Lig ne d e vie La dernière leçon d’un prof hors norme
D av i d M e n a s c h e
Lig ne d e vie L a d er nière l eçon d ’ un pr of hor s nor m e Traduit de l’anglais (États-Unis) par Camille Molotchkine
Direction d’ouvrage : Claire Deslandes
Titre original : The Priority List Copyright © 2013 by David Menasche © Éditions Delpierre, 2015 ISBN : 978-2-37072-035-1 Éditions Delpierre 60-62, rue d’Hauteville, 75010 Paris info@editionsdelpierre.com
À Jacques Menasche, qui m’a appris qu’être courageux n’était pas obligatoire, puis m’a montré comment l’être.
Prologue
Le grand Lou Gehrig avait trente-six ans lorsqu’il apprit que sa vie touchait à sa fin. Permettez-moi de reprendre les mots qu’il employa dans son discours d’adieu au Yankee Stadium : « Aujourd’hui, j’estime être l’homme le plus chanceux sur cette terre. » Je m’estime heureux, moi aussi. Et je le suis. J’avais à peu près l’âge de Lou lorsqu’on m’a annoncé que j’avais une tumeur au cerveau, et plus que quelques mois à vivre. C’était en 2006, au sommet de ma carrière d’enseignant. Sept ans plus tard, je suis assis dans ma maison à La Nouvelle-Orléans, infirme et presque aveugle. J’ai de la chance, car je peux toujours contempler la beauté des magnolias roses par la fenêtre, serrer mes proches dans mes bras, rire avec mes amis et prendre le temps de raconter mon histoire. Je suis quelqu’un de pragmatique. Je sais que je ne devrais pas être en vie à l’heure qu’il est. Le cancer ne me permet jamais d’oublier que c’est lui qui sortira vainqueur de notre bras de fer, pas moi. Il finira par gagner et, pour lui, le plus tôt sera le mieux. Ma vue baisse, et je sombre peu à peu dans l’obscurité, mes bras sont si affaiblis que je ne peux plus soulever une fourchette jusqu’à mes lèvres, mes jambes se flétrissent. Mais j’ai choisi de
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vivre le peu de temps qui me reste comme j’ai toujours vécu. Dans la joie. Je ne peux plus diriger un cours comme avant. Mais je souhaite partager mes expériences et les leçons que j’en ai tirées, surtout depuis que je suis mourant. J’espère qu’elles rappelleront à tous combien la vie est précieuse. Pour moi qui vois la ligne de fin de parcours se rapprocher à grands pas, c’est devenu une évidence. Une fois de plus, je reprends les mots de l’« Iron Horse » du base-ball dans son discours d’adieu : « Je conclurai en disant que je n’ai peut-être pas eu de bol, mais que j’ai beaucoup trop à perdre pour ne pas continuer à vivre. » J’ai de quoi vouloir vivre moi aussi. Jusqu’à mon dernier souffle.
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J’avais l’oreille gauche qui bourdonnait. Rien de sérieux, pensais-je, juste un de ces parasites énervants qui vous vrombit dans la tête comme des chaises volantes dans un parc d’attractions. Sauf que ce bourdonnement venait de l’intérieur de mon crâne. Je tentai de l’ignorer, jusqu’au jour où le côté gauche de mon corps fut secoué de tremblements, du visage jusqu’aux orteils. Il est temps d’aller voir un médecin, Menasche, m’admonestai-je. Paula prit rendez-vous. Dans notre couple, c’est elle qui s’occupe de tout ce qui a un rapport avec l’organisation. Livré à moi-même, je suis du genre à attendre d’être dans le noir complet avant de me souvenir de la facture d’électricité. Je consultai mon généraliste, qui m’envoya chez un ORL, lequel décréta à son tour que je devais aller voir un neurologue. Ce fut le docteur Paul Damski. Il avait à peine plus de trente-quatre ans, mon âge à l’époque, et semblait froid et direct. Le genre de type qui me plaît. J’espérais qu’il conclurait à un nerf pincé ou à un tic nerveux, mais il préféra me faire passer une batterie de tests cliniques. Les acronymes défilèrent. EEG. ECG. CAT. IRM. Lorsque les trois premières analyses revinrent négatives, je poussai un soupir de soulagement. Selon le docteur Damski, la dernière analyse, l’IRM, livrerait sans doute le fin mot de l’histoire. Il fallut
