Le carnotzet mystère, Chevalley, Glerum (Ed. Favre, 2022) - EXTRAIT

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Guy Chevalley

Elodie Glerum

EXTRAIT PROTÉGÉ

Le carnotzet mystère Aventures de M. Sinistre Roman

Éditions Favre SA

Siège social et bureaux

29, rue de Bourg – CH-1003 Lausanne

Tél. : (+41) 021 312 17 17

lausanne@editionsfavre.com

www.editionsfavre.com

Groupe Libella

Dépôt légal en Suisse en septembre 2022. Tous droits réservés pour tous pays. Sauf autorisation expresse, toute reproduction de ce livre, même partielle, par tous procédés, est interdite.

Illustration de couverture : Mauren Brodbeck, « Hello », de la série Cedar, inkjet sur aluminium, 2010 (détail), collection de la Vaudoise Assurances.

Mise en pages : Laurane Quartenoud

Coordination éditoriale : Catherine Othenin-Girard et Nathalie Bender, membres de la Commission artistique de la Vaudoise Assurances.

ISBN : 978-2-8289-2049-4

© 2022, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse.

Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 20212024.

Le goût de la littérature en temps de pandémie !

S’évader le temps d’une pause-café ou entre deux séances en visioconférence ? C’est ce qu’a proposé, en 2021, la Commission artistique aux collaboratrices et collaborateurs de la Vaudoise encouragé·e·s à travailler à distance en raison de la pandémie. Durant cinq mois, un chapitre de ce feuilleton littéraire leur a été dévoilé chaque semaine. De quoi les tenir en haleine et aussi garder le lien hors des tâches journalières. Avec le Siège des Cèdres pour principal décor, cette histoire inédite leur a fait découvrir le bâtiment emblématique de Jean Tschumi sous un nouvel angle. Présidée par Nathalie Follonier-Kehrli, la Commission artistique de la Vaudoise est très fière de partager ce projet interne avec un public plus large sous la forme d’un roman.

Les auteur·e·s

Guy Chevalley a publié deux romans : Cellulose (Olivier Morattel, 2015) et De fiel et de fleurs (L’Âge d’Homme, 2019), ainsi qu’un Dictionnaire insolite de la Suisse (Cosmopole, 2022). Depuis 2015, en parallèle à son activité d’auteur, il codirige la maison Paulette éditrice.

Elodie Glerum est née à Vevey et détient la double nationalité suisse et néerlandaise. Elle est l’auteure de la novella La belle époque (Paulette éditrice, 2016), du recueil de nouvelles Erasmus (d’autre part, 2018) et du roman La constellation des naufrages (L’Âge d’Homme, 2018).

Sabrina Schärli traduit du français, de l’anglais et de l’italien vers l’allemand. Depuis 2019, elle travaille au Siège de la Vaudoise Assurances à Lausanne. Les subtilités qui caractérisent une langue, les nuances de sens que présente un texte et leurs adaptations à l’égard de la culture cible sont autant d’éléments qui la passionnent dans son métier.

M. Sinistre condamne les effets du punch

Décembre 1962

Près de l’entrée nord du bâtiment, d’ordinaire réservée à la clientèle et à la direction, plusieurs convives perçurent comme une discrète décharge électrostatique, suivie d’un courant d’air où pointait une odeur de torréfaction. Personne ne dit mot à ce sujet, d’autant que cela n’avait duré qu’une fraction de seconde.

On avait transformé le rez-de-chaussée en espace chaleureux, où il faisait bon entrer pour se prémunir du froid. Dans la nuit déjà tombée, ce socle plein de lumière apparaissait comme le cœur du monde. Le brouhaha des conversations s’en échappait, aussi des rires, quelques envolées de trompette et la fumée des cigarettes. Les vitrages réverbéraient la fête qui battait son plein. Toutes les silhouettes se tenaient serrées dans le grand hall et des enfants couraient un peu partout, entre les colonnes.

– Ça a l’air bondé, observa M. Sinistre. Son épouse posa leur fils de trois ans par terre et toucha son collier de perles pour vérifier sa présence ; elle le portait rarement.

