tion les r le
que rice été ’art esse
ivre lein ses. être,
Passage de la Déroute
ages ou-
Léo, orphelin depuis la mort brutale de ses parents, a 7 ans lorsqu’il quitte la cité pénitentiaire où travaillait son père. Trente ans après, mandaté par son bureau d’architecture, il y revient. Dans sa maison d’enfance abandonnée, il trouve une photo et un ruban. À partir de ces deux indices, Léo tente de reconstruire le puzzle de sa vie. C’est en Sicile qu’il va trouver les pièces manquantes. Un récit qui explore les secrets de famille ; un voyage qui change la vie. Jurassienne passionnée d’étymologie, Monique Rebetez est correctrice et formatrice auprès de migrants, après avoir été secrétaire par obligation, verrier d’art par passion, correspondante de presse par hasard.
Monique Rebetez
« Elle est là, seule avec elle-même et avec ses abeilles, sereine, patiente, presque recueillie. Emplie de tout. De lumière, de deux vies, de cette calme énergie féminine ancrée dans la terre… »
La fille aux abeilles
tes. e un s du ieur
De la même auteure :
Monique Rebetez
mp-
La fille aux abeilles
Monique Rebetez
La fille aux
abeilles
ISBN 978-2-8289-2085-2
roman 9 782828 920852
« Le rapport entre cette ville défaite et mon enfance cabossée me parut soudainement évident : Palerme et moi étions régis par les mêmes lois, celles de l’ombre et du silence. »
Monique Rebetez
La fille aux abeilles
À mon frère Sylvain qui a eu le temps de lire cette histoire et de l’aimer juste avant son décès le 11 janvier 2023 ; À mes enfants Pascal, Céline et Ibrahim
Sommaire
Palerme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le Thalberg . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fabrizio. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Madame Bic. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cefalù. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Vi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chagall, les hirondelles et Fred Astaire . . . . . Laurent. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La lumière et l’ombre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Nadia. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les anges. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Paul et Annie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Agnieszka. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’enterrement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le cimetière. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Françoise et Walter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Lo scoglio ubriaco. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Giovanni . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La foi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Adriana . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’éléphant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cécile. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ici et là-bas. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La Serra. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Épilogue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Remerciements. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
11 29 37 57 63 69 75 77 85 91 97 103 109 117 121 125 129 137 147 151 159 175 179 185 187 189
« La mort c’est jamais la fin d’une histoire. » Wajdi Mouawad / Denis Villeneuve Incendies
Palerme
De la Sicile, je ne savais quasiment rien. J’en avais une vision d’agent de voyages : plages, volcan, soleil, plus quelques curiosités locales qui avaient fait l’objet de films à succès. J’ai mis mon pull en boule et l’ai calé entre mon épaule et mon oreille. Ma respiration fait un petit nuage de vapeur qui se colle au hublot. Ma voisine a de longs cheveux mêlés de mèches roses et un piercing en tête d’épingle sous sa lèvre inférieure. Elle ressemble à Amélie Nothomb. Derrière moi, une mère essaie d’intéresser ses deux ados à la géographie que nous survolons : un damier de champs sur l’île d’Elbe à gauche, des masses sombres sur la Corse, à droite. Ça ne les a, semble-t-il, pas fait lever le nez de leur écran. La gamine a étiré ses jambes jusqu’à mes pieds. Le plus petit devait jouer à Candy Crush. Il a demandé quelque chose à boire. Le père a répondu : – Fais pas chier. Mon père est mort le 23 novembre 1988. On le trouva, au petit matin, au volant de sa voiture, dans un ravin. Le taux d’alcool dans son sang était à presque deux pour mille. L’accident eut lieu le lendemain de la chute de ma mère dans les escaliers. Ils sont morts à quelques heures d’intervalle. Elle à 2 heures du matin sur un lit d’hôpital, lui à 5 heures, au fond de la vallée du Mülibach, au lieudit « La pierre-qui-tourne ». La légende prétendait
– 11 –
La fille aux abeilles
que le jour où l’énorme rocher coincé dans cette gorge à cet endroit-là tournerait sur lui-même, adviendrait la fin du monde. Ce fut pour moi la fin d’un monde, celui de ma petite enfance. J’avais 7 ans. L’âge aujourd’hui de Maxime, mon fils. Quelle était l’ambiance dans notre maison – je n’ai jamais réussi à dire famille – entre cet homme et cette femme qui étaient mes parents ? Je ne sais pas. Je ne me souviens pas. Mais je me souviens de ce soir d’été où Patrick et moi jouons dans le jardin. Patrick est mon voisin. Il est enfant unique, comme moi. Avec lui, j’allume des petits pétards rouges dans les trous des traverses de chemin de fer en chêne qui bordent le jardin. Généralement, deux ou trois perce-oreilles en sortent enfumés, complètement hébétés et disloqués. Ça nous fait beaucoup rigoler. Le soir, vers 18 heures, on se cache tous les deux dans les framboisiers et on attend. On fait des paris sur laquelle de nos mères va nous appeler en premier pour rentrer manger et on pouffe de rire de les entendre s’énerver à ne pas nous trouver. Je parie sur ma mère et lui sur la sienne. Quand je perds, je lui refile des pétards, quand c’est lui qui perd, il me les redonne. Ce soir-là, donc, on joue dans les framboisiers. Mon père et ma mère sont dans la voiture qui vient de se garer devant la maison. Mon père est au volant. Il coupe le contact mais ils restent les deux dans l’auto. Patrick et moi, on ne comprend pas ce qu’ils se disent mais il est clair qu’ils s’engueulent. On ne les voit que depuis derrière. À un moment donné, mon père empoigne ma mère au cou, avec ses deux mains. Il la secoue. Elle le repousse puis sort précipitamment de la voiture. Elle court vers la maison. – 12 –