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attendre plusieurs jours pour connaître les résultats. Personne n’aime cette étape, et je ne fais pas exception à la règle. Je me concentrai donc sur la seule activité capable d’occuper mon esprit. Je me jetai corps et âme dans le travail. Le lycée Coral Reef est un établissement très demandé, à juste titre. Des collégiens venus des quatre coins du pays soumettent leurs dossiers pour entrer dans l’une de ses six spécialités : bacca lauréat international, agro-industrie et ingénierie, commerce et finance, droit des affaires et droit public, sciences médicales, arts visuels et arts de la scène. Un programme de loterie gère les sélections, excepté pour la section artistique. Les aspirants à cette option doivent passer un oral, et la compétition est féroce. Tous ces artistes en herbe vous donnent l’impression d’être dans une scène du film Fame. On trouve des filles et des garçons qui répètent leur chanson et leur chorégraphie dans chaque couloir, à toute heure. Là-bas, impossible de ne pas être de bonne humeur. Avant l’annonce de mon cancer, je n’avais jamais manqué un seul cours. Le lycée a ouvert ses portes en 1997, et je fais partie de l’équipe pédagogique pionnière. C’était mon premier emploi de professeur. À vingt-sept ans, je n’étais pas beaucoup plus âgé que mes élèves. J’ai consacré l’essentiel des seize années passées là-bas à enseigner la littérature renforcée, de niveau universitaire, aux terminales et aux meilleures classes de première. J’aimais beaucoup regarder ces jeunes de quinze à dix-sept ans se débattre avec leurs premières grandes décisions (carrière, couple, où aller vivre, dans quelle université postuler, quelle matière étudier), alors qu’au même moment les expériences inédites se bousculent dans leurs vies : permis de conduire, jobs d’été, premiers contacts avec la drogue, l’alcool, le sexe, les questions identitaires et la liberté. Il s’agit d’une période cruciale pour les ados. Ils goûtent à l’indépendance et sont souvent impatients d’en gagner davantage. C’est un miracle que la plupart ne soient pas encore écœurés
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par l’école. Participer à leur métamorphose était pour moi un honneur. J’avais d’ailleurs la ferme intention de ne pas être un professeur parmi d’autres. Ma porte restait toujours ouverte pour mes élèves. Ils étaient en général une demi-douzaine à rester dans ma salle pendant la pause-déjeuner. Souvent, l’un d’entre eux répétait une scène, chantait, dansait, jouait du violon ou de la guitare. Parfois, un autre déboulait en pleurs à cause d’une rupture amoureuse ou d’une mauvaise note. Ces incidents se produisaient en général avant ou après les cours. Le reste du temps, ma classe était un environnement stimulant. C’était le cas, le jour où j’ai appris que j’avais une tumeur. Nous étions à la veille de Thanksgiving, la période que je préfère. J’étais assis à mon bureau avec ma collègue favorite, Denise Arnold, qui enseigne la littérature avancée aux terminales. Elle a la stature d’un moineau, et son appétit. Lorsqu’il lui arrivait de manger, elle sortait un grand sachet de M&Ms de son tiroir et picorait. J’apportais souvent un plat diététique et la travaillais au corps pour qu’elle en avale quelques bouchées. Cette fois-là, nous partagions une salade achetée à la cafétéria. C’était notre jour de chance, plaisantions-nous, car nous avions droit à une poignée de rondelles de concombre pour agrémenter la laitue iceberg et les croûtons de pain détrempés. Autour de nous, les élèves ne cessaient d’entrer et de sortir. Alors que le déjeuner touchait à sa fin, la sonnerie Mario Bros de mon téléphone portable retentit. Je le sortis de ma poche, c’était le numéro de mon médecin. — Allô ? répondis-je en me levant. — Bonjour, l’infirmière du docteur Damski à l’appareil, fit une voix plaintive dans le combiné. Vos résultats sont arrivés. Je dois être un éternel optimiste. Je suis toujours persuadé que les choses vont s’arranger. — Ah ! lançai-je joyeusement. Super ! Qu’est-ce que ça dit ? Elle hésita, et mon cœur fit un saut dans ma poitrine.
