NICOLAS RIGHETTI
BIÉLORUSSIE DREAMLAND
INTRODUCTION PATRICK BESSON
INTRODUCTION PATRICK BESSON
NICOLAS RIGHETTI NICOLAS RIGHETTI
BIÉLORUSSIE DREAMLAND
V
MINSK OBJECTIVEMENT
ingt ans que je ne suis pas retourné en Biélorussie. J’ai bien fait : le pays n’a pas changé. Si j’en crois les photos de Nicolas Righetti. Et toujours le même président, comme chantait Michel Delpech au siècle dernier, en référence au général de Gaulle qui allait bientôt quitter le pouvoir. Au contraire d’Alexandre Loukachenko. Je suis allé dans les plus grandes librairies parisiennes pour chercher des livres sur la Biélorussie. N’en ai trouvé aucun. Biélorussie : pays sur lequel on n’écrit pas. Par peur de l’ennui ? Des ennuis ? Je me souviens de Minsk en 2000. Des avenues larges comme des fleuves. La vodka Kristal Belarus : de l’eau avec de la cocaïne dedans, comme je l’écrivis à l’époque dans Voici où j’avais une chronique : La cause du people. Ces grandes blondes à propos desquelles les diplomates français en poste au Bélarus disaient : une sur deux a un cancer de la thyroïde, à cause de Tchernobyl. Ces salons du livre hebdomadaires qui avaient lieu la nuit. Le seul pays où j’ai fait arrêter une voiture sur l’autoroute pour pisser les quinze vodkas que m’avait fait boire mon jeune éditeur biélorusse. Qu’est-il devenu ? Un vieil éditeur biélorusse sans doute. À moins qu’il n’ait émigré depuis en Pologne ou en Allemagne. Il y a aussi cette jeune femme chez qui je me suis réveillé un matin au son du piano qu’elle jouait. Incapable de me rappeler ce que j’avais fait la veille et avec qui. Me demandant avec angoisse si la personne qui faisait de la musique de si bonne heure était un homme ou une femme. C’était une femme. Ouf. Française. Ouf, ouf. M’a-t-elle préparé un petit-déjeuner ? J’ai titubé jusqu’à mon hôtel à travers une ville rose et bleue dont les rues s’ouvraient comme des bras. Le ciel était très haut, comme si quelqu’un l’avait soulevé pendant la nuit. Il n’y a que les amoureux pour comprendre le matin. Minsk est un moment à part dans une vie de voyageur. Me frappaient son espace et son silence. Il y a moins de dix millions d’habitants dans le pays de Loukachenko. C’est le bon nombre. Au-delà, on est trop. La Suède, la Grèce, la Serbie ne dépassent pas cette limite. Si je dois m’exiler un jour pour des raisons politiques, fiscales, mentales, amoureuses ou
sanitaires, je prendrai un pays de moins de dix millions d’habitants : Monaco. La croissance biélorusse, en 2018, est de 4%, ce qui devrait plaider en faveur des dictatures. Autre exemple : les ÉtatsUnis de Monsieur Trump, l’homme qui aimait les femmes slaves mais pas les journalistes du Washington Post. Le taux de chômage est de 0,5%, ce qui me paraît faible. Le rouble biélorusse vaut la moitié d’un euro. Minsk est une capitale européenne où la vie n’est pas chère, à l’instar de Belgrade. Ce sont les villes préférées des artistes impécunieux. Créer l’école de Minsk ? L’émission de CO2 est inférieure à celle de la Bosnie-Herzégovine mais supérieure à celle de la Géorgie, pour les gens que le sort de la planète intéresse. Ce qui est loin d’être mon cas. Comment prendre au sérieux un endroit où on passe si peu de temps ? Plusieurs journalistes biélorusses ont été arrêtés cette année en prévision des élections générales de 2020. On connaît déjà le nom du vainqueur : Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis 1994. La Biélorussie est partagée entre une élite intellectuelle favorable à un rapprochement avec l’Europe et une masse ouvrière et paysanne, dont le président est issu, attachée à la Russie et aux idéaux socialistes. Ce n’est pas entre la droite et la gauche qu’il y a une guerre depuis l’Antiquité, mais entre les classieux et les déclassés, les cultivés et les incultes, les modèles et les démodés, les fins et les gras, les aimables et les ronchons, les cruels et les brutaux. Ce sont deux camps qui s’affrontent sur tous les terrains de toutes les sociétés, quel que soit le moment historique. L’universitaire de Minsk ne se reconnaîtra pas dans le savetier de Moguilev et vice-versa. Ce drapeau biélorusse qu’on accroche à l’entrée du McDonald’s, l’inventeur de la bouffe prolétarienne, il est bien à sa place (photo p. 22). La liberté de manger tous la même chose. Le clown hitlérien de l’enseigne américaine. Je préfère bien sûr le drapeau rouge qui effleure dans le vent le front d’une statue de pierre qui semble bien être celle du maréchal Staline, on n’est pourtant pas en Géorgie (photo p. 126). On a lavé le cerveau des petits chrétiens bien avant celui des petits communistes. Les enfants sont des fanatiques et les ados, des tueurs. Pourquoi s’étonner que dans tant de dictatures on les ait enrôlés dans l’armée ? Ce sont d’excellents soldats qui ne coûtent pas grand-chose en nourriture. Jeune femme parfaite sous parapluie nationaliste qui ne l’a pas protégée des émanations d’uranium (photo p. 49). Staline a enfin une fiancée à notre goût, lui qui aimait surtout lire et téléphoner, de préférence
au milieu de la nuit (photo p. 123). On dirait qu’il lui souffle dans les cheveux son haleine plus ou moins fétide mais non, c’est qu’elle secoue la tête. En signe d’assentiment ou de protestation ? Le pantalon de survêtement, je ne suis pas sûr – mais j’aime beaucoup les baskets sans chaussettes. Je hais les chaussettes. En plus, on en manque toujours. Lénine, dans un bureau informe, jauge du regard Marx qui baisse les yeux (photo p. 124). De honte ? Il avait du sens sur les mains, c’est devenu du sang. Tous les deux gigantesques comme leur projet communiste. Un peu de ciel ne leur fera pas de mal. Encore Lénine mais en extérieur (photo p. 94). En 1917, 90 % du peuple russe ne savait pas lire, il fallait donc lui parler. Ou lui montrer des films. Le merveilleux soleil de Minsk. Au bout de l’avenue, il y a Moscou. Les trottoirs sont larges, bénédiction des ivrognes qui, chez nous, se retrouvent trop vite dans le caniveau. La tête du travailleur dans la nuit. Il y a eu un siècle où on honora les ouvriers et les paysans, il est passé : c’était le vingtième. Le nôtre. Le prolo et l’agriculteur sont retombés dans l’anonymat, c’est-à-dire le mépris. Ont été obligés, chez nous, d’enfiler un gilet fluo pour qu’on se rende compte qu’ils ne sont pas tous morts après la chute du mur de Berlin. Bien sûr, j’adore la pyramide bleue, blanche et beige dans laquelle vivotent mille familles biélorusses. C’est un immeuble de luxe prolétarien. Sur un lac artificiel, rencontre de pédalos (photo p. 21). Quel que soit le régime politique, les garçons et les filles se retrouvent sur l’eau. Pourquoi pédalo ne s’écrit-il pas pédaleau ? Comme déco dans la cour d’un HLM, un char et un avion à hélices devant lesquels passe, impavide, un cycliste biélorusse (photo p. 136). Il a une gibecière et des manches courtes, ça ne peut être qu’un prof de lettres. Cheveux taillés courts pour cacher une calvitie têtue. Je m’étais dit que je ne deviendrais jamais chauve sauf dans ma tombe, et puis j’ai laissé faire le temps. Cela porte un vilain nom : la paresse de mourir. Du rouge devant lequel se tient, mains fines sur hanches plates, une autre jeune fille (photo p. 151). Jean local ? Pull tricoté par maman ? Impossible, évidemment, de voir si elle sourit ou fait la moue devant son président qui ne peut pas la voir non plus. Elle ne se retournera jamais jusqu’à la nuit des temps. Le métro de Minsk après la fermeture de grilles ou avant leur ouverture (photo p. 114). Vertigineuse propreté, faucille et marteau grossis.
On se promène dans un cimetière, celui de l’espoir, donc du communisme. Quand le peuple a été, pour une durée limitée, ce géant doux aux yeux ouverts. Trois enfants soldats devant une isba (photo p. 128). Ils ont la tenue d’été, qui consiste à relever les manches. Je me répète : il faut donner des armes aux enfants, ils sauront s’en servir. Et l’uniforme va beaucoup mieux aux femmes qu’aux hommes, tous les grands couturiers le savent. Maintenant, il faut dire créateurs. Le petit garçon au béret bleu serait au moins colonel (photos p. 44-45). Les grades, comme les prix, sont adorés des enfants, alors que ceux-ci sont les seuls à en être privés. Qu’est-ce que je disais : l’uniforme sied aux femmes comme le deuil sied à Électre (photo p. 70). Si je tenais un bordel comme le fit à Vancouver mon grand-père russe (sujet de roman que je conserve pour le jour où je n’aurai plus rien à cracher), j’habillerais toutes les filles en soldats, ce qui me permettrait en outre de récupérer la clientèle gay. Quel mot pour qualifier tous ces mollets nus ? Il existe peut-être en russe mais pas en français. Le matin, les femmes n’ont pas besoin de se raser : elles sont plus vite prêtes au combat. Ont l’habitude de se déshabiller vite et de se rhabiller en hâte, ce qui leur sera bien utile pendant les alertes atomiques. Ces filles sont des bombes. Elles lèvent le menton comme un maréchal des logis. Plus loin, un réacteur et une star débutante dans une robe improbable (photo p. 102). On ne voit pas son œil droit, il doit être aussi bien que le gauche. La montre : fausse Rolex ? Les cheveux incertains de Natacha Rostov. De quel banquier britannique tombera-t-elle amoureuse après six mois de mannequinat à Bruxelles ? Le charme se lave. La ville est refermée sur son mystère. Sa grâce trompeuse est incompréhensible. On avance dans Minsk comme dans un jeu vidéo. Tout peut arriver et rien ne se passe. C’est une beauté sans cœur et sans visage. La ville que j’aime le plus en Europe avec Berlin ? Il en va des cités comme des êtres : les unes nous marquent à jamais tandis que les autres se dissipent dès qu’on leur tourne le dos. Il n’y a rien à Milan, tout est à Rome. Anvers s’émiette en diamants alors que Bruxelles colle au cœur. Minsk persiste. Aucune ville ne se donne mais il y en a qui nous prennent, ce sont les plus fortes comme on le dit d’une moutarde.
Righetti nous a montré le fond de sa fascination. Il s’en défend avec de l’ironie, ne voulant pas se montrer séduit dans un monde où il s’agit de rester froid devant tout. C’est un excellent travail touristique : on a envie de prendre un billet (272 euros A/R) pour la capitale de la Biélorussie, où il y a des chambres d’hôtel à 16 euros. Je me demande si ce n’est pas là que je ferai mon troisième voyage de noces. La chambre au Hilton est à 118 euros. Dans quel hôtel logeais-je en 2000 ? Je me souviens que les murs étaient blancs comme des œufs à la neige. La nostalgie n’est plus ce qu’elle était. Le communisme disparu a laissé derrière lui quelques souvenirs malheureux qui s’adoucissent avec le temps capitaliste. Les bourgeois ont deux obsessions : se venger et s’enrichir. Ils ne ménagent pas leurs efforts pour nous expliquer que l’argent fait leur bonheur. Ils se heurtent encore à quelques déserts où vacillent les survivants de la privatisation mondiale. Qu’à n’importe quel prix ils tâcheront de réduire à l’état de tâcherons. La lutte des classes a recommencé sous l’œil las du moloch moderne : l’internet. Le combat social, si difficilement gagné et si vite reperdu, en est à ses nouveaux débuts. Minsk dans sa solitude est le relais de poste du futur. Cette ville miraculeuse, toujours en harmonie, nous annonce que rien n’est perdu, même si tout est oublié. Elle est un repos pour les yeux et l’esprit. Comme ce beau livre de Righetti. — Patrick Besson
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Photographies Nicolas Righetti © 2019 - Nicolas Righetti Concept Playtime Books Design graphique Bogsch & Bacco Photolithographie Aurélien Garzarolli Édition et distribution Éditions Favre SA Siège social 29, rue de Bourg CH – 1002 Lausanne Tél. : +41 (0)21 312 17 17 Fax : +41 (0)21 320 50 59 lausanne@editionsfavre.com Adresse à Paris 7, rue des Canettes F – 75006 Paris www.editionsfavre.com Dépôt légal en Suisse en novembre 2019. Tous droits réservés pour tous pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite. La maison d’édition Favre bénéficie d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2016-2020. © 2019, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse ISBN : 978-2-8289-1795-1
Nicolas Righetti est né en 1967 à Genève. Après des études sociales et audiovisuelles, il devient photographe. Co-fondateur de l’agence Lundi13, il y travaille en tant quephotographe indépendant et pour de nombreux journaux suisses et internationaux. Ses voyages à travers le monde éveillent chez lui un intérêt pour les figures politiques mégalomanes et totalitaires. Il effectue plusieurs séjours dans des dictatures et développe un traitement stylistique original, qui prend le décorum du pouvoir à son propre jeu. De cela sont nés plusieurs livres photo : Le dernier paradis en Corée du Nord Love Me Turkmenistan L’avenir en rose, Bachar al-Assad Transnistrie, un pays qui n’existe pas Les photographies de ce livre ont été réalisées en Biélorussie entre 2017 et 2019. En 2018, certaines images prises lors du Jour de l’Indépendance de la Biélorussie ont gagné le 2e prix Swiss Press Photo, catégorie étrangère. www.nicolasrighetti.com www.lundi13.ch
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EXTRAIT d'un livre paru aux Éditions Favre.
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Gérard Depardieu
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NICOLAS RIGHETTI
BIÉLORUSSIE DREAMLAND
« Là où je suis allé, la Biélorussie, c’est merveilleux, on dirait la Suisse. Les routes sont impeccables, il y a de très jolis étangs, de belles maisons. Je vois que les gens sont heureux, calmes, et que ce pays doit être très agréable à vivre. »
NICOLAS RIGHETTI
BIÉLORUSSIE DREAMLAND
INTRODUCTION PATRICK BESSON
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