Du sang sous les acacias (Ed. Favre 2019) - EXTRAITS

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La maison d’édition Favre bénéficie d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2016-2020.


Bernadette Richard

Du sang sous les acacias Roman


La cruauté envers les animaux est la violation d’un devoir de l’homme envers lui-même. Emmanuel Kant

La cause des animaux passe avant le souci de me ridiculiser. Emile Zola


Les personnages de ce roman sont fictifs, certaines situations ĂŠgalement.


Ruaha, nuit du 1er au 2 juin Il s’avança sans bruit. Depuis le temps, il avait appris à se déplacer comme une ombre qui épouse la nuit. Il défiait quiconque d’imaginer qu’un homme était accroupi dans l’attente. Il savourait sa joie, une joie mauvaise, pitoyable, pot de fiel qu’il s’obligeait à déverser sur son âme chaque fois qu’il prenait la décision, combien juste, de sévir. Il se savait habité par la foi qui déplace les montagnes, chavire les océans, précipite les avions dans des crashs effroyables. Rien, jamais, ne le ferait renoncer. Dans Son infinie bonté, Dieu avait voulu confronter l’homme au mal, afin qu’il apprenne à se défendre et à suivre le chemin sacré qui le ramènerait à Lui, le Père tout-puissant. Et comme Dieu est amour et que Ses voies sont insondables, Il avait ordonné à certains de Ses enfants de remettre de l’ordre sur la planète bleue. C’est ainsi qu’il s’était senti appelé. Après le drame. Absolument inconsciente du danger qui rôdait, la victime bayait aux corneilles, si on pouvait parler de corneilles pour les charognards bruns à l’allure peu soignée, qui ­roupillaient pour l’instant. Il ne doutait pas qu’alléchés par la mort qui allait frapper, ils entameraient bientôt un requiem jacassant en guise d’oraison funèbre. Tiens, le martyr de cette nuit ne semblait pas pressé de rejoindre sa petite famille. Bizarre. Allons, se dit-il, il me –7–


f­acilite la vie, loin de chez lui, il est d’autant plus exposé, seul, quel idiot ! Avec ses lunettes à infrarouge, il vérifia qu’ils étaient bien les seuls êtres vivants dans le coin, hormis les oiseaux. Il repéra des rongeurs. Et l’ennemi, qui avançait dans sa direction d’un pas paisible. Lui aussi était calme. Il ouvrit son sac, en sortit la bouteille en verre contenant le mélange tilétamine, anesthésique rapide et durable et zolazépam, anticonvulsif anxiolytique et myorelaxant, puis la fléchette-seringue, en verre elle aussi. Le liquide passa de l’une à l’autre comme par magie, il n’avait même plus besoin ni de lumière ni de ses lunettes à vision nocturne pour accomplir cette opération. Il ajouta la cartouche de gaz carbonique qui permettait la propulsion de la fléchette. Enfin, il retira du sac le fusil hypodermique, l’assembla, vissa l’empennage sur la fléchette-seringue et secoua ses épaules un peu tendues. Il lui restait à attendre. La patience, mère de toutes les vertus. D’autant que l’autre, cette nuit, était d’humeur folâtre, il y avait de l’ivresse dans ses ­déplacements, de la joie peut-être, allez savoir. Après trois quarts d’heure, il trouva l’angle de tir idéal. Il cala le fusil contre son épaule, visa, tira. L’ennemi s’arrêta pile et tomba lourdement au sol en se débattant avec maladresse, l’anesthésiant faisait déjà son œuvre. Encore trois minutes, il serait neutralisé. Et sept nouvelles minutes pour se préparer moralement, temps nécessaire à l’immobilisation totale. Il lui restait à retirer le cœur. Long et pénible labeur qu’il n’appréciait guère, mais le rite voulait que le mal soit arraché. Il s’approcha. L’autre ne bougeait plus. À peine un souffle régulier. Comme à chaque fois, il adressa une prière au Tout-Puissant et se signa. Il sortit à nouveau de son sac le matériel adéquat et entama l’opération. La première incision était délicate et il n’était pas question de se livrer à une boucherie. Il aimait le travail propre, réalisé comme une partition musicale. À l’aide d’un couteau de chasse, il se mit à fouiller dans la chair au niveau du sternum. Un sécateur l’aida à couper les côtes. Il partagea ensuite le thymus, –8–


la glande du système immunitaire, sépara les poumons par le médiastin, le cœur apparut, encore ivre de vie. Avant de s’en emparer, il injecta du potassium afin de mettre un terme aux palpitations et clampa l’aorte pour éviter le bain de sang. Il en avait déjà bien assez comme ça sur les mains. Alors seulement, il cisailla l’artère pulmonaire, la veine cave et l’aorte, sans négliger le faisceau nerveux. Il agissait sans réfléchir, instinctivement concentré sur une gestuelle tant de fois répétée qu’elle se déroulait comme en dehors de lui. Myorelaxant aidant, le martyr n’eut même pas un ­soubresaut au moment où le tueur retira ses mains qui tenaient le cœur. Il déposa soigneusement ce dernier dans une glacière contenant de l’éthanol à 80 %, qu’il referma hermétiquement. Avant de partir, il récupéra la seringue et son plumet, encore planté dans la peau. Il considéra l’ouvrage, satisfait : encore un qui était définitivement hors d’état de nuire. Mais le combat ne faisait que commencer.

La Chaux-de-Fonds, 2 juin Marre de ce mois de juin pourri eut à peine le temps de pester Bérénice en recevant une ondée sur la tête, que déjà la musique s’éboulait sur le trottoir détrempé. Musique joyeuse, son père détestait les envolées en mineur. Elle grimpa les escaliers de bois qui menaient au premier, ouvrit la porte en hurlant à toute volée : – Salut p’tit père ! Qu’est-ce que c’est que ce chambard ? – C’est ma musique que tu nommes chambard ? ­rétorqua une voix venue de la pièce du fond. « Le souk », disait Bérénice pour décrire la chambre haute de plafond où son père passait la plupart de son temps quand il était en Suisse. Privé de porte, le souk méritait son nom : une télé archi moche vous arrachait les yeux dès l’entrée à cause de ses couleurs réduites au jaune et vert, et encore, les meilleurs jours ; une table basse recouverte de formica délavé, un fauteuil design défoncé, récupéré sur le –9–