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— Désolée, répondit-elle. Il faut venir sur place. Vous aurez besoin de quelqu’un avec vous. Le coup était parti en plein visage, ou c’était tout comme. — Je suis au lycée, répliquai-je, je ne pourrai pas être là avant ce soir. La peur peut vous jouer de drôles de tours. En repoussant mon rendez-vous, je pense que j’espérais m’accrocher encore quelques instants à la vie normale, celle que j’avais vécue avant ce coup de fil. Peut-être même changer le cours des événements. L’infirmière dirait « Oh, pas de problème, nous pouvons vous voir plus tard ! » Sauf qu’elle ne le fit pas. — Ce n’est pas grave, le docteur vous attendra. Cette fois, elle m’envoyait ses crampons à la figure. — OK, répondis-je. Je coupai l’appel avant de me tourner vers Denise. Bouche bée, elle me regardait avec de grands yeux angoissés. — Mes résultats sont arrivés. Apparemment il faut que j’aille les chercher sur place. C’est forcément mauvais signe. Mon amie prit un air rassurant. — Ça va aller, David, dit-elle. J’en suis sûre. C’est vrai, quoi, tu es invincible ! Je ne sais pas comment j’ai réussi à faire classe cet aprèsmidi-là. Mais, à plusieurs reprises, la discussion avec mes élèves s’enflamma suffisamment pour que j’en vienne à oublier l’existence du médecin. Les cours terminés, je m’acheminai vers le parking en compagnie de Denise. Nous parlâmes de ce qui pouvait m’arriver, si je tiendrais le coup, ce genre de choses. Parvenu à ma voiture, je me suis tourné vers elle : — Ce sont mes derniers moments de routine. Si seulement j’avais pu figer cet instant. Je m’assis derrière le volant, allumai la radio et pris l’autoroute de Palmetto en direction du nord pour aller chercher ma femme. Paula est professeure d’histoire dans un autre lycée de Miami.
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C’était moi qui l’amenais et venais la chercher, car elle ne conduisait pas. Nous avions nos habitudes. Comme toujours, elle m’attendait devant l’établissement quand j’arrivai. Elle monta, et j’éteignis la musique pour lui apprendre la nouvelle. Elle tenta de rester calme, mais je vis bien qu’elle était aussi paniquée que moi. Le trajet fut interminable, mais j’eus l’impression qu’il passait trop vite. Je ruminais toujours la même idée : tant que je parvenais à retarder le moment où le médecin m’annoncerait son diagnostic, je pouvais prétendre que tout irait bien. J’avais la bouche sèche et l’estomac noué. Paula essaya de faire la conversation et de parler de sa journée. Je savais qu’elle faisait un effort, mais j’étais incapable d’en écouter un seul mot. Je ne pouvais que hocher la tête, de haut en bas, sans arrêt. Et reprendre un souffle qui continuait à m’échapper. Comme promis, le docteur Damski était là quand nous arrivâmes. L’infirmière nous indiqua la salle de consultation en évitant notre regard. La porte était ouverte. Le médecin nous attendait derrière son bureau. Ses cheveux châtains étaient plus courts que la dernière fois. Il portait une blouse blanche et un stéthoscope autour du cou. — Asseyez-vous, dit-il. Il fit un geste en direction des deux chaises en cuir synthé tique brun et usé qui se trouvaient devant lui. Il commença à parler en utilisant des termes cliniques que je ne comprenais pas. Glioblastome multiforme ? Je n’arrivai déjà pas à le prononcer, alors le comprendre ? Le sens m’échappait complètement. — OK, dit le docteur Damski, je vais vous montrer. Derrière lui se trouvait un grand ordinateur qui était allumé sur une image inquiétante. Je trouvais qu’elle ressemblait à un test de Rorschach : un vaste gribouillis où jaillissaient des tourbillons de gris, de noirs et de blancs écrasés. Le docteur se tourna vers l’écran et le montra du doigt.
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— Ça, c’est votre cerveau, dit-il comme si cela allait de soi. Je déplaçai ma chaise pour mieux voir, et Paula se leva pour se poster derrière moi. Je n’avais aucune idée de ce que je regardais. Le médecin désigna une masse blanche qui se détachait sur le fond gris. À mes yeux, on aurait dit une dépression sur une carte de prévisions météo, un amas de nuages menaçants sur l’écran d’un radar Doppler. L’ouragan dans ma tête était une tumeur, précisa le médecin. C’était très clair, mais des milliers de questions se bousculaient sur mes lèvres. L’enseignant en moi reprit le dessus. — Donc, qu’est-ce que cela signifie ? demandai-je. Est-ce une tumeur bénigne ? Bien tenté. Le docteur Damski reposa son dossier et rangea son stylo pour me regarder droit dans les yeux. Il s’agitait sur sa chaise, visiblement gêné. — Une tumeur au cerveau n’est jamais bénigne. — Est-ce cancéreux ? — Oui, c’est un cancer. J’aurais eu la même réaction s’il m’avait enfoncé le plexus solaire. Asphyxié. L’impression d’être vaincu. Vidé. En voyant la peur sur mon visage, le médecin tenta d’atténuer le coup que je venais d’encaisser. — Mais nous ne savons pas encore grand-chose, David, ajouta-t-il. Il faut programmer une biopsie. Pour quoi faire, une biopsie ? Il nous avait déjà dit qu’il s’agissait d’un cancer. — Nous avons besoin d’en savoir plus, expliqua le docteur Damski. À quelle vitesse la tumeur grandit, et depuis quand. Si elle est là depuis vingt ans, elle croît très lentement. D’accord, fit mon moi intérieur pour me rassurer. C’est juste une biopsie, aucun problème. Je ne savais pas encore que cette opération impliquait de scier une partie de l’os du crâne. — Est-ce que ça peut attendre jusqu’aux vacances d’été ?