Palerme
Je veux la rejoindre mais Patrick me fait signe de rester là, planqué. Mon père sort à son tour, il claque la portière. Sa chemise est déchirée. Il hurle : « Et maintenant, qui c’est qui va me la payer, ma chemise ? Hein ? C’est toi qui vas me la payer, ma chemise ? » Par les hublots de gauche, on voyait l’Etna, un cône énorme crachotant des nuages. Amélie Nothomb a ramassé ma carte de Palerme, encore ouverte, tombée à mes pieds. Elle m’a souri. Je lui ai demandé si elle était de Palerme. « De Bagheria, à 15 kilomètres. » Elle m’a montré un point sur la carte en me disant : « C’est intéressant de visiter. » Elle a ajouté que j’allais avoir une belle semaine de vacances, cette fin juin s’annonçait très chaude. Je lui ai précisé que ce n’était pas tout à fait des vacances : j’étais à la recherche de quelqu’un dont j’avais perdu toute trace depuis très longtemps. – Quelqu’un de votre famille ? – En quelque sorte… Il s’appelle Matassa et il a une librairie à Palerme. Ça vous dit quelque chose ? Elle a dit qu’elle était désolée. Non, elle ne voyait pas. Je lui ai montré le verso de ma carte de Palerme. C’était une longue liste de commerces proposant des « Prodotti certificati Addiopizzo ». Il y avait un symbole, un rond orange tracé d’une croix, devant chacun d’eux. – Il semble être connu parce qu’il a été un des premiers qui ont refusé de payer le pizzo, l’impôt mafieux. J’ai lu ça sur un site. – Oui, oui, je connais… On est rackettés pour tout, ici. – 13 –
La fille aux abeilles
Elle ne m’a pas laissé poser de questions. Elle a seulement ajouté : – Pour tout, je vous dis. L’avion a sorti son train d’atterrissage et a viré au-dessus d’une île striée de champs étroits. J’ai eu à cet instant un sentiment d’excitation et de joie intenses, comme lors d’un premier rendez-vous amoureux. Le choc de passer brusquement du ciel à la terre, j’ai senti un infime craquement de vertèbre, au milieu de mon dos. J’étais ému et je voulais croire que quelqu’un m’attendait sur cette île où je n’avais jamais mis les pieds. On a détaché nos ceintures. Ma voisine, fuselée dans son legging qui lui moulait les fesses, a pris son chapeau et son sac. Moi j’ai mis mon guide de Palerme sous le bras, mon sac au dos et on a descendu l’escalier mobile. La couche d’air au-dessus du tarmac brûlant déformait le paysage. Tout semblait atteint de fièvre. J’ai lu comme au travers d’un verre mal lavé « Aeroporto Falcone e B orsellino. Palermo ». La fille a posé sa main sur mon épaule, une toute petite seconde, et m’a souhaité un bon séjour. Elle est partie à gauche, récupérer ses bagages, moi je n’avais que mon sac, toujours le même, un sac de marin, en toile. J’ai acheté une sorte de brioche au beurre. La vendeuse l’a coupée en deux, comme pour faire un sandwich, et l’a fourrée d’une boule de glace au café. J’ai pris la sortie, à droite. Il faisait une chaleur d’incendie. Un homme appuyé sur le capot de son taxi a fait un pas vers moi. – Hep, Monsieur, vous allez au centre-ville ? J’ai mis mon sac à l’arrière et j’ai pris place à côté de lui. – Comment saviez-vous que je parlais français ? – 14 –
Palerme
– Be’, vous avez un guide en français dans la main ! La route longeait la mer. L’ocre et le gris étaient par endroits entremêlés de taches vertes : plantations d’arbres à troncs courts et robustes, garrigues parsemées de figuiers de Barbarie, pins serrés entre mer, routes et montagnes, une suite de collines rouges, massives et raboteuses. Quelques casemates jetées sur des terrains vagues. Mon chauffeur s’appelait certainement Drago, c’était écrit sur une plaque scotchée, sous un GPS débranché ventousé sur le tableau de bord. Il avait mis la clim à fond et roulait fenêtre ouverte, bras sur le rebord. Je lui ai montré une tour de briques sur le bas-côté de l’autoroute. On aurait dit une cheminée d’usine ou un obélisque stalinien, avec une étoile blanche en haut. Je lui ai demandé ce que c’était. Il m’a dit : – C’est le mémorial du juge Falcone. C’est ici qu’il a été assassiné. – Ah, la mafia… – Il dérangeait pas que la mafia. Tiens ici, vous avez une ancienne prison. C’est abandonné. Ce genre d’établissement, je connaissais, j’y avais grandi. Pas dedans, non, mais juste à côté. On est entrés dans la banlieue de Palerme : tout d’abord un pot-pourri de maisons écrasantes de laideur, toutes sorties de la même matrice, puis des balcons s’enchevêtrant sur des lignes de blocs se répétant à l’infini. Chaque balcon est différent, par la couleur de ses cloisons, par le positionnement des climatiseurs, le linge et les rideaux qui remuent. Dans les deux sens, on roulait au pas. Plus loin, on a été bloqués dans une interminable file de – 15 –
La fille aux abeilles