– Gabriella, votre parure est à sa place et vous va à ravir, plaisanta un grand dadais. Appointé Sinistre, je vois qu’on est venu avec la relève !

Le petit garçon disparut derrière les jambes de sa mère. M. Sinistre consentit à une poignée de main avec son collègue Eberhardt Müller. Cet olibrius de la compta n’avait même pas ôté son béret et portait un complet de tweed chamois. Quel tailleur lausannois

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avait bien pu accepter une commande aussi voyante ?

M. Sinistre tira discrètement le coude de sa femme pour l’emmener vers le vestiaire.

– Eberhardt ne m’inspire pas confiance, chuchotat-il. Je le soupçonne d’être communiste.

– Oh, Jean-Charles ! Au Comptoir Suisse déjà, tu les voyais partout !

Elle promena son regard alentour. Nulle trace d’un visage familier, mais le jazz-band, au moins, égayait cette fête de Noël. Quant au petit, il était plus intéressé par les flûtes au fromage que par le solo du contrebassiste. M. Sinistre visa la table de victuailles, s’approchant stratégiquement du directeur général adjoint. Ce dernier faisait remplir sa tasse à punch par une secrétaire, Renée Gentison, qui avait organisé la soirée.

– Et cette mixture vient du Royal Savoy ? s’exclama le directeur adjoint. Brillante idée. Renée, vous êtes une mère pour nous. Passez une bonne soirée, je vous laisse travailler…

Alors que le directeur général adjoint se retournait, M. Sinistre buta maladroitement contre lui. Une rasade de punch atterrit sur les ramequins au gruyère qui attendaient qu’on voulût bien les dévorer. M. Sinistre était catastrophé.

Pardon, Monsieur, je suis navré !

Paniqué, il n’osa pas éponger la veste de son supérieur. Renée Gentison lui tendit une serviette tout en s’occupant de sauver les ramequins.

Ne faites pas cette tête « sinistre », ricana le directeur adjoint.

Devant la mine pincée de l’intéressé, il ajouta :

Allons, Jean-Charles, je peux bien vous taquiner là-dessus à Noël, quand même !

– Mon mari ne tolère aucune remarque sur son patronyme, rit Gabriella.

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M. Sinistre esquissa un rictus, pendant que sa femme regardait, émerveillée, le liquide doré dans un immense bol en cristal. C’était d’un chic ! Gabriella avait travaillé à la Compagnie comme téléphoniste avant la naissance du petit Jules. Elle connaissait la secrétaire.

Tout se passe comme vous voulez, Renée ?

– Il y a assez de punch pour ne pas y penser, répondit Mlle Gentison.

Le photographe de la soirée s’approcha soudainement du groupe. Le directeur adjoint prit la pose et Gabriella porta la main à ses perles. M. Sinistre souleva son fils et afficha son plus beau sourire, rempli de fierté à l’idée de présenter le Siège à sa progéniture. Le photographe avait déjà placé tout le monde quand une voix se fit entendre :

J’arrive, j’en suis !

Eberhardt en costume chamois, tasse de punch à la main, s’incrusta à la dernière seconde. Ébloui par le flash, M. Sinistre ferma les yeux à l’instant crucial. Tout le monde se dispersa.

C’est bon, ce truc que Renée a cherché au Savoy ! commenta Eberhardt en désignant son récipient vide.

Puis il baissa le ton, comme s’il s’apprêtait à révéler un secret d’État à M. Sinistre :

– J.-C., je dois vous montrer un truc incroyable. Venez, on s’éclipse.

M. Sinistre n’avait aucune intention de « s’éclipser », encore moins avec Eberhardt. Il utilisa son fils comme prétexte, mais ne put empêcher son collègue de le prendre à part contre une colonne. Ils se trouvèrent momentanément coupés du monde.

– J’ai découvert un endroit ici…

« Ce n’est sans doute pas son bureau », pensa M. Sinistre.

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– Quand on y entre, c’est comme si on n’était plus là, ajouta Eberhardt.

Son haleine était bien là, par contre. On y distinguait le poids du rhum et, étrangement, une note de café.