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Il fit la moue, un peu comme je le fais quand un élève pose une question particulièrement candide. — Non, c’est beaucoup trop tard. — OK. Les vacances de Noël alors ? C’est dans un mois. — Pour être honnête, je ne sais pas si vous serez toujours en vie d’ici là. Je sursautai en arrière comme s’il m’avait giflé. Les coups ne s’arrêtèrent pas là. Sans traitement, m’informa le docteur Damski, mon espérance de vie se limitait à deux mois. Je jetai un coup d’œil alentour. Les murs, couleur blouse d’hôpital ternie. En guise de tableau, une affiche de la moelle épinière et du cerveau. Dans un coin, une table d’examen en acier inoxydable recouverte d’un papier blanc immaculé. Un décor terriblement froid, clinique. Quand quelqu’un vous annonce que vous allez mourir, vous vous surprenez à souhaiter être calé dans une pièce confortable. — Il me reste combien de temps à vivre normalement ? demandai-je. Je connaissais la réponse. Ce temps-là était déjà révolu. Paula resta stoïque. Moi, je m’effondrai. Je m’excusai et me précipitai à l’extérieur pour appeler mon frère. Jacques est mon aîné de huit ans. Il est journaliste free-lance et éditeur indépendant. Malgré son agenda bien rempli, il a toujours répondu présent quand j’avais besoin de lui. Jacques est mon roc. Au son de sa voix, j’éclatai en sanglots. J’arrivais à peine à articuler. « Cancer du cerveau. Phase terminale. Plus que quelques mois à vivre. » J’avais trente-quatre ans, bon sang ! J’aimais mon travail. J’aimais ma femme. Ma vie en général. Ce sont des clichés, mais lorsque vous apprenez votre mort prochaine vous pensez aussitôt : Comment cela peut-il m’arriver ? Quand vais-je me réveiller de ce cauchemar ? Voilà ce que je bredouillai à Jacques entre deux hoquets. « Pourquoi moi ? J’ai toujours essayé d’être un type bien. De faire les choses correctement. Me suis-je cogné la tête ? Ai-je mangé quelque chose que je n’aurais pas dû ? »
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— David, m’interrompit-il finalement, tu dois rester solide. Mon frère tout craché. La tête haute. Coriace envers et contre tout. Courageux. Je voulais être cet homme-là pour lui. Pour Paula. Pour mes élèves. Je ne voulais pas avoir l’air faible, impuissant, instable. Je pris une grande inspiration, puis une autre, et c’est à ce moment que les mots retentirent. Ils venaient de nulle part et me prirent par surprise : — Ne t’inquiète pas, je vais faire ce qu’il faut. C’était étrange, d’entendre ces mots sortir de ma bouche. Mais je fus plus surpris encore par le sentiment de certitude qui les accompagna.
