahissait la culotte de peau. Des armoiries sur une chevalière en or témoignaient par ailleurs d’origines aristocratiques. Enfin, on pouvait supposer que contraint et forcé, il avait dû remplacer son stick par la canne à pommeau d’argent qui l’aidait maintenant dans sa démarche claudicante. Après avoir longuement écouté le récit des étonnantes péripéties qui avaient conduits son vis-à-vis de Barcelone à Tokyo, l’homme déclara qu’un rapatriement vers son pays était délicat à envisager du fait des relations tendues avec l’Espagne Franquiste. Il songeait donc à la possibilité d’utiliser ses compétences linguistiques dans le cadre du Service qu’il dirigeait depuis peu. Dans un premier temps, l’ambassade assurerait son hébergement et après une semaine de repos, ils auraient de nouveau une longue conversation. Point n’était besoin pour nous d’une laborieuse explication de texte; une fois encore, à l’instar de François Ruisse et de Gaétano Scolari, Daniel Mandes venait de trouver son Monsieur Martin.


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Pendant trente années, Daniel aida la France avec plus ou moins de succès à se sortir d’un guêpier asiatique où son passé colonial l’avait piégée. A des velléités indépendantistes que l’on pouvait comprendre de la part des populations, venaient s’ajouter les traquenards et embûches de nos alliés qui brûlaient de nous remplacer. Du bourbier indochinois, il eut le bonheur d’extirper une douce cambodgienne qu’il épousa après l’avoir ramenée à Tokyo. Elle l’abandonna peu de temps après à la solitude, brutalement terrassée par une péritonite, alors qu’ils effectuaient un séjour touristique à Taïwan. Accumulant alors nombre de missions dangereuses sous le couvert d’activités commerciales, il atteignit en 1978 l’âge de la retraite qu’il décida de vivre dans le pays qu’il avait servi et qui l’avait adopté par naturalisation. Il s’installa dans la région du Languedoc-Roussillon, terre d’accueil de tant de ses anciens compatriotes exilés. Nous savons depuis le second chapitre, comment Daniel Mandes passa pour la dernière fois le relais à un humain. Je ne sais si les éventuels lecteurs de ce long travail d’adaptation, me sauront gré ou me reprocheront d’avoir ainsi bâclé en quelques pages l’épisode asiatique du séjour du Pérégrin sur Terre. La relative proximité dans le temps des événements vécus imposera sans doute à nouveau, si cette période fait un jour l’objet d’un copieux deuxième ouvrage, de l’utilisation de nombreux pseudonymes. Mais surtout, Daniel trouva dans les différentes adaptations du Bouddhisme: Zen, Shintoïsme, Taoïsme, des concepts tellement moins réducteurs que les enseignements des religions du Livre, que la sorte de synthèse qu’il en à tentée, a littéralement passionné le profane que je suis. Mais donnons maintenant la parole à celui qui est le véri-


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table auteur du document. Son souci de rester dans l’anonymat que sa narration n’explicite pas, n’aurait de toute façon pas été trahi par moi, tant furent efficaces les stratagèmes imaginés par lui. Néanmoins vous allez constater que cet homme lève un petit coin du voile dont il pense, selon ses propres termes se protéger de la vindicte des hommes.

Ainsi que quatre sur six de mes prédécesseurs, je ne suis Français que d’adoption, cela n’est sans doute pas le fait du hasard, mais rien ne me permet d’en déceler une causalité commune. Le Pérégrin dont pendant trois merveilleuses années j’ai partagé ce je ne sais quoi, si proche de notre intelligence, pensait que pendant l’époque considérée, ce pays avait engendré par la Révolution Française une sorte de magnétisme ou de contagion qui ne pouvait laisser indifférents ses voisins. Cela tendrait à modifier des conditions d’indépendance d’événements entre eux comme une table de roulette truquée favoriserait la sortie de certains numéros. Je suis le fils d’une jeune Arménienne dont les parents furent massacrés par des Kurdes à la solde de la Turquie de Kemal Ataturk. Son oncle réussit à échapper à ce génocide que les Etats dits libres feignent d’ignorer l’horreur. Fuyant par la Grèce, il put rejoindre avec sa nièce des cousins établis au Liban. Elle y épousa mon père, Libanais chrétien. Je naquis à Beyrouth en 1927 et entamais une scolarité chez les bons Pères. Mon géniteur qui était cadre dans un petit établissement bancaire libanais, se vit en 1937 offrir un poste de direction dans une succursale basée à Paris. En 1938 nous fûmes tous trois naturalisés. Mon nom de famille pouvant par chance être perçu comme d’origine franco-italienne ou corse, je n’eus jamais à souffrir de quelque discrimination que ce soit. Après le baccalauréat, j’intégrais une école d’ingénieur et en 1955, je fus, après une formation d’officier de réserve, envoyé en Algérie au


