Femmes d'exception, de Michel KLEN (Ed. Favre 2019) - EXTRAITS

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Michel Klen

Une femme, quand elle est héroïque, ne l’est pas à demi.

Il y a ensuite ces femmes qui se sont investies sans compter pour une œuvre philanthropique ou pour la liberté : la Pakistanaise Malala Yousafzai, Prix Nobel de la paix à 17 ans à peine, qui a mené un combat à hauts risques contre l’obscurantisme des talibans, la Yézidie Nadia Murad, autre très jeune Prix Nobel de la paix, réduite en esclavage sexuel par l’État islamique, devenue activiste et ambassadrice des Nations Unies, Rosa Parks ou Amelia Boynton Robinson, deux grandes figures du mouvement afro-américain des droits civiques, ou encore l’actrice Angélina Jolie qui a destiné l’essentiel de sa fortune à des projets humanitaires. Il y a enfin les femmes de défi, comme Helen Keller, sourde, aveugle et muette, première handicapée à obtenir un diplôme universitaire, devenue auteure, conférencière et militante. Ou ces saint-cyriennes qui ont gravi le plus haut sommet d’Afrique avec une jeune militaire convalescente blessée en Afghanistan. Sans oublier les reporters de guerre qui ont su trouver la force physique et mentale pour témoigner dans des environnements de massacres et d’horreur. Beaucoup d’autres parcours de femmes qui se sont transcendées à un moment de leur vie sont présentés dans cet essai documenté. Toutes ces aventures vécues se lisent comme un roman bouleversant. Une leçon de vie. En annexe, une chronologie des « grandes premières » au féminin. Officier saint-cyrien qui a terminé sa carrière dans le renseignement, docteur en lettres et sciences humaines, Michel Klen a rédigé de nombreux articles sur des événements historiques ainsi que sur des sujets de société et de géopolitique pour de nombreuses revues (Défense nationale, Études, entre autres). Cet essayiste a également écrit plusieurs ouvrages, notamment sur la guerre d’Algérie, l’Afrique du Sud, les mercenaires, les ravages de la désinformation et la guerre du bluff.

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Célèbres ou anonymes, elles ont fait preuve de bravoure et d’abnégation dans des situations exceptionnelles, poignantes voire dramatiques. Dans cette saga, il y a d’abord les résistantes, les agents de renseignement, les infirmières, les ambulancières et bien d’autres qui se sont engagées au péril de leur vie pour servir leur patrie pendant les deux guerres mondiales et les conflits postérieurs. Beaucoup sont restées des oubliées, telles les prostituées à Dien Bien Phu, transformées en soignantes dans l’enfer surréaliste de la cuvette indochinoise. Il y a aussi celles qui ont pris les armes pour sauver leur communauté menacée (combattantes kurdes, chrétiennes du Liban, etc.).

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George Sand, Elle et lui (1859)

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Siège social 29, rue de Bourg CH – 1002 Lausanne Tél. : +41 (0)21 312 17 17 – Fax : +41 (0)21 320 50 59 lausanne@editionsfavre.com Adresse à Paris 7, rue des Canettes F – 75006 Paris www.editionsfavre.com Dépôt légal en Suisse en septembre 2019. Tous droits réservés pour tous les pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite. Portraits en première de couverture (de gauche à droite et de haut en bas) : Angelina Jolie, Helen Keller, Malala Yousafzai, Joséphine Baker, Nadia Murad, Valérie André, Simone Veil. Mise en page : Lemuri-Concept ISBN : 978-2-8289-1758-6 © 2019, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse

La maison d’édition Favre bénéficie d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2016-2020.


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Préambule L’Histoire a glorifié des héroïnes, ces âmes vaillantes qui se sont dévouées et battues pour une cause sacrée. Lamartine les a magnifiées dans son œuvre littéraire. Le poète français a justifié ce coup de cœur en affirmant que la nature avait donné aux femmes « deux dons célestes », la pitié et l’enthousiasme. « Par la pitié elles se dévouent, par l’enthousiasme elles s’exaltent. » « Exaltation et dévouement, n’est-ce pas tout l’héroïsme », s’interroge ce grand romantique. L’écrivain poursuit : « et quand cet héroïsme doit aller jusqu’au merveilleux, c’est d’une femme qu’il faut attendre le miracle. » Cette réflexion lumineuse a été démontrée par de nombreux exemples qui ont mis en lumière des figures d’exception dans des situations exceptionnelles. Les chroniques retiennent d’abord les femmes de guerre qui se sont engagées au péril de leur vie pour défendre leur patrie contre l’occupant. Dans ce chapitre chargé d’émotions, il y a d’abord les résistantes et les agents de renseignement dans les deux guerres mondiales. Pour beaucoup, leur participation à la lutte contre l’ennemi s’est terminée en martyre dans les camps de concentration. Mais il y a aussi les infirmières, les ambulancières et marraines de guerre qui, dans de nombreux conflits, ont apporté un souffle extraordinaire de réconfort aux combattants. La plupart sont restées des oubliées, telles les prostituées de Dien Bien Phu, transformées en soignantes dans l’enfer surréaliste de la cuvette indochinoise pour s’occuper des blessés graves ou accompagner dans la mort des soldats à l’agonie. Il y a enfin celles qui ont pris les armes pour sauver leur communauté menacée (combattantes kurdes, chrétiennes du Liban). Toutes ces patriotes, devenues célèbres ou restées anonymes, avaient l’honneur pour guide. Des femmes de paix ont également inscrit leur nom dans le registre des êtres d’exception. Dans ce domaine, on pense à de grandes personnalités charismatiques qui ont marqué (et marquent toujours) notre époque. Parmi ces sommités : l’actrice Angelina Jolie qui a destiné sa fortune à de vastes projets philanthropiques, en particulier en faveur des enfants, une œuvre désintéressée qui a fait de ce monstre sacré du cinéma une figure de la munificence,


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cette vertu qui symbolise la grandeur dans la générosité. Mais les humanistes accordent une mention spéciale à la jeune Pakistanaise Malala Yousafzai, également distinguée par le prix Nobel de la paix (2014) à seulement 17 ans pour son combat contre l’obscurantisme des talibans et pour l’éducation des filles, un engagement qui a failli lui coûter la vie. Toutes ces femmes d’action avaient pour repère l’amour de l’humanité. D’autres femmes ont révélé des qualités d’exception lorsqu’elles ont dû faire face à des circonstances inattendues et dramatiques. La rage de vivre s’est alors imposée comme une ligne directrice qui les a transcendées. C’est le cas de l’artiste peintre mexicaine Frida Kahlo, brisée physiquement par la maladie et un très grave accident dans sa jeunesse, qui a réussi à surpasser la souffrance permanente en réalisant des tableaux d’un réalisme bouleversant. À un moment de son existence, cet être meurtri a été confronté à un destin hors norme et donc qui autorise tout. Il y a enfin les femmes de défi, à l’image de ces saint-cyriennes, galvanisées par la culture de la victoire, qui ont gravi le plus haut sommet de l’Afrique avec une jeune militaire convalescente, ­grièvement blessée en Afghanistan. Dans la catégorie des femmes de défi, il faut également inclure les reporters de guerre qui bravent souvent le danger sur le terrain pour rapporter des informations dans des conditions toujours difficiles, parfois épouvantables. Stimulées par la passion de leur métier, ces aventurières de la communication doivent trouver un sursaut d’énergie mentale et physique pour surmonter le sentiment d’horreur qu’elles éprouvent lorsqu’elles sont témoins de scènes tragiques. Beaucoup d’autres portraits et de parcours de femmes qui se sont transcendées à un moment de leur existence sont présentés dans cet ouvrage. Au-delà de la diversité de leurs itinéraires, ces ambassadrices de la bravoure ont en commun trois vertus cardinales qui ont été les stimulants de leur action. La première est incarnée par le courage, cette force morale qui procure le surplus d’énergie pour agir dans une période dangereuse ou douloureuse. La seconde, c’est l’abnégation, ce sacrifice de soi-même qui se traduit par le désintéressement et un dévouement sans faille. La troisième met en relief l’humilité, ce sentiment qui pousse à rejeter tout ­mouvement d’orgueil et donne ainsi une plus-value ­extraordinaire à un engagement.