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Après avoir pleuré un bon coup, Paula et moi nous rendîmes chez mes parents pour célébrer Thanksgiving. Rien de tel qu’un cancer en phase terminale pour vous démolir le moral. Avant le diagnostic, j’attendais ce jour avec impatience. Thanksgiving est ma fête préférée, la seule date à laquelle ma mère sort le grand jeu : les couverts en argent, le service en porcelaine et même les verres en cristal qui tintent. Tous mes proches répondraient à l’appel. Mes parents, Jacques et sa femme, Tal, leurs garçons, Emanuel et Noah, ainsi que mon frère aîné, Maurice, accompagné de sa femme, Michelle, et de leurs enfants, Jacques et Zach (il n’y a pas eu une seule naissance de fille dans la famille depuis plus de trente ans). Avec les cousins, oncles et tantes, notre assemblée comptait en général de vingt à trente-cinq convives. Il fallait monter des tables pliantes depuis la salle à manger jusqu’au salon pour asseoir tout le monde. C’étaient des moments inoubliables. Les invités commenceraient à arriver vers 17 heures. Jacques et moi jouerions les barmans pendant que l’on se détendrait et que l’on échangerait des nouvelles en attendant le dîner. La dinde, clou de la soirée, ferait son apparition sur les coups de 19 heures, format Prius et servie avec ses garnitures. Il fallait compter à peu près quarante minutes de trajet pour arriver chez mes parents depuis Miami. Ils habitaient à Pembroke
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Pines, dans un quartier aux tons pastel. Paula avait son permis, mais elle évitait le volant comme la peste. Cette fois-ci, elle proposa de conduire, et je lui en fus reconnaissant. J’avais décidé que je ne flancherais pas en annonçant mon cancer à mes parents, mais je redoutais la conversation et me préparais mentalement. Je savais que ma mère s’effondrerait, et je voulais éviter à tout prix de gâcher cette journée à laquelle elle tenait tant. Jacques et sa famille étaient déjà là quand nous arrivâmes avec Paula. Ils avaient pris l’avion depuis New York, quelques heures plus tôt. Nous nous étions installés dans le salon, et je sentis que le moment était venu de faire mon annonce à mes parents. Ils auraient plusieurs heures pour encaisser le choc avant que les autres invités nous rejoignent. Je devins très conscient de mon corps et tentai d’adopter une posture confiante : Adosse-toi au fauteuil. Croise les jambes. Ne croise pas les bras. Reste calme. Mes parents étaient assis sur le canapé en face de moi. (Ils s’apprêtaient à célébrer leurs quarante-sept ans de mariage et continuaient à s’asseoir côte à côte.) — Au fait, commençai-je d’un ton nonchalant, comme si j’allais parler du bulletin météo, le docteur Damski m’a donné les résultats de mon IRM. Le visage de ma mère se figea. Tal, soit parce qu’elle sentait que quelque chose de sérieux s’annonçait, soit parce que Jacques lui en avait déjà parlé, se leva pour appeler les garçons et les faire participer à la conversation. Ils avaient onze et huit ans. Trop jeunes pour entendre ce que j’avais à dire, fut ma première pensée. D’un autre côté, j’étais d’autant plus résolu à garder mon sang-froid et à prendre l’air rassurant. — Et donc ? Qu’est-ce que ça dit ? demanda ma mère. Je lus la peur dans son regard, et ma gorge se serra. Mais je n’avais pas l’intention de réduire mes efforts à néant. Je me fis l’écho du médecin et repris son jargon médical, celui que je n’avais pas compris avant d’aller me renseigner sur Wikipédia : « Le
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glioblastome multiforme est la forme la plus répandue et la plus agressive des tumeurs cérébrales primaires de l’homme. Il affecte les cellules gliales et concerne cinquante-deux pour cent des cas de tumeurs cérébrales touchant les tissus fonctionnels, et vingt pour cent des tumeurs intracrâniennes. Le GBM est rare et touche deux à trois individus pour cent mille malades. Le traitement implique une chimiothérapie par radiation et une opération chirurgicale. » Je gardai le dernier paragraphe pour moi : « Avec traitement, les chances de survie moyennes d’un patient sont de quinze mois. Sans, elles sont de quatre mois et demi. » Ma mère fondit en larmes, secouée de gros sanglots incontrô lables. Effrayé par sa détresse, je sentis mon cœur se briser. — Maman, dis-je pour la rassurer, je t’aime, mais il faut que tu te calmes. Je vais bien. Tout va bien se passer. — Qu’est-ce que ça veut dire tout ce charabia ? balbutia-t-elle entre deux hoquets. Je jetai un coup d’œil à Paula, assise à mes côtés, en espérant qu’elle aurait peut-être une réponse. Mais elle resta muette. Je décidai alors de faire la même démonstration que celle du médecin pour montrer ce qui ne tournait pas rond dans ma tête. Serrant les poings l’un contre l’autre, j’expliquai : — Ça, c’est la taille d’un cerveau. J’ouvris ma main droite. — Cette main-là, c’est mon cerveau en bonne santé. Et la tumeur qui grandit est en train de l’écraser contre mon crâne. Emmanuel, mon neveu de onze ans, m’interrompit. — Comment est-ce que ça s’attrape ? Bonne question, pensai-je. — Je n’en sais rien, répondis-je en toute franchise. Cela arrive à certaines personnes. C’est très rare, et la plupart du temps seuls les très jeunes enfants ou les personnes âgées sont touchés. En fait, c’est plutôt une bonne chose que cela m’arrive à moi. Je suis solide et en bonne santé. Mes chances de vaincre le cancer sont plus élevées.