bagnoles. Drago a dit qu’il prendrait un autre itinéraire, sans supplément de prix. Il a ajouté : – Vous verrez un endroit que les touristes ne visitent pas, la ZEN. J’ai vu des barres de constructions jaunes derrière un grillage, des cubes aux ouvertures béantes et sombres, parfaitement alignés, mais pas terminés. Des détritus débordant de containers renversés se perdent dans des perspectives fuyantes arrêtées par d’autres barres jaunes trouées. Drago a fermé sa fenêtre, à cause de l’odeur âcre d’un vieux fauteuil défoncé qui brûlait. Un chien pisse contre un frigo. Deux ados tournent autour de la carcasse d’une Smart carbonisée. – Ce sont les restes des voitures volées au centre-ville. Ils les ramènent ici, les désossent, vendent ce qui peut être vendu. Ensuite ils y foutent le feu. Je lui ai demandé de rouler très lentement. J’étais subjugué par ce quartier que nous longions, ces immeubles collectifs de trois à six étages qu’on aurait dits posés sur la grille d’un immense four. Des garçons jouent au foot là, le regard joyeux, au milieu d’un terrain vague. L’un garde un filet plus petit que lui ; un autre, en face, est sous un panneau. Je lis à voix haute ce qui y est écrit : Giardino della civiltà. – Ce n’est pas un jardin, c’est un zoo, a dit Drago. Mais où était le jardin ? Il a continué : – Le panneau est là depuis 2002 mais les espaces verts n’ont jamais été réalisés. Comme le reste : les écoles, les places de jeux, les magasins, les raccordements aux réseaux d’eau, d’électricité, – 16 –
Palerme
et même les égouts. Ils ont construit seulement l’église… Eh oui, toutes les grandes civilisations sont venues chez nous. Il n’y a plus que des vestiges et des panneaux indiquant des jardins qui ne se feront jamais. Depuis l’aéroport, je n’avais vu que du béton. Du béton à perte de vue. Des banlieues sans fin. Des logements collectifs sans aucun style. Moches. Cette ville n’était pas régie par les lois ordinaires de l’urbanisme. Du moins celles que je connaissais et qu’on nous avait enseignées. Tout y était décousu, informe, incompréhensible. La ZEN, cette imbrication de pièces d’un immense Tetris, avec ces loggias et terrasses alternantes, jouant avec les profondeurs, était effroyable. Mais cohérente. Comme si l’architecte ayant imaginé cela avait été un visionnaire, un utopiste qui se serait heurté à de funestes réalités et avait vu ses rêves de modernité détruits. C’était audacieux, ces masses évidées enserrant des cœurs vides, ce ciel si bleu qu’il semble découpé dans les murs et les plafonds. Il fallait que j’en sache plus sur cette ZEN. Je chercherai. Deux gamins courent à côté du taxi. Un me regarde et fait un V de la victoire avec ses doigts. J’ai pensé à Maxime. J’ai regardé ma montre. Dans deux heures, il a l’entraînement de foot. Ensuite, ce serait l’heure de lui raconter une histoire, comme chaque soir. Je le lui ai promis. J’ai demandé à Drago s’il connaissait une librairie du nom de Matassa. Il m’a répondu qu’il ne lisait pas et qu’il n’allait donc jamais dans les librairies. Il m’a laissé à la gare centrale. J’ai pris la rue Lincoln, une longue avenue avec des boutiques de clinquant tenues par des Chinois. Il y a par moments – 17 –
La fille aux abeilles
des courants d’air chaud qui soulèvent des papiers d’emballage et des sacs en plastique. Sous mes sandales, je sens la pierre douce et tiède. Les portes des magasins s’ouvrent largement jusqu’aux arrière-boutiques où des travailleurs de l’ombre, Asiatiques ou Africains, déballent des marchandises, nettoient les sols, cuisinent sur un réchaud. Dans la rue, des vendeurs de mêmes origines exposent, sur des tables pliantes ou sur le sol, toutes sortes d’articles, du pistolet à eau au nœud papillon, qu’ils retirent de sacs profonds. Un homme édenté plonge plusieurs fois ses mains noires dans un grand carton de lingerie blanche pour en ressortir des soutiensgorge ornés de dentelles et des strings par pleines poignées. Juste après, en face d’un kiosque Art déco, il y a un hôtel. Une entrée étroite et sombre, un couloir aux hautes marches mal égales puis les yeux plissés d’un gérant chinois. Il me présente l’unique chambre encore disponible en se dandinant et en se frottant les mains. On dirait une bonbonnière. Elle a des rideaux et des murs roses, un téléphone passé de mode, et donne sur une petite cour occupée entièrement par un énorme palmier. Ça me fait penser à un love hotel, à cause des cœurs imprimés sur les taies et les édredons et du grand miroir baroque faisant office de tête de lit. Je prends une douche et je sors. Je reviens sur mes pas, en direction de la gare. Des Sri Lankais, sûrement, ont accroché des lampions à l’arbre sous lequel ils vendent du matériel improbable : des fausses Rolex, des épluches-carottes, des étuis de téléphone dorés avec des crânes de plastique fluo incrustés… J’achète un stylo pour écrire, ce soir, mon histoire pour Max. En payant,
– 18 –
Palerme
je remarque la plaque sur l’immeuble juste devant moi. C’est une maison sans charme aucun, avec des câbles électriques courant d’un balcon à l’autre, et des rideaux de fer barbouillés de tags illisibles, sauf un « LEGA NORD MERDA ». La plaque en laiton, sertie dans ce magma de graffs, indique les bureaux d’Addiopizzo au premier étage. La rue grouille de triporteurs qu’on appelle ici des Ape. Ça zonzonne comme des abeilles et ça transporte n’importe quoi. J’en suis un, au hasard, avec son chargement branlant de chaises en plastique. Tous semblent converger vers la Piazza Magione et ses grandes pelouses. Un ne tient sur ses trois roues que grâce à du gros scotch lui enturbannant le capot. Il est chargé de caisses avec des poulets vivants. Des familles montent leurs stands, les femmes beurrent des sandwichs, les hommes grillent de la viande et servent des bières au milieu des processions de meubles de ceux qui s’installent un peu plus loin, dans la fumée et la musique qui gueule. Des gosses se courent après en braillant. Les places ressemblent à des jardins de terre rouge et grasse avec ce qu’il faut de palmiers et de ficus pour y apporter de l’ombre. Sous les bancs d’un parc dorment des chiens amorphes. Sur les mêmes bancs, des Africains somnolent, allongés sur le dos, ou discutent avec d’autres assis sur des cartons qu’ils trimballent en même temps que leur misère, dans une ville qui ne tient pas debout. Entre deux belles façades aux fenêtres mauresques, je suis surpris de voir soudainement se balancer les voiliers du port. Je n’ai pas senti la proximité de la mer. Elle ne faisait pas de bruit, n’avait pas d’odeur. C’était comme si la ville lui tournait le dos. Je suis reparti en direction du centre. Les lampes