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Ces qualités sont sublimées par la spécificité féminine, un complément indispensable qui a été très bien défini par le philosophe suisse du XIXe siècle Henri-Frédéric Amiel. Dans son ­Journal intime (1865), un document remarquable tant par son volume (17 000 pages) que par la valeur reconnue et l’universalité de son message, cet homme de lettres a écrit cette phrase percutante qui convient à tous les temps : « Les femmes ont un instinct qui devine les folies chevaleresques et les délicatesses cachées. » Une décennie plus tôt, George Sand nous avait déjà prévenus l­orsqu’elle avait soutenu qu’« une femme, quand elle est héroïque, ne l’est pas à demi.1 »

1. Elle et lui, 1859.



Le patriotisme au féminin dans la Grande Guerre Il a fallu la Grande Guerre pour que l’humanité prît conscience de sa moitié La Vie féminine, 1919

L’union sacrée Le conflit sanglant qui a bouleversé le monde entre 1914 et 1918 (près de 10 millions de morts et disparus, plus de 20 millions de blessés) a laissé des traces indélébiles dans la mémoire collective. Ce chapitre tragique de l’Histoire a rendu hommage aux nombreux héros qui sont tombés au champ d’honneur et à des grandes figures qui, par leur génie militaire ou politique, leur opiniâtreté et leur sens du sacrifice, ont œuvré pour défendre la patrie menacée. La résistance à l’invasion allemande a fait notamment l’objet de récits émouvants dans lesquels les femmes se sont hautement distinguées. Dans ce registre, les destins tragiques de Louise de Bettignies et de l’Anglaise Edith Cavell constituent des références poignantes. La première, native de Saint-Amand-les-Eaux près de Lille, profitant de son statut de secouriste auprès des populations, avait monté un réseau de renseignement. Arrêtée à l’automne 1915 et transférée dans la prison allemande de Siegburg près de Cologne, la courageuse résistante décédera après une longue agonie, victime d’une pneumonie quelques semaines après l’armistice du 11 novembre 1918. La seconde, infirmière, avait monté une filière pour aider des soldats alliés évadés à rejoindre la frontière hollandaise. Capturée puis traduite en cour martiale, Edith Cavell sera fusillée le 12 octobre 1915. L’exécution d’Edith Cavell a provoqué une onde de choc qui a ébranlé les sociétés française, belge et britannique. La presse a manifesté une grande indignation devant cet acte barbare. Dans sa


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livraison du 23 octobre 1915, le journal français Le Temps consacre à l’infirmière martyre un article déchirant : « Miss Cavell, condamnée à cinq heures de l’après-midi, a été exécutée le lendemain à deux heures du matin. […]. Elle se montra aussi brave devant les fusils allemands qu’elle l’avait été devant le conseil de guerre ; elle refusa de se laisser bander les yeux et fixa à son corsage pour mourir un petit drapeau anglais. » Cette mort choquante alimentera la propagande anti-allemande pendant toute la guerre. Le terme « Edith » est vénéré. Il devient un symbole fort de patriotisme, non seulement en Angleterre, mais aussi en France. Parmi tant d’autres, une anecdote touchante confirme l’étendue du respect et de l’admiration portés à ce prénom venu d’outre-Manche : le soldat Louis Gassion, artiste de cirque dans le civil, est incorporé au 89e régiment d’infanterie à Sens au début de la guerre. Pendant une permission, il épouse Anneta Maillard, une chanteuse de rue d’origine italienne. Pendant cette parenthèse de bonheur, les deux époux conçoivent un enfant. La progéniture naîtra le 19 décembre 1915. C’est une fille qui sera prénommée Edith en souvenir de la patriote britannique exécutée deux mois plus tôt. Plus tard, Edith Gassion deviendra très célèbre sous le nom… d’Edith Piaf. Il n’y a pas que le prénom qui s’introduit dans de nombreux foyers. Des cliniques, des écoles (Saint-Maurdes-Fossés dans le Val-de-Marne), des places (Lille, Tourcoing), et des rues (Nice, Beaulieu-sur-Mer dans les Alpes-­Maritimes, PortLouis dans l’île Maurice) portent le nom d’Edith Cavell. L’infirmière britannique est devenue un véritable mythe : celui de la résistante intransigeante et brave (ainsi mentionnée dans les livres scolaires). Beaucoup d’autres héroïnes sont restées dans l’ombre mais ont joué un rôle crucial à la mesure de leurs moyens. Parmi ces « oubliées », il y a celles qui, dans cette conjoncture dramatique, ont apporté par leur dévouement exceptionnel un soutien salutaire aux combattants du front. Certaines ont même voulu se battre sur le terrain aux côtés de leurs camarades masculins, mais les préjugés solidement ancrés dans l’imaginaire masculin interdisaient à la société féminine de participer directement aux actions de guerre. C’est donc le plus souvent à l’arrière des champs de bataille qu’elles ont agi, non seulement dans le domaine humanitaire, mais aussi le secteur économique où elles ont remplacé la main-d’œuvre masculine envoyée sur les théâtres d’opérations. L’appel déchirant lancé aux femmes françaises au début du mois d’août 1914 par le président du conseil René Viviani a touché le cœur de la population féminine : « […] Je vous demande de maintenir l’activité des campagnes, de terminer les récoltes de l’année, de préparer celles de l’année


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prochaine. Vous ne pouvez pas rendre à la patrie un plus grand service. Ce n’est pas pour vous, c’est pour elle que je m’adresse à votre cœur. Il faut sauvegarder votre subsistance, l’approvisionnement des populations urbaines et surtout l’approvisionnement de ceux qui défendent la frontière, avec l’indépendance du pays, la civilisation et le droit. Debout, donc, femmes françaises, jeunes enfants, filles et fils de la patrie ! Remplacez sur le champ du travail ceux qui sont sur le champ de bataille. Préparez-vous à leur montrer, demain, la terre cultivée, les récoltes rentrées, les champs ensemencés ! Il n’y a pas, dans ces heures graves, de labeur infime. Tout est grand qui sert le pays. Debout ! À l’action ! À l’œuvre ! Il y aura de la gloire pour tout le monde. Vive la République ! Vive la France.1 » Une immense majorité de femmes a répondu à cette mobilisation citoyenne. Une grande première dans l’histoire des guerres. Cette forme d’union sacrée a été déterminante dans la sauvegarde de l’économie du pays. D’une certaine façon, on peut dire que la participation des filles de la République dans un conflit n’a jamais été aussi importante. Cette donnée humaine est l’une des caractéristiques majeures de la Première Guerre mondiale. Le maréchal Joffre l’a d’ailleurs souligné : « Si les femmes qui travaillent dans les usines s’arrêtaient vingt minutes, les Alliés perdraient la guerre. » La dureté du conflit a mis en relief la douloureuse problématique des veuves de guerre. Ces femmes sont effondrées lorsqu’elles reçoivent l’acte de décès du mari tombé au champ d’honneur. Cependant, le pire pour les épouses ou les compagnes des soldats portés disparus est de ne rien savoir. Mort, le combattant existe toujours, son corps est enterré avec les honneurs et, pour reprendre l’expression employée dans ce genre de circonstance, « le travail de deuil » peut commencer. Pour la conjointe d’un soldat disparu, le problème humain est bien plus grave : c’est la crainte et l­’angoisse de ne jamais connaître l’endroit où son être cher repose et donc de ne jamais pouvoir se recueillir sur sa tombe. Ce sentiment ­effroyable se conjugue avec les questions embarrassantes d’une administration tatillonne : statut de veuve de guerre, succession, etc. Voire aussi, par la suite, la difficulté de se remarier : sur 630 000 veuves de guerre, 230 000 se remarieront. Autant de questions auxquelles ces femmes ne sont pas préparées. Pour la très grande majorité, 1. Le Figaro, 7 août 1914.


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c’est aussi la pénible découverte de l’indigence des allocations de veuvage. À l’exception des veuves de fonctionnaires qui perçoivent 50 % du traitement du salaire du défunt, les montants de pensions versées sont dérisoires. Aucune loi ne permit à l’époque de légaliser l’union libre d’une femme avec son compagnon mort à la guerre, mais une autre fut votée pour légitimer leurs enfants2.

Les anges du réconfort Omniprésentes sur les arrières, les infirmières ont gagné leurs lettres de noblesse dans le premier conflit mondial. Dans des conditions souvent surréalistes, ces auxiliaires du service de santé ont été plongées dans l’enfer de la souffrance où se mêlent les pleurs émouvants des soldats, les cris atroces des écorchés vifs, les supplications déchirantes des estropiés, les râles douloureux des mourants, le silence hébété et tragique des « gueules cassées », ainsi que la puanteur étouffante des plaies ouvertes. En plus des soins qu’elles prodiguaient aux victimes, ces véritables anges du ­réconfort ont aussi fait preuve d’un grand altruisme. L’attention, la bonté envers les patients, l’écoute des malades, le sourire r­éconfortant, l’esprit d’abnégation avec lequel elles ont exercé leur tâche ont apporté aux blessés ce supplément de tendresse qui leur a permis de ­retrouver une force morale, de calmer leur affliction et de se concilier ­l’affection de la nation reconnaissante. Le travail remarquable de ces dames en blanc n’a pas seulement été ­accompli dans le cadre de leur fonction médicale. Il est allé beaucoup plus loin. Il s’est surtout traduit par un engagement humanitaire qui a introduit une nouvelle donne dans la profession d’infirmière : l’apport d’un supplément d’humanité et de quelques brindilles de bonheur qui redonnent à ceux qui ont été meurtris dans leur chair le goût ­d’exister et l’envie de rebondir. En s’appliquant à entendre les mots des uns et en soignant les maux des autres, ces anonymes au service de la nation ont écrit l’un des plus beaux chapitres des chroniques de la Grande Guerre. Après la guerre, l’image des soignantes a été considérablement valorisée. Ces créatures providentielles ont été idéalisées dans la presse, les affiches et les cartes postales de l’époque. Elles ont 2. Jean-Louis Coville, L’œuvre admirable des femmes de France pendant la Grande Guerre, dans Mémoire et vérité, 14-18 : la France au combat, ASAF (Association de soutien à l’armée française), décembre 2016.


