Guerres secrètes des fourmis, Cléo Bertelsmeier (Ed. Favre 2019) - EXTRAITS

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La vie en société génère des guerres à tous les niveaux, entre mâles et femelles, enfants et parents, entre castes et entre colonies. Certains conflits sont violents, comme les guerres entre colonies, les fourmis y déployant de véritables stratégies militaires, la mise en esclavage de fourmis d’une autre espèce ou encore l’explosion de fourmis kamikazes lors d’attentats-suicides. D’autres conflits sont plus discrets. Par exemple, chez certaines espèces, le sperme du mâle éjecte le matériel génétique de la mère de son ovule... permettant au père d’être l’unique parent de sa progéniture. Ces différents conflits sont au cœur de la recherche actuelle sur les fourmis. Quelle est leur origine, quelles stratégies d’apaisement existent, comment plusieurs espèces arrivent-elles à coexister ? Pourquoi n’y a-t-il pas d’espèce « super-dominante » qui extermine les autres ? Partons à la découverte des sociétés de fourmis, des luttes qui les animent et des tromperies et manipulations subtiles qui les habitent !

© Nicole Chuard

Née en 1987 à Francfort en Allemagne, Cleo Bertelsmeier a fait des études de biologie à l’Université d’Oxford, suivies d’un doctorat sur l’impact du changement climatique sur les invasions de fourmis à l’Université Paris Sud. Elle est actuellement professeure au Département d’écologie et évolution de l’Université de Lausanne. Elle est particulièrement passionnée par le rôle joué par l’Homme dans la dispersion des fourmis à l’échelle du globe.

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En parallèle à ses travaux, elle a travaillé en tant que médiatrice scientifique au département de physique du Palais de la découverte.

Cleo Bertelsmeier

Cleo Bertelsmeier

guerres secrètes des FOURMIS

Pas étonnant que des penseurs, philosophes et scientifiques de tous bords – monarchistes, anarchistes, communistes, féministes, capitalistes... – aient pris les fourmis comme des exemples parfaits de la société telle qu’ils l’envisageaient. Mais il y a un point fondamental que nous semblons tous ignorer : les sociétés de fourmis ne sont pas harmonieuses ! Qui dit coopération, dit aussi conflits.

Les

Organisées, disciplinées, dévouées... autant de termes que l’on retrouve fréquemment pour décrire les fourmis. Si vous avez déjà observé des colonnes de fourmis aller et venir sur votre terrasse, ce sont sûrement ces mots qui vous sont venus à l’esprit. On ne peut effectivement s’empêcher de s’émerveiller devant leur organisation invisible, sans petits chefs qui leur crient dessus, sans ordre apparent.

Les

guerres

secrètes des

FOURMIS

Sexe, meurtres et invasions territoriales

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Avec l’aimable soutien de la

Siège social Éditions Favre SA 29, rue de Bourg – CH-1002 Lausanne Tél. : +41 (0)21 312 17 17 – Fax : +41 (0)21 320 50 59 lausanne@editionsfavre.com Adresse à Paris 7, rue des Canettes F-75006 Paris Dépôt légal en Suisse en octobre 2019. Tous droits réservés pour tous les pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite. Photo de couverture : Stéphane Querbes Couverture : idéesse, Steve Guenat Mise en pages : P-Printgraphique © 2019, Éditions Favre SA, Lausanne ISBN : 978-2-8289-1615-2 _______ La maison d’édition Favre bénéficie d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2016-2020.


CLEO BERTELSMEIER

LES GUERRES SECRÈTES

DES FOURMIS



Préface

Coopération et conflits : ces deux comportements marquent la vie de toutes les sociétés, y compris humaines. Les colonies de fourmis n’échappent pas à la règle. Insectes sociaux par excellence, les fourmis ont proliféré et conquis pratiquement toutes les zones de la planète grâce à la coopération qui s’exerce entre les membres du nid. Appliquant une stricte division du travail, les ouvrières collaborent pour construire la fourmilière, rechercher de la nourriture et prendre soin des œufs et des larves. Cette harmonie apparente, qui a conduit de nombreux penseurs à considérer ces sociétés comme idéales, cache pourtant des manipulations subtiles, des tromperies, des luttes et même des affrontements violents. Dans l’intérieur feutré du nid se déroulent de nombreux conflits. Une guerre des sexes entre les reines et les mâles qui ont des intérêts divergents en matière de reproduction. Une lutte des castes entre la reine et ses filles lorsque celles-ci ne sont pas totalement stériles. Des querelles entre reines cohabitant dans une même colonie. Une guerre pour accéder au trône entre certaines ouvrières capables de remplacer la reine. À l’extérieur, les combats font rage lorsqu’il s’agit de défendre le territoire de la colonie ou ses ressources alimentaires. Pour affronter leurs adversaires, les soldates ont développé toute une panoplie d’armes physiques et chimiques. Elles ont recours à des stratégies sophistiquées et certaines d’entre elles peuvent même commettre des attentats-suicides ou, comme les « kamikazes », se faire exploser afin de projeter un liquide toxique sur leurs ennemies. En matière de défense,