– 19 –
La fille aux abeilles
se sont peu à peu allumées. Une poussière d’or a recouvert la place Garraffello avec ses marches disjointes, éparses, autour d’une fontaine asséchée. Il y a des gens partout. Ils boivent des bières et leurs rires résonnent sur les murs balafrés, les carcasses borgnes des maisons. Les portes et fenêtres des rez-de-chaussée sont condamnées par des murs de briques ou des planches. Celles des étages ouvrent sur des trous. Des quatre côtés de la place, on voit le ciel par les ouvertures dont les rambardes s’affaissent sous le poids de leur rouille. Il y a des escaliers qui ne mènent nulle part. Le sol brille tant qu’on ne sait plus trop si on est à l’intérieur ou à l’extérieur. Ce sont des ruines somptueuses, des murs crénelés de chicots de palais, des lambeaux de cathédrales dont émane une beauté inouïe tranchant avec la misère des délabrements. Tout ce faste ébréché flotte sur les pavés de lave noire et flamboyante. Rien n’est plat, mais tout brille d’or, comme une icône. Je pense à Vi. Que dirait-il de ce dérangement, de cette splendeur étouffée par les gravats ? De toute cette énergie circulant malgré ce chaos ? Que valent, ici, ses principes d’harmonie feng shui, son souci des choses bien rangées, nettes, épurées ? La librairie Matassa n’est pas sur ma carte. Il n’y a ici que des bars. J’aborde une fille, je lui demande comment elle s’appelle. Ça fait rire ses copines. Elles veulent faire une photo avec moi, me demandent mon nom et si je suis sur Facebook. Elles ne comprennent rien à mon histoire de librairie mais me plaquent toutes les trois un bisou sur la joue. Je leur propose un café ou une bière. Elles éclatent de rire puis s’en vont en gueulant « Ciao Leo, ciao, baci e buonanotte ».
– 20 –
Palerme
Je m’engage dans une nouvelle rue. Le basilic est omniprésent, il remplit terrasses et balcons et imprègne de son doux parfum l’air lourd, accablant. Un maraîcher vient d’arriver. Il s’installe sur le trottoir. Avec son balai, il pousse la merde à gauche, puis à droite, dans un bruit de bouteilles vides, et monte sur une table des pyramides de pastèques, de légumes, de fromages, de paninis, éventaire multicolore d’un Arcimboldo dément. Il plante un clou sur sa bancarella et y croche une pancarte « Piatti nè stravaganti nè complicati ». À côté, le poissonnier coupe des tranches de thon qui saigne comme du bœuf. Il a des sortes de merlans arqués au moyen d’une ficelle tendue de la queue à la tête, des poulpes et des calamars troussés et crochés sur de hautes potences, des baudroies translucides et affalées sur leur lit de glace. C’est dissuasif, la baudroie. Au prix où ils la vendent, ça ne peut pas être aussi mauvais que c’est moche ! Dans l’arrière-boutique, un ouvrier débite en tranches un immense espadon dont la peau bleu ardoise semble aussi solide que du cuir. La tête du poisson est appuyée contre le carrelage sordide. Son gros œil d’étain ne regarde nulle part. Son rostre de plus d’un mètre se termine à quelques centimètres d’une étagère où un santissimo Padre Pio béat et tout auréolé semble dire au poisson : « Laisse-toi faire, mon ami, ce n’est qu’un sale moment à passer… » Tout le monde mange dans les fumées de fritures de viandes, de poissons, de beignets. Et s’il est connu que les Italiens parlent avec les mains, c’est encore plus vrai quand ils ont la bouche pleine. Presque tous mangent des « pani c’a meusa » ou des « stigghiole ». Ça, je sais ce que c’est, je l’ai lu dans mon guide. Dans une main, ils ont une bière et dans l’autre un sandwich bourré de poumon de veau, de rate ou de tripes frites. – 21 –
La fille aux abeilles
Ça ne dégoûte pas, ça sent même bon, ces odeurs de boyaux bouillis. Des brasiers, il y en a encore, plus loin, à la Vucciria, un bas-fond tellement encaissé qu’il faut descendre une dizaine de marches pour y pénétrer. Les fumées piquent les yeux. C’est poisseux et vociférant. La musique est partout, remonte de ce foutoir noir comme d’un trop-plein et déborde sur la rue de Rome. Je zigzague entre les Vespas, les cageots, les frigos. Toute cette foule de gens et de choses mêlés. Entre graffitis et tags, un aiguiseur passe des couteaux sur une meule tournant sous un tuyau abouché à un robinet. L’eau file le long du tuyau, goutte sur la meule, projetant des éclats de feu sur une désolante devanture soutenue par des étais. Fantaisie des étalages, exubérances et clameurs de bazar oriental devant des murs aveugles et muets… Il n’y a pas une chaise libre sur les trottoirs. C’est incroyable ce que les Palermitains peuvent descendre comme bière ! On improvise des bars avec des cageots, on se tape dans le dos à se décoller la plèvre, on se demande si ça va en se tâtant la panse comme pour s’assurer qu’on a bien mangé. D’où leur vient cette euphorie ? Peut-être qu’ils se retrouvent après de longues semaines d’absence ? Non ! Ils sortent des mêmes bureaux et sont à l’heure, sacrée, où on mange et on boit. J’ai l’impression de faire un safari. Un safari humain ! Dans une ville qui a la rage. La rage de vivre envers et contre tout. Une ville qui me fait penser à Istanbul, autre cité ni précisément belle, ni exactement charmante. Non, mais fascinante. De cette fascination qui émane des couches superposées de son histoire. Une ville estomac, faite de chair et d’os. Une ville baroque. La dernière d ’Europe, peut-être…
– 22 –
Palerme