trottoir, une chaîne stéréo de 1988, « antiquité sans qualité » résumait Bérénice, une espèce de bibliothèque informe, sur les rayons de laquelle Cortat jetait ses CD en vrac, de même que des coupures de journaux en anglais, allemand, grec, français, espagnol, italien, portugais, traitant de sujets à bâiller dès les premières lignes. On y causait médecine, médecine vétérinaire, découvertes dans les domaines les plus farfelus qui occupaient les polices scientifiques de la planète, armements sophistiqués, stratégies bancaires, magouilles politiques, actes de braconnage, autant de matières rédhibitoires à ses yeux. La pièce abritait également une incroyable cage à oiseaux ramenée d’une mission en Chine, dans laquelle s’égosillait un volatile mécanique, ingénieux bricolage de son pote Charly qui bossait dans une entreprise de boîtes à musique de la région. Il y avait aussi un bureau, somptueux modèle années 1940, bois et métal, cadeau de Victoria. Il était encombré de paperasse, dossiers en plusieurs langues, dictionnaires, portable, stylos, cendrier toujours plein et tasse à café toujours vide, téléphones, cactus résistant aux absences répétées du locataire, machins informes, clés USB, tablette, et l’incontournable pile de L’Équipe. Bérénice avait renoncé à vouloir lui faire entendre raison côté confort : son deux-pièces cuisine tenait du foutoir, l’étalement ­anarchique de ses affaires l’aidait à se concentrer, tel était le credo de Cortat. Et dans un coin, un vélo d’appartement sur lequel il ­s’entraînait régulièrement, à condition qu’un bon match passe à la télé. Il se leva et ouvrit tout grands ses bras pour embrasser son aînée. Bérénice lui trouvait la tendresse brute – pas brutale, précisait-elle – d’une mère ours couvant sa progéniture. Avec sa gueule sculptée au carré, ses yeux noirs, perçants, les cheveux coupés en brosse, le physique un peu lourd, trop grand pour un mec du Sud, il paraissait lent, comme les plantigrades. Mais comme pour eux, il ne fallait pas se fier à son aspect massif. Il était d’une souplesse et d’une rapidité inattendues, et bon nombre de ses c­ ollègues enviaient sa forme. On se demandait d’ail– 10 –


leurs s’il ne cachait pas quatre poumons dans le thorax. Et il fumait, le bougre. Il avait toujours refusé de se présenter au marathon de New York, abhorrant ces foules de moutons qui se la jouent bonne santé. Il aimait aligner les kilomètres, seul, le long des chemins forestiers, des rues et des avenues, au petit matin, voire suivre une rivière ou un bord de mer. Le sport à la télé, par contre, le branchait bien, il pouvait déguster les images en sirotant un de ses rouges haut de gamme dont sa cave était bien achalandée, son seul luxe avec sa Morgan 4/4 de 1993, au bleu marine unique dans l’univers automobile. Fanatique de la marque, il n’avait pourtant pas poussé le vice jusqu’à s’offrir un modèle avec le volant à droite. – Ça va ma princesse ? – Je te rappelle qu’on sort les chevaux dans vingt minutes ! Et puis maman voudrait bien qu’on mange tous ensemble samedi. – Elle a oublié mon numéro de téléphone ? – Papa, trancha Bérénice en s’asseyant sur la chaise de bureau dont le dos avait été massacré par les griffes de Néron – par chance, la sale bête était restée chez Victoria au moment du divorce – arrête ces enfantillages, tu sais bien qu’elle est hyper à la bourre. Comme elle savait qu’on allait à cheval, elle m’a demandé de te demander… – De m’ordonner, tu voulais dire. Complices, père et fille pouffèrent. Ils étaient bien placés tous deux pour savoir que les désirs de Victoria étaient des ordres. – Samedi, samedi, réfléchit Cortat à voix haute… j’en sais foutre rien. Si je suis encore là, pourquoi pas ? Ça me fera plaisir de voir l’emmerdeur. – Papa, depuis que tu as quitté l’apparte, il ne chie plus sur votre lit. – M’étonne pas, ce morveux me détestait. – C’était réciproque. – Tiens, ce chat de malheur prétendait me jeter hors du lit conjugal, j’étais bien obligé de lui montrer qui était le maître, non mais… – 11 –


Bérénice sourit intérieurement. Son père avait raison : Néron devait considérer, dans sa tronche de chat de gouttière aux mille combats, que Victoria lui appartenait. Le divorce lui avait donné raison. Puis, elle réalisa ce que son père venait de dire. – Comment ça, encore ? Est-ce que ça signifie que tu repars déjà ? – Je ne sais pas ma Puce, pour l’instant, rien à l’horizon, mais un meurtre est si vite arrivé. – Mais tu rentres à peine de Côte d’Ivoire… – C’est justement de la Côte d’Ivoire que provient cette musique envoûtante que tu appelles du chambard. Tandis que son père consultait un agenda couvert de gribouillis, Bérénice tournoya sur la chaise, faisant voleter ses cheveux sombres. Arrangés à la Louise Brooks, ils ­soulignaient chez l’adolescente quelque chose d’exotique qui lui venait de la lignée grecque. Elle sourit. – Je plaisante, c’est pas mal, ça fait un peu musique répétitive. – Tu rigoles. – Pas du tout, rétorqua-t-elle, je te ferai écouter sur mon iPod, tu verras… – Je ne verrai rien, je n’entendrai rien, je hais ces lignes de bruits horizontales. Bérénice ne répondit pas. Elle s’était levée, attirée au dehors par quelque chose qui avait traversé le rideau de pluie. Elle ouvrit la porte du balcon et sortit. – C’est une buse, cria Cortat qui avait suivi le regard de sa fille. – En pleine ville ? – La Chaux-de-Fonds n’est pas une ville ma chérie, à peine un gros bourg prétentieux ! – Papa, ne répète pas ça à Victoria, s’il te plaît. Depuis que la ville est inscrite au patrimoine de l’Unesco, elle est fière comme un gamin qui fait du vélo sans les petites roues ! Yànnis Cortat observa sa fille en rigolant et la rejoignit sur le balcon.

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– Certes, mais sans les petites roues, Victoria n’a aucune chance d’arpenter le Pod1 sans se casser la figure. Un rayon de soleil un brin effarouché tentait une percée à l’ouest et un double arc-en-ciel auréolait la cité. – Bon, conclut Bérénice soudain sérieuse, on y va ? Cortat entoura de son bras l’épaule de sa fille, et sous la pluie, ils rejoignirent la Morgan.