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Ma voix était si convaincante que je fus tenté de me croire. Mon père est un artiste. Il a une grande sensibilité qui s’exprime superbement à travers la peinture, pas avec les mots. Il se réfugia dans le déni. — OK, dit-il, fidèle à son sens de la formule concise. Tu vas t’en occuper. Tu vas t’en sortir. Mission accomplie. Mon père fit dévier la conversation sur un de ses amis qui souffrait d’épilepsie, et ajouta que je pouvais m’estimer heureux de ne pas avoir ça ! Nous continuâmes à bavarder de tout et de rien, comme si le mot « cancer » n’avait pas fait irruption dans nos vies. Le reste de la compagnie arriva un peu plus tard, tantes, oncles, cousines et vieux amis de la famille. J’essayais de me comporter comme le bon vieux David. Insouciant. Toujours partant pour faire la fête. Personne d’autre n’avait eu vent de ma maladie, pensais-je, je n’aurais donc pas trop de mal à oublier. Je me trompais. Alors que Jacques et moi servions vin et cocktails, mon cousin Danny s’approcha, l’air de rien. — J’ai entendu dire que tu étais malade, dit-il. Je retins mon souffle, avant d’endosser le rôle que j’avais répété pour mes parents. — Ah oui ! Eh bien, ils sont en train d’examiner un truc dans ma tête, fis-je en m’efforçant de prendre un ton décontracté. — Est-ce que tu as un cancer ? Je soupirai et tentai de garder mon calme. — À l’heure qu’il est, il n’y a même pas encore eu de biopsie. On ne sait encore rien. Oui, j’essayais de me débarrasser de lui, mais Danny ne lâchait pas le morceau. — Quel type de cancer ? demanda-t-il. J’avais passé la nuit précédente à étudier les documents que le médecin m’avait donnés. Je les récitai à mon cousin en utilisant
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des termes trop techniques pour qu’il puisse comprendre, comme cela avait été le cas pour moi au début. — J’ai un glioblastome multiforme, dis-je. Il fait quarantetrois millimètres de diamètre. Danny me renvoya un regard vide. Je repris : — C’est une tumeur qui se trouve dans mon lobe temporal droit et qui fait la taille d’une balle de golf. — Comment tu te sens ? Je ne sais pas ce qui me prit ni pourquoi je baissai ma garde. Mais tout ce que j’avais ruminé ces derniers jours déborda soudain. Je lui décrivis les sensations de picotements douloureux qui parcouraient le côté gauche de mon corps, les crises qui me laissaient malade et fatigué. — Elles se produisent au moins cinq fois par jour, expliquai-je. Chaque fois j’ai l’impression de recevoir une décharge électrique. Je le regardai de nouveau et, cette fois-ci, je vis des larmes briller au coin de ses yeux. — Je suis tellement désolé pour toi, dit-il. C’est affreux. Je suis vraiment désolé. Il le répéta encore et encore. Je répondis que j’étais désolé moi aussi. Désolé d’avoir flanché et gâché son Thanksgiving. À cet instant, j’épinglai une note mentale à mon intention personnelle : Dis donc, Moi, me fis-je, ne recommence plus jamais ça ! Raconter aux gens comment se passe vraiment ton cancer, c’est moche. Ce qu’ils ont envie d’entendre, c’est qu’ils n’ont pas besoin de s’inquiéter. Ils ne peuvent rien y faire de toute façon. À partir de maintenant, tu leur diras : « Je vais bien ! » Comme ça, ils pourront penser : « Parfait ! Il va bien ! » Face à la réaction de mon cousin, je pris conscience que, si je m’étendais trop sur mon état de santé, les gens se mettraient en retrait et éviteraient de s’épancher sur leurs propres problèmes, de peur de m’imposer un fardeau supplémentaire. C’était ce
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que je voulais éviter à tout prix. Je savais que le cancer me changerait, mais je refusais qu’il m’arrache mes meilleures qualités, l’optimisme et l’empathie. J’étais toujours celui qui encourage et aide les autres, le dernier à s’apitoyer sur son sort ou à chercher de l’aide. Si bien que j’adoptai le rôle que j’allais jouer pendant les six prochaines années. — Comment vas-tu ? — Je ne peux pas me plaindre ! Ça va ! Et toi ? Je finis par connaître mes répliques sur le bout des doigts. Au point de croire qu’elles étaient vraies. Ce soir-là, j’insistai pour prendre le volant sur le chemin du retour. C’est l’un des derniers trajets que j’ai faits dans ma Mustang chérie. Nous devions l’échanger plus tard contre un véhicule plus pratique, un machin qui ressemblait à un grille-pain géant mais que Paula pourrait conduire sans crainte. Pendant treize ans, j’avais conduit ma femme partout : au supermarché, chez le médecin, pour chaque paire de chaussures qu’elle possédait. À présent elle parlait de s’y remettre. L’ironie ne m’échappa point. Paula se rendait compte que je n’étais plus assez fiable pour se reposer sur moi. Le temps qu’elle apprenne à faire un créneau, je serais probablement déjà mort. Il était près de minuit quand je me garai dans notre allée. Paula alla droit au lit, mais je n’arrivai pas à m’endormir. Je me levai et décidai de préparer mon cours pour le lundi suivant. Alors que je m’asseyais à mon bureau, la panique me foudroya. Mes élèves ! Je dois prendre des jours de congé pour faire la biopsie, pensai-je. Je ne prends jamais de jour de congé. Ils vont poser des questions. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur dire ? Qu’est-ce que je vais leur dire, bon sang ? Je consacrai l’essentiel de mon week-end à travailler mon discours et à le répéter jusqu’à ce qu’il me paraisse convenable.