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s­uscité une admiration grandissante au sein de la population et sont devenues une référence dans les actions de philanthropie. Toutes ces femmes gagneront le surnom « d’anges blancs ». Les ­organisations féministes résumeront leurs missions par cette devise : « Les hommes au front, les femmes aux ambulances. » Les blessés ­aimeront leurs « anges blancs » qui leur offrent une image rassurante dans un environnement où la mort devient banale. À l­’exception du ­docteur Nicole Mangin qui sera la seule femme médecin aux armées pendant le conflit, les actions médicales se déclineront ainsi : « aux médecins la blessure, aux infirmières le blessé. » Les efforts méritoires des infirmières pendant le conflit ont ­ incontestablement modifié le regard des hommes sur cet ­authentique sacerdoce qui n’avait pas reçu la gratitude attendue. Néanmoins, il faudra encore beaucoup de temps aux politiques pour comprendre que le métier d’infirmière est bien plus qu’une ascèse individuelle : c’est aussi une fonction sociale. Sur cette thématique, la Grande-Bretagne, sous l’impulsion de Florence Nightingale3, une icône britannique dans la communauté médicale, avait déjà donné un statut garantissant une relative autonomie et un certain prestige au corps des infirmières à la fin du XIXe siècle. En France, un premier corps d’infirmières laïques dans les ­hôpitaux militaires voit le jour en 1909. En 1916, le service de santé fonde le corps des infirmières temporaires : les jeunes femmes volontaires doivent avoir 26 ans et s’engager pour la durée de la guerre augmentée de six mois. Ce n’est que dix ans plus tard que sera institué un cadre des « infirmières civiles des hôpitaux militaires.4 » En 1934, le côté opérationnel des soignantes est renforcé avec la mise sur pied d’un corps d’infirmières de l’air au sein de la Croix-Rouge. Entraînées au parachutisme trois ans plus tard, ces filles passionnées par leur métier et le goût du risque formeront une

3. Florence Nightingale (1820-1910) a forgé sa réputation pendant la guerre de Crimée (1854-1856) dans un hôpital situé dans la banlieue d’Istanbul. Par ses méthodes d’écoute des malades et d’amélioration des conditions d’hygiène, elle a fait chuter le taux de mortalité dans l’hôpital de 45 % à moins de 5 % ! L’infirmière anglaise est considérée comme la pionnière des soins modernes et de la médecine de prévention. Elle a laissé son nom à un fonds pour la formation des infirmières, le Nightingale fund, et à une décoration prestigieuse, la médaille Florence Nightingale créée en 1912, deux ans après sa mort. Plusieurs écoles de formation d’infirmières portent son nom, notamment en France à Talence près de Bordeaux. 4. Décret du 6 août 1926.


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nouvelle entité qui prendra le nom d’IPSA (infirmières parachutistes et secouristes de l’air) en 19375. Pour renforcer leur moral, les soldats ont eu également recours aux marraines de guerre, véritables infirmières du soutien psychologique. Ces nouveaux anges du réconfort sont regroupés au sein de l’association La famille du soldat, officiellement fondée en janvier 1915 par Marguerite de Lens. L’organisation rassemble des femmes bénévoles qui entretiennent des correspondances avec les combattants au front. Son action est complétée par la suite par une autre entité, Mon soldat, mise en place à l’initiative du ministre de la Guerre, Alexandre Millerand. La publicité est assurée par la presse, d’abord par le magazine satirique Fantasio qui lance l’opération. La revue populaire dont le sous-titre est Magazine gai bénéficie d’une notoriété certaine et d’un très grand capital de sympathie car elle a accueilli des écrivains célèbres comme Georges Courteline, ­Tristan Bernard et Louis Delluc. D’autres publications transmettront les annonces inhérentes à ce parrainage au féminin : La vie parisienne, La baïonnette, l’Homme libre, La Croix, Le Journal… Les missives des bénévoles sont fréquemment accompagnées de colis contenant des cigarettes et des petits cadeaux (images, savon, eau de toilette). Tous ces présents apportent un peu de baume au cœur éprouvé des « poilus » dans la terrible épreuve qu’ils traversent. Leur mental est revigoré lorsque le vaguemestre leur distribue sur le terrain ces courriers vivifiants. Souvent des amitiés se développent. Une dynamique stimulante de communication s’établit. Les marraines de guerre, ces confidentes aimées des solitaires, ont apporté une parcelle de lumière dans la longue nuit tourmentée qui traumatisait les combattants éloignés de leurs foyers. Dans une lettre adressée au Figaro, le lieutenant-colonel Hoppeur, directeur de l’hôpital militaire belge du Cap-Ferrat6, a mis en relief la nécessité de ce genre de parrainage pour redonner de l’espoir aux soldats du front : « … J’ai l’honneur de vous prier de bien vouloir me faire parvenir l’adresse des marraines désireuses de suppléer, auprès de 5. Le sujet sur les infirmières et les marraines dans la Première Guerre mondiale a été développé dans le livre de Michel Klen, Femmes de guerre, une histoire millénaire, Ellipses, 2010. 6. Hôpital situé à Saint-Jean-Cap-Ferrat (Alpes-Maritimes), spécialisé dans les ­affections pulmonaires, installé dans l’ancienne propriété du roi Léopold de Belgique « Les Cèdres. » À proximité, se trouve le cimetière militaire belge où reposent 90 soldats tous décédés à l’hôpital militaire belge.


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quelques-uns de nos hospitalisés belges particulièrement déshérités, la mère qui se languit de son gars, la sœur trop pauvre pour lui envoyer ces friandises plus appréciées que la nourriture […]. Plus que tous les autres, ils ont besoin de mots affectueux, de ces lettres pleines de soleil et de tendresse maternelle […]. La femme française excelle dans ce rôle si délicat et si élevé de consolatrice. »7 À l’arrière du front, les soldats ont droit à des moments de réjouissance pour oublier les affres de la guerre. Des spectacles leur sont donnés. Le rire et la bonne humeur s’avèrent d’excellentes thérapies. Pendant ces quelques moments de répit, le « théâtre du front » propose des comédies grivoises et des chansons paillardes. Des tréteaux de fortune montés sur les sites de repos ont fait le bonheur de milliers de poilus. Dans ces parenthèses d’enchantement, la grande tragédienne Sarah Bernhardt s’est beaucoup investie. Celle que l’on surnommait « la divine » en raison de son immense talent avait déjà manifesté de profonds sentiments humanitaires en 1870 pendant le siège de Paris. Sarah Bernhardt avait alors 26 ans. Elle avait poussé les autorités médicales du théâtre de l’Odéon à transformer les lieux en hôpital militaire. C’est dans cette enceinte que l’actrice devenue temporairement infirmière avait soigné des blessés. Pendant la Première Guerre mondiale, les pièces de théâtre jouées devant les soldats par l’interprète célèbre de Phèdre et de La dame aux camélias ont connu des succès marquants. L’atmosphère était d’autant plus émouvante que l’actrice jouait en ­position assise dans un fauteuil. Sarah Bernhardt avait été amputée d’une jambe en 1915, à 71 ans, suite à une tuberculose osseuse8. Cette posture lui valut les surnoms de « Mère la chaise » puis de « Mère courage. » L’attitude poignante de ce « monstre sacré » des planches (­ l’expression est de Jean Cocteau) pendant les représentations créait un climat empreint d’une très grande intensité émotionnelle : les soldats étaient captivés et médusés par la force morale et le patriotisme de cette femme d’exception. Cette icône à la diction prenante et au jeu de scène bouleversant a profondément touché les combattants venus l’écouter avant de repartir au front. Les grands noms de la littérature et du s­ pectacle 7. Le Figaro, 2 novembre 1916. 8. Les premiers symptômes apparurent en 1887 après des sauts répétés du parapet sur la scène du théâtre lors du final de La Tosca., une épopée ­impériale écrite pour Sarah Bernhardt par l’auteur dramatique Victorien Sardou. Mal soignée, la blessure se développa en gangrène et se termina par l’amputation de la jambe de l’actrice, vingt-huit ans plus tard !