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les combattantes ne sont pas en reste. Selon les espèces, elles sont individuellement équipées d’une armure, d’un bouclier, de dents, d’épines sur le corps ou de poils servant de camouflage. Collectivement, elles élaborent de véritables stratégies militaires : elles émettent des signaux pour rameuter des renforts ou érigent des barrières et des fortifications pour se protéger de leurs adversaires. Redoutables guerrières, les fourmis peuvent aussi se révéler de fines diplomates cherchant à éviter ou à apaiser les affrontements. Certaines recourent à une offrande rituelle en partageant leur nourriture avec leurs adversaires, d’autres, comme les Camponotus, « embrassent » leurs ennemies, alors que les fourmis pot-de-miel s’engagent dans des combats ritualisés, sortes de tournois qui permettent aux plus fortes de s’imposer sans dommages corporels. À ces comportements belliqueux s’ajoutent divers délits. On voit des ouvrières piller des nids voisins ou pratiquer le « parasitisme social » en exploitant leurs congénères appartenant à une autre espèce qui partagent leur nid. On voit des reines s’infiltrer dans une colonie étrangère et réduire en esclavage les ouvrières qui s’y trouvent. Ce sont toutes ces guerres secrètes que la professeure Cleo Bertelsmeier décrit dans ce livre passionnant. Sans jamais renoncer à la rigueur scientifique, cette myrmécologue, comme on appelle les spécialistes des fourmis, utilise un langage simple, direct et vivant pour dévoiler un pan souvent méconnu de la vie de ces insectes sociaux. Elle nous décrit avec brio et humour des manœuvres perfides, des querelles de famille, des champs de bataille impressionnants. Grâce à elle, nous pénétrons dans le monde fascinant des fourmis. Laurent Keller, professeur au Département d’écologie et évolution de l’Université de Lausanne, et Élisabeth Gordon, journaliste scientifique et médicale


Introduction

Je suis myrmécologue. C’est comme cela qu’on appelle une biologiste qui s’intéresse aux fourmis. « Étudier les fourmis ??? Et on te paie pour faire ça ? » Telle était la réaction d’une copine que je n’avais pas vue depuis des années. Je suis maintenant habituée à ce que certains de mes amis manifestent une sorte d’incompréhension totale que je ne fasse rien de plus « utile » (encore que l’on puisse s’interroger sur le terme « utile » dans notre société actuelle où certains métiers semblent aller de soi mais n’apportent rien de bon à personne). Dans tous les cas, je constate que si je dis que je suis ornithologue et que je m’intéresse aux oiseaux en voie de disparition – ce que j’ai fait une ou deux fois pour tester la réaction de mon interlocuteur au cours d’une soirée particulièrement ennuyeuse – cela n’étonne personne et, au contraire, je reçois un petit sourire accompagné d’un hochement de tête… « Ah sympa ». Je pense que cette sous-appréciation des fourmis vient en partie de leur petite taille et du fait que peu de gens s’en sont approchés suffisamment pour observer leur comportement, leur beauté ou leur variété. Tout comme ma sœur, qui s’est écriée en voyant mes quelques centaines de petites boîtes avec des colonies de fourmis : « Oh, mais c’est dégoûtant ». Mais elle était encore à une bonne dizaine de mètres quand elle a émis ce jugement injuste, se sentant déjà un peu mal à l’aise face à ces dizaines de milliers de petits corps qui grouillaient dans les bacs en plastique. Il a fallu lui parler de ma voix la plus douce pour la convaincre de s’en approcher. Et là, quelle surprise ! « Mais qu’est-ce qu’elles sont belles, avec leur corps tout élancé à la taille de guêpe et leurs grands yeux