Paris, 3 juin Amélie sursauta, le cœur battant. Ça n’était que le petit qui tirait un son barbare de sa guitare électrique. Agressé dans son sommeil, Lord Byron fit un saut, jeta un cri désespéré et se faufila sous la couette. Amélie se leva, enfila une robe de chambre de soie mauve, traversa le salon, frappa à la porte du gamin. – Pierre-Alexandre, tu fais peur à Lord Byron. Tu as vu l’heure ? – Cinq heures ma poupée préférée, je viens de rentrer, j’ai l’âme ouverte au chef-d’œuvre, je vais composer pour toi une aubade. – Je préférerais que tu prennes une douche et que tu ailles dormir une heure ou deux. Lycée ce matin ? – Je crois oui… Il fila sous l’eau comme le lui avait recommandé sa sœur, laquelle retourna se pelotonner sous la couette, où Lord Byron ronronna dès qu’il la sentit toute chaude contre lui. Elle était à peine endormie que déjà son réveille-­matin lui martelait les tympans. Lord Byron frotta sa tête blanche contre son front, comme il le faisait chaque matin, hormis quand Jérôme, le petit ami en points de suspension, ­partageait sa couche. Tout le monde détestait ou méprisait Jérôme, y compris le persan, mais il était un bon amant, elle rechignait à s’en séparer. Elle murmura quelques mots à 1. Surnom de l’avenue Léopold-Robert à La Chaux-de-Fonds, qui constitue son artère principale. – 13 –


l’oreille du félin, le remercia de tant de douceur – Lord Byron était vêtu d’une fourrure d’aristocrate, longue et soyeuse, qui exigeait des soins quotidiens. Elle s’étira et, repoussant la couette à motifs géométriques bleus, blancs, jaunes, verts, se glissa dans ses mules et sa robe de chambre pour se rendre au dressing, afin de choisir la tenue du jour. Elle jeta son dévolu sur un ensemble crème, jupe courte, veste cintrée, chemisier saumon, très transparent, et s­’habilla après une douche rapide. Tout en se coulant un café, elle versa, dans un bol à l’effigie de Marilyn, un demi-yaourt, des raisins secs et une cuillère à soupe de céréales. C’est en refermant le frigo qu’elle remarqua le post-it en forme de cœur de Pierre-Alexandre, qui précisait que le chat avait eu ses croquettes matinales, et ajoutait « bonne journée ma sœurette à moi ». Elle lui envoya un baiser de la main, émue par la gentillesse de son jeune frère, admirant au passage son courage : Nuit blanche et conscient de ses responsabilités, songea-t-elle, il est déjà parti au lycée. Elle ne se doutait pas, évidemment, qu’il dormait si profondément que seuls les douze coups de midi lui soulèveraient les paupières. Elle s’étira à nouveau, but un second café. Elle n’était pas pressée, ce matin. Elle avait rendez-vous à 10h30 avec un jeune thésard qui souhaitait la consulter à propos de recherches qu’il menait concernant les hippopotames, sa passion à elle. Amélie de Saint-Sauveur, jolie rouquine au nez pointu, aux yeux bleus très pâles et à la peau blanche piquetée de petites têtes d’épingles rouille, venait de fêter ses trente-quatre ans. Elle était réputée spécialiste in the world de « cet attachant animal » – selon elle, bien entendu. Curieusement, elle n’avait encore jamais rencontré de vrais fervents du cétartiodactyle à grandes dents. Rejetant en arrière sa tignasse de feu toujours un peu emmêlée pour éviter que les griffes de Lord Byron ne s’y prennent, elle l’attrapa afin de lui prodiguer son brossage. Elle avait passé un tablier prévu à cet effet, les poils du persan atteignant jusqu’à quinze centimètres de longueur. Ravi de ce moment de complicité, le chat s’allongea sur la serviette prévue pour ses soins et tendit sa tête en poussant des couinements. – 14 –


– Bouge pas mon Lord, j’ai oublié la seconde brosse. La biologiste était toujours inquiète de l’abandonner en altitude – les soixante-dix-sept centimètres de la table pouvant lui être fatals. Il était si dégénéré que le moindre choc ou une chute provoquait des fissures dans son fragile squelette. Tripatouillée par les éleveurs, sa noble lignée avait oublié de lui assurer la santé qui fait habituellement la renommée de la race féline. Lord Byron avait compris depuis le temps. Il resta couché sur le dos, les pattes en l’air, attendant le retour de sa maîtresse bien-aimée. Le brossage se déroula au rythme de gros câlins et de mots doux, que lui chantonnait Amélie. Hélas, il lui fallut finalement chausser ses stilettos Fifille à semelle rouge et filer au labo, où l’attendait l’étudiant. – Je vais peut-être enfin rencontrer un ami des hippos, mon bébé. Et, après un dernier bisou sur le museau d’ivoire du persan, elle prit son sac à main, vérifia que porte-monnaie, poudrier, mouchoirs en papier, rouge à lèvres – saumon aujourd’hui – stylo, calepin, cellulaire et carte navigo y étaient entreposés comme d’habitude. Elle héla encore, pour la forme apparemment, le boa qui semblait jouir du sommeil du juste dans son terrarium cinq étoiles, installé au salon. Elle ouvrit la porte d’entrée, la ferma, la verrouilla, dégringola les trois étages en faisant des clic-clac avec ses talons, adressa un signe amical à la concierge et se retrouva sur le trottoir de la rue Charlot, qu’elle appréciait à toute heure. Quelques regards masculins glissèrent sur elle, approbateurs. C’est qu’elle était canon, Mademoiselle de Saint-Sauveur, pas une beauté classique, elle apparaissait telle une sylphide égarée sur talons aiguilles, on l’aurait dit prête à s’envoler, tant sa démarche était aérienne, comme si elle frôlait le sol sans y poser vraiment le pied. Menue, taille de guêpe, seins ronds et fermes, malicieusement ­révélés par le chemisier vaporeux, elle attirait les mâles… mais peinait à les garder. Trop absorbée par son travail.