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lui ont rendu hommage : Edmond Rostand l’a qualifiée de « reine de l’attitude et princesse du geste », Victor Hugo a affirmé qu’elle avait « une voix d’or » et Sacha Guitry s’est enflammé contre ses détracteurs9 : « Madame Sarah jouait un grand rôle dans notre existence. Après notre père et notre mère, c’était assurément la personne la plus importante du monde à nos yeux. […]… qu’on la discute ou qu’on la blâme, cela ne m’est pas seulement odieux : il m’est impossible de le supporter. […]. Ils [ses détracteurs] croient qu’elle était une actrice de son époque. […]. Ils ne devinent pas que si elle revenait, elle serait de leur époque.10 » Sarah Bernhardt avait pour devise « quand même », en référence à son audace, son mépris des conventions et sa détermination sans faille à communiquer sa passion du théâtre à tout type d’auditoire, y compris aux poilus pendant la Grande Guerre. Elle soutenait que « c’est en se dépensant soi-même qu’on devient riche. » Quels que soient les circonstances et son état physique, elle jouait « quand même » pour insuffler un rayon d’espérance dans des cœurs affligés. Ce rayon de lumière et de réconfort a aussi été apporté aux combattants par la star du cinéma muet de l’époque, Musidora, de son vrai nom Jeanne Roques. Cette actrice et réalisatrice au charme envoûtant, devenue plus tard écrivaine, a donné également des spectacles au théâtre aux armées dans les zones de repos. Ses films ont été projetés dans ces sites où les poilus se divertissaient avant de repartir au front. Musidora est restée célèbre pour son rôle mythique d’Irma Vep dans la série de dix films Les vampires de Louis Feuillade. Cette longue série de productions a rendu l­’actrice très populaire. Pour toute une génération elle a été la « vamp », cette beauté fatale qui est entrée dans la légende du cinéma. Les ­autorités militaires l’ont utilisée pour tourner des courts-métrages patriotiques dans le but de galvaniser les troupes (Les fiancées de 1914, Fifi tambour, L’union sacrée, Bout de Zan et l’espion, etc.). Son activité philanthropique pour la grande cause nationale s’est étendue à d’autres domaines. Musidora a été aussi marraine de guerre. Elle a fait partie avec l’écrivaine Colette d’un phalanstère de femmes qui ont soigné les blessés.

9. Sarah Bernhardt était régulièrement dénigrée pour ses extravagances dans sa vie privée et ses caprices. Sociétaire de la Comédie française en 1862, elle en sera évincée en 1866 pour avoir giflé une autre sociétaire. 10. Sacha Guitry, Si j’ai bonne mémoire, Plon, 1940.


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Les initiatives féminines au service des poilus ont revêtu d’autres formes de générosité. L’aviatrice Jeanne Pallier, l’une des toutes premières femmes à avoir obtenu un brevet de pilote, a monté une opération au sein d’un club automobile pour former des ambulancières. Ces dernières ont transporté de nombreux blessés depuis les gares jusqu’aux hôpitaux. La chercheuse Marie Curie, Prix Nobel de physique en 1903 et Prix Nobel de chimie en 1911, a révolutionné certains aspects de la médecine de guerre en mettant sur pied une unité de petites voitures équipées d’un appareil à rayons X. Baptisées « petites curies », ces véhicules peints en gris et marqués d’une croix rouge ont sillonné les arrières des champs de bataille pour porter secours aux blessés et mettre à disposition des médecins le dispositif de radiographie permettant de localiser avec précision les projectiles à extraire. Cette invention d’un des grands génies scientifiques de l’époque a permis d’éviter des gangrènes, des amputations, et sauvé de nombreux soldats. Suite au succès de cette opération, Marie Curie sera nommée directrice des services r­adiologiques de l’armée. Avec sa fille Irène âgée de 18 ans, elle forma alors des infirmières dans cette nouvelle spécialité de radiologue sur le terrain. Au total, l­’illustre chercheuse a mis en place des structures efficaces de jeunes femmes aides-­radiologues et 150 postes fixes de radiologie dans les hôpitaux militaires. Après la guerre, Marie Curie continue ses recherches avec sa fille. Mais manquant d’argent, elle reçoit une aide financière conséquente d’une fondation américaine animée par une journaliste, Mary Mattingly, qui a lancé une souscription auprès des femmes américaines. L’opération est un succès. À force d’avoir été exposée à des éléments radioactifs, Marie Curie sera atteinte de leucémie et décédera le 4 juillet 1934 à 67 ans. Elle n’aura pas le temps de voir sa fille Irène et son gendre F ­ rédéric Joliot ­recevoir, le 4 novembre 1935, le quatrième prix Nobel (chimie) de la famille.

Une révolution inachevée À l’arrière du front, les femmes ont apporté leur contribution à l’effort de guerre. Au fur et à mesure que s’est envolé l’espoir d’une guerre courte et que l’on s’engageait vers une guerre longue, il a fallu faire appel à la main-d’œuvre féminine dans les usines, en particulier dans les manufactures d’armement soumises à un régime de travail intensif pendant quatre ans. Dans les usines Renault de ­Boulogne-Billancourt, le pourcentage des femmes est passé


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de 3,8 % (janvier 1914) à 31,6 % (printemps 1918)11. Les ouvrières ­affectées dans la fabrication des munitions ont joué un rôle capital. L’Histoire, qui les a immortalisées en les appelant « munitionnettes », leur a rendu un hommage mérité. En travaillant plusieurs semaines i­ncognito dans un établissement de fabrication d’obus, la journaliste, écrivaine et syndicaliste Marcelle Capy12 a apporté un témoignage intéressant dans La voix des femmes (janvier 1918) sur leurs conditions de travail particulièrement éprouvantes : « L’ouvrière, toujours debout, saisit l’obus, le porte sur l’appareil dont elle soulève la partie supérieure. L’engin en place, elle abaisse cette partie, vérifie les dimensions (c’est le but de l’opération), relève la cloche, prend l’obus et le dépose à gauche. Chaque obus pèse sept kilos. En temps de production normale, 2500 obus passent en 11 heures entre ses mains. Comme elle doit soulever deux fois chaque engin, elle soupèse en un jour 35 000 kilos. Au bout de trois quarts d’heure, je me suis avouée vaincue. J’ai vu ma compagne toute frêle, toute jeune, toute gentille dans son grand tablier noir, poursuivre sa besogne. Elle est à la cloche depuis un an. 900 000 obus sont passés entre ses doigts. Elle a donc soulevé un fardeau de 7 millions de kilos. Arrivée fraîche et forte à l’usine, elle a perdu ses belles couleurs et n’est plus qu’une mince fillette épuisée. Je la regarde avec stupeur et ces mots résonnent dans ma tête : 35 000 kilos ! » Les femmes travaillent dans maintes usines jusque-là réservées à la main-d’œuvre masculine : fabrication de caillebotis pour les tranchées, ateliers de réparation de chaussures, fabrication de casques… Il n’y a pas que les usines qui se « féminisent ». À Paris, tandis que le conflit s’éternise, on voit de plus en plus de conductrices de taxis et de tramways. La présence de femmes au volant ne choque plus. La gent féminine est aussi utilisée pour livrer le char11. 14-18, le magazine de la Grande Guerre, N° 1, avril-mai 2001. 12. De son vrai nom Marcelle Marquès, cette féministe engagée a défendue avec ferveur la cause des femmes. Mais son pacifisme poussé jusqu’à l’antimilitarisme en a fait une personne controversée. Dans ses écrits, ­ ­notamment dans l’hebdomadaire antimilitariste qu’elle a fondé, La Vague, elle s’engage pour une France sans armée et contre toute forme de guerre et contre la production et le commerce des armes. En 1916, elle publie Une voix de femme dans la mêlée, un vibrant plaidoyer contre la guerre. ­L’ouvrage préfacé par Romain Rolland est censuré. Son œuvre majeure reste cependant Des hommes passèrent, qui a été couronné en 1930 du prix Séverine de l’Association des femmes journalistes. Le roman raconte le passage de femmes dans des familles de prisonniers allemands pour ­remplacer aux travaux de la ferme, les hommes partis au front.