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noirs ! Pourquoi y a-t-il plein de tailles différentes dans cette colonie ? Qu’est-ce qu’elles font ? Comment se parlent-elles ? Comment savent-elles quelle est leur tâche ? Est-ce qu’il y a des fourmis qui donnent des ordres aux autres ? Est-ce que parfois elles ne sont pas d’accord entre elles ? Y a-t-il des disputes ? Que fait la reine ? Sont-elles agressives ? Et si on mettait les fourmis de différentes colonies dans la même boîte ? » Si on prend le temps de les observer de suffisamment près pour ne plus les percevoir comme une masse indéfinie de corps ou comme une nuisance pendant un pique-nique dans l’herbe, on ne peut pas s’empêcher de s’interroger et de s’étonner de ces sociétés dans lesquelles l’individu seul n’est pas très ingénieux mais où collectivement les fourmis sont capables de constructions dignes des pyramides d’Égypte. Leur division du travail est très sophistiquée. On trouve de véritables métiers au sein de la colonie, comme éboueuse, éclaireuse, fourrageuse, nurse, soldate et bien d’autres encore. Vous remarquerez que toutes ces occupations portent des noms féminins car chez les fourmis les mâles ne travaillent pas. Jamais. Vraiment aucun mâle. Si vous êtes vous-même un mâle, je vous signale tout de suite que la vie d’un mâle de fourmis n’est en rien plus enviable que celle d’une travailleuse car elle est extrêmement courte et se termine très rapidement après l’acte de l’accouplement ! Les ouvrières en revanche vivent souvent entre un et deux ans et peuvent même changer de métier au cours de leur vie. Ensemble, elles accomplissent des œuvres qu’on croyait être le propre de l’Homme pendant longtemps. Par exemple, certaines espèces pratiquent l’élevage. Comme nous qui trayons les vaches et les chèvres, les fourmis élèvent des pucerons et des cochenilles pour en tirer de grandes quantités de « miellat1 » (c’est un terme mielleux pour désigner une excrétion riche Les termes en couleur sont expliqués dans le glossaire (p. 205). Quant aux loupes dans la marge, elles signalent les études scientifiques.

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en sucre qui sort par le derrière des cochenilles quand les fourmis les caressent avec leurs antennes). Les fourmis ont également inventé l’agriculture bien avant nous – il y a 55 à 60 millions d’années en Amérique du Sud. Une espèce ancestrale chasseuse-cueilleuse a commencé à cultiver un champignon. Pour le nourrir, les ouvrières ramènent des débris végétaux ou des feuilles fraîchement cueillies qui sont préparées en terreau, sur lequel pousse le champignon. C’est une véritable agriculture, avec emploi de pesticides (antibiotiques) et sélection de variétés spécifiques. Une équipe internationale menée par Saane Nygaard2 de l’Université de Copenhague a récemment découvert que les champignons ont été véritablement domestiqués il y a 30 millions d’années quand une variété a été isolée de ses ancêtres sauvages et qu’elle est devenue entièrement dépendante de la culture par les fourmis. En parallèle, les fourmis sont devenues également dépendantes de leur champignon qui avait commencé à produire des organes spécialisés pour les nourrir. Le développement de l’agriculture à l’échelle industrielle (qui existe seulement chez l’Homme et chez un autre organisme non humain : les termites) était devenu possible grâce à « l’intelligence collective » des fourmis, permettant d’organiser le travail simultané de plusieurs millions d’ouvrières qui modifient activement leur environnement. Ces comportements collectifs des fourmis se révèlent une source d’inspiration pour les ingénieurs en robotique qui cherchent à simuler des comportements complexes. Il est d’ailleurs tentant de chercher dans ces sociétés de fourmis des lois universelles qui gouvernent la vie sociale. Y aurait-il des règles simples pour gérer la complexité des interactions entre individus, applicables à nos organisations Nygaard, S., et al. (2016). Reciprocal genomic evolution in the ant-fungus agricultural symbiosis. Nature Communications, 7, 1–9. https ://doi.org/10. 1038/ncomms12233