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Lac de Paladru, 3 juin Il grogna, se leva, huma l’air, tourna sur lui-même, se recoucha, mécontent. Que faisait Violette ? Elle avait disparu depuis un sacré bout de temps – en temps de chien, bien sûr – avec son affreuse pétaradeuse, elle appelait ça une Coccinelle ! Platon hocha la tête et allongea brusquement le museau, attiré par une odeur ma foi très appétissante. Tant pis pour Violette et sa Coccinelle jaune citron. Elle était partie en l’abandonnant, lui recommandant de l’attendre sagement devant l’entrée. Il n’avait pas fait d’histoire, mais là, franchement, ce fumet, cette fragrance, Platon s’ébroua et s’apprêta à sauter par-dessus la petite barrière censée délimiter son habitat. Alors qu’il prenait son élan pour suivre le divin relent de bœuf grillé, son ennemi personnel apparut au bout de la petite rue qui menait au mobile-home de Violette : le jack russel des Anglais venait le narguer jusque chez lui. Pris d’une colère subite, exacerbée par ­l’absence de sa maîtresse, Platon se ramassa sur lui-même tel un poids moyen sur le ring, se concentra, bondit dans la barrière qu’il massacra au passage, se jeta à corps perdu dans une course-poursuite, à l’assaut de l’adversaire juré, le terrier buveur de thé. Celui-ci capta rapidos les tenants et les aboutissants de la situation : le bouledogue semblait contrarié. Courage, fuyons. Le petit fin et le petit gros l’un derrière l’autre, aboyant, crachant, passèrent le turbo, ce qui les propulsa droit devant. Et devant, c’était une alignée de jardinets ridicules pour maisons de poupées de vacances. Les barrières giclèrent, les fleurs furent piétinées, les jouets des enfants volèrent aux quatre coins du camp, les gosses hurlèrent, certains de joie, d’autres de peur, les adultes vitupérèrent, les barbecues projetèrent cendres et bidoche à l’est, à l’ouest, au sud, au nord, l’hystérie atteignait son comble, les deux cabots ne perdaient pas un poil de leur courroux – enfin, surtout Platon – ni un zeste de leur souffle sportif, quand surgit le citron pétaradeur à l’entrée du camping. Platon le repéra aussi sec, s’arrêta net, haletant, et agita aussitôt la queue, son grand amour était de retour. Il fonça vers sa maîtresse préférée entre toutes, Violette, – 16 –


sortie comme un diable de sa boîte jaune, suivie de quatre potes à elle – raison pour laquelle elle n’avait pas emmené Platon. Elle n’avait pas encore appelé son clébard que la moitié des saisonniers de l’endroit – quelques Nordiques et des semi-bobos du coin qui se mettaient au vert six mois par an à dix kilomètres de leurs cages à lapins bétonnées – lui tombait dessus en braillant. Platon de même, qui sautillait, lui mordillant le jean et la main. La fin de la soirée fut pour le moins animée, ce qui ­n’empêcha ni Violette, ni ses potes, ni même le jack russel qui revint à la charge, de se taper un gueuleton tellement arrosé – pas d’alcool pour les poilus – qu’au matin du 4 juin, Violette ne se souviendrait même plus pourquoi tout le monde l’attendait de pied ferme devant le mobilehome. L’affaire faillit tourner au vinaigre, mais les Anglais, maîtres du jack russel, très gentlemen – ils sont homos, pronostiqua Violette – entrèrent dans le fatras des restes de la fête pour l’assurer de leur soutien. – UK2 est un coquin, avoua le plus grand des deux, tandis que l’autre posait un regard amusé sur le capharnaüm où cuvaient encore ses invités. – A cup of tea? or coffee? demanda Violette à la ronde. Les Anglais acceptèrent, prenant place sans façon sur la véranda. Les autres poussèrent de bizarres grognements. – Violette McIntosh, se présenta-t-elle. Ils répondirent poliment, mais elle était tellement ­bourrée qu’elle ne comprit pas un traître mot, ni leur nom, ni leurs questions. En servant le thé, elle réalisa néanmoins qu’ils avaient calmé les voisins et se proposaient de payer les dégâts au plus vite. – On partage la facture, articula-t-elle avec peine, avant d’aller chercher à l’intérieur le pain, le toaster, le beurre et la confiture. – Nous mangeons plutôt eggs and bacon à cette heure, glissa l’un des Anglais, je vais en préparer, c’est à deux pas, maybe vous voulez une portion ?

2. Prononcer Youké. – 17 –


– Why not? récita Violette en songeant que le bacon absorberait le surplus d’alcool. Elle nota que les frères ennemis, bouledogue et jack russel, avaient momentanément signé un accord de paix et somnolaient tous deux à leurs pieds. Le duo était comique, l’un blanc avec une tache noire sur l’œil qui lui dessinait un bandeau de pirate, l’autre noir et ses trente poils blancs au milieu du front, comme une tache de peinture. Violette grattouilla les deux pépères qui grognèrent de plaisir.

Ruaha, 3 juin Convoqués en urgence, les douze rangers se retrouvèrent en fin de journée dans le bureau de Gabriel Kibaki. Le directeur du parc n’avait pas cru bon de préciser le motif de cette injonction, mais selon les bruits qui couraient plus vite que les guépards, Kibaki était de mauvaise humeur. Et puis, on commençait à s’interroger sur la mort subite de plusieurs hippopotames, du jamais vu. Chacun connaissait l’avis de Kibaki sur les hippos. Il les détestait. Tout en eux le repoussait, leur laideur, leur manque de grâce, leur façon de se déplacer sur ces pattes ridicules, fonçant tout droit, sans la moindre réflexion. La barbarie à l’état pur. Mais en tant que responsable des parcs du Sud, il était contraint de les protéger. Il alluma une cigarette, signe chez lui de nervosité, et entama aussitôt : – Nous avons un problème, je n’en connais pas encore la nature, mais nous devons désormais ouvrir l’œil et agir vite. En arrivant ce matin, j’ai dû faire un détour pour éviter les charognards qui tournaient en l’air autour d’une proie. – Encore un ? s’exclama un des rangers. – Oui. Ça ne peut pas continuer. Nous avons probablement affaire à une contagion dont on ne connaît pas la nature. J’espère qu’on n’est pas face à un nouvel épisode

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du syndrome Zambie3. Le plus surprenant, c’est qu’aucun autre animal n’est touché. Le véto n’est pas là aujourd’hui, mais je l’ai briefé par téléphone. Je me fous de ces bœufs aquatiques, je crains surtout pour les touristes, on ne peut pas se payer le luxe d’un mal inconnu ou d’une épidémie en ce moment. – Et on fait quoi ? demanda au fond du bureau Pablo Huertà, le seul ranger blanc de la bande. Gabriel rajusta ses lunettes, passa une longue main élégante sur son crâne rasé. – On laisse aller et on joue au billard, rétorqua-t-il avec son humour glacial. En attendant, si tu allais nous chercher du thé ? Brave type, Huertà ignora le sarcasme et sortit à la recherche d’un grand pot de thé et de tasses à la cantine de la réserve. Gabriel Kibaki laissa planer un silence amorti par la chaleur étouffante qui régnait sur le parc. Respecté pour ses qualités d’organisateur et son autorité, il n’était pas ­réellement apprécié des rangers – craint, oui. Arrivé à la tête des parcs du Sud – il affichait clairement une préférence pour Ruaha – à la suite d’une sale affaire de braconnage à laquelle le précédent directeur était mêlé, Kibaki avait remis de l’ordre. On le disait intransigeant, implacable avec les ­salopards qui viandaient les animaux sauvages pour quelques dollars, y compris les hippos et les crocos qui n’avaient pas ses faveurs eux non plus. Sportif ­accompli, amateur d’aéronautique – il pilotait le Piper destiné à la surveillance des parcs – il vouait un culte à la discipline. Toujours vêtu de noir, hormis sa fausse Rolex qui brillait de mille feux usurpés à son poignet droit, il avait la confiance des rangers, qui craignaient les réactions de ce scientifique sans états d’âme apparents, formé en Europe.