Contrastant avec l’ambiance débridée régnant dans les rues, des artisans, jeunes la plupart du temps, travaillent à leur ouvrage derrière des vitrines chamarrées de graffitis. Bijoutiers, relieurs, travailleurs du cuir, boutiques bio, librairies alternatives, ébénistes, graphistes, ils se sont installés sous les balcons branlants, ont rouvert une fenêtre condamnée. Une fille s’active au massicot, une autre plie de grandes feuilles. Elles font des agendas, des blocsnotes, des carnets à partir de papiers d’emballage ou d’anciennes cartes routières. C’est simplement beau. J’entre, j’achète un cahier pour Maxime et un pour moi et je demande aux deux filles si elles connaissent la librairie Matassa. Sans succès. On a dû récurer la Piazza Bellini, il y a une flaque d’eau huileuse en son milieu. Des garçons et des filles se bousculent joyeusement à coups d’épaule autour de deux enceintes en forme de tube. Ils balancent leur bassin, leurs corps se percutent, ils rient. Ils ont allumé un feu. San Cataldo, avec ses trois coupoles écarlates et ses fenêtres à moucha rabiehs, se reflète dans la gouille. L’église est arabe, le feu est fait de chiffons, de cartons et de cageots de bois, les ados dansent une espèce de pogo mais la musique est une tarentelle. Cette ville est un imbroglio quasi inextricable de rose, de jaune et de gris. J’ai perdu le nord et les panneaux sont en hébreu. Deux rues plus loin, ils sont en arabe. Les façades, les clameurs, les lumières, toutes se réfractent les unes dans les autres, à chaque angle de rues, les renvoyant avec de nouvelles teintes, de nouveaux éclats. Je me retrouve presque par hasard dans le Chinatown de la rue Lincoln. J’ai le tournis. À l’hôtel, je sors mon cahier tout neuf pour écrire l’histoire de Max et à 21 heures, je ferme les fenêtres et je l’appelle. – 23 –
La fille aux abeilles
Il a été choisi comme gardien pour le match de championnat, après-demain. Il ne me laisse faire aucun commentaire et poursuit, me demande s’il y a la mer et comment est la ville. J’ai vu des bateaux, oui, mais je n’ai pas vraiment vu la mer. Et de la ville, j’en ai fait l’histoire que j’ai écrite sur du papier d’emballage recyclé en un cahier dont la couverture est une ancienne carte routière. De Palerme, justement. « Il était une fois une ville où vivaient des rois, des princes et des princesses, des émirs et des vizirs, originaires des quatre coins du monde. Ils avaient fait venir de leurs pays les plus grands artistes, des architectes, des peintres, des décorateurs, des jardiniers qui travaillaient tous ensemble. Ils ne parlaient pas les mêmes langues, mais ils s’entendaient très bien et chacun faisait ce qu’il savait faire le mieux. Cette ville est devenue une des plus belles qu’on ait jamais vues, avec ses trois cents mosquées, des églises et des synagogues somptueuses, des palais dorés, des fontaines et des lacs dans des jardins ombragés où poussaient des oranges, des citrons, des mandarines et où ça sentait partout le jasmin. Et puis la guerre est arrivée, des avions ont lancé des bombes sur la ville. Tout s’est écroulé. Les gens sont partis de ces ruines. Ils sont allés vivre dans une espèce de zoo pour humains, rempli de déchets, sans arbres, des grillages tout autour. Ils ont laissé les portes et les fenêtres de leurs maisons d’avant ouvertes aux chiens, aux chats, et à ceux qui n’avaient pas d’autre abri pour dormir. Et puis, comme si ça ne suffisait – 24 –
Palerme
pas, il y a eu un tremblement de terre : tout s’est effondré par-dessus tout le reste. Les ruines ont été laissées là. On a seulement enlevé les débris des maisons, pour que les autos puissent passer, et on les a poussés à la mer. La ville est devenue plus grande et la mer plus petite. Les murs ne tenaient plus que grâce aux échafaudages ; de temps en temps, quand il y avait un orage, les plafonds dévalaient les escaliers. Alors on a fermé les portes et les fenêtres avec des briques, des planches et des cartons. Par-dessus les cartons, pour faire joli, on a dessiné de fausses fenêtres avec de fausses jolies femmes qui suspendent des lessives, on a peint de faux balcons avec de faux enfants jouant au ballon ou un faux grandpère dormant sur sa chaise. Le soir, quand les lampes s’allument, elles font une lumière jaune de poudre d’or. Alors, aux jeunes princes et princesses d’aujourd’hui, ça leur rappelle le temps où leur ville brillait. Ils sortent de leur zoo, ils viennent revoir leurs anciennes maisons. Ils chantent, ils boivent, ils rient. Ça ressemble à un carnaval. Ils font des feux d’enfer. Sur les feux, ils cuisent toutes sortes de viandes et de poissons. Quand ils ont bien mangé et bien bu, ils font danser leurs ombres sur les murs écroulés. Et puis, au petit matin, ils sont tellement fatigués d’avoir fait la fête qu’ils s’écroulent, eux aussi. » J’ai lu mon histoire à Maxime. Comme il ne disait rien, je lui ai demandé si elle lui plaisait. Il m’a répondu :
– 25 –
La fille aux abeilles
– J’aimerais bien que tu parles de la mer. Dans la cour, un vent léger froisse les palmes du grand arbre dont une branche effleure à peine un de mes volets. De mon autre fenêtre, je plonge sur le jardin botanique de la ville, un parc immense dominé par des cyprès que la lumière des lampadaires fait ressembler à des quenouilles de soie dorée. Je n’ai pas envie de dormir. Mais pas envie de ressortir non plus. Je me suis connecté au wifi de l’hôtel et j’ai cherché un site en français sur la ZEN. La « Zone d’Expansion Nord » était présentée comme le symbole du développement raté du sud de l’Italie. J’ai lu ce que l’architecte pensait de son projet. Il disait qu’il le referait exactement comme il l’avait prévu, mais que la seule erreur qu’il avait commise consistait à ne pas avoir compris quel extraordinaire pouvoir avait la mafia. Ce devait être un quartier expérimental de logements sociaux, une portion de ville où une société « sans classes, libre, juste et fraternelle » existerait. C’était resté un projet inachevé. La mafia avait pris les commandes et les architectes avaient été évincés. La colonne vertébrale du quartier, un centre de services avec des magasins, des ateliers, des écoles, des espaces de jeux, n’a jamais été réalisée. On avait construit, tout autour des 2500 logements, dont 80 % étaient squattés, de grandes routes naissant de nulle part et ne conduisant à rien, si bien que la ZEN s’était trouvée complètement déconnectée de la ville. Enfin, on avait emballé tout ça dans des grilles derrière lesquelles la mafia recrutait pour ses basses besognes. Une cinquantaine d’années que la situation pourrissait ! Aucun immeuble n’avait jamais été évacué. Les squatters qui s’étaient approprié par la force ces