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J’écrivis et récrivis mon texte, puis je le prononçai devant un miroir pour être certain que mes expressions collaient au ton du message. Dimanche, à minuit, j’étais enfin prêt.
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J’avais pensé à tout, jusqu’à la manière dont j’entrerais en classe. Il me fallait prendre l’air naturel. Que mon pas inspire la confiance, le contrôle absolu de la situation. En répétant mon numéro « Mon cancer et moi », j’avais pris conscience de la nécessité d’un accessoire, plus pour les élèves qu’à mon intention. Je pensais qu’un dispositif de mise en scène amortirait le choc du diagnostic et de la réalité du cancer. Les adolescents sont sensibles (c’est un euphémisme), et la majorité des élèves serait confrontée pour la première fois à la maladie. Je n’avais pas le droit à l’erreur. Je devais évoquer mon cancer sans les effrayer ou susciter l’hostilité. (De nombreuses personnes sont persuadées que le cancer est contagieux, avais-je découvert avec stupéfaction.) Je ne pouvais pas garder cela secret, car je savais ce que l’avenir me réservait, si j’en avais encore un. Les effets secondaires des opérations, de la chimiothérapie et des radiations finiraient par me trahir. Et puis je n’avais jamais rien caché à mes élèves. J’étais fermement convaincu qu’il faut toujours opter pour la vérité, même lorsqu’elle est effrayante ou a de graves conséquences. Au fil des années scolaires, les bénéfices de cette politique sont devenus évidents dans ma classe. Elle permettait aux étudiants
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de se libérer, ce qu’ils n’auraient jamais pu faire en vivant dans le mensonge. Chaque semestre, au terme d’un débat sur la vérité et l’importance d’être honnête avec soi-même, un garçon ou une fille dévoilait son homosexualité, sans jamais avoir à regretter ce choix par la suite. Certains avaient confessé qu’ils se mutilaient ou se brûlaient, d’autres avaient révélé des secrets douloureux. C’était un acte difficile qui exigeait du courage. Mais, quand ils constataient que leurs camarades et leur professeur les acceptaient pour ce qu’ils étaient, leur vie prenait une autre dimension. Une fois le fardeau du secret levé, ils s’épanouissaient. Et toute la classe apprenait une leçon importante : il n’y a pas de respect sans honnêteté. Je m’apprêtais à franchir le sacro-saint passage de la vie à la mort, et je devais faire comprendre à mes élèves que je leur faisais assez confiance pour partager cette étape avec eux. Mais sans les déstabiliser. Mets en pratique ce que tu enseignes, me disais-je. Tes élèves méritent de connaître la vérité. Ils vont subir ce cancer avec toi. Mets-les en confiance. Et quel meilleur moyen pour apporter de la légèreté à ma confession qu’un pingouin affublé d’une espèce de chapeau qui ressemblait à des dreadlocks ? J’ignore d’où venait cette créature, sans doute le cadeau d’un élève. Mais j’étais content de l’avoir retrouvée au fin fond de ma maison. Sur un coup de génie, je la baptisais Winslow 1. Lundi matin. La journée s’annonçait radieuse, une véritable carte postale de Miami en bleu turquoise. Mon premier cours était à 7 h 30. J’entrai dans la classe, sourire aux lèvres, Winslow calé dans mes bras. — Bonjour ! lançai-je à la cantonade. Comment allez-vous aujourd’hui ? 1. The Winslow est une créature ressemblant à un mini reptile à fourrure, créée par Phil Foglio dans sa série de comics de science-fiction comédie, Buck Godot, d’après la peluche qui traînait sur l’étagère de ses enfants. Le Winslow a l’air inoffensif et idiot, ne sait que répéter « Salut ! » et ses origines sont mystérieuses. (N.D.T.)