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humaines ? Après tout, l’évolution a pu « expérimenter » pendant 120 millions d’années ce qui fonctionne. Cent vingt millions d’années. C’est d’aussi loin dans le temps que date la présence des fourmis sur Terre. Bien sûr, ce ne sont pas « les mêmes » que vous voyez crapahuter aujourd’hui car toutes les espèces évoluent. Il y a un changement continuel dû à des mutations dans le génome qui génèrent parfois de petites modifications des comportements, de la physiologie ou encore des forme, taille ou couleur du corps. Toutes les caractéristiques d’un organisme peuvent potentiellement changer. Certains changements entraîneront un chamboulement tel que l’individu ne survivra pas et ne pourra pas transmettre la mutation en cause à la génération suivante. D’autres, plus subtils, augmenteront ou diminueront la probabilité de survivre et de se reproduire d’un organisme (c’est ce qu’on appelle sa « valeur évolutive »). Les mutations bénéfiques ont ainsi plus de chances d’être « retenues » par l’évolution et d’être transmises à un grand nombre de descendants. Chez les fourmis, non seulement le corps et son fonctionnement ont pu évoluer de cette manière mais également leur comportement social. Leur manière de communiquer, la complexité sociale, la division du travail… et ce depuis un temps que l’on n’arrive même pas à se représenter à l’échelle de notre espèce. En effet, notre organisation sociale actuelle est fort récente, les peintures des grottes préhistoriques comme Chauvet datent d’il y a seulement 36 000 ans et on estime que l’agriculture est apparue au Néolithique il y a environ 9000 ans. Avant cela, la taille des clans tournait autour d’une cinquantaine de personnes tout au plus, avec des regroupements ponctuels entre clans pour des chasses collectives. Suite à la sédentarisation, des groupements plus grands sont apparus et, petit à petit, on a vu émerger des villages. En revanche, les sociétés de fourmis sont apparues au temps des dinosaures, entre la fin du Jurassique et le début du Crétacé. On a des preuves de leur vie


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sociale d’il y a 99 millions d’années grâce à des fossiles dans l’ambre, trouvés en Birmanie. Deux chercheurs du American Natural History Museum, Phillip Barden et David Grimaldi, ont trouvé ensevelies dans la résine fossilisée des reines et des ouvrières morphologiquement différentes, montrant que ces spécialisations existaient déjà bel et bien à cette époque3. Mais ce n’est pas tout ! Ces chercheurs ont également découvert une magnifique pièce d’ambre avec douze fourmis à l’intérieur. Étant donné que la fossilisation d’une seule fourmi est un événement extrêmement rare, on peut exclure que ces fourmis se soient retrouvées ensemble par hasard. Il s’agit donc de la première image de la socialité des fourmis, figée depuis une centaine de millions d’années. On pense que ces premières fourmis formaient des petites colonies de plusieurs douzaines d’individus avec une grande flexibilité sociale et hiérarchique, ce qui est encore le cas chez certaines sociétés de fourmis contemporaines dont je parlerai plus loin. Mais qui dit socialité, dit aussi conflits ! Il existe un spectre très large d’agressions entre espèces différentes et fourmis de la même espèce pour la protection du nid, l’appropriation de la nourriture ou la défense d’un territoire ; des combats à mort sont habituels. Cela semble cruel mais la perte d’une fourmi importe peu à sa colonie, si sa mort peut procurer un avantage à la collectivité. Barden et Grimaldi ont justement remarqué, figé dans l’ambre, un combat à mort entre deux fourmis d’espèces différentes ayant péri en plein milieu de leur duel. Chacune était en train de mordre l’autre, tirant avec ses mandibules (c’est comme ça qu’on appelle les mâchoires des fourmis) sur la patte ou l’antenne de l’autre. Les deux chercheurs américains s’extasient ainsi devant cette preuve Barden, P., & Grimaldi, D. A. (2016). Adaptive radiation in socially advanced stem-group ants from the cretaceous. Current Biology, 26(4), 515–521. https ://doi.org/10.1016/j.cub.2015.12.060 3


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de… socialité4 ! Eh oui ! Comment une bataille peut-elle être un indice d’une vie sociale ? C’est simplement qu’à ce jour on n’a pas observé ce type d’agressions entre femelles de deux espèces différentes chez les aculéates solitaires (par ce nom un peu barbare on désigne un groupe d’insectes qui comprend entre autres les abeilles, les bourdons, les guêpes et les fourmis). Les fourmis contemporaines sont toutes – sans exception – sociales, des plus petites colonies qui contiennent seulement quatre fourmis (la mère et ses trois filles) jusqu’à des sociétés de vingt millions d’individus chez les fourmis légionnaires. Ce n’est pas le cas des guêpes et des abeilles qui sont très majoritairement solitaires (seulement 10 % vivent en colonies). Les fourmis légionnaires sont extrêmement impressionnantes car elles n’ont pas de nid permanent – elles sont nomades et forment des « bivouacs », des sortes de maisons temporaires… avec leurs propres corps. Les corps de plusieurs millions de fourmis sont enlacés et forment une boule grouillante de plusieurs dizaines de centimètres qui renferme en son sein la précieuse reine, la mère de toutes les fourmis dans cette société, et les jeunes. La reine peut pondre jusqu’à trois à quatre millions d’œufs par mois. Plein de nouvelles bouches à nourrir ! En un rien de temps, leurs sœurs aînées, les ouvrières adultes, ont chassé tout ce qui bouge dans les parages. Ce n’est pas pour rien qu’elles sont des prédatrices dominantes dans toutes les régions tropicales du monde. Elles ne chassent jamais seules, contrairement à la plupart des autres espèces de fourmis qui envoient des éclaireuses trouver de la nourriture et recrutent seulement après de l’aide pour le transport des trouvailles au nid. Les fourmis maraudeuses partent simultanément en une colonne d’une masse de chasseuses sans leaders pour trouver des proies et les submerger. Quand elles ont surexploité les proies 4