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bon et ­distribuer le courrier. Les mentalités sont obligées d’évoluer sous la pression des événements. Dans le métro, les tâches d’entretien et de contrôle des billets sont majoritairement effectuées par des travailleuses. Durant le conflit, les femmes ont prouvé (et se sont prouvé) qu’elles étaient parfaitement capables de faire, elles aussi, ce que les hommes accomplissaient en temps de paix. Dans cette ère de bouleversements identitaires, la machine économique a continué à fonctionner grâce à l’implication très forte de la gent féminine. Quand l’Histoire se déchaîne, le bon sens impose en effet de continuer à vivre. Vivre coûte que coûte. La Grande Guerre a sorti les filles de Marianne des coulisses. Dans cette période difficile, « elles ont acquis suffisamment d’assurance pour vouloir continuer désormais à être actrices de leur vie, de la société et du monde.13 » À juste titre, elles réclament la reconnaissance de la nation. En 1914, la femme était une mineure sans aucune responsabilité, conformément au code civil napoléonien. Mais les quatre années de conflit ont modifié cette donnée sociale. Puisqu’elles ont participé à la victoire des Alliés, les femmes ne veulent plus être considérées comme des citoyennes de seconde zone, mais demandent à avoir les mêmes droits que les hommes. La guerre terminée, elles veulent Édition leur révolution féminine, la deuxième dans l’histoire des femmes. La première révolution féminine a éclaté pendant la Révolution française. C’est une révolution inachevée qui a pourtant mis sur le devant de la scène de grandes héroïnes luttant pour l’émancipation des femmes. Il y a eu d’abord le combat d’Olympe de Gouges, femme de lettres devenue figure politique, l’une des pionnières du féminisme. Cette forte personnalité a lutté pour que la femme soit associée aux débats politiques et de société. Le point d’orgue de son engagement est sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, publiée en septembre 1791 et calquée sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Dans ce texte juridique, rédigé avec pertinence, l’auteure exige la pleine assimilation légale, politique et sociale des femmes. Elle défend avec ­détermination, à l’égard des préjugés masculins, la cause des femmes qui ne peuvent pas voter et qui n’ont pas accès aux institutions publiques, au droit de propriété et aux libertés professionnelles. Plus tard, Olympe de Gouges affirmera avec véhémence  : « La femme a le droit de monter à l’échafaud, elle réclame le droit

13. Michèle et Franck Jouve, La vraie histoire des femmes de 14-18, Chronique Éditions, 2013.


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de monter à la tribune. » Sa déclaration historique sur les droits des femmes sera refusée par la Convention et restera à l’état de projet. La révolutionnaire tonitruante obtiendra seulement que les femmes soient admises dans une cérémonie à caractère national, la fête de la loi, le 3 juin 1792, puis à la commémoration de la prise de la Bastille le 14 juillet 1792. L’opiniâtre féministe fut la première à théoriser le système de protection maternelle et infantile et à demander la création de maternités. Arrêtée pour avoir osé mettre en cause le principe républicain et « tenté de rétablir un gouvernement autre que un et indivisible », Olympe de Gouges est jugée par un tribunal révolutionnaire qui la condamne à mort et la fait guillotiner le 2 novembre 1793. Elle avait 45 ans. Dans la mémoire collective, Olympe de Gouges reste une figure de proue du roman national. Elle a eu l’audace de proclamer avec passion que la Révolution française avait oublié les femmes dans son dessein de liberté et d’égalité ! La courageuse révolutionnaire a pourtant été la cible d’une répression grotesque et totalement injuste. Il faut relire Pierre­Gaspard Chaumette, le procureur de la Commune de Paris, fustiger cette « virago, la femme-homme, l’impudente Olympe de Gouges qui la première a institué des sociétés de femmes, abandonné les soins de son ménage, voulu politiquer et commis des crimes. […] Tous ces êtres immoraux ont été anéantis sous le fer vengeur des lois.14 » On mesure dans cette déclaration l’outrance d’un machisme ridicule qui vire à la pitrerie. Les salons, souvent tenus et fréquentés par des femmes, ont été des caisses de résonance des revendications féminines pendant la Révolution. Dans ces lieux de débats très influents, plusieurs personnalités se sont fait remarquer par leur talent oratoire et leur verve à dénoncer une société phallocrate où le droit d’expression des femmes était confisqué. Parmi ces rebelles, Manon Roland, une grande érudite et sommité politique, épouse Jean-Marie Roland, le fondateur du club des Jacobins lyonnais et ministre de l’Intérieur en 1792. Manon eut l’intelligence de comprendre qu’une femme pouvait gouverner à l’ombre de son mari. Aujourd’hui, on dirait qu’elle était une excellente conseillère en communication. Elle rédigea les lettres de son mari au roi Louis XVI et, par le biais de son époux, souleva des questions judicieuses sur la place à donner aux femmes en politique. Arrêtée en juin 1793 et jugée par un tribunal révolutionnaire cinq mois plus tard, elle fut guillotinée. Juste

14. Cité par Nathalie Kosciusko-Morizet dans Nous avons changé de monde, Albin Michel, 2016.


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avant de monter sur l’échafaud, elle permit à un autre condamné paralysé par la peur de son exécution d’être guillotiné avant elle pour lui épargner le spectacle de la mort d’une femme. Dans un dernier élan de colère, elle cria à son bourreau : « Ô liberté, que de crimes on commet en ton nom ! » Quand il apprit l’exécution de sa conjointe, Jean-Marie Roland se suicida. Le combat des femmes pour leur émancipation s’est souvent terminé tragiquement sur l’échafaud. Au XIXe siècle, la romancière George Sand prend une part active au combat pour les droits des femmes en fustigeant les valeurs de la société de cette époque qu’elle juge misogyne et décalée. Ses œuvres remportent un énorme succès. Elles contribueront à faire avancer la lutte pour l’émancipation de la condition féminine. Au siècle suivant, à l’issue de la Première Guerre mondiale, des militantes vont lancer une nouvelle dynamique de revendications féminines. Au siècle suivant, à l’issue de la Première Guerre mondiale, des militantes vont lancer une nouvelle dynamique de revendications féminines : c’est la seconde révolution des femmes. Des faits marquants caractérisent cette évolution : loi Violette qui permet aux Françaises d’être tutrices et de participer aux conseils de famille (février 1917), création d’un bac pour les filles (1919), possibilité aux Françaises d’adhérer à un syndicat sans l’autorisation de leur mari (1920), nomination de la première femme médecin aux hôpitaux de Paris (Thérèse Bertrand-Fontaine15 en 1930), première femme chef d’orchestre (Jane Evrard en 1930). Le mouvement revendicatif se traduit aussi dans la transformation de la mode : les filles de la République modifient leur silhouette. Le corps de la femme se libère des entraves du corset et des accoutrements trop longs. À l’origine de cette mutation, la couturière Gabrielle Chanel qui lance une forme novatrice de vêtements en habillant la femme d’un « simple tailleur de jersey beige ou, plus audacieux, d’une marinière inspirée des tenues des matelots, ou même d’un sweater emprunté au vestiaire masculin.16 » Celle qui sera la légendaire Coco Chanel devient ainsi au lendemain de la

15. La docteur sera aussi la première femme membre de l’Académie de médecine en 1969. 16. Florence Brachet-Champsaur, De l’odalisque de Poiret à la femme nouvelle de Chanel : une victoire de la femme ? Autrement, 2004.


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Grande Guerre l’une des figures marquantes de l’émancipation féminine17. L’écrivain Stefan Zweig a très bien rendu compte de cette révolution vestimentaire qui a libéré la femme : « Serrée à mi-corps comme une guêpe par un corset de baleines, la robe enflée au-dessous de la taille en gigantesque cloche, le cou engoncé jusqu’au menton, les pieds comprimés jusqu’aux orteils, la chevelure, avec ses innombrables bouclettes, ses vrilles et ses tresses, érigée en tour sous un chapeau monstrueux qui se mouvait avec majesté, les mains enfoncées dans des gants même par les plus chaudes journées d’été, ce personnage de la dame, qui aujourd’hui appartient depuis longtemps à l’histoire, fait l’effet […] d’un être paralysé dans toute son action, d’un être infortuné, pitoyable. Au premier coup d’œil, on se rend compte qu’une femme cuirassée d’une telle toilette, comme un chevalier de son armure, ne pouvait se mouvoir librement, avec grâce et légèreté, que dans un tel costume chaque mouvement, chaque geste et, plus largement, tout son comportement devait se faire artificiel, guindé – en un mot, contraire à la nature.18 » En réaction, les femmes adoptent un nouveau genre dans leur apparence : cheveux courts, bras nus, silhouette d’adolescente. La mode du costume-tailleur pour dames est lancée par Gabrielle Chanel. Au lendemain de la guerre, celle qui aura été « l’ange ­ exterminateur d’un style XIXe siècle » (Paul Morand) invente le vêtement de sport pour femme, le sac en bandoulière et les sandales à semelles de liège. Le grand couturier Karl Lagerfeld rendra plus tard un hommage appuyé au pragmatisme révolutionnaire de Coco Chanel : « elle a inventé le total look… elle a sublimé l’accessoire et fait du futile l’indispensable. » Cette nouvelle mode est également animée par la maison de couture anglaise Redfern & Sons19 qui a ouvert une succursale à Paris et propagé son modèle en France. Cette façon de s’habiller va de pair avec la vogue de coiffures de type masculin chez les femmes. C’est le début de l’époque des 17. Michel Klen, Femmes de guerre, op. cit. 18. Stefan Zweig, Le monde d’hier, souvenirs d’un Européen, Belfond, 1982, 1993 pour la traduction en français. La première publication date de 1944. L’auteur avait commencé à écrire son autobiographie en 1934. Il posta le manuscrit tapé par sa deuxième épouse la veille de son suicide le 22 février 1942 au Brésil. 19. La création du costume-tailleur remonte en fait à 1885. Toutefois, l’industrie de ce vêtement féminin va prendre son véritable essor après la Première Guerre mondiale. Galvanisée par ce succès, la maison Redfern deviendra en France membre de la chambre syndicale de la couture parisienne.