3. En 2011, plusieurs centaines de personnes sont mortes de l­ ’anthrax, après avoir ingurgité de la viande d’hippopotames tués par la maladie du charbon. – 19 –


Quand Huertà revint, Gabriel reprit : – Fini de jouer les branleurs dans vos 4x4. Vous allez vous diviser en équipes et surveiller cette fichue réserve, veiller aux hippos, vous concentrer sur leur comportement : sont-ils pris de malaises ? Se retirent-ils pour mourir ? Sontils seuls subitement ? Largués par les autres ? Suivent-ils leurs chemins habituels ? Ce genre de choses, vous voyez ? Les onze cadavres retrouvés jusqu’ici étaient trop abîmés par les charognards et les félins pour tirer quelque information que ce soit des restes. Idem pour celui de ce matin. Le temps que j’atterrisse et que Felix, joint par téléphone sur le terrain non loin du carnage, se rende sur place, les vautours s’étaient servis. Curieusement, les oiseaux sont en bonne santé, les félins qui s’en mettent plein la panse également, le mal, si mal il y a, n’affecte aucun autre animal. Le prochain hippo malade, je veux que vous soyez présents pour le sauver ou pour l’achever. Les rangers se retrouvèrent à l’extérieur. C’était l’heure du repas, ils se rendirent à pied à la cantine. Gabriel Kibaki ne les accompagna pas, il rejoignit l’avion et décolla dans le crépuscule. Ils mangèrent sans appétit, se creusant la tête afin de trouver une tactique qui permettrait de quadriller toute la zone à eux douze. Les guides devraient être mis à contribution, d’ailleurs Felix avait prouvé aujourd’hui qu’il pouvait donner un coup de main, même s’ils avaient la charge de clients venus en safari photo. Et puis, chacun espérait que Raila Mazuri, le vétérinaire, parviendrait à dénouer cet imbroglio, ou tout au moins à leur fournir des pistes de réflexion. L’essentiel étant de préserver la faune et leur principale source de revenus, les touristes, la Tanzanie n’étant toujours pas la destination à laquelle les wazungu4 pensaient en premier.

4. Pluriel de mzungu, Blanc, étranger occidental en swahili. – 20 –


Ifakara, 3 juin Elle s’était levée avec le soleil. En chantonnant, elle avait préparé le feu pour cuire l’eau du thé. À Ifakara, seuls les plus anciens savaient qu’elle avait plus de soixantedix ans. Elle ressemblait à la terre de la région qui l’avait vue naître, peau tannée, ridée comme les sols rongés par le soleil. Elle se tenait droite, un bras placé dans le bas du dos pour soulager ses lombaires douloureuses. Ses cheveux n’avaient pas vieilli, ils étaient toujours noir de jais, longs, divisés en petites tresses savamment attachées autour de la tête. Sa sœur l’aidait à laver sa chevelure et à la remettre en place une fois par mois. Tout le monde la considérait comme une cinglée irrécupérable, parce qu’elle parlait peu ou tenait des discours incohérents. Elle chantait le plus souvent, parfois même au milieu de la nuit, « pour chasser les esprits », disait-elle. Ses cinq aînées vivaient à Dar es Salaam, elles avaient peu de liens avec le jumeau survivant, marqué par le destin. L’autre était décédé de mort violente. Une mort terrible que son frère rachetait par des cadeaux, pour laver l’horreur. On l’appelait la Folle. C’était sans méchanceté, juste une allusion à son incapacité à se situer dans le présent. Si on lui parlait, elle répondait par des allusions extravagantes, elle semblait déambuler dans un monde parallèle, où vivait encore son enfant disparu, à qui elle racontait le quotidien du quartier, en le mimant avec force gestes et en riant aux éclats. Sa cadette savait bien, elle, qu’elle n’avait pas perdu la raison. D’ailleurs, elle vaquait à ses occupations comme n’importe qui, allait puiser l’eau, soignait les poules et même une vieille chatte qui avait trouvé refuge chez elle. Elle s’occupait de son ménage, deux pièces au sol en terre battue, dans une maison en dur que lui avait construite le jumeau survivant. Elle avait refusé de s’installer dans une habitation avec l’eau courante et l­’électricité presque quotidienne. Elle allumait son feu, l’entretenait, l’étouffait avant de se rendre sur la tombe du petit, ne rechignait pas à la lessive, ni aux repas, ni au nettoyage de la cour quand, après les pluies, l’eau déversait devant chez elle toutes sortes de détritus. Si, à la mort de – 21 –


son enfant, sa raison s’était diluée dans la douleur, laissant la place à des divagations apparentes, elle était néanmoins responsable d’elle-même. Et sa sœur, beaucoup plus jeune, lui prêtait main-forte en cas de besoin. Dès qu’elle aurait bu son thé à petites gorgées, tout en jetant du grain à ses poules, elle se couvrirait la tête avec le châle orange de sa mère et se rendrait au cimetière pour entretenir la tombe du petit, le jumeau disparu qui était arrivé en second. Elle arracherait les mauvaises herbes, prierait, annonçant à son bébé – il était mort à l’âge de dix ans – que le nouveau cadeau serait là bientôt.