Ibid.


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potentielles aux alentours de leur bivouac, elles déménagent toutes ensemble pour trouver un nouveau terrain de chasse. Par ailleurs, toutes les fourmis ne sont pas prédatrices. Il y a aussi des charognardes, des cultivatrices de champignons, des fourmis qui préfèrent des substances sucrées et aussi des fourmis granivores. Par exemple, les Messor ramènent toutes sortes de graines au nid et les stockent au sec pour éviter leur germination. Puis, elles les broient et les mâchouillent en les aspergeant de leur salive, ce qui donne une pâte spongieuse appelée « le pain des fourmis ». Chez les fourmis comme chez l’Homme, la taille d’une société laisse son empreinte sur le mode de vie de ses membres : avec une augmentation de la taille des groupes vient un rythme de vie plus rapide, un flux d’informations plus complexe, une communication plus nuancée, une plus grande régulation et un contrôle plus sophistiqué de l’environnement, et enfin un déclin de l’indépendance individuelle

Photo 1 – Messor barbarus. Ces fourmis granivores sont incapables d’ingurgiter des matières solides. C’est pour cette raison qu’elles broient les graines et les aspergent de liquide salivaire pour fabriquer une pâte semi-liquide très nutritive. © Bart Zijlstra.


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et de plus en plus de spécialisations. Il y a une tendance de plus en plus grande à former des équipes pour des tâches spécialisées pour aboutir à une division du travail toujours plus raffinée, jusqu’aux chaînes d’assemblage. Il y a de plus grands surplus en énergie, nourriture et labeur et une prise de risque plus grande chez les fourmis. En outre, avec des groupes de grande taille on assiste à l’émergence du pillage et des guerres à grande échelle. Il n’y a pas de hiérarchie entre ces types de sociétés plus ou moins populeuses, l’une n’est pas meilleure ou « plus évoluée » que l’autre, mais différentes situations et tailles de groupes nécessitent différentes organisations sociales et font émerger des comportements de masse à partir de certains seuils critiques. Dans tous les cas, c’est bien leur vie en société qui est à l’origine de l’énorme succès écologique des fourmis. En juillet 2019, 16 220 espèces de fourmis sont décrites dans la littérature scientifique (www.antweb.org). Je le précise parce que ça changera peut-être demain. Tous les ans, les taxonomistes (ce sont les personnes spécialisées dans la classification des espèces) rajoutent quelques dizaines ou centaines d’espèces nouvellement découvertes. Alors, que faire si vous souhaitez ajouter une petite pierre à cet énorme édifice et faire plaisir en même temps à une personne bien-aimée en donnant son nom à « votre » nouvelle espèce ? Personnellement, je suis quasi certaine que mon ami sauterait de joie si je donnais son nom à une belle fourmi, un spécimen avec des couleurs magnifiques ou des épines dorsales impressionnantes. Même une petite fourmi souterraine et aveugle, pourquoi pas… Alors, où trouver ces nouvelles espèces ? Mon collègue Benoît Guénard (qui est d’ailleurs d’une si grande taille qu’il paraît particulièrement amusant qu’il étudie de si petits animaux !) s’est posé la question5. Il Guénard, B., Weiser, M. D. & Dunn, R. R. (2012). Global models of ant diversity suggest regions where new discoveries are most likely are under disproportionate deforestation threat. PNAS, 109(19), 7368–7373. 5


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Photo 2 – Temnothorax nylanderi. Cette espèce vit normalement sous l’écorce des arbres et parfois même dans la cavité d’un gland de chêne. Ces colonies de 100 à 120 ouvrières sont très communes en France. © Bart Zijlstra.