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« garçonnes », un nouveau terme pour définir cette partie de la gent féminine qui s’habille et se coiffe pratiquement comme des hommes et dont l’aspect extérieur rappelle l’influence militaire, notamment britannique20. La deuxième moitié de la population se révolte à sa façon. La nouvelle vogue des « garçonnes » va provoquer une polémique chez les tenants du machisme choqués par le port du pantalon par la gent féminine. Une anecdote est révélatrice du comportement phallocrate d’une partie de la société française : en 1933, l­’actrice Marlène Dietrich, qui aimait particulièrement revêtir la tenue masculine, débarque gare Saint-Lazare à Paris en pantalon et béret. On lui refuse l’accès au restaurant « le Caneton ». Motif invoqué : la star portait un vrai pantalon d’homme s’ouvrant sur le devant ! Pour une femme, une telle attitude était assimilée à un travestissement, une conduite interdite par la préfecture de police de Paris. En 1969, alors que les femmes s’étaient mises massivement au pantalon, la préfecture jugera quand même qu’il était encore trop tôt pour supprimer l’interdiction. En fin de compte, l’abrogation de l’ordonnance interdisant aux femmes le port du pantalon sera décrétée en… 2013 ! Si la société s’est adaptée à un nouveau comportement des femmes, en revanche l’état d’esprit du monde politique n’a pas évolué. Tout en reconnaissant le rôle crucial des filles de la République pendant le conflit, le discours « politiquement correct » reprend la même antienne de l’ordre social établi avant la guerre : la femme doit rester le noyau essentiel de la famille et s’occuper en priorité des tâches au foyer. Ce constat est renforcé par le fait que la France vient d’être saignée par les multiples pertes qui ont déchiré son tissu humain. La nation éprouve de la sorte un besoin urgent de bébés pour repeupler un pays brusquement dépossédé de plus de 10 % de sa population masculine, sans compter la pléthore de blessés à vie, de mutilés et de « gueules cassées » rendues inaptes au marché de l’emploi. Dans ce contexte de société à reconstruire, la France est donc confrontée à l’impérieuse nécessité d’avoir des mères pour bâtir des cellules familiales. La fonction maternelle est alors exaltée. On revient ainsi à la division sexuée de la société : les hommes au travail et les femmes au foyer pour rétablir l’équilibre démographique et élever leur progéniture. 20. À la fin de la Première Guerre mondiale, beaucoup de femmes militaires britanniques ont arpenté les départements du nord de la France. Leurs tenues « pragmatiques », proches de celles des hommes, ont marqué la ­société française de l’époque.


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Malgré leurs demandes incessantes, les femmes n’obtiendront pas de droits politiques. Comme pendant la Révolution de 1789, leur militantisme ne sera pas récompensé au lendemain de la Grande Guerre. Cette seconde révolution est aussi une symphonie inachevée malgré une poignante partition pathétique, avec des élans ­d’espoir, de colère et de désespoir, mais souvent dérangeants pour les apôtres incorrigibles du statu quo ante. En particulier, les ­Françaises n’auront toujours pas le droit de vote. Pourtant, dans beaucoup de pays étrangers, les citoyennes obtiendront ce droit civique fondamental dans une démocratie. Il sera accordé en Grande-Bretagne sous l’impulsion des Suffragettes21 (pour les femmes de plus de 30 ans en 1918), en Allemagne et en Union ­soviétique (1918), en Suède, en Autriche, en T ­ chécoslovaquie, aux Pays-Bas et au Canada (1919, sauf pour la province du Québec en 1940), aux États-Unis (1920 pour la totalité du territoire22), en Espagne, au Brésil et au Portugal (1931). Les Françaises devront attendre 1944 pour l’obtenir23 et 1945 pour l’exercer24. À noter qu’avant la Première Guerre mondiale, certains pays avaient déjà donné le droit de vote aux femmes : Nouvelle-­Zélande (1893), Australie (1902, Tasmanie en 1903), Finlande (1906), Norvège (1913), Danemark (1915). Ce refus de l’expression politique aux femmes a été vécu comme une terrible frustration et une grande injustice. Il fera l’objet de railleries caustiques. Parmi les critiques les plus mordantes dénonçant l’interdiction aux femmes d’entrer en Parlement, celle de la journaliste libertaire et féministe, S ­ éverine25, dans son billet hebdomadaire Nos loisirs diffusé à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires : « Cet ignorant qui ne sait ni lire, ni écrire, si incapable de distinguer sa droite de sa gauche qu’au régiment ses chefs feront garnir différemment ses deux sabots, et que les mouvements s’exécuteront au commandement paille ! foin !… paille ! foin ! Cet ignorant est électeur ! Ce butor26 qui assomme ses chevaux à coups de fouet, sans discernement, sans pitié, sans même le souci de son 21. Militantes anglaises qui luttaient pour le droit de vote aux femmes. Elles se sont livrées à des actions spectaculaires, comme celle d’Emily Davison qui, le 4 juin 1913, se jeta sous le cheval du roi George V pendant le derby d’Epsom. Elle fut tuée sur le coup. 22. Plusieurs États américains avaient déjà donné le droit de vote aux femmes : Wyoming (1869), Colorado (1893), Utah et Idaho (1896), Californie (1911). 23. Ordonnance du 21 avril 1944 du Comité français de libération nationale présidé par le général de Gaulle depuis Alger. 24. Élections municipales le 29 avril 1945. 25. Son vrai nom était Caroline Rémy. Elle a notamment dirigé Le cri du peuple et est, à ce titre, la première femme à la tête d’un grand quotidien. 26. Grossier personnage, lourdaud, rustre.


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intérêt, qui distribue à tort et à travers l’injustice et la souffrance, ce butor est électeur ! Ce pochard qui ne désemplit pas, de l’aube au crépuscule et du soir au matin, ce semblant d’homme, aviné, loqueteux, baveux, ayant laissé sa raison au fond du premier verre, tellement il est intoxiqué, tantôt ricochant d’un mur à l’autre et tantôt vautré dans ses déjections, ce pochard est électeur ! […]. Électeur, ce gâteux qui s’usa les moelles en de sales noces. Électeur, ce demi-fou et ce fou prétendu guéri. Électeur enfin, l’imbécile, maître du monde ! Mais la femme réputée inférieure à tous ceux-là, n’a ­d’emploi que comme contribuable, qu’un devoir, celui de payer, qu’un droit, celui de se taire. » La journaliste et écrivaine Louise Weiss, grande figure du féminisme, a également mené à sa façon un combat pour l’obtention du droit de vote aux femmes. La militante s’est présentée symboliquement aux élections municipales à Montmartre le 5 mai 1935 en plaçant dans le bureau du scrutin des cartons à chapeau ­transformés en urnes. La rebelle a recueilli 18 000 suffrages ! Un an plus tard, le 2 juin 1936, avec des membres de son association La femme nouvelle, Louise Weiss offre aux sénateurs des chaussettes avec l’inscription : « Même si vous ne nous donnez pas le droit de vote, vos chaussettes seront reprisées ! » L’humour est aussi une arme de combat. La lutte des Suffragettes britanniques pour le droit de vote des femmes a déclenché une dynamique qui a mis en lumière l’opiniâtreté méritoire de certaines militantes. Le mouvement a été lancé par Emmeline Pankhurst au tout début du XXe siècle par le biais de l’association Women’s Social and Political Union (WSPU). Pour faire face à la répression policière dans les manifestations de plus en plus nombreuses, les plus engagées s’initient au ju-jitsu, littéralement « art de la souplesse ». Cette pratique martiale japonaise utilise la force de l’adversaire à son encontre, de sorte qu’il devient possible de neutraliser un opposant physiquement plus costaud. La première école est ouverte dans un quartier de Londres à Soho. Elle bénéficie des conseils précieux de deux maîtres nippons,Yukio Tani et S ­ adakazu.Uyenishi. Lorsque les deux professeurs regagnent leur pays natal, la relève est assurée par Edith Garrud qui ouvre un centre d’apprentissage d’autodéfense pour les femmes dans l’East End londonien. Cette école d’entraînement, appelée dojo27 en

27. À l’origine, un dojo est un lieu consacré à la méditation bouddhiste et à l’enseignement des arts martiaux.