Ruaha, 4 juin Au lever du jour, les animaux suivaient leur chemin vers les points d’eau. Pablo Huertà adorait ce moment-là. Il passait chaque matin plus d’une heure, assis devant la cantine de la réserve, à observer les oiseaux. Les vervets5 avaient fait copain avec lui. Ils venaient gratter ses ­pantalons, quémander une caresse ou un morceau de pain, ce qui était totalement interdit, mais il ne pouvait pas s’empêcher de leur en donner. Surtout à la vieille femelle qui l’attendait, assise à côté de sa chaise en plastique, avec laquelle il avait noué une curieuse relation. Un jour, elle était venue le tirer par la manche. Elle semblait nerveuse, tapant de la patte au sol avec un rythme obsessionnel. Quand il s’était levé, elle avait filé non loin du fleuve, là où les buffles se réunissent dès la saison des pluies terminée. Elle galopait, se retournant pour voir s’il était toujours là. Et brusquement, elle s’était arrêtée, avait grimpé dans un arbre, était redescendue avec un petit – le sien, à n’en pas douter – qui peinait à respirer. Couvert de plaies – chétif, il était la proie des parasites – sa tête ballottait contre la poitrine de la femelle. Huertà détourna la consigne qui veut que nul n’intervienne dans la vie sauvage des animaux, hormis en cas de mise en 5. Espèce de primate africain à testicules bleu vif. – 22 –


danger de la réserve. La vie et la mort composant un cycle dans lequel l’homme n’avait rien à voir. – Tu ne sais pas, Diva – tous les rangers la connaissaient, elle était peu farouche –, que je ne peux rien pour toi, alors écoute : tu me suis, nous allons voir le véto, il est là ce matin, d’accord ? Et il avait tourné les talons en lui caressant la tête. Diva l’avait suivi sans piper mot, elle se contentait de gémir doucement en serrant le bébé dans ses bras velus. Réaction insolite, elle n’hésita pas un instant à pénétrer dans l’antre de Mazuri malgré les odeurs d’antiseptiques auxquelles elle n’était pas habituée. Mazuri avait levé les yeux et immédiatement compris. Il s’était approché en silence ­ de Diva, célèbre pour ses facéties, elle lui avait tendu le petit. Après l’avoir ausculté, le verdict était tombé, insuffisance pulmonaire. Il était condamné. Le vétérinaire l’avait néanmoins placé sous assistance respiratoire. Huertà expliqua à la femelle qu’elle devait le laisser là. Elle était sortie très dignement et s’était installée devant le cabinet. Régulièrement, elle entrait, le nourrissait, le caressait, le léchait, et le petit se rendormait, repus. Trois semaines plus tard, il faisait des cabrioles, impossible de le garder plus longtemps. Mazuri ne comprit jamais comment il avait survécu. Depuis ce jour, la femelle avait cessé d’être méfiante et s’attacha aux deux hommes comme un félin, fidèle et libre. – Alors ma vieille Diva, fini les petits dans ton ventre ? Tu as fait ta part, combien tu en as eu ? Dix ? Quinze ? Elle posa sa tête sur les genoux de Pablo Huertà en poussant des petits cris. Une jeep s’arrêta pile à côté de ce couple hors norme. Diva se releva et entama une drôle de danse, se jetant quasiment dans les bras du vétérinaire. – T’es un bon singe, Diva. Elle agita la tête, se retourna et fila en direction du fleuve. – Elle est vraiment touchante, je me demande combien de temps encore elle sera parmi nous. – Salut Raila… Ne m’en parle pas, ça me fend le cœur de savoir qu’un jour on ne la verra plus. D’autant qu’elle a passé la trentaine si j’en crois ton savoir ! – 23 –


– C’est ce que je pense. Dis-moi, cette séance avec Kibaki, hier. – Ouh là là, tendu le chef ! – Il m’a appelé. – Il a évité qu’un vol de charognards ne fonde sur lui. Et il est parvenu à joindre Felix qui s’est rendu sur les lieux, mais les lions avaient gueuletonné. – Il devrait être ravi, il les déteste. – Tu le connais, il ne mélange pas sentiments personnels et vie professionnelle. – On n’a donc pas d’indices, c’est ce qu’il m’a expliqué au téléphone. – Il craint un mal inconnu ou carrément l’anthrax. Tu vois le tableau, les touristes qui fuient, tout ça. Moi je me demande… Tu crois possible, un arrêt cardiaque, onze fois d’affilée ? – Non, je suis quasi certain que la main de l’homme est là derrière. – On a toujours retrouvé les dents, et l’ivoire vaut des fortunes. C’est forcément la maladie. Pablo Huertà reprit ses lunettes d’approche et suivit un vol d’ailés fort bavards. – Calaos à bec rouge, commenta Raila. Bon, tu viens, je te paie un thé ? – Tu sais bien que votre thé, franchement… – Alors un délicieux Africafé ? Ils se dirigèrent vers la cantine, tandis que le bruit du Piper se faisait entendre au loin. Gabriel Kibaki arrivait. Quelques minutes plus tard, il pénétra à son tour dans le grand local gris et s’approcha d’eux. – Bonjour messieurs. Ravi de te voir, toubib. Tu finis ton thé et tu passes à mon bureau. Le ton était poli mais autoritaire. – J’arrive Gabriel, j’ai une théorie qui va pas te plaire. – Peu importe si elle peut faire avancer cette affaire. Et, s’adressant à Huertà, il précisa : À 8 heures, tous les rangers dans mon bureau, on va organiser la surveillance. Puis il tourna les talons, retira ses lunettes de soleil, sortit de son pas martial et souple, laissant derrière lui une – 24 –


vraie odeur de mâle dominant, c’est du moins ce que lui répétait sa mère, fière de lui, quand elle complotait avec son père et des voisins de son village natal pour le marier. Maniaque comme il l’était, Kibaki ne supportait pas, sur lui, ce parfum de nègre. Il aurait préféré n’avoir aucune odeur, être a­ septisé, lisse comme le sont parfois les Blancs. Il aurait aimé, comme eux, s’asperger d’after-shave luxueux. Hélas, son job le lui interdisait, les parfums de synthèse perturbant l’odorat hyper développé des animaux en liberté. Il se contentait donc de prendre de longues douches, afin de ne plus ressembler à sa famille restée là-bas, dans ce trou qu’il avait quitté pour devenir un monsieur assumant des responsabilités. Au loin, plusieurs éléphants avançaient de ce pas lent et sûr qui fait d’eux les vrais rois de la savane. Plusieurs jeunes à peine nés se cachaient entre les pachydermes adultes et laissaient leur trompe aller de gauche à droite, des mouvements chaotiques bientôt remplacés par une adresse rare dont il faudrait tenir compte en les approchant, les éléphants étant parfois pris d’une irrésistible envie de plaisanterie… comme quand il leur arrive de soulever un humain, mué en fétu de paille. Bientôt, tous les 4x4 furent alignés devant la cantine. Le cuisinier apporta le petit-déjeuner, les surveillants ­s’attablèrent autour de Pablo.