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recommande un voyage au Laos, suivi par certaines régions d’Afrique de l’Ouest et du Sud-Est, le nord-est du Brésil et le sud du Mexique. Ses conseils ne sont pas basés sur un sentiment personnel ou des arguments touristiques mais sur une méthode rigoureusement scientifique. Il a d’abord cartographié la distribution de tous les genres de fourmis connus. Ensuite, grâce à des simulations mathématiques sur ordinateur, il a pu identifier des endroits susceptibles d’héberger plus d’espèces – compte tenu de leur climat (propice à une grande diversité de fourmis) et du nombre d’espèces dans les régions voisines. Ce manque d’espèces décrites dans la littérature est sans doute le résultat d’une sous-exploration de ces régions. Mais attention, avant d’acheter un billet d’avion et de partir à l’aventure, nous avons posé la question à Brian Fisher, chercheur à la California Academy of Sciences à San Francisco et spécialiste d’expéditions aventureuses pour découvrir de nouvelles espèces de fourmis. Il nous met en garde que la difficulté principale n’est pas de trouver une nouvelle espèce (il en reste beaucoup, on estime qu’on a décrit moins de la moitié des espèces qui existent) mais d’avoir le temps et les compétences pour la décrire et s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une espèce qui est déjà incluse dans le catalogue. Pour mieux s’imaginer l’énorme nombre d’espèces de fourmis : il existe 5500 espèces de mammifères (ça inclut les phoques, ours, castors, hippopotames, écureuils, zèbres, paresseux, souris et les gorilles pour n’en nommer que quelques-unes… ainsi que la quasi-totalité des animaux représentés sous forme de peluches pour les enfants) et environ 10 000 espèces d’oiseaux (flamant rose, albatros, pie verte, kiwi et manchot parmi beaucoup d’autres), donc il y a autant d’espèces de fourmis que de mammifères et d’oiseaux réunis. Mais comme on découvre très rarement de nouvelles espèces de mammifères ou d’oiseaux, il existe sans doute bien plus d’espèces de fourmis. Donc, la prochaine fois que quelqu’un


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vous raconte que « les » fourmis rouges piquent plus fort que « les » fourmis noires, comme s’il n’y avait que deux sortes de fourmis, vous saurez quoi répondre. Il y a des fourmis de plein de couleurs différentes : noires, beiges, marron, rouges, orange, vertes, jaunes, bleutées et argentées. La présence d’un dard ou la douleur qu’on ressent quand on est piqué n’a aucun rapport avec la couleur (mais nous allons revenir aux défenses chimiques et physiques aux chapitres 3 et 4). Les fourmis ont aussi des tailles de corps extrêmement différentes mais on ne s’en aperçoit pas puisqu’elles sont petites par rapport à nous. C’est comme si on survolait en avion la steppe africaine et qu’on concluait que tous les mammifères sont à peu près de la même taille, à savoir très petite. Les plus petites fourmis mesurent environ 1 mm et la fourmi la plus grande de France est la fourmi ensanglantée, Camponotus cruentatus : ses ouvrières mesurent jusqu’à 1,5 cm. Les plus grandes du monde mesurent environ 4 cm (il s’agit des fourmis géantes de l’Amazonie

Photo 3 – Camponotus cruentatus. On peut trouver cette espèce dans les régions méditerranéennes. Elles construisent souvent leur nid sous les pierres dans les endroits bien ensoleillés. Les colonies comptent plusieurs milliers d’ouvrières et sont férocement territoriales. © Bart Zijlstra.


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Photo 4 – Dinoponera australis. La plus grande fourmi du monde posant pour la photo sur un livre classique de la myrmécologie, le texte de William Morton Wheeler écrit en 1910 sur les Fourmis, leurs structure, développement et comportement. © Alex Wild.

qu’on appelle les fourmis dinosaures – Dinoponera). Eh non, ce n’est pas comme si on mettait une souris à côté d’un éléphant, la différence est beaucoup plus grande. Un éléphant d’Afrique (environ 4 m) étant 40 fois plus grand qu’une souris commune (10 cm), le rapport est plutôt comme si on mettait une fourmi de 1 cm à côté de l’éléphant : la plus petite fourmi est 400 fois plus petite que la plus grande ! Les fourmis ont réussi à coloniser presque tous les milieux terrestres, du désert du Sahara dépassant régulièrement les 50°C à la toundra sibérienne en passant par les mangroves, les grottes, le milieu urbain ou les forêts tropicales. On estime d’ailleurs que le poids de toutes les fourmis est le même que le poids de tous les humains réunis. Si on mettait toutes les fourmis sur Terre les unes derrière les autres comme une longue file de perles, la distance totale ferait 165 fois l’aller-retour entre la Terre et le soleil. La clé de leur succès fulgurant réside