– Vous avez bu, Eberhardt, accusa M. Sinistre en protégeant le souffle de sa progéniture. Ne gâchez pas cette fête et tenez-vous tranquille. À lundi !

M. Sinistre passa la soirée à l’éviter. C’était bien les communistes ! Toujours à faire des secrets… Il était si heurté qu’il en parlait encore dans la Dauphine en rentrant à Vevey, deux heures plus tard, tandis que Gabriella tenait Jules endormi sur ses genoux. Il y songea même une bonne partie du dimanche.

Le lundi 24 décembre, M. Sinistre avait retrouvé son allant pour ses dernières heures de travail. Avant les fériés de fin d’année, il rangeait toujours ses dossiers avec ordre, un plaisir qui participait des diverses réjouissances. Il aimait l’atmosphère particulière de cette journée, la joie diffuse qui régnait ; tout le monde se montrait poli et attentionné. Il fut ravi de ne pas croiser Eberhardt de la matinée et s’efforça d’oublier cet énergumène. À la pause repas, il se rendit à la cafétéria de la Compagnie et tomba sur Mlle Gentison. Il lui souhaita un joyeux Noël, avant de s’autoriser un petit commentaire : – Notre farfelu de la compta nous a offert un joli

cadeau : il est absent ! Je me demande où il se cache.

M. Sinistre tint la porte à la secrétaire, qui se tourna vivement vers lui.

– On ne vous a rien dit ? s’étonna-t-elle. Il paraît qu’Eberhardt Müller a disparu.

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***

Entre-temps

L’ombre se faufila dans la pièce. Personne ne l’avait vue entrer. Depuis qu’elle avait découvert la clé de ce local étriqué dans un vieux dossier de comptabilité, elle s’y enfermait de plus en plus souvent, une façon de s’isoler du monde. Il fallait en profiter : bientôt, des travaux débuteraient dans le sous-sol. L’ombre était bien placée pour le savoir.

Comme les autres fois, l’ombre prit place dans le fauteuil. Les mains calmement posées sur les accoudoirs, elle fixa le tableau incongru qui se trouvait là, juste en face, puis ferma les yeux. Que voyait-elle ? Des tuyaux, beaucoup de tuyaux, de longs couloirs, une salle dégagée avec de nombreux bureaux alignés et, surtout, cette vue imprenable sur le lac, à l’entrée de Vevey. L’ombre faillit se laisser distraire par le paysage apaisant, elle se concentra. En ce moment, « l’homme de progrès » siégeait au conseil d’administration d’une multinationale, dans une pièce surplombant les eaux grises du Léman balayées par un vent d’hiver. La séance avait débuté. L’ombre était résolue à agir contre cet individu, à susciter un effet inédit… peut-être même à causer un déluge.

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Un incendie sans feu

Décembre 2016

Durant les congés de fin d’année, la Compagnie ressemblait à un paquebot à l’arrêt. Comme une escale dans le quotidien, le calme complet régnait au fil des couloirs. On ne croisait pas grand monde et les néons éteints donnaient une apparence lugubre à certains étages. Assise à son bureau, Cosima Sinistre but une gorgée à son thermos et soupira. À cette heure-ci, un 28 décembre, elle aurait dû skier aux Marécottes. Un seul coup de téléphone avait réduit son programme à néant. Obligation professionnelle. Elle imagina un instant la vitesse, le vent contre ses joues, le givre sur ses boucles d’oreilles, puis une terrasse ensoleillée, des rires, des selfies, du vin chaud, tout ça sur Instagram ! Elle avait déjà réfléchi à la légende d’une photo de groupe : « Troupeau de dahus ».

On toqua à la porte. Cosima rouvrit les yeux. Jude se tenait dans l’embrasure, un petit sourire en coin ; elle s’approcha du bureau, se pencha, nimbée d’un parfum musqué, et effleura la main de sa collègue.

– Pas ici ! s’écria Cosima.

Jude roula une épaule – il n’y avait personne de toute façon – et s’installa d’une fesse sur le bureau. Elle était venue superviser les travaux du sous-sol et, tout en parlant, tripotait les objets à sa portée, que Cosima s’efforçait de remettre en place.

– Je