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Je tirai ma chaise de bureau pour y asseoir Winslow. Je restai debout et me postai à sa droite. — J’ai quelque chose à vous dire. Rapprochez-vous un peu. Les élèves ricanèrent et échangèrent des regards comme pour dire : « Ça y est, cette fois il est devenu dingue ! » — OK. Qu’est-ce qui se passe ? demandèrent-ils. À quoi vous jouez, Menasche ? Je gloussai avec eux. Quand tout le monde fut installé, je braquai mon regard sur Winslow et entamai mon discours sur un ton joyeux : — Je vous ai dit que je ne me sentais pas en forme. Winslow hocha la tête. — Le bourdonnement dans mon oreille, vous vous en sou venez ? Eh bien, la bonne nouvelle, c’est qu’il n’y a rien à signaler de ce côté. (Je pris une profonde inspiration avant de poursuivre.) Mais on m’a fait faire d’autres examens. Ils ont montré que j’ai une tumeur cérébrale. Je levai les yeux. Plus de rire ni de plaisanterie. Mes élèves s’étaient tus, la mine sombre. — C’est quoi, une tumeur ? fit quelqu’un. — C’est une excroissance de tissus, répondis-je. Un silence perturbant tomba brutalement sur la classe. En temps normal, ma salle résonnait toujours de voix excitées, animées par l’apprentissage et le partage des savoirs. Une jeune fille prit la parole. — Mon oncle avait un cancer et il est mort, dit-elle, avant d’éclater en sanglots. — Est-ce que vous allez mourir ? demanda un de ses camarades. — Un jour ou l’autre. Mais pas tout de suite. La nouvelle les avait ébranlés. Mon cousin Danny me revint en mémoire, je savais qu’il fallait passer très vite à autre chose.
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— Eh oh, fis-je, il n’y a aucune raison de prendre l’air aussi déprimé. J’ai une vie formidable ! Tout le monde a droit à son lot de casseroles, et c’est le mien. Je poussai Winslow de côté et entamai mon discours de petit soldat. Je n’allais nulle part, oh que non ! Ils ne se débarrasseraient pas de moi aussi facilement. Puis je répétai mon nouveau mantra. — Ne vous inquiétez pas, je vais faire ce qu’il faut. *** J’ étais là, quand il nous a annoncé la nouvelle. Assise au premier rang, comme toujours. M. Menasche est entré avec Winslow. Au début, je n’ai pas vraiment compris ce qu’il trafiquait. Et puis il a commencé à parler. On aurait dit qu’ il allait raconter une histoire, c’est ce qu’ il faisait en général pour lancer le cours. Et, là, j’ai entendu le mot « cancer ». Ç’a été un choc. J’ai commencé à pleurer. Je me disais : demain, il ne sera plus avec nous. C’ était terrible, ce sentiment d’impuissance, de solitude. J’étais triste, pour moi mais aussi pour tous ces élèves qui n’auraient jamais la chance de l’avoir comme prof. Menasche était le genre de professeur qui vous marque. Le genre qui vous apprend des leçons dont on se souvient longtemps après avoir quitté le lycée. Puisqu’il nous traitait avec respect, nous le respections aussi beaucoup. Avec lui, nous avions le droit de nous échanger des mots en classe. Vous y croyez, vous ? Il disait : « Je suis prof de littérature ! Pourquoi vous empêcherais-je de lire et d’écrire ? » Mais ses cours étaient tellement passionnants que personne ne pensait à s’ échanger des mots. On voulait tout suivre, participer aux débats, apprendre. Et, là, il allait disparaître ? Je n’ai pas supporté d’y penser ou d’imaginer les années de souffrance qu’ il risquait d’endurer. Je ne savais pas quoi
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dire ni quoi faire. Alors j’ai pleuré. Et c’est à ce moment qu’ il a dit quelque chose que je n’oublierai jamais : « Ne vous inquiétez pas. Je vais faire ce qu’ il faut. » Je n’ai jamais été aussi fière de quelqu’un. Je suis sortie de cours rassurée. Et je souriais. Gyzelle Rodriguez, lycée Coral Reef, classe de 2008