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– comme chez l’Homme – dans la vie en société. Une différence flagrante par contre est que chez les fourmis il n’y a pas de donneurs d’ordre ni d’accumulation de ressources comme dans notre société capitaliste actuelle. Cependant, les sociétés d’hommes préhistoriques de quelques dizaines de personnes n’étaient pas non plus structurées en classes sociales avec leurs inégalités. Il n’y avait pas de propriété privée et le mode de vie ne permettait pas de stocker et accumuler des ressources, ce qui limitait l’émergence d’une couche sociale qui pouvait exploiter le travail des autres. Mais ce serait sans doute aller trop loin d’affirmer que les sociétés préhistoriques s’approchaient davantage des sociétés de fourmis dans leur organisation du travail et des tâches quotidiennes. Après tout, les mécanismes sous-jacents en jeu sont très différents. Chez les fourmis, le comportement social a une base génétique qui a été soumise à la sélection au cours de l’évolution. En revanche, l’Homme est capable de transmettre des idées par la parole et par l’écrit et d’influencer ainsi le comportement des autres, non seulement de ses enfants mais aussi des personnes de sa propre génération. Cette manière d’influencer le comportement des autres est plus rapide que le temps qu’il faudrait attendre pour qu’une mutation au hasard avec le même effet soit transmise aux descendants par les gènes qui l’encodent. Par conséquent, cette évolution culturelle et l’environnement social sont aussi très importants pour comprendre les sociétés humaines et leurs transformations. Ceci ne veut pas dire que les comportements culturels ne peuvent pas avoir une base génétique du tout. Par exemple, dans toutes les sociétés humaines, on cherche à éviter l’inceste, ce qui a été interprété par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss comme une pratique culturelle pour préserver la cellule familiale. Parallèlement, on constate que la majorité des plantes et animaux évitent également de se reproduire avec des proches parents. La consanguinité peut avoir des effets terribles et


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causer des anomalies physiques et mentales. Ces effets sont certainement à l’origine de l’évolution de mécanismes qui causent l’aversion sexuelle de personnes de la même fratrie. Au final, les gènes peuvent influencer les comportements chez l’Homme, mais l’environnement, nos relations sociales, notre éducation et les échanges avec d’autres personnes sont aussi très puissants pour déterminer nos attitudes. Ainsi, pour changer la société et le système politique dans son ensemble, on peut sans doute affirmer sans trop se mouiller que la transmission des idées en sera le moteur et non pas la base génétique de nos comportements. Il n’en reste pas moins que l’Homme a toujours été fasciné par les fourmis, « l’État » qu’elles forment, les hiérarchies et l’organisation des tâches quotidiennes. Comment l’ordre émerge-t-il d’un chaos apparent ? Qui ne s’est pas posé cette question en voyant une colonne de fourmis dans son jardin : comment ça marche ? Individuellement, les fourmis semblent faire n’importe quoi, mais globalement ça avance… Dans la première partie de ce livre, j’explorerai comment l’Homme a fait des parallèles entre la société des fourmis et diverses formes de systèmes politiques et sociaux, de l’anarchisme au royalisme. Nous verrons comment les auteurs mettent en avant tel ou tel aspect de cette vie en société pour donner du crédit à leurs idées, qu’elles soient sexistes, féministes, socialistes, postcoloniales ou encore néolibérales. Aux XIXe et XXe siècles, il était plus courant d’utiliser les fourmis comme système modèle pour les idées politiques, mais au XXIe siècle on constate que les analogies avec les fourmis sont plutôt utilisées dans le cadre de l’organisation du travail. Qu’est-ce qu’on peut apprendre des fourmis pour augmenter l’efficacité et la rapidité dans l’exécution de nos occupations de tous les jours ? Est-ce que les gestionnaires peuvent s’inspirer des fourmis ? Toutes ces analogies souffrent d’un grand problème : elles considèrent les fourmis comme l’image idéale d’une société.


Table des matières

PRÉFACE ...................................................................

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INTRODUCTION ........................................................