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titre de ce que l’on nommait pudiquement la pacification. Mes parents, bien qu’inquiets, étaient fiers que leur fils serve le pays qui leur avait généreusement ouvert les bras. A la suite de quelques opérations particulièrement dangereuses dans la région des Aurès, la médaille de la Valeur Militaire me fut attribuée. A mon retour, j’obtins un poste dans une grande entreprise spécialisée dans la réalisation de centrales électriques. J’y poursuivis ma carrière jusqu’à l’heure de la retraite. Vous ne saurez rien de ma famille, si ce n’est qu’aucun de ses membres ne soupçonna jamais ma cohabitation avec l’être merveilleux que je ramenais de cet hôpital de Montpellier. Les longs mois pendant lesquels toute mon activité fut consacrée à transcrire ce que le Pérégrin avait emmagasiné dans sa fabuleuse mémoire, n’éveillèrent que moyennement la curiosité de mes proches. Le travail sauvegardé disquette après disquette sur un ancêtre informatique risquait si je musardais trop, d’être compromis par le départ peut-être imminent de mon compagnon. L’expérience de Jacobo nous avait appris que cette masse de deux siècles de la mémoire de mes prédécesseurs ne m’était accessible que par le truchement de la structure éthérée de l’être venu de l’Infini. Seuls les commentaires que nous échangions sur l’accélération croissante de nos connaissances de notre petit univers, me détachaient un peu de mes sempiternels travaux d’écriture. Ces nouveaux éléments gravés dans mes propres neurones, subsisteraient après le départ du Pérégrin. Nous savions maintenant tous deux que ce n’est pas par le biais des connaissances humaines, que la mission confiée par le Grand Messager à la structure pensante dont mon hôte n’est qu’une infinitésimale partie, serait enfin accomplie. Le Pérégrin était arrivé trop tôt sur notre globe. Le stade d’évolution de notre espèce qui autoriserait la communication avec d’éventuelles intelligences peuplant notre infiniment petit,


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n’était-il pas aussi éloigné de nos actuelles facultés que celles-ci le sont de celles de nos ancêtres de Cro-Magnon? Néanmoins, le Pérégrin, pensait que chacune des innombrables plongées de ses semblables était comme un grain de sable ajouté à tous les autres pour l’érection de l’édifice de la suprême connaissance. L’étude approfondie des croyances religieuses ou des légendes qui persuadent les humains qu’un Créateur les a façonnés à son image dans un but précis mais inexpliqué, nous faisait philosopher, sur les raisons de sa propre réalité de Pérégrin. Le Grand Messager n’était-il pas en fait leur propre Créateur? N’étaient-ils pas une simple émanation, ou une sorte de robot pensant, créé pour évoluer en lieu et place de leur concepteur dans l’infiniment petit de ce dernier, afin d’en percer les mystères? Mais existait-il aussi un Créateur du Grand Messager et pourquoi pas, dans ce cas, une infinité de Créateurs de Créateurs? Bien entendu, ce genre de réflexions n’ayant aucune chance de faire progresser quoi que ce soit, présentait tout de même l’intérêt de faire entrevoir très vite les limites de nos pauvres intellects. A contrario, essayer de comprendre quelque chose aux diverses théories échafaudées par la fine fleur des scientifiques équivalait pour moi à déchiffrer du mandarin transcrit en hiéroglyphes. Dans certaines communications scientifiques, censées cependant prétendre à une vulgarisation plus accessible à un public féru du meilleur savoir, on y découvre des affirmations d’une grande limpidité, telles que: «la supergravité autorise jusqu’à sept dimensions supplémentaires et gagne en élégance dans un espace- temps à onze dimensions (dix dimensions d’espace et une dimension de temps) .» Toutefois, les immenses progrès réalisés dans l’exploration de lointaines galaxies semblent de plus en plus accrédi-