Paris, 4 juin Vêtue de mauve, sourire en éventail, serrant un mini sac de strass contre elle, Amélie de Saint-Sauveur poussa la porte d’entrée du CNRS comme chaque matin à 8h30, horaire habituel, heureusement ponctué d’exceptions qu’elle appréciait, comme le suivi des thésards. Le gardien la salua avec un sérieux inhabituel, accompagné d’une moue ­apeurée. Montant les escaliers qui menaient à ses laboratoire et bureau situés au premier étage, elle croisa plusieurs collègues qui la regardèrent bizarrement, la saluant du ­ – 25 –


bout des lèvres. D’ordinaire, on rigolait, on plaisantait sur les petites fêtes impromptues auxquelles chacun participait de temps à autre, et les résultats ­désastreux qui s’inscrivaient sur la gueule des uns et des autres les lendemains de la veille. Aujourd’hui, tout le monde paraissait tendu. Du moins, c’est l’impression désagréable qu’elle ressentit. Elle n’eut pas le temps de pousser plus avant ses réflexions, qu’elle entrevit le Patron qui l’attendait dans son bureau, en jouant machinalement avec un stylo. Qu’est-ce que j’ai encore fait, ou plutôt pas fait ou fait n’importe comment ? ­s’interrogea-t-elle, arrêtée net sur le pas-de-porte : jamais le boss ne se déplaçait sur les lieux de travail des chercheurs de la grande maison. Il avait d’autres chats à fouetter, d’autres ronds de jambe à pratiquer devant les politiciens qui permettaient que perdurent les travaux de ses chimistes, docteurs et zoologues. S’il était là, c’est que le moment était grave. Elle bafouilla : – Bonjour monsieur, je suis en retard ? – Bonjour mademoiselle de Saint-Sauveur… Pas de retard, ça n’est pas votre genre. Ou plutôt, je n’en sais fichtre rien, mais entrez je vous prie. Elle faillit se tordre une cheville en chancelant sur les aiguilles de ses escarpins Louboutin, achetés le jour ­précédent à prix d’or aux Halles, se reprit et s’avança vers le directeur. – Ça se passe comme vous le voulez, ici, mademoiselle de Saint-Sauveur ? N’attendant apparemment aucune réponse, il sauta du coq à l’âne en lui faisant face. – Vous êtes en bonne santé, Amélie ? Désarçonnée par la banalité de la question, la biologiste répondit « oui bien sûr », attendant la suite. – Alors tant mieux, parce que vous partez demain en Tanzanie. Avec ses chercheurs, le boss ne s’encombrait jamais de vagues formules de politesse, il passait généralement rapidement au sujet qu’il avait à traiter. Pour le coup, elle ouvrit de grands yeux et répéta : – En Tanzanie ? Mais monsieur… – 26 –


– Oui, je sais ma bonne amie, la Tanzanie, les moustiques, la chaleur humide, le terrible soleil africain, les araignées venimeuses… Mais aussi les safaris photos et Zanzibar, ah, Zanzibar, quelle perle, quelle merveille. – Je n’ai aucune envie d’entreprendre un safari photo. Et Zanzibar doit déborder de touristes à cette saison. Le patron éclata de rire, sortit de sa poche un paquet de cigarettes, dont il tira une tige qu’il glissa lentement entre ses lèvres, sous le regard chargé de reproches d’Amélie de Saint-Sauveur, très respectueuse des interdictions de la grande maison. – J’ai reçu un coup de fil des Affaires étrangères. Il paraît que des hippopotames meurent les uns après les autres dans l’un de leurs parcs. – Les hippopotames ? C’est affreux, les pauvres choux… Que se passe-t-il ? – C’est bien la question, avoua le boss d’un air faussement innocent, personne n’en sait rien. Le directeur de Ruaha est en train de mettre en place une surveillance accrue afin de mieux cerner le phénomène. Il voudrait récupérer les cadavres avant que les charognards aient fait leur boulot, ceci afin qu’ils soient… autopsiés ! Je vous jure, des hippos sur une table d’autopsie. Enfin, si j’ai bien suivi, j’étais à moitié endormi quand j’ai reçu ce malheureux appel ce matin. – Pourquoi vous me racontez ça, monsieur ? Vous savez l’amour que je porte à ces animaux. – Nous y sommes, docteure de Saint-Sauveur, nous y sommes : vous êtes LA spécialiste de ce délicat pachyderme… Ils veulent votre avis. – Je peux leur donner mon avis depuis Paris dès que j’aurai les résultats du légiste. Et d’ailleurs, je ne suis pas la grande spécialiste, vous connaissez comme moi la r­éputation de Hans Klingel6. Personne n’a atteint son niveau de compétence en matière d’hippopotames. De plus, il intervient sur le terrain depuis des dizaines d’années. 6. Zoologue allemand, spécialiste des pachydermes et plus particulièrement des hippopotames. – 27 –


De la même auteure

– Quelque part une femme, récit, Éd. Favre, Lausanne, 1983, prix d’encouragement du Canton de Berne – La femme déserte, roman, Éd. Favre, Lausanne, 1985 – Le pays qui n’existe pas, récit(s), Canevas Éd., St-Imier, 1991 – Du Sang à la Une, nouvelles, ill. de F. Mury, La Prévôté Éd., Moutier, 1993 – Brefs regards pour lecteur pressé, nouvelles, Canevas Éd., Dole (F), 1994 – Quêteur de vent, roman, Canevas Éd., Frasne (F), 1995 – Oppenheimer – Hibakusha, le défi des parias, pièce pour trois comédiens, 1995. Extrait in : Berner Almanach, Theater, Stämpfli Verlag, Berne, 2000 – Requiem pour La Joconde, roman, Éd. Vents d’Ouest, Hull/Canada, 1996 – Sur les eaux du lac, à l’est, pièce pour huit comédiennes, La Prévôté Éd., Moutier, 1997 – Gaston Cherpillod, L’ASELF, Lausanne, 1998 – Nouvelles égyptiennes, Éd. L’Âge d’Homme, Lausanne, 1999 – Dans un Palais de cendres, Dracula, nouvelle illustrée par Catherine Aeschlimann, Éd. du Taureau, Les HautsGeneveys, 1999 – Et si l’ailleurs était nulle part, roman, Éd. L’Âge d’Homme, Lausanne, 2001 – Femmes de sable, roman, Éd. L’Âge d’Homme, Lausanne, 2002 – Ondes de choc. E-mails de New York 2001, Éd. L’Âge d’Homme, 2003