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r­ éférence à son inspiration japonaise, est essentiellement fréquentée par les Suffragettes de la WSPU. Les élèves de cette école formeront les premières combattantes du Bodyguard, le service de sécurité des Suffragettes. Parmi les personnalités dynamiques de cette unité, il y a bien sûr Edith Garrud, mais aussi Christabel et Sylvia Pankhurst (les filles d’Emmeline) et Gertrude Harding, une Canadienne arrivée à Londres en 1912 et célèbre pour avoir arraché les orchidées des jardins royaux – un exploit d’abord attribué à des hommes par les autorités anglaises qui se refusaient d’imaginer que des femmes aient pu escalader le mur d’enceinte.28 Les membres du ­Bodyguard protègent les manifestations et les meetings, planifient les itinéraires de repli, et s’emploient à ridiculiser la force publique (en arrachant par exemple les bretelles des policiers !). Pour pallier leur infériorité numérique, elles rivalisent d’ingéniosité en lançant des fausses rumeurs sur des lieux de réunion pour duper les services de police. Dans les affrontements, elles excellent dans une étonnante technique d’autodéfense avec un parapluie. La presse, qui rend compte de leurs exploits, les surnomme « amazones » ou « ­suffrajitsu. » Emmeline Pankhurst leur rendra un hommage appuyé : « En ce qui concerne nos combattantes, elles sont en pleine forme et très fières de leurs exploits. […]. Notre camarade qui s’est fait ouvrir le crâne a refusé les points de suture car elle tenait à garder une cicatrice le plus visible possible. Le vrai esprit de la guerrière.29 »

Les premiers prix Nobel de la paix au féminin Beaucoup de femmes se sont engagées pour dénoncer les horreurs de la guerre et lutter contre ce fléau humain. L’Autrichienne Bertha von Suttner est l’une de ces militantes qui a passé une grande partie de sa vie à se battre pour empêcher la guerre. Ses moyens : l’écriture et une participation active dans les organisations pacifistes. La guerre entre la Prusse et l’Autriche en 1866 est l’événement qui a bouleversé pour la vie la jeune femme, alors âgée de 23 ans, et l’a décidée à mener un combat sans relâche pour éviter de nouvelles confrontations sanglantes entre les hommes. À cette époque, Bertha vivait à proximité de Sadowa, une localité de Bohème où l’armée autrichienne a été décimée par les forces prussiennes. La défaite surprise de l’Autriche et les tragédies ­ 28. Daniel Paris-Clavel, Suffragettes en kimono dans Le Monde diplomatique, numéro spécial Femmes la guerre la plus longue, décembre 2016. 29. Tony Wolf, Edith Garrud : The Suffragettes who knew jujitsu, 2009.


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humaines qui ont frappé les familles ont laissé un souvenir impérissable dans son subconscient. Dans sa jeunesse, Bertha (qui n’a pas connu son père mort avant sa naissance) bénéficie d’une bonne éducation et apprend plusieurs langues (outre l’allemand sa langue natale, elle parle anglais, français et italien). Cet atout lui servira plus tard dans ses discours pour porter ses convictions en faveur de la paix. Elle voyage beaucoup en Europe. Une rencontre va marquer son existence : elle est e ­ ngagée pour quelques mois comme secrétaire privée d’Alfred Nobel, le chimiste et industriel suédois qui a inventé la dynamite. ­Lorsqu’elle quittera son poste au service de cet homme célèbre, Bertha restera en relation épistolaire avec son ancien patron avec qui elle entretiendra une longue amitié. Grâce à cette relation sincère de proximité, elle convaincra le chercheur suédois de concevoir un prix spécial destiné à récompenser chaque année des personnes ayant rendu service à l’humanité et œuvré pour la paix. Par ailleurs, cette initiative permettait de gommer l’image négative que certains ­ commentateurs avaient donnée à celui qui avait mis au point un explosif « capable de tuer plus de personnes plus rapidement que jamais auparavant. » Conseillé par Bertha, Alfred Nobel léguera l’intégralité de sa fortune pour la création de ce fameux prix qui verra le jour en 1901, cinq ans après sa mort. Le Suisse Henry Dunant, fondateur de la Croix-Rouge, et l’économiste Frédéric Passy, ardent pacifiste, en seront les premiers récipiendaires. L’écrivain autrichien Stefan Zweig, également grand ami de Bertha, a confirmé dans sa biographie le rôle joué par la pacifiste dans le réveil de « la conscience d’Alfred Nobel, […] qui le détermina à fonder le prix Nobel de la paix et de l’entente internationale, en réparation du mal qu’il avait causé avec sa dynamite.30 » Quelques semaines avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, l’homme de lettres raconte une scène saisissante où Bertha lui exprime sa colère contre les hommes qui n’ont pas pu arrêter le processus de déflagration de l’Europe : « Les hommes ne comprennent pas ce qui se passe, s’écria-t-elle à haute voix en pleine rue, elle qui parlait ordinairement d’une voix si calme, si aimable et si paisible. C’était déjà la guerre, et une fois de plus ils nous ont tout caché, ils ont tout tenu secret. Pourquoi ne faites-vous rien les jeunes ? C’est vous que cela regarde avant

30. Stefan Zweig, Le monde d’hier, op. cit.


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tout ! Défendez-vous donc, unissez-vous ! Ne laissez pas toujours tout faire à quelques vieilles femmes que personne n’écoute.31 » Dans les années 1880, Bertha publie sous le pseudonyme de B. Ourlet des articles sur la cause pacifiste pour des journaux autrichiens. Puis elle se lance dans l’écriture de romans. En 1889, elle publie par le biais d’une maison d’édition à Dresde, Bas les armes ! (Die Waffen nieder !). Le livre remporte un succès considérable. Il est d’abord traduit en anglais, en français et en italien, puis en finnois, suédois, norvégien, tchèque, danois, etc. Au total une quinzaine de langues. Jusqu’à la parution du roman À l’Ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque en 1929, l’ouvrage de Bertha von Suttner, sera l’œuvre la plus importante de la littérature engagée contre la guerre. Le livre raconte la vie déchirante de la comtesse d’origine viennoise Martha Althaus pendant quatre guerres, dont la guerre franco-allemande de 1870, qui ont saigné une partie de l’Europe dans la seconde moitié du XIXe siècle. Au cours de ces confrontations, Martha a perdu ses deux maris, ses sœurs, son frère et son père. Véritable best-seller, Bas les armes ! a reçu des hommages appuyés de personnalités marquantes. Parmi tant d’autres, Léon Tolstoï : « L’abolition de l’esclavage a été précédée par le fameux livre d’une femme, Madame Beecher-Stowe32. Dieu donne que l’abolition de la guerre le fut par le vôtre. » Alfred Nobel : « Cette main d’amazone qui fait si vaillamment la guerre à la guerre. » Dans les années 1890, Bertha crée une « société de la paix de Venise » et une « société pacifiste autrichienne » dont elle assure la présidence jusqu’à sa mort en juin 1914 quelques semaines avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale dont elle avait averti des risques dévastateurs. En 1899, l’infatigable militante prend une part active à la préparation de la conférence internationale de la paix organisée à La Haye à l’initiative du tsar Nicolas II, puis elle participe à la conférence internationale des femmes à Berlin en juin 1904. La consécration arrive le 10 décembre 1905 : Bertha von Suttner devient la première femme à obtenir le prix Nobel de la paix. La deuxième sera une autre militante de la paix, la sociologue américaine Jane Addams en 1931.

31. Ibid. 32. Auteur du roman à succès La case de l’oncle Tom (1850) qui dénonce la condition misérables des Afro-Américains. Selon les historiens, ce récit bouleversant a constitué l’un des ingrédients ayant conduit à la guerre de Sécession et à l’abolition de l’esclavage aux États-Unis.


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L’enfance de Jane Addams est marquée par des tragédies qui vont façonner son parcours futur de militante sociale : elle perd brutalement sa mère à 2 ans, à 4 ans elle est atteinte d’une tuberculose osseuse qui déforme sa colonne vertébrale et lui cause des séquelles à vie, notamment une claudication qui la fera beaucoup souffrir lors de ses déplacements. À tous ces malheurs s’ajoutent de nombreux décès dans sa famille : trois de ses frères et sœurs meurent dans leur petite enfance et un autre à l’âge de 16 ans. Dans sa jeunesse, Jane se lance dans des études de médecine, mais son état de santé lui empêche de terminer son cursus. Pour lutter contre la dépression, elle part à la recherche de nouvelles sources d’énergie dans la lecture de grands auteurs (en particulier Tolstoï). Elle poursuit sa période de résilience en s’engageant dans le combat social, la lutte contre les inégalités et la défense des droits de la femme. En 1889, elle fonde ainsi une communauté solidaire réunissant et mélangeant les classes sociales. C’est le premier ­settlement House créé aux États-Unis. Situé à Chicago, il porte le nom de Hull House. Le centre, chaleureux lieu de rencontre populaire, comporte une école du soir pour adultes, des clubs pour enfants, une galerie d’art, une bibliothèque, un groupe de théâtre et des structures pédagogiques pour enseigner la musique, la cuisine, la peinture et différentes occupations artistiques. Le programme artistique revêt une importance majeure aux yeux de Jane qui voit dans cette forme d’expression de l’esthétisme une ouverture salutaire vers des horizons nouveaux et un moyen de stimuler la pensée et la créativité, donc une manière efficace de lutter contre la déprime33. Jane poursuit son combat social en s’ingérant dans les affaires municipales. En 1894, elle est la première femme nommée inspectrice sanitaire à Chicago. Dans ce cadre, elle s’engage dans une « guerre des ordures » pour améliorer, avec l’aide de ses compagnes de Hull House, les conditions de récupération des déchets dans la ville et surtout les règles d’hygiène inhérentes à cette problématique sanitaire qui touche de très près les citoyens. La militante s’engage ensuite dans le pacifisme en donnant de nombreuses conférences et en publiant un essai en 1907, Newer Ideals of Peace, qui définit un concept de justice sociale pour parvenir à une paix mondiale. En 1915, elle devient présidente du Women’s Peace Party, et deux ans plus tard elle est élue à la tête de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté. Après la guerre,