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ter la thèse d’un univers actuellement en expansion. Plus nous avons la possibilité d’observer des régions bien éloignées de notre petite Voie Lactée et plus nous en recevons une représentation de l’Univers tel qu’il était dans un passé éloigné, plus proche du supposé Big Bang. Bien que beaucoup d’entre-nous en ayons l’intime conviction, seuls les heureux mortels choisis par le Pérégrin, auront eu la certitude sur cette planète, que cet Univers est infiniment grand. Nous sommes donc amenés à supposer que le phénomène du Big Bang n’est qu’une manifestation locale de convulsions qui agitent sans doute parfois notre Infini. Bien entendu, comparé à notre insignifiance, ce léger bouleversement local ne peut que paraître universel à des observateurs humains et conduire à des théories réductrices. C’est pourquoi il est vraisemblable, que quels que soient les avancées de l’homme dans la connaissance de son environnement proche ou lointain, le philosophe aura toujours la préséance sur le savant. Notre ami venu d’ailleurs, nous rappelait aussi, que pour lui, notre petit système solaire cesserait bientôt d’exister, alors que les siens poursuivraient leur chemin dans leur univers insensible aux légers soubresauts locaux de sa matière constituante. Bien entendu aussi, sa cohabitation avec les hommes, lui permettait de comprendre que cette brève et furtive existence de l’espèce humaine ne les perturbait pas outre mesure. Ils n’en percevaient pas l’inéluctabilité. Mille ans ou dix millions d’années représentaient sans doute pour les masses, un futur à peu près équivalent, car hors de proportion avec la durée moyenne de la vie des individus. C’était sans doute une des raisons qui les amenaient à traiter avec désinvolture le fragile environnement qui leur permettait d’être vivants. Comment, ou plutôt pourquoi, seuls quelques réalistes prévoyaient le cataclysme qu’une démographie débridée allait générer, et à très court terme, mener


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l’humanité, au minimum à un conflit dévastateur, et au pire à l’extinction de l’espèce. Des spécialistes de la préhistoire avancent pour cette longue époque une population mondiale n’excédant pas un million d’individus. Des historiens estiment qu’au début de l’ère chrétienne, les humains étaient aux alentours de 250 millions. On peut considérer cet accroissement comme tout à fait raisonnable du fait que l’évolution s’est produite en une dizaine de millénaires. Au siècle des Lumières, la Terre nourrissait un demimilliard d’êtres humains. De savants ethnologues ont peut-être disséqué les causes de ce doublement: découverte des Amériques, progrès techniques, ère climatique plus favorable ou autres causes, compensant mieux les disettes, les génocides et les épidémies? Un nouveau doublement sera effectif au début du XXème siècle que l’on attribuera d’une part à une sorte de pax romana imposée par la colonisation, à des ethnies n’étant plus autorisées à s’entre-tuer, et aussi par les progrès de la médecine occidentale. Malgré deux conflits mondiaux, ce milliard doublera encore, mais en seulement un demi-siècle. Au cours des soixante années suivantes qui nous amènent à l’an 2010, les hommes seront 7 milliards et si tout continue à aller aussi mal; 14 milliards en 2040. Qu’à cela ne tienne ! De doctes personnages nous rassurent car les progrès en matière d’agriculture et la mise au point de nouvelles espèces de plantes s’auto-protégeant des insectes prédateurs et des maladies assureront aisément la subsistance de ces nouvelles bouches à nourrir. Ces affirmations émanent-elles de doux rêveurs ou d’individus à la dévotion de puissants groupes agro-alimentaires ou autres dont les profits sont liés au nombre de consommateurs? Est-ce pour respecter les recommandations de leur Dieu, que les trois religions principales préconisent comme