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Chapitre 1 – SOCIÉTÉS D’HOMMES, SOCIÉTÉS DE FOURMIS ............................................................. Les fourmis comme modèle… pour la société humaine ? ....................................... Votre majesté, la reine ............................................ Esclavagisme, racisme, et l’échelle des sociétés ....... La division du travail : tous au boulot ! .................... Ouvrières de tous les pays, unissez-vous !................ Le deuxième sexe ................................................... Leçons pour la gestion d’entreprise......................... Bien-être ................................................................ Une société exemplaire, sans conflits ? ....................

25 27 31 34 43 49 51 54 56

Chapitre 2 – LA GUERRE DES SEXES.......................... Tous un papa et une maman ? ............................... Choisir son partenaire............................................. Combien de partenaires sexuels ? ........................... Sexe ou pas de sexe ? ............................................. Le sexe est bon pour la santé .................................. Parents, vous préférez une fille ou un garçon ? .......

59 59 64 69 77 84 87

Chapitre 3 – LA LUTTE DES CASTES .......................... Game of Thrones.................................................... Sexe et société .......................................................

93 96 102

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Chapitre 4 – CONFLITS ENTRE COLONIES .................. Nous et les autres ................................................... Les armes physiques ............................................... Les armes chimiques ............................................... Tous ensemble ! ...................................................... Apaiser les conflits .................................................. SOS ambulance ! .................................................... Le pillage ................................................................ Qui est le plus belliqueux ?......................................

105 105 108 114 123 132 136 141 143

Chapitre 5 – VIVRE EN COMMUNAUTÉ ..................... La hiérarchie de dominance .................................... Parasitisme social et esclavagisme .......................... Les invasions biologiques ........................................

153 153 163 176

CONCLUSION ...........................................................

195

REMERCIEMENTS ......................................................

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EXTRAIT d'un livre paru aux Éditions Favre.

Tous droits réservés pour tous les pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite. Éditions Favre SA Siège social 29, rue de Bourg CH – 1002 Lausanne Tél. : +41 (0)21 312 17 17 lausanne@editionsfavre.com www.editionsfavre.com


La vie en société génère des guerres à tous les niveaux, entre mâles et femelles, enfants et parents, entre castes et entre colonies. Certains conflits sont violents, comme les guerres entre colonies, les fourmis y déployant de véritables stratégies militaires, la mise en esclavage de fourmis d’une autre espèce ou encore l’explosion de fourmis kamikazes lors d’attentats-suicides. D’autres conflits sont plus discrets. Par exemple, chez certaines espèces, le sperme du mâle éjecte le matériel génétique de la mère de son ovule... permettant au père d’être l’unique parent de sa progéniture. Ces différents conflits sont au cœur de la recherche actuelle sur les fourmis. Quelle est leur origine, quelles stratégies d’apaisement existent, comment plusieurs espèces arrivent-elles à coexister ? Pourquoi n’y a-t-il pas d’espèce « super-dominante » qui extermine les autres ? Partons à la découverte des sociétés de fourmis, des luttes qui les animent et des tromperies et manipulations subtiles qui les habitent !

© Nicole Chuard

Née en 1987 à Francfort en Allemagne, Cleo Bertelsmeier a fait des études de biologie à l’Université d’Oxford, suivies d’un doctorat sur l’impact du changement climatique sur les invasions de fourmis à l’Université Paris Sud. Elle est actuellement professeure au Département d’écologie et évolution de l’Université de Lausanne. Elle est particulièrement passionnée par le rôle joué par l’Homme dans la dispersion des fourmis à l’échelle du globe.

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En parallèle à ses travaux, elle a travaillé en tant que médiatrice scientifique au Département de physique du Palais de la découverte.

Cleo Bertelsmeier

Cleo Bertelsmeier

guerres secrètes des FOURMIS

Pas étonnant que des penseurs, philosophes et scientifiques de tous bords – monarchistes, anarchistes, communistes, féministes, capitalistes... – aient pris les fourmis comme des exemples parfaits de la société telle qu’ils l’envisageaient. Mais il y a un point fondamental que nous semblons tous ignorer : les sociétés de fourmis ne sont pas harmonieuses ! Qui dit coopération, dit aussi conflits.

Les

Organisées, disciplinées, dévouées... autant de termes que l’on retrouve fréquemment pour décrire les fourmis. Si vous avez déjà observé des colonnes de fourmis aller et venir sur votre terrasse, ce sont sûrement ces mots qui vous sont venus à l’esprit. On ne peut effectivement s’empêcher de s’émerveiller devant leur organisation invisible, sans petits chefs qui leur crient dessus, sans ordre apparent.

Les

guerres

secrètes des

FOURMIS

Sexe, meurtres et invasions territoriales

05.10.19 16:18


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