33. Https://histoireparlesfemmes.com/2015/11/19/jane-addams-militante-dela-paix/


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elle lutte au sein de l’association pour interdire l’emploi des gaz toxiques. Comme beaucoup, elle a été horrifiée par l’emploi des gaz asphyxiants pendant la Grande Guerre, notamment dans la bataille d’Ypres par les Allemands en 1917. Tous ses efforts sont finalement récompensés par l’obtention du prix Nobel de la paix en 1931, quatre ans avant sa mort. Elle a fait don de la dotation à son association. Les terribles souffrances familiales dans sa jeunesse et l’implacable douleur physique durant toute son existence lui ont donné un extraordinaire appétit de vivre et de s’engager pour des causes qu’elle estimait justes. Ce « grand corps malade » avait une force d’âme exceptionnelle qui lui a permis de transcender son handicap. Il faudra attendre quinze ans et la fin de la Deuxième Guerre mondiale pour voir une autre femme recevoir un prix Nobel de la paix : l’économiste et syndicaliste américaine Emily Greene Balch en 1946.


Table des matières Préambule........................................................................... 5 Le patriotisme au féminin dans la Grande Guerre.............. 9 L’union sacrée.......................................................................... 9 Les anges du réconfort........................................................... 12 Une révolution inachevée....................................................... 17 Les premiers prix Nobel de la paix au féminin..................... 26 Les oubliées de la Deuxième Guerre mondiale................... 31 Des Françaises libres à Londres............................................. 31 Le sort déchirant de la princesse indienne........................... 35 Témoins de la barbarie nazie................................................. 40 L’Histoire amnésique.............................................................. 47 La patrie reconnaissante envers Simone Veil........................ 52 La reine du music-hall, la résistante et la châtelaine « arc-en-ciel »............................................................................ 55 Les combattantes d’Indochine............................................ 65 Le tigre et l’éléphant............................................................... 65 Les sacrifiées de Dien Bien Phu............................................. 67 L’épopée exceptionnelle de Valérie André.......................... 74 Les filles de Bellone................................................................ 79 Les guerrières du Kurdistan................................................ 89 En révolte permanente........................................................... 89 L’impulsion des Kurdes dans la lutte pour le droit des femmes....................................................... 91 Les femmes contre Daech...................................................... 95 Hassiba, Viyan et Maryam....................................................... 101 Contre l’obscurantisme....................................................... 105 Soumission et martyre............................................................ 105 Des musulmanes lancent une révolution du sexe................ 110 Le combat de Malala pour l’éducation des filles.................. 117 Au nom des Yézidis................................................................. 121


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Jamais sans mon fauteuil roulant........................................... 125 Des femmes se dressent en Syrie.......................................... 128 Femmes de guerre et femmes de paix au Liban................. 133 Le Liban dans les secousses de l’Histoire............................. 133 Jocelyne, une chrétienne dans la tourmente........................ 135 Léa, une ambassadrice de la réconciliation.......................... 140 Des africaines dans les brûlures de l’histoire...................... 143 Les insoumises : Inna, Oumou, Asmaa................................... 143 Les filles soldats....................................................................... 149 La révolution tranquille des femmes Samburu..................... 152 La femme des arbres............................................................... 154 La rage de vivre.................................................................. 159 L’art au secours de la souffrance............................................ 159 Le rayon de lumière d’Helen Keller....................................... 164 Pour l’amour des enfants........................................................ 165 Pour l’amour des damnés de la terre.................................... 177 Femmes et reporters de guerre.......................................... 179 Des baroudeuses au service de l’information....................... 179 Dans l’enfer des preneurs d’otages....................................... 195 Pour la mémoire d’Anne-Lorraine.......................................... 198 Des saint-cyriennes sur le toit de l’Afrique......................... 205 Le défi de cinq filles à Saint-Cyr............................................. 205 La préparation......................................................................... 209 La résilience par le sport......................................................... 212 Une ode à la solidarité............................................................ 214 L’impulsion féminine............................................................... 219 Le souffle de Jeanne d’Arc..................................................... 227 Épilogue : Le mythe de Lysistrata....................................... 231 Remerciements................................................................... 243 Annexe : Les grandes premières au féminin........................ 245 Index................................................................................... 253 Bibliographie...................................................................... 259


Du même auteur Le défi sud-africain France-Europe Éditions, 2004 L’odyssée des mercenaires Ellipses, 2009 Femmes de guerre, une histoire millénaire Ellipses, 2010 Les ravages de la désinformation Favre, 2013 La guerre du bluff est éternelle Favre, 2017 La tragédie de l’Algérie française Dualpha, 2017 Les armées dans la Guerre froide en Centre-Europe (1945-1990) ouvrage collectif sous la direction de Maurice Faivre, L­ ’Harmattan, 2019


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EXTRAIT d'un livre paru aux Éditions Favre.

Tous droits réservés pour tous les pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite. Éditions Favre SA Siège social 29, rue de Bourg CH – 1002 Lausanne Tél. : +41 (0)21 312 17 17 lausanne@editionsfavre.com www.editionsfavre.com


Michel Klen

Une femme, quand elle est héroïque, ne l’est pas à demi.

Il y a ensuite ces femmes qui se sont investies sans compter pour une œuvre philanthropique ou pour la liberté : la Pakistanaise Malala Yousafzai, Prix Nobel de la paix à 17 ans à peine, qui a mené un combat à hauts risques contre l’obscurantisme des talibans, la Yézidie Nadia Murad, autre très jeune Prix Nobel de la paix, réduite en esclavage sexuel par l’État islamique, devenue activiste et ambassadrice des Nations Unies, Rosa Parks ou Amelia Boynton Robinson, deux grandes figures du mouvement afro-américain des droits civiques, ou encore l’actrice Angélina Jolie qui a destiné l’essentiel de sa fortune à des projets humanitaires. Il y a enfin les femmes de défi, comme Helen Keller, sourde, aveugle et muette, première handicapée à obtenir un diplôme universitaire, devenue auteure, conférencière et militante. Ou ces saint-cyriennes qui ont gravi le plus haut sommet d’Afrique avec une jeune militaire convalescente blessée en Afghanistan. Sans oublier les reporters de guerre qui ont su trouver la force physique et mentale pour témoigner dans des environnements de massacres et d’horreur. Beaucoup d’autres parcours de femmes qui se sont transcendées à un moment de leur vie sont présentés dans cet essai documenté. Toutes ces aventures vécues se lisent comme un roman bouleversant. Une leçon de vie. En annexe, une chronologie des « grandes premières » au féminin. Officier saint-cyrien qui a terminé sa carrière dans le renseignement, docteur en lettres et sciences humaines, Michel Klen a rédigé de nombreux articles sur des événements historiques ainsi que sur des sujets de société et de géopolitique pour de nombreuses revues (Défense nationale, Études, entre autres). Cet essayiste a également écrit plusieurs ouvrages, notamment sur la guerre d’Algérie, l’Afrique du Sud, les mercenaires, les ravages de la désinformation et la guerre du bluff.

FEMMES D’EXCEPTION

Célèbres ou anonymes, elles ont fait preuve de bravoure et d’abnégation dans des situations exceptionnelles, poignantes voire dramatiques. Dans cette saga, il y a d’abord les résistantes, les agents de renseignement, les infirmières, les ambulancières et bien d’autres qui se sont engagées au péril de leur vie pour servir leur patrie pendant les deux guerres mondiales et les conflits postérieurs. Beaucoup sont restées des oubliées, telles les prostituées à Dien Bien Phu, transformées en soignantes dans l’enfer surréaliste de la cuvette indochinoise. Il y a aussi celles qui ont pris les armes pour sauver leur communauté menacée (combattantes kurdes, chrétiennes du Liban, etc.).

Michel Klen

George Sand, Elle et lui (1859)

FEMMES D’EXCEPTION


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