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il est écrit dans la Genèse: “Croissez et multipliez , emplissez la terre et soumettez-la; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tout être vivant qui se meut sur la terre”? Ou bien est-ce l’espoir de chacune de submerger un jour les deux autres, sous le nombre de leurs fidèles ? N’est-ce pas aussi, dans l’espoir d’envahir et d’éliminer l’ennemi héréditaire que chaque peuple possède dans son voisinage, que la natalité devient souvent une cause nationale? Il semblerait par ailleurs que lorsque les conditions de vie deviennent précaires, des réflexes inconscients de conservation de l’espèce poussent les humains à compenser par une prolifération accrue les pertes entraînées par la misère. Ce phénomène avait été déjà pressenti par Malthus dont les théories soulevèrent à l’époque une réprobation pas toujours exempte d’arrières pensées. Il évoquait à ce sujet: «la tendance constante qui se manifeste dans tous les êtres vivants à accroître leur espèce plus que ne le comporte la quantité de nourriture qui est à leur portée». Indépendamment des prévisions alarmistes des climatologues, qui prévoient dans un avenir proche une forte montée des eaux et par conséquence l’émigration ou la mort de millions d’individus, les signes avant-coureurs de la catastrophe se font de plus en plus nombreux. Sans évoquer ce que l’on nomme le tiers-monde, où l’on parle déjà d’une économie de survie, en France, l’un des pays les plus riches de la planète où mon support actuel vit, voyons ce que sont les perspectives à court terme. Pour la première fois, on incite les populations à économiser l’eau, dans un pays irrigué par tant de rivières et de fleuves majestueux. Nos pêcheurs se voient imposés des quotas de pêche pour des espèces que l’on pensait inépuisables. Et pourtant ce pays dont la population n’est pour l’instant «que de 60 millions» est parait-il voué à en acceuillir au moins deux fois plus. Si ce pays ne s’était pas doté en temps voulu de l’énergie


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nucléaire il serait presque en totalité, tributaire de pays qui nous fournissent gaz et pétrole. Certes le spectre de la catastrophe de Tchernobyl hante tous les esprits, mais lorsque demain, le pétrole et le gaz seront taris, combien de temps nos belles forets assureront le chauffage de plus de cent millions d’individus? Rappelons-nous la disparition des arbres et de la population de l’île de Pâques. Sans retourner si loin dans le passé, constatons à l’heure actuelle la catastrophe écologique de l’île d’Haïti. Elle prophétise à mon avis ce qui attend une France incapable d’assurer la survie d’une telle surpopulation. L’afflux vers les villes des populations désertant les zones rurales a vu se multiplier les constructions en zone inondable; cela n’empêche pas ces mêmes populations, de devoir limiter leur consommation d’eau quand leurs maisons ne sont pas inondées ! Certes, dans les médias, sont souvent évoquées les catastrophes qui frappent déjà ces populations du tiers-monde et dont on peut aisément prévoir la proche généralisation. Bien plus rarement la relation de cause à effet de la surpopulation est évoquée. Le plus souvent, le sujet est écarté par d’habiles intervenants usant de la parole avec aisance et conviction. Au contradicteur que l’on considèrera avec commisération, on expliquera, comme à un élève peu doué, que le nombre est facteur de progrès, que la Terre peut nourrir aisément des masses encore plus considérables et, argument jugé imparable, la prise en charge des générations vieillissantes est d’autant moins lourde qu’elle est assurée par un plus grand nombre. Enfin, l’orateur écrasera le pauvre demeuré, en fustigeant son attitude malthusienne, dénoncée comme une sorte de maladie honteuse. Examinée par un observateur extérieur, pour qui, comme moi, chaque siècle terrestre ne représente qu’une petite poignée de secondes, la catastrophe imminente et inéluctable de la disparition de l’humanité ne peut que le laisser impertur-


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bable.

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Pour lui, un peu plus tôt ou un peu plus tard, cet événement ne restera que local et un épisode fugace de l’existence elle-même si brève de cette planète. A peine arrivée à une maturité intellectuelle étayée par une meilleure connaissance scientifique de son biotope, cette infime partie des masses que l’on qualifie de «savant» commence à faire table rase des légendes et autres contes à dormir debout dont leurs prédécesseurs faisaient encore il y à peu un credo. Est-ce encore par une sorte de vanité qu’ils pensent être comme l’aboutissement et le chef-d’œuvre d’une Nature, qui par petites touches successives, en partant d’une simple cellule primitive a dû à maintes reprises, remettre cent fois sur le métier son ouvrage, en effaçant des esquisses insatisfaisantes comme les dinosaures? Croient-ils, que quelques millions d’années après que le dernier homme aura définitivement disparu, entraînant dans son naufrage la plupart des autres espèces vivantes, il reste sur terre un quelconque témoignage de son bref passage? Des actuels continents engloutis, des majestueuses chaines de montagnes rabotées par l’érosion et remplacées par d’autres jaillissant des actuels abîmes marins, rien ne témoignera plus de l’existence de cette pernicieuse engeance. Peut-être que millénaires après millénaires d’autres organismes primitifs et d’autres végétaux envahiront la surface du globe et par les empilements successifs de leurs dépouilles, sauront reconstituer les énergies fossiles dilapidées par l’homme en quelques siècles. Emergeant du magma central, se reconstitueront alors de nouveaux gisements métallifères, la planète sera de nouveau prête à accueillir une nouvelle espèce évoluée. Pourquoi alors, si l’on est prêts à accepter l’éventualité d’un tel renouveau dans un futur si lointain, ne jamais envisager que dans un passé aussi éloigné, d’autres brillantes civilisa-