– 26 –
Palerme
logements sociaux étaient finalement amnistiés, et ceux qui auraient dû en bénéficier faisaient à leur tour le forcing en occupant d’autres immeubles. Tout était illégal, personne n’était puni, les pouvoirs publics accusaient la mafia pour s’affranchir de leurs propres responsabilités. On tournait en rond dans une atmosphère d’état d ’urgence perpétuel… J’ai fini par regarder une vidéo. Des images flippantes de la ZEN sur une musique de Nine Inch Nails. Je suis resté couché sur mon lit, les mains croisées derrière ma tête, à écouter encore une fois ce titre, Eraser. La vidéo remplissait la chambre d’une lumière fauve déchirée de flashes blafards. D’une fenêtre, j’entendais les taxis qui passaient sur la rue Lincoln, de l’autre, la ville qui palpitait. Le tout faisait un bruit de gros insecte qui percute les vitres et qui s’obstine. Tout cela était oppressant et en parfaite harmonie. J’ai sorti mes affaires de mon sac et me suis lavé les cheveux. Ils sentaient la friture. Ensuite j’ai remis un semblant d’ordre dans mon porte- monnaie. Derrière le compartiment pour la monnaie, derrière celui des cartes, il y a la coupure de journal pliée en quatre. Ce vieux bout de papier qui m’a amené jusqu’ici. Un texte que je connais par cœur, un carré de papier que j’ai déplié cent fois, scruté à la loupe, et sur lequel j’ai fait toutes les hypothèses. Les plus fantaisistes, chimériques, absurdes. Je me sentais comme un policier tenant dans ses mains une chose banale, mais dont il savait intuitivement que cette chose avait un sens. Une sorte de pièce à conviction nécessaire à la recherche d’une vérité. Une photo, sur deux colonnes du quotidien local, et un texte daté du 24 juillet 1984. « Sixième 8000 sans oxygène pour Matassa » – 27 –
La fille aux abeilles
« Une sympathique manifestation rassemblait hier les amis de Giovanni Matassa, alpiniste chevronné de notre région, qui vient de rentrer d’une expédition de deux mois dans l’Himalaya. Matassa a atteint, le 28 mai dernier, le sommet du Broad Peak culminant à 8047 mètres. Dix mois auparavant, il avait réussi l’ascension du Nanga Parbat, à 8125 mètres. » Le bilan de ma première journée à Palerme était assez décevant : je n’avais pas trouvé trace de l’homme ni de sa librairie. Mais j’avais repéré les bureaux d’Addiopizzo. Demain, samedi, je m’y rendrai. J’ai remis l’article de journal à sa place. Il y était depuis le 8 juin.
Le Thalberg
Ce 8 juin – c’était il y a six jours – le foehn souffle. La poussière se mêle au smog et donne au ciel de l’est, sur Bâle, des teintes sépia d’anciennes photos. Plus loin, c’est le chevauchement bleu des montagnes, puis les hautes barrières des Vosges et de la Forêt-Noire. Il est 13 heures quand nous nous retrouvons au rez-de-chaussée du bâtiment principal, autour d’une des tables du réfectoire, à l’ancien foyer d’éducation du Thalberg. C’est une séance importante, avec délégués de la commune et représentants des promoteurs prêts à lâcher un gros paquet de fric pour assouvir leur appétit. L’ambiance est électrique, il semble que le foehn rende irascibles les natures les plus sereines. Le bureau d’urbanisme dans lequel je travaille a été mandaté par la ville pour différentes « études pluridisciplinaires et évaluations environnementales ». Les pressions de toutes parts sont fortes. Celles des collectivités publiques, appelant à raser afin de récupérer ces milliers de mètres carrés en bordure de ville, ou à vendre au plus offrant. Celles, aussi, d’un promoteur particulièrement avide d’espaces à « lofter » dans le bâtiment principal vieux de plus d’un siècle. Pendant plus d’une heure, il nous a présenté ses plans de lofts « ultramodernes », des « appartements clé en main de haut standing ». Tout en béton. Froids. Impersonnels. Aseptisés. Il ne resterait presque rien du bâtiment de pierre du Thalberg. Tout serait noyé – 29 –
La fille aux abeilles
dans le béton. J’avais dit tout le mal que je pensais de son projet : « Non, une chose n’est pas moderne parce qu’elle est flambant neuve ! » Son bunker était d’une modernité dépassée. L’architecture du lieu, celle d’un établissement pénitentiaire, en était totalement gommée. Il n’avait pas apprécié. J’avais aussi mon idée, plus écologique, faisant appel à des matériaux durables et de proximité, en lieu et place de la raideur glacée de ses voiles de béton coffré, de ses terrasses en verre texturé et de ses structures métalliques. Mais je défendais mal mon idée, mon écoquartier d’artisans, un projet autogéré où patrimoine, artisanat, culture et formation interagissent sur un lieu ouvert. Le promoteur ricanait : « Croyez-vous que les gens auront envie d’emménager dans vos locaux, si ceux-ci leur rappellent la prison ? » Les représentants de la commune faisaient la grimace. Je manquais d’arguments et commençais à me demander si toutes ces nobles idées grâce auxquelles je gagnais ma vie n’allaient pas connaître un lamentable échec. J’avais envie de laisser tomber, je me sentais épuisé. Mais ce lieu était celui de mon enfance. Ou du moins quelque chose de concret qui en restait. Nous avons terminé la séance sans avoir rien décidé. Le foehn avait déposé sur nos voitures du sable venu du Sahara. Cette poussière jaune donnait au site une placide candeur qui tranchait avec la froide austérité habituelle du lieu. Je me souvins, j’étais enfant, d’une semblable impression un matin où la neige avait recouvert le Thalberg. Jusqu’à ces dernières semaines, je n’étais jamais retourné au Thalberg. J’y étais arrivé juste à temps avant que les trax et les pelleteuses ne rasent notre maison.