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– Ceci est peut-être un roman, ill. de Catherine Aeschlimann, Éd. L’Âge d’Homme, Lausanne, 2005 – L’Incontournable, réflexions sur le jean, dans le cadre de Seconde Peau, exposition Tour OFS, Neuchâtel, Éd. du Taureau, Les Hauts-Geneveys, 2006 – Requiem pour La Joconde, Livre de Poche no 236, Lausanne, 2006 – Coups de Griffes, nouvelles, ill. de Pierre Estoppey, Presses du Belvédère, Pontarlier et Sainte-Croix, 2008 – Ni Anges ni bêtes, nouvelles, ill. de Pesto, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2010 – SOS-CHATS Noiraigue, histoire d’un refuge, préf. de Brigitte Bardot, ill. de Raymond Burki, Pierre Gisling, Poussin, Marie-Ève Racine, Éd. L’Âge d’Homme, Lausanne, 2012 – Les Aventures de Paprika, 1. Paprika sauvée de la rue, jeunes lecteurs, ill. de Fanny Vaucher, Éd. L’Âge d’Homme, Lausanne, 2013 – Et si l’ailleurs était nulle part, Poche Suisse 280, Éd. L’Âge d’Homme, Lausanne, 2014 – Coups de Griffes, nouvelles, édition augmentée, ill. de Pierre Estoppey, Éd. Mon Village, Sainte-Croix, 2015 – Les Aventures de Paprika, 2. Paprika prend l’avion, jeunes lecteurs, ill. de Fanny Vaucher, Éd. L’Âge d’Homme, Lausanne, 2015 – Heureux qui comme, roman, éd. d’autre part, Genève, 2017, Prix Edouard Rod 2018 – Les Aventures de Paprika, 3. Paprika et le Clan des Bruxellois, jeunes lecteurs, ill. de Fanny Vaucher, Éd. L’Âge d’Homme, 2018

Théâtre : – Oppenheimer – Hibakusha, le défi des parias, pièce pour trois comédiens, 1995. – Sur les eaux du Lac à L’Est, pièce pour huit comédiennes, commande, Compagnie du Lycophante, Moutier, 1996. Mise en scène : Aline Steiner – 310 –


– La Baby-Sitter, pièce pour trois comédiens, commande, Compagnie Dernières Nouvelles, Moutier, 1998. Mise en scène : Gilles Steiner – Le Röstigraben Box, texte français de la performance, travail de dramaturgie, Usine à Gaz, Nyon, 2003. Mise en scène : Emmanuel Moser – Écriture, dramaturgie de la performance multimédia, Ondes de choc, Compagnie DMAR, Tour de l’OFS, Neuchâtel, 2004. Mise en scène : Emmanuel Moser, chorégraphie : Oliver Daehler – Texte « Tu manges mon petit ? » dans le cadre de la performance gustative Les Sept repas du petit-fils du rabbin du Maroc et de la bâtarde de Lausanne, Résidence Marielle Pinsard, Arsenic, Lausanne, 2005 – Commande d’un texte lié aux questions nord-sud par la metteure en scène Aline Steiner, Paris, 2009 – « Que reste-t-il de mai 68 en Suisse cinquante ans après ? » Texte pour la Compagnie Tumulte Neuchâtel, mise en scène : Isabelle Bonillo, Neuchâtel, 2018

Quelques préfaces et contributions : – Minala, peintre, monographie, Éd. d’en Haut, La Chauxde-Fonds, 1989 – « Catherine Aeschlimann » in : influences, Éd. d’en Haut, La Chaux-de-Fonds, 1991 – Francine Mury, Vers une beauté paisible ou les voies de la création, texte français, Feda Editore, Lugano, 1991 – Roses acides, œuvre posthume de Paul Thierrin, Canevas Éd., Frasne (F), 1992 – Jean-René Moeschler : de l’espace foudroyé à la maîtrise du feu, Société jurassienne d’Emulation, Porrentruy, 1998 – Luc Marelli ou le regard qui dénude, Kunstmuseum, Olten, 2000 – Expo.02 : c’est ça la Suisse ? Collectif. Éd. L’Âge d’Homme, Lausanne, 2002 – Noires Sœurs, nouvelles fantastiques sous la direction de Serena Gentilhomme, Ed. Œil du Sphinx, Paris, 2002 – 311 –


– « Reflets de vie dans un espace usé » in : Gabriele Fettolini. Rigorosa fragilità, Galerie Carzaniga + Ueker, Bâle, 2004 – « Marcus Egli ou la mutation du bronze à l’aluminium » in Marcus Egli métallier, IDM, La Chaux-de-Fonds, 2005 – Au Jardin de Line, nouvelles posthumes Alice Heinzelmann, choisies et commentées par BR. Ill. Pierre Estoppey. Éd. L’Âge d’Homme, Lausanne, 2015 – « Décalage artistique », in : partout. Visarte Neuchâtel. 27 artistes – 9 lieux. Visarte Éditeur, Neuchâtel, 2016 – « Récit d’un roman avorté » in : La 5e Saison, no 4, Vevey, 2018.

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EXTRAIT d'un livre paru aux Éditions Favre.

Tous droits réservés pour tous les pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite. Éditions Favre SA Siège social 29, rue de Bourg CH – 1002 Lausanne Tél. : +41 (0)21 312 17 17 lausanne@editionsfavre.com www.editionsfavre.com


Yànnis Cortat, flic atypique appartenant à une cellule d’investigation spéciale, est envoyé sur place. Très expérimenté, il est aussi ultrasensible et intuitif. La journaliste américaine Violette McIntosh, une rebelle au caractère explosif avec qui il s’est lié d’amitié, l’accompagne. Elle ne se déplace jamais sans son chien, seul compagnon qui lui reste après un drame qui la hante toujours. Pour les aider à comprendre l’univers de la réserve animalière dans laquelle ils opèrent, une jeune biologiste parisienne, aussi sensuelle qu’efficace, est appelée en renfort. Chacun d’entre eux a ses secrets, ses passions et ses failles.

© Shelley Aebi

Leurs soupçons se portent bientôt sur une secte, coutumière de sacrifices rituels. Ils ignorent encore à quel point leur enquête va les mettre aux prises avec une véritable folie meurtrière, et les interroger également sur leurs propres limites. Journaliste de formation, Bernadette Richard est une écrivaine de talent qui a déjà publié plus d’une trentaine de romans, nouvelles, pièces de théâtre, essais, dont certains ont été primés (Prix Rod, notamment). Elle surprend à nouveau ses lecteurs avec un premier polar saisissant et original, empreint de suspense, d’humour et d’une grande connaissance de la faune.

Bernadette Richard

Tanzanie. Une sombre affaire de cœurs arrachés ensanglante la savane.

Du sang sous les acacias

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Bernadette Richard

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