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tions aient pu aussi se croire l’aboutissement d’un divin projet? Les spécialistes nous affirment que pendant les quatre premiers milliards d’années de l’existence de la terre l’évolution de l’étincelle primitive de la vie, en était au stade de ces jolis mollusques céphalopodes dont les fossiles foisonnent dans les couches géologiques. Possèdent-ils d’arguments solides, pour affirmer que ces ammonites ne constituaient pas une étape du renouveau de l’évolution, après l’élimination totale d’une précédente par un quelconque cataclysme? Bien entendu, il ne s’agit en aucune façon d’une nouvelle théorie sur l’évolution, mais d’une reflexion sur la vanité de ces pauvres humains, inconscients de leur totale insignifiance sur leur propre petite boule de matière, elle aussi d’utilité aussi fondamentale pour l’ensemble de la création qu’un grain de sable du Sahara l‘est pour l’avenir d’une lointaine galaxie. Je dois cependant confesser que ma si longue cohabitation avec ces assemblages compliqués de matière, capables de penser, m’empêche de ne les considérer que comme le ferait l’observateur objectif et impassible évoqué plus haut. Cette symbiose, tant qu’elle est effective me rend vulnérable aux sentiments humains. Heureusement, sitôt la séparation effectuée et la réinsertion au sein de l’entitée dont je ne suis qu’une infime partie, d’éventuelles séquelles dommageables ne sauraient subsister. Ce retour dans mon Univers, était je le savais, imminent, mais il ne dépendait pas de moi. Sans que rien ne le laissât prévoir avec précision, je serai en un instant comme récupéré et aspiré par mon tout. Nous étions convenus que la relation la plus précise possible de cette expérience unique qui avait brièvement connecté entre elles deux dimensions dont l’une était le constituant primitif de l’autre, méritait d’être révélée à d’autres humains. C’est pourquoi, pendant qu’il en était encore temps, mon support devait bénéficier de la mémoire de ceux qui avaient avant


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lui aidé le Pérégrin dans sa mission. Cette mémoire, je l’emporterai avec moi dans mon ailleurs. Que mon ultime support en réalise par l’écriture une copie fidèle et en fasse s’il le souhaite, bénéficier d’autres esprits libres de tout sectarisme.

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Epilogue.

u jour où Daniel Mandes me transmit la tâche d’accompagner sur Terre cet être extraordinaire qui par son essence même cumulait bonté, compréhension, intelligence, je vécus, à l’insu de tous, une sorte de félicité intellectuelle, à l’instar de ceux qui m’avaient précédés. Comme cela avait été le cas pour Alphonse, François, Gaetano et les suivants, sans prétendre à une quelconque sainteté, toutes nos relations avec les autres mortels nous entourant, étaient placés sous le signe du respect de concepts altruistes dont nous lui étions redevables. Hormis l’étrange faculté, sorte d’ubiquité lui permettant de choisir instantanément l’endroit où il s’associerait à n’importe quelle sorte d’intelligence, ses pouvoirs sur les choses restaient cependant dans le domaine du prosaïque. Il aurait aimé aider ses amis humains à contrer l’action néfaste de cette sorte de brouillard psychique dans lequel baignait notre planète et qui était comme une drogue qui exacerbait les pires instincts primitifs de l’homme. La «Chose maléfique», comme il disait, était-elle ce que les religions nommaient Le Diable et qu’elles reconnaissaient parfois plus puissant qu’un Fils de Dieu qu’il soumit, paraît-il à la tentation dans le désert et transporta sans qu’il réagisse sur une montagne où il lui offrit le monde? Sans bien comprendre ce qu’il ne pouvait exprimer en langage humain, il suggérait que La Chose était tout simplement La Vie, monstre avide qui se nourrissait de sa propre


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énergie comme le Cronos de la mythologie grecque dévorait ses propres enfants. Un triste matin, à l’issue d’une paisible nuit ordinaire, je sus que le Pérégrin avait rejoint son infiniment grand et que les esprits de ses amis et les miens, qu’il avait si longtemps préservés de l’anéantissement, venaient eux aussi de se perdre dans le néant et de m’abandonner.

FIN


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