– 30 –
Le Thalberg
Le « Jugendheim Thalberg », à la frontière des langues française et allemande, avait fermé ses portes il y a six ans, en 2011. Le nombre de jeunes condamnés à une mesure institutionnelle commençait à chuter, il y avait moins de délinquance mais elle était devenue plus violente, exigeant de nouvelles prises en charge éducatives et, surtout, la ville avançait, empiétant à présent sur les terrains du Thalberg. Lorsque j’ai quitté la cité du Thalberg en 1988, l’établissement accueillait une centaine d’adolescents, des garçons ayant mal tourné. C’était souvent le foyer de la dernière chance pour ces gamins malmenés. Ensuite, si tout continuait de mal aller, ce serait la prison, la vraie, avec ses cellules, ses gardiens, ses barreaux et ses caméras. Il y avait tout cela aussi, au foyer, mais ça s’appelait « chambres », « éducateurs », « quartier surveillé » et « infrastructures de sécurité ». Ici, les jeunes pouvaient apprendre et pratiquer une quinzaine de métiers, dans différents départements : bureau, mécanique, bois, métal, cuisine, boulangerie et les métiers de la ferme. Mon père y était veilleur. Les « éducateurs surveillants », comme on les appelait, habitaient sur place, avec leur famille, et étaient appelés à intervenir en tout temps, en cas de problème. Le bâtiment principal, là où les jeunes dormaient, mangeaient et travaillaient, on ne le voyait pas depuis chez nous. Nous y allions toutefois tous les jours, maman et moi, chercher le pain et le lait. Maman allait aussi à la bibliothèque, le vendredi. Les gamins de la cité parlaient l’allemand, mon père leur répondait en allemand. Maman s’obstinait à ne parler qu’en français. J’étais né là : une enfance dans une maison rien qu’à nous, des prés devant que traversaient cinq ou
– 31 –
La fille aux abeilles
six chevreuils à la tombée des jours d’été, et la forêt derrière. Pas une forêt pour se perdre, mais tout de même assez grande pour y construire des cabanes et partir à l’aventure. J’ai passé devant ma maison, ma maison d’il y a longtemps. Les machines de chantier avaient déjà démoli presque toute la cité. Il ne restait que les trois dernières maisons, la mienne, celle de Patrick, et tout au bout celle de Madame Bic. Je ne sais plus comment elle s’appelle, en vrai, Madame Bic. Nous, on l’appelait comme ça, à cause du stylo qu’elle glissait dans ses cheveux pour tenir son chignon. J’ai lu dans mon dossier que Madame Bic habite toujours sa maison. Elles doivent avoir presque le même âge, la baraque et elle. Presque centenaires. Je me suis arrêté, j’ai reculé. L’envie m’a soudainement pris d’aller revoir ma chambre d’enfant. Dans quelques jours, il n’y aurait plus rien, que des gravats. Le grincement de cette porte… Je l’avais oublié, mais maintenant je le reconnaîtrais entre mille. C’est le grincement d’une porte fatiguée. J’entre dans le corridor, du verre craque sous ma chaussure. La petite vitre de porte, avec son verre cathédrale qui donnait un aspect nébuleux aux choses et aux gens quand on les regardait de l’intérieur, est cassée. Je ne vois presque rien, les volets sont fermés. Mais mes pieds et mes doigts se souviennent. Il y a une petite marche, dans le corridor d’entrée. L’interrupteur est à gauche : je le cherche trop haut. J’ai oublié… j’ai grandi. Il n’y a pas d’électricité. J’allume mon téléphone et traverse le salon. La moquette est déchirée, mon pied heurte une petite boîte rectangulaire posée sur le sol, des mégots roulent. J’ouvre la fenêtre et un des volets. Dehors, c’est une jungle. – 32 –
Le Thalberg
On devine encore mon carré de sable : l’herbe y est jaune et la terre grise. Plus loin, le jardin de maman a été englouti. Les cosmos ont envahi le désordre, ils se balancent sur leur tige. Les framboisiers sont toujours là. Le vieux chêne aussi a résisté. Mon père avait un jour trouvé un gros bolet dans ses racines, un cèpe à chapeau blanc et à pied rouge devenant bleu quand on le coupe. Maman lui avait expliqué que c’était un bolet Satan, toxique. Il était un peu déçu, mais elle lui avait dit que c’était très rare d’en trouver ici. Dans un des coins du salon, il y a des palettes entassées, des bouteilles vides sont éparpillées çà et là. La lumière sale du couchant pénètre, tamisée par les lames des volets, et forme des stries sur la moquette beigeâtre. Je me baisse et mets mes doigts dans les tavelures formant un carré bien visible. Ce sont les pieds du fauteuil de mon père. La télé était juste là, deux mètres plus loin. J’ouvre le volet de l’autre fenêtre et je sors du salon. C’est là, au pied de l’escalier, que je l’ai vue pour la dernière fois. Elle était désarticulée, la tête posée à côté du genou, la pommette et l’arcade éclatées. On aurait dit une poupée cassée. Du sang coulait de son oreille sur son bras qui bougeait tout seul. Le tapis s’en gorgeait peu à peu. Il y avait deux ou trois livres par terre. Mon père et moi, on était dans l’escalier, devant la porte de ma chambre. Il m’a pris par la main, m’a traîné dans ma chambre et a fermé la porte à clé. J’avais encore mon ciré et mes bottes aux pieds. Peu après, j’ai entendu l’ambulance, mon père qui disait : « Elle est tombée… tombée dans l’escalier. » Huit marches que je monte jusqu’à cette petite chambre sur un demi-étage. Ma chambre. Elle est – 33 –
La fille aux abeilles
minuscule et donne sur le sud, sur l’entrée où on parque la voiture. Au-dessous, il y a un réduit pour les outils de jardin, le vélo de maman, ma luge. Une douille noire au bout d’un fil blanc pend du plafond, comme un œil arraché. Là où j’avais mon lit, le cache de la prise est cassé et des fils sortent de la conduite. J’enlève la poussière avec mon doigt. Tout autour, le crépi est croûté, le mortier se délite et coule, souillant le lino de petits amas crayeux. Je n’ai que deux souvenirs de cette chambre : un jour des guêpes ont fait leur nid sous le toit. L’une d’elles est entrée dans ma chambre par les trous de la prise. Il y en a eu une deuxième, puis une troisième et puis quatre. Ensuite, elles ont envahi la chambre, en patrouilles de dix, de vingt. J’ai couru dans la chambre de mes parents et, cette nuit-là, j’ai dormi avec eux. L’autre souvenir, c’était la sittelle : tous les matins, elle me réveillait. Elle venait picorer le mastic de la fenêtre, la tête en bas, et moi je me mettais aussi la tête à l’envers pour mieux l’observer. J’ouvre la fenêtre, les carreaux ne tiennent plus : il n’y a plus de mastic. Ça sent la fumée dans la chambre de mes parents. J’ai appris cet après-midi, lors de la séance, que notre maison avait été habitée par une autre famille, pendant un an environ. Et puis, l’une après l’autre, les maisons des éducateurs ont été abandonnées, la cité est devenue un squat. Des gens ont dormi dans cette pièce il n’y a pas longtemps : ils y ont aménagé des cloisons de planches mal jointes, divisant ainsi la chambre en deux parties, une bien éclairée par sa fenêtre de toit, l’autre recouverte de futons et chiffons, roulés, pliés, ou à ras le sol. Une paire de baskets traîne là où mes parents avaient leur armoire.
– 34 –
Le Thalberg
Les murs du corridor ont été repeints en jaune. Je n’en ai pas le souvenir. Quelqu’un a tagué un énorme « wrong way » transpercé d’une flèche rouge sur la porte de la petite chambre. Je crois que maman faisait son repassage dans cette pièce où je ne me rappelle pas être entré. Elle suspendait le linge à la salle de bains, une porte plus loin, au-dessus de la baignoire, sur un fil où il y avait toujours une ou deux chemises de mon père, avec l’inscription sur la poche « Jugendheim Thalberg ». Des débris de mouches se mêlent aux franges du tapis, sous la trappe du grenier dont le bâton à crochet est toujours sur la tablette de la fenêtre. J’hésite à monter, mais déjà l’escalier descend le long de son rail. Je me tiens debout, la pièce est grande, elle me paraissait énorme quand j’étais petit. On a oublié – ou on n’a pas eu le temps – de déblayer des piles de journaux, bien ficelées, reléguées tout au fond de la soupente. Ils sont en allemand, quelques Modes et Travaux des années 1984 à 1988. Un tapis est roulé à côté d’une vieille commode en sapin. Elle n’est pas refoulée dans un coin ou serrée contre un mur, elle est au milieu des combles, avec ses quatre tiroirs et ses jolies poignées en laiton oxydé. Sur la commode, une pile de CD sous une couche de poussière : Ummagumma, album live, Pink Floyd, Quebec Love de Charlebois, Lavilliers, Bowie deux fois. Les tiroirs du haut sont vides, sauf quelques boutons, des aiguilles à tricoter dans un carquois cabossé, des bobines en bois, des épingles sur un aimant et un écheveau de tissu rose tenu par un élastique. Je reconnais tout de suite ce ruban de satin roulé en une pelote informe que je caresse et respire. Je le mets dans la poche de mon pull à capuche.
– 35 –
La fille aux abeilles
La commode, je me souviens qu’elle était dans le corridor, en bas de l’escalier. Elle servait de support au téléphone de la maison. Dans un des tiroirs, un annuaire téléphonique de l’année 1986 et un livre marqué « Mes recettes ». Un cahier, plus précisément, de pages tachées, cornées, froissées, recouvertes d’une écriture parfois noire, parfois bleue, que je reconnais. Ce sont les recettes de ma mère. Des biscuits, des compotes, des dents de loup, de la limonade, une timbale neigeuse, des truffes de la Chartreuse, des cornichons au vinaigre… Vers la fin du cahier, un onglet est scotché, il marque le début d’un autre chapitre : les tricots. Trois pages de notes avec des dessins. « Pull Walter devant monter 210 mailles, aiguilles 4 » « Jaquette Léo monter 71 mailles, tricoter 7 rangs, mettre les 40 premières mailles sur une autre aiguille ; monter 30 mailles en plus des 31 qui restent et tricoter 10 rangs. Rabattre les 30 mailles et reprendre les 40 mailles laissées en attente… » Je tourne les pages, un bout de papier journal tombe des plis du cahier et glisse sous la commode. C’est une photo en noir et blanc découpée dans un journal, le portrait d’un homme d’environ 30 ans, solide, les cheveux mi-longs, les yeux clairs, une barbe de quelques jours. Cinq lignes en dessous, ce titre : « Sixième 8000 sans oxygène pour Matassa ». Je mets le cahier sous mon bras et je referme la trappe de l’escalier.
Vous venez de consulter un
EXTRAIT d'un livre paru aux Éditions Favre.
Tous droits réservés pour tous les pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite. Éditions Favre SA Siège social 29, rue de Bourg CH – 1002 Lausanne Tél. : +41 (0)21 312 17 17 lausanne@editionsfavre.com www.editionsfavre.com