Face à ces ambitions, les constats du terrain, eux, laissent songeurs. Les élèves sont de plus en plus nombreux à ne plus maîtriser les notions fondamentales, particulièrement en ce qui concerne le français. Orthographe aléatoire, vocabulaire limité, difficultés de lecture parfois sévères sont autant de problématiques auxquelles sont confrontés bon nombre de professeurs, et la proportion d’élèves ayant un ou des troubles diagnostiqués prend elle aussi l’ascenseur. Dépassant le simple témoignage, ce livre propose une analyse du contexte scolaire actuel en s’interrogeant sur les causes d’une dégringolade qui s’accélère. Il tire la sonnette d’alarme : si un constat formel n’est pas effectué et si des mesures ne sont pas prises en conséquence, nous courons le risque que sortent de nos écoles des élèves qui n’auront plus la compétence de base absolument indispensable qu’est la maîtrise de la langue et sans laquelle ils ne peuvent, à terme, penser et communiquer.
Après des études universitaires en langues, Marie Pedroni a effectué sa formation pédagogique tout en enseignant dans des écoles privées lausannoises. Depuis 2013, elle est professeur d’anglais et de français au degré secondaire dans le canton du Valais en Suisse. ISBN 978-2-8289-2132-3
9 782828 921323
Marie Pedroni
Enseignement numérique, éducation à la citoyenneté, journées thématiques sont autant de sujets qui reviennent fréquemment à la table des discussions dans le monde pédagogique. Nous voulons nous assurer que les élèves soient préparés pour les défis du XXIe siècle, qu’ils aient des compétences informatiques, qu’ils soient engagés. L’enseignement doit être dynamique, participatif, inclusif, et les méthodes employées par le passé sont largement considérées comme périmées et inadéquates.
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Marie Pedroni
Désolé pour l’orthografe Réflexions sur l’effritement du niveau scolaire
Marie Pedroni
Désolé pour l’orthografe Réflexions sur l’effritement du niveau scolaire Essai
À mes parents
« L’éducation n’est rien d’autre que l’âme d’une société se transmettant d’une génération à une autre. » Gilbert Keith Chesterton
Avant-propos Le silence est confortable. Dans notre quotidien, il nous évite bien souvent des conflits, petits ou grands. Face à des mots ou des attitudes qui nous froissent ou nous insupportent, choisir de se taire, de « laisser couler », c’est bien souvent choisir la tranquillité, du moins en apparence. Même face à des personnes que nous estimons complètement dans leur tort, combien de fois ne nous disons-nous pas « à quoi bon ? » avant de tourner la page ? C’est l’histoire d’une réunion du corps professoral. Des formateurs sont venus pour parler d’égalité, d’inclusivité, du vivre ensemble. Les professeurs écoutent d’une oreille. Certains, peu, sont emballés. D’autres, peu, sont outrés. Une bonne partie d’entre eux, pas vraiment passionnée par le sujet, attend que ça passe. Ici on s’envoie des messages sur des groupes WhatsApp. Là on prépare ses cours de la semaine suivante. De temps à autre on consulte subrepticement les nouvelles ou sa boîte mail. Et les formateurs, complètement insensibles à l’inattention de leur auditoire, continuent d’énoncer leurs slogans et d’exposer leurs doléances sur les défauts de notre système scolaire un peu archaïque et à propos de professeurs encore victimes de représentations de l’enseignement surannées. Parfois leurs phrases versent un peu trop dans les clichés et font tiquer certains. On s’indigne sur les groupes WhatsApp. On se demande si, réellement, l’usage encore sporadique du langage épicène est la première urgence à laquelle fait face l’école aujourd’hui. Certaines sont à deux doigts de lever la main pour énoncer à haute voix cette question. Mais il est bientôt midi. Si on lance un débat, on va importuner tous 9
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les collègues qui attendent patiemment que ça se termine, pour pouvoir passer à autre chose. Alors personne ne lève la main. À la seconde où les formateurs annoncent avoir fini, tout le monde se précipite à l’extérieur. Beaucoup ont trouvé les propos entendus inutiles, voire déplacés. Mais personne ne lève la main. On va manger. Le silence est confortable. C’est l’histoire d’innombrables réunions de travail, dans tous les degrés de formation, à deux, trois, dix personnes. Ces réunions où il faut trancher sur des cas d’élèves, et où aucune décision n’est prise. C’est l’histoire de professeurs en véritable détresse face à des jeunes devenus ingérables en cours, et qui s’entendent dire de la part de leur hiérarchie directe ou de pédagogues auto proclamés qu’il faut comprendre ces élèves. Qu’il faut essayer d’aller dans leur sens, de leur lâcher du lest. Qu’il faudra les féliciter la prochaine fois où ils ont leurs affaires. La prochaine fois où ils tiennent un cours entier sans lancer de bouts de papier en direction du bureau du professeur. Ces remarques engendrent une révolte qui reste sourde. Parce que c’est la fin de la journée, que l’apéro nous attend et que finalement, est-ce que donner son avis changera véritablement les choses ? Oh, on a conscience de tout ce qui dysfonctionne. On critique les décisions, celles qui sont prises et celles qui ne le sont pas. On critique les prises de parole d’intervenants complètement déconnectés de la réalité des élèves et des enseignants. Sur le parking. Et ensuite on rentre chez soi. On allume la télé. On oublie. Ça ira mieux demain. Ou plutôt, non, ça n’ira pas mieux demain, on le sait. Mais peut-on vraiment y faire quelque chose ? Nombreux sont les enseignants, les maîtres d’apprentissage, les parents préoccupés qui constatent l’effritement progressif et de plus en plus rapide du niveau scolaire de nos élèves. Enseignante au secondaire depuis près d’une quinzaine d’années, c’est un constat que je fais moi-même et que j’entends souvent formuler au quotidien. Que ce soient les lacunes impressionnantes en orthographe, en lecture, en raisonnement, ou les troubles de plus en plus généralisés sur le plan de l’attention (j’utilise ici le terme 10
Avant-propos
de manière g énérale, pas nécessairement dans le sens de troubles diagnostiqués), tout tend à montrer qu’il se passe quelque chose de grave. Les opinions peuvent différer quand il s’agit de déterminer les causes ou les conséquences de cette détérioration progressive du niveau scolaire ainsi qu’au sujet de sa gravité, mais on trouve sur le terrain peu de personnes niant cette chute de plus en plus rapide. Et pourtant la chute continue, et personne ne semble vouloir lever la main pour alerter sur l’urgence de la situation. Certains s’y aventurent mais sont souvent traités de rétrogrades. Ceux qui ont la parole, ce sont les intervenants de la réunion mentionnée plus haut. Ce sont les théoriciens. Ils sont publiés. Ils sont formateurs. Ils passent à la radio. Alors à quoi bon réagir ? Le consensus semble être de les laisser parler, et de faire comme on pense dans sa pratique. Bien faire et laisser dire. Il est tellement plus confortable, après une prise de conscience, après ces moments de lucidité où l’urgence nous apparaît dans toute son évidence, de continuer son petit bout de chemin, à sa place, sans faire de vagues. Mais il arrive, à mon sens, un moment où le silence devient coupable. Et dans ce moment-là on se retrouve devant un choix à faire. Alors, au risque d’importuner, au risque de froisser, au risque d’être mal comprise, je lève la main. J’ai quelque chose à dire.
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Note préalable Si ce livre part de constats effectués personnellement ou maintes fois formulés par différents acteurs du monde éducatif, son objectif est toutefois de dépasser les simples doléances. Il ne s’agit pas simplement de vider son sac, les bras ballants et les épaules affaissées, mais d’analyser les causes des problèmes soulevés, de retracer le chemin qui nous a amenés là où nous sommes aujourd’hui. Il n’est pas question de faire un aveu d’impuissance, mais de proposer, à la lumière des retours du terrain et de l’analyse qui s’ensuit, des solutions qui, je l’espère, pourraient redonner au monde éducatif les moyens d’accomplir sa mission de transmission et à chaque élève les outils nécessaires pour un parcours personnel et professionnel serein et réussi. Note de l’éditeur Les lecteurs qui le souhaitent peuvent trouver les références complètes des appels de note sous forme de chiffres dès la p. 179.
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État des lieux Quand il s’agit de faire le point sur le niveau de l’école suisse, on entend régulièrement parler dans les médias des résultats de l’enquête PISA. Cette dernière est une enquête internationale de l’OCDE sur les performances scolaires, qui a lieu tous les trois ans depuis 2000. Elle évalue les compétences en lecture, en mathématiques et en sciences des élèves de 15 ans des États membres de l’OCDE et de pays partenaires1. Cela concerne environ 600 000 élèves – un peu plus de 6000 en Suisse – et près de 80 pays. Les établissements scolaires où se déroule le test sont tirés au sort, puis il en est de même pour certains élèves de ces établissements. Si tous les trois ans les trois disciplines sont évaluées, chaque enquête met cependant l’accent sur une compétence particulière, avec un système de tournus. En 2015, elle a plus particulièrement étudié les compétences des élèves en sciences. En 2018, c’était le tour de la lecture. En 2022 – le choix a été fait de décaler l’enquête d’une année en raison de la pandémie de coronavirus – c’était celui des mathématiques. Résultats suisses de l’étude PISA Les derniers résultats publiés, ceux de 2018, placent la Suisse au-dessus de la moyenne de l’OCDE en mathématiques et ce de manière significative ; c’est également le cas pour les sciences. Si l’on fait un tour d’horizon des pays voisins, les Suisses (515 points) sont meilleurs élèves que tous leurs voisins en mathématiques, avec 15
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des écarts allant de 15 points avec l’Allemagne (20 avec la France), à 28 avec l’Italie. En sciences, c’est l’Allemagne (503) qui devance la Suisse (495), qui a un faible écart avec la France (493), écart plus grand avec l’Italie (468). C’est en lecture que le bât blesse puisque la Suisse, avec ses 484 points, se situe trois points en dessous de la moyenne de l’OCDE, écart déjà présent en 2015, mais pour un point seulement. L’Allemagne (498) et la France (493) font mieux. L’Italie, elle, fait moins bien, avec 476 points. Dans les résultats de l’enquête, ce sont systématiquement plusieurs pays asiatiques qui monopolisent les premières places. À titre d’exemple, Singapour obtient 549 points en lecture, 569 en mathématiques et 551 en sciences. Parmi les pays européens, c’est la Finlande qui se distingue depuis plusieurs années, une réussite largement relayée par les médias. On se questionne régulièrement sur le modèle finlandais et sur la possibilité de son application dans d’autres pays. Ces bons résultats de la Finlande et des pays asiatiques se retrouvent également dans les autres enquêtes majeures que sont TIMMS (enquête sur le niveau en mathématiques) et PIRLS (enquête sur le niveau en compréhension de l’écrit). Celles-ci se font avec des élèves plus jeunes et la Suisse n’y participe pas. La publication des résultats, un an après le déroulement de l’enquête, a toujours son écho dans les médias et dans le monde politique. Sans équivalent ou presque dans l’évaluation du niveau scolaire à une échelle internationale, l’enquête PISA n’est pas prise à la légère et ses conclusions sont accueillies avec enthousiasme, désarroi ou indignation, mais rarement avec indifférence. Unique baromètre, ou presque, qui permette de se situer par rapport aux autres pays du monde, elle est souvent la source de réformes ou de promesses de réformes dans des pays qui veulent coûte que coûte maintenir une place acceptable dans son classement. En France, l’avènement des EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires) lors de la réforme du collège de 2015 est directement lié aux recommandations PISA. Depuis le début de l’enquête en 2000, certains pays mal classés comme l’Allemagne, le Portugal, la Pologne ou l’Estonie ont procédé à des réformes radicales et 16
État des lieux
ont vu leur classement s’améliorer dans les enquêtes suivantes. De nombreuses voix s’élèvent toutefois pour souligner à quel point ces résultats sont dépendants d’une multitude de facteurs, et donc à prendre avec des pincettes. Des résultats à prendre avec des pincettes En 2016, les résultats de l’enquête 2015 ont été accueillis de façon très critique par la CDIP (Conférence des directeurs de l’instruction publique) et le Secrétariat d’État à la formation2. Le test de 2015 ayant été pour la première fois effectué par ordinateur, ces derniers ont déploré l’absence de prise en compte de l’impact que ce changement de modalité a pu avoir sur les élèves. Il ne leur était notamment pas possible de revenir sur une question à laquelle ils avaient déjà répondu, contrairement à la version papier des éditions précédentes. Autre point qui fâche, la modification de l’échantillon suisse. En 2015, il comptait 10 % de plus d’élèves allophonesa qu’en 2012. Cette vive réaction de la part de la Suisse – qui a envoyé une lettre au secrétaire général de l’OCDE et s’est refusée à commenter les résultats des tests – soulève des questions légitimes. En dehors des résultats de l’enquête de 2015, on peut en effet raisonnablement se demander si la comparaison avec des pays comme la Finlande – régulièrement citée en exemple – ou le Japon, pays où la population immigrée est sensiblement moins élevée, est adéquate. Dans les résultats de l’enquête 2018, il a été estimé que seuls 51 % des élèves suisses interrogés parlaient uniquement la langue du test à la maison. 35 % parlaient la langue du test et une ou plusieurs autres langues, et 14 % ne parlaient jamais la langue du test chez eux1. On comprend aisément le biais que cela peut induire dans les résultats.
a. Élèves ayant intégré le système suisse de formation dont le français (pour la Suisse romande) n’est pas la langue maternelle.
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En dehors de ces différences liées à des questions démographiques, on peut à juste titre questionner également les disparités inhérentes aux langues nationales. S’il est toujours délicat d’attribuer des niveaux de difficulté aux langues, tant cette évaluation procède de facteurs multiples, parfois difficilement mesurables, certains chercheurs se sont cependant penchés sur les différences parfois importantes qu’il y a entre les langues de passation du test. La sociologue Nathalie Bulle, directrice de recherches au CNRS, a notamment mis en évidence des caractéristiques du finnois qui peuvent rendre l’apprentissage de la lecture nettement plus facile pour les élèves finlandais que pour leurs homologues francophones3, entre autres le fait qu’un son spécifique corresponde à chaque lettre, contrairement au français. Elle note aussi que de nombreux mots sont formés à partir de radicaux simples, à l’aide de préfixes et de suffixes, ce qui réduit le vocabulaire nécessaire à la compréhension d’un texte. Abondant dans ce sens, une chercheuse finlandaise, Marja-Kristiina Lerkkanen, souligne que « parmi treize orthographes européennes, le finnois a l’orthographe la plus transparente et la structure syllabique la plus simple, alors que l’anglais a l’orthographe la plus complexe. Ceci explique vraisemblablement que les enfants finnois arrivent souvent à une lecture précise et relativement courante avant la fin de la première année scolaire4. » L’exemple du finnois n’est qu’un exemple parmi d’autres, qui souligne le rôle prépondérant que peut jouer la structure d’une langue sur le niveau de difficulté de la compréhension d’un texte. Autre point qui vaut la peine d’être souligné : les conditions dans lesquelles les élèves étudient. Si plusieurs pays asiatiques sont en tête des classements, ceci est dû au moins en partie au temps dévolu à l’étude et à l’importance culturelle qui lui est accordée. En Corée du Sud, par exemple, le niveau de formation est étroitement lié au statut social. Pour accéder à l’université, les étudiants doivent passer un examen d’entrée dont les résultats conditionnent l’accès aux universités les plus prestigieuses. Cet examen prend une telle place dans la vie du pays que le trafic aérien est suspendu pendant la passation de la partie orale de l’épreuve 18
État des lieux
d’anglais, et que les magasins et administrations ouvrent plus tard pour fluidifier le trafic routier, de façon que les étudiants puissent arriver sans encombre dans les centres de passation. La réussite à cet examen d’entrée est d’une importance telle pour la population coréenne qu’on s’y prépare longtemps en avance, souvent depuis le primaire. Les élèves vont à l’école comme dans les autres pays, mais ils fréquentent en plus des académies privées après les cours et pendant les vacances scolaires, pour les préparer aux examens d’anglais, de mathématiques et d’autres disciplines. Ces académies sont souvent coûteuses, et demandent aux parents un effort financier conséquent. Les cours commencent en fin d’après-midi, après l’école, et se terminent souvent vers 22h. Un rythme de vie effréné, conditionné par une obsession de la réussite, que l’on retrouve également en Chine ou au Japon. Il n’est donc pas surprenant que de tels systèmes produisent des résultats, mais en valent-ils la peine ? Le taux de dépression et de suicide chez les jeunes au Japon et en Corée est d’ailleurs un sujet récurrent dans les médias. Ainsi, entre les modalités de passation, les variantes démographiques et les différences linguistiques ou culturelles, on peut à bon droit émettre des doutes quant à l’impartialité et la pertinence des résultats du test. Faut-il pour autant balayer cet indicateur d’un revers de main ? Certes, les résultats PISA nécessitent une interprétation. Ils ne sont pas le seul baromètre du niveau scolaire ni l’outil exclusif sur lequel se baser pour créer de nouvelles réformes. C’est d’ailleurs parfois ce qu’on reproche au test, tant il a d’influence et d’écho dans le monde politique et médiatique qui ne se cantonne souvent qu’à une lecture superficielle des résultats. Dans une interview, Nathalie Bulle, citée précédemment, va jusqu’à voir en cette enquête « un outil politique qui instrumentalise l’opinion publique pour contraindre les gouvernements à suivre les orientations préconisées par l’OCDE5. » Cependant, ces résultats ne sont pas non plus à balayer d’un revers de main. En effet, si l’on oublie la comparaison internationale – où comme on l’a dit plus haut de nombreux critères exercent une influence – ils permettent aussi de comparer les résultats de chaque pays à ses résultats passés. 19
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Évolution des scores en Suisse Si l’on sort de la comparaison internationale et que l’on compare la Suisse à la Suisse des éditions précédentes, l’évolution des scores permet de faire certains constats. Si la baisse des résultats en 2015 peut être attribuée aux difficultés engendrées par l’utilisation de l’outil informatique, il est intéressant d’observer que cette baisse a continué en 2018, cela même alors qu’on est en droit de supposer que les modalités de passation étaient cette fois mieux maîtrisées. Si la Suisse maintient malgré cette baisse un bon score en mathématiques, la chute est plus marquée en sciences, et encore plus vertigineuse en lecture. Nous sommes en effet passés de 509 points en 2012, à 484 en 2018. Face à ces résultats, le dernier rapport PISA officiel pour la Suisse rappelle que dans ce pays « la proportion d’élèves migrants de première génération est particulièrement importante (12 %) et que le système éducatif doit faire face, de façon plus prononcée qu’ailleurs, au challenge de la diversité linguistique et ethnique1. » Même si l’on ne peut attribuer la baisse du score à ce seul facteur, il est intéressant d’observer que les résultats révèlent un écart particulièrement prononcé entre les élèves qui parlent le plus souvent la langue du test à la maison (503) et ceux qui parlent plus souvent une autre langue (436)b. Cet écart est d’ailleurs plus élevé que la moyenne dans les pays de l’OCDE. Le rapport note aussi en conclusion qu’une tendance similaire était déjà perceptible entre 2012 et 2015, et que le groupe d’élèves comparativement moins compétents a été affecté par une nouvelle baisse des performances en lecture au cours des dernières années1. Le tableau ci-après, établi à partir des données de l’OCDE, donne une illustration de l’évolution des résultats de la Suisse. Les parties grisées signalent la compétence évaluée de manière approfondie pour chaque année. b. En introduisant une autre variable utilisée uniquement pour les analyses nationales, les résultats moyens obtenus en lecture par ces élèves sont respectivement de 510 points et 438 points.
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État des lieux
LECTURE
MATHÉMATIQUES
SCIENCES
2000
494
529
496
2003
499
527
513
2006
499
530
512
2009
501
534
517
2012
509
531
515
2015
492
521
506
2018
484
515
495
L’objectif n’est pas ici de procéder à une interprétation détaillée des résultats de ces enquêtes successives. Cette interprétation est d’ailleurs faite à chaque fois, et ce de manière très exhaustive, par l’organisme responsable. Mon but est plutôt, avant de relayer les constats partant du quotidien des enseignants, d’asseoir ces derniers sur un socle statistique et chiffré. Les enseignants inquiets ou désabusés s’entendent trop souvent dire que les générations critiquent toujours celle qui leur succède, qu’ils sont alarmistes, ou qu’ils observent leurs élèves à travers un prisme dépassé et que les compétences valorisées il y a vingt ans ne sont plus celles qui comptent aujourd’hui. Face au constat brut du terrain qui, il est vrai, est parfois teinté d’émotionnel tant il inquiète et questionne, on pourrait être en droit de rétorquer qu’il s’agit avant tout d’un ressenti, d’une impression, d’un point de vue subjectif. Si l’on veut, par souci d’objectivité, confronter ces expériences vécues à une analyse plus froide du niveau scolaire, PISA est la seule enquête d’envergure à laquelle se référerc. Et ses conclusions confirment une chute du niveau des élèves, particulièrement en lecture. c. Si une autre enquête spécifiquement suisse, les tests COFO, existe depuis 2016, elle n’a cependant eu lieu qu’une seule fois en 11H (pour les mathématiques) et une fois en 8H (pour la langue de scolarisation). Elle ne permet donc pas d’observer l’évolution des compétences des élèves.
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Conséquences du Covid La dernière enquête PISA a été menée en 2018 et ses résultats publiés fin 2019. Quelques mois plus tard, les écoles fermaient. Pendant de longues semaines, les élèves ont dû étudier chez eux et communiquer avec leurs enseignants par téléphone, par internet, voire par courrier. Parce qu’il est récent, il est encore un peu tôt pour mesurer de façon chiffrée et scientifique l’impact qu’a eu le confinement de 2020 sur la réussite scolaire des élèves. Quelques études s’y sont risquées, mais comme le souligne le dernier rapport sur l’éducation en Suisse, elles sont de qualité variable et le peu de données disponibles rend difficile une telle évaluation6. Nous sommes condamnés pour l’heure à nous baser sur les retours informels des parents, des professeurs, ainsi que des jeunes en question. C’est souvent l’impact sur leur vie sociale et sur leur moral qui est mis en exergue, et à bon droit. Exceptions mises à part, la génération de leurs parents – et bien souvent celle de leurs grands-parents également – n’a pas eu à vivre un changement si brusque dans son quotidien, ni une période aussi incertaine, lorsqu’ils étaient enfants et adolescents. Pour certains élèves pour lesquels l’école était aussi une manière d’échapper à un contexte familial difficile, voire abusif, cela a été particulièrement éprouvant. Il est donc légitime de souligner les effets négatifs que la pandémie a pu avoir sur le bien-être des jeunes. Cependant, on laisse trop souvent de côté les répercussions que cette crise a pu avoir sur le niveau scolaire des élèves. Dès la rentrée de l’automne 2020, les professeurs ont pu constater des lacunes, lacunes non seulement en matière de savoirs, mais également en matière de compétences plus générales, particulièrement d’aptitude au travail. Dans les mois qui ont suivi le retour à la normale – je parle ici de mes observations personnelles et de celles de nombreux autres collègues – beaucoup d’élèves semblaient avoir « lâché », perdu la volonté ou peut-être la capacité non de travailler assidûment mais de travailler tout court. Les résultats qui seront publiés fin 2023 seront donc particulièrement intéressants pour m esurer l’impact 22
État des lieux
de la pandémie sur l’apprentissage des élèves. En se basant sur les retours du terrain, on est en droit de prévoir qu’ils se traduiront sans doute par les scores les plus bas de l’histoire du test, et ce dans la majorité des pays participants. Cependant, que cette prédiction se confirme ou non, il sera bon si les résultats sont peu réjouissants de se souvenir que la crise du Covid n’aura fait qu’accélérer un processus déjà présent – rappelons-nous encore une fois que la dernière enquête PISA a eu lieu avant la pandémie et faisait déjà état d’une baisse des compétences des élèves, notamment en compréhension de texte. Nous aurons l’occasion d’étudier ces lacunes de manière plus approfondie dans la suite de cet ouvrage. Difficultés d’attention Aux difficultés de lecture mises en évidence par l’enquête PISA vient s’ajouter une autre problématique mentionnée auparavant, celle des difficultés d’attention croissantes des élèves durant ces dix dernières années. Une vaste étude américaine menée sur près de 200 000 jeunes a pu établir en 2016 qu’en moins d’une dizaine d’années le nombre d’adolescents ayant reçu un diagnostic de TDAH (acronyme utilisé pour les différents types de troubles de l’attention) avait bondi de 43 %7. En Suisse, les caisses maladie ont récemment tiré la sonnette d’alarme en signalant une augmentation de 50 % du nombre de personnes se faisant traiter avec de la Ritaline ou des substances actives similaires – qui sont utilisées lors d’une prise en charge médicalisée des TDAH – entre 2016 et 20218. Mais le déficit d’attention dépasse largement, nous le verrons plus loin, les troubles diagnostiqués. Il est si généralisé qu’il figure régulièrement au cœur de différents colloques ou formations proposés aux enseignants. Pensons notamment au séminaire national « Le déficit d’attention des élèves : comment agir ? » qui a eu lieu en France en 20199, ou à la 2e journée romande des didactiques SHS (histoire et géographie) 23
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placée sous le thème « Penser les SHS pour la “génération Z”… et au-delà ? » et qui dans son programme souligne la faible capacité d’attention continue de cette génération10. Ici encore, au risque de me répéter, il ne s’agit pas de scruter les résultats d’enquêtes ou d’études pour en tirer ensuite toutes sortes de conclusions. Il est d’ailleurs bon de souligner que l’on trouve très peu – voire pas du tout – de travaux académiques sur la baisse d’attention des élèves ou leurs lacunes et l’on cherche sans succès des études longitudinales appuyant les nombreux témoignages du terrain. Est-ce par manque d’intérêt ou par peur de ce que ces enquêtes pourraient révéler ? Mais quand les quelques chiffres disponibles – je les ai cités plus haut – illustrent une réalité vécue au quotidien, quand ils donnent une indication sur des phénomènes que l’on perçoit dans les salles de classe sans toujours pouvoir les expliciter, il me semble pertinent de les relever. Le constat que font les enseignants dans l’enseignement secondaire est quasi unanime : le niveau des élèves baisse, et cette baisse s’est accélérée ces dernières années. On en trouve une illustration assez parlante dans les examens qui sanctionnent la fin du primaire. En compréhension écrite, la difficulté des textes a progressivement diminué et elle s’accompagne de questions qui tant dans leur forme que dans leur contenu se sont simplifiées. Observons par exemple ces trois extraits d’épreuves :
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État des lieux
1998
2013
2022
« Trop beau », pensait Fabien. Il errait parmi des étoiles accumulées avec la densité d’un trésor, dans un monde où rien d’autre, absolument rien d’autre que lui, Fabien, et son camarade, n’était vivant. Pareils à ces voleurs de villes fabuleuses, murés dans la chambre aux trésors dont ils ne sauront plus sortir. Parmi ces pierreries glacées, ils errent, infiniment riches, mais condamnés.
Cornélia regarda l’horizon. Sortant des brumes, la ville était là. Flottant sur l’eau. Hérissée de moulins et de clochers. Une ville dont les rues étaient des canaux. Des canaux bordés de maisons de brique et de pierre, serrées les unes contre les autres le long des quais. Et des quais tout encombrés de bateaux croulant sous les marchandises. Cornélia frissonna. Elle n’aimait ni la ville ni le monde. Elle préférait le silence et le clapotis du fleuve.
Manoug marcha longtemps. À l’aube, il atteignit une plage de sable blanc. Là, il trouva un minuscule bateau, sauta à bord et rama de tous ses biscotos. Mais bientôt une tempête se leva… et la barque valsa, vira et chavira. Manoug battit des bras et des pieds et but de grandes tasses d’eau salée. Quand enfin la mer le recracha, il était complètement découragé. « C’est fichu ! Cocagne a disparu et me voici tout seul en terre inconnue ! »
En 1998, les élèves lisaient des extraits de Vol de Nuit de Saint-Exupéry. Il ne viendrait aujourd’hui à l’esprit d’aucun professeur d’oser imaginer proposer le même texte en examen, confrontés comme ils le sont quotidiennement aux difficultés des élèves. Pénalisé par un vocabulaire et une syntaxe lacunaires, un nombre croissant d’entre eux a des difficultés à s’exprimer. Plusieurs n’arrivent pas à lire et à comprendre ce qu’ils lisent simultanément. Et l’on constate de plus en plus à l’arrivée au secondaire des lacunes telles qu’il paraît impossible d’y remédier totalement. Les inquiétudes sur le niveau scolaire ne datent pas d’hier et ont souvent animé les débats à petite ou grande échelle. C’est un phénomène dont on entend ponctuellement parler mais sans qu’on en saisisse toute la gravité et la portée, comme s’il s’agissait d’une rengaine trop entendue. Pourtant, la situation devient urgente. Elle l’est parce que si un constat formel n’est pas 25
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effectué, et si des mesures ne sont pas prises en conséquence, nous courons le risque que sortent de l’enseignement obligatoire des élèves qui n’auront plus la compétence de base qu’est la maîtrise de la langue – lecture, vocabulaire, expression orale et écrite – et sans laquelle ils ne peuvent, à terme, penser et communiquer.
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Les difficultés L’orthographe en péril Le niveau d’orthographe en baisse est un fait relativement connu, et qui revient régulièrement dans les médias. En janvier 2016, un court reportage du 19h30 de la RTSa se penchait sur ce problème. On y voyait des étudiants en lettres suivre des cours de rafraîchissement, et un professeur de l’Université de Lausanne s’étonner de pouvoir trouver 40 fautes dans un document de trois pages11. Si dans un cadre universitaire et qui plus est dans une faculté censée attirer des personnes ayant un intérêt spécifique pour les mots et la littérature, on retrouve de telles lacunes, comment donc être surpris du niveau d’orthographe des élèves qui commencent leurs études secondaires ? Et après tout, qui parmi nous n’a jamais fait l’erreur, dans un message écrit trop vite, d’utiliser un « é » au lieu d’un « er », d’oublier un « s » ou un accent sur le « où » ? Il faut cependant se rendre compte que les difficultés d’orthographe rencontrées chez les élèves du secondaire I vont bien plus loin qu’un participe passé mal accordé. On constate par exemple de plus en plus d’élèves qui n’utilisent plus d’accents, ou qui ne maîtrisent pas la différence entre majuscules et minuscules. Cela donne des phrases commeb : a. Radio Télévision Suisse. b. Tous les exemples proviennent de copies d’élèves en première année de s econdaire I (l’équivalent du collège français) ayant entre 12 et 13 ans. Par souci d’anonymat, les extraits ont été recopiés en conservant une graphie équivalente à l’original.
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Désolé pour l’orthografe
En niveau d’exigences élémentairesc, faire une dictée non préparée devient inenvisageable, car c’est courir le risque de se retrouver avec une moyenne de classe catastrophique. Même lors de dictées préparées, de plus en plus rares elles aussi, certains élèves cumulent jusqu’à 20 fautes, parfois plus, sur un texte de moins d’une centaine de mots. Plus frappant encore, les fautes de copie deviennent monnaie courante. De moins en moins d’élèves, surtout dans les groupes plus faibles, sont capables de copier une phrase sans faire d’erreurs. Régulièrement, si le professeur met le doigt sur les fautes, plusieurs élèves parviennent à se corriger, et à justifier leur correction (« il y a un “s” car le sujet est “tu” », « il faut mettre une majuscule car le mot est en début de phrase »), ce qui tend à montrer que de nombreuses erreurs proviennent avant tout d’un manque d’attention, plutôt que d’une méconnaissance des règles d’orthographe. Ce manque d’attention se retrouve également dans la lecture des consignes, comme on le verra plus loin. Mais les copies des élèves qui commencent leurs études secondaires mettent aussi en évidence des lacunes parfois très conséquentes. Des règles de c. En Suisse, au secondaire I, les élèves ne fréquentent plus tous les mêmes cours. Dans presque toute la Suisse, le degré secondaire I a différents types de filières ou est organisé selon plusieurs groupements de niveaux-matières à l’intérieur d’un degré intégré. La plupart du temps, les filières et les groupes se divisent en classes avec des exigences élémentaires et classes avec des exigences étendues. Tous les textes d’élèves proposés dans ce livre proviennent de classes avec des exigences élémentaires.
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Les difficultés
base, censées avoir été vues et revues en primaire, ne sont pas maîtrisées. L’utilisation, ou plutôt la non-utilisation des accents en est un exemple. Il en va de même pour la présence ou non d’apostrophes devant certaines lettres, comme dans l’exemple suivant :
On constate ici la difficulté du passage à l’écrit, dans le sens où un élève n’arrive pas à transcrire sur une feuille ce qu’il est tout à fait capable de dire par oral (« j’ai décidé d’avancer »). Les copies montrent également que la transcription phonème-graphème n’est pas acquise, comme nous pouvons le voir ci-dessous, avec un « inquiet » transformé en « inciet » et un « fatigués » qui devient « fatigé ».
Dans la même veine, il est fascinant de constater qu’en conjugaison, les élèves plus faibles ont bien plus de facilité à l’oral (parfois avec une mise en contexte nécessaire) qu’à l’écrit. Occasionnellement, pour revenir à l’orthographe, on rencontre aussi des erreurs purement graphiques, non liées à des règles de grammaire ou d’orthographe. Ainsi on peut lire des mots comme « aMi », « aBBatu », « rePorter », « aFin ». Ce cas de figure est pour le moins préoccupant, car il signale des lacunes datant de l’apprentissage de l’écriture, qui n’ont visiblement jamais été corrigées durant toutes les années du primaire.
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EXTRAIT d'un livre paru aux Éditions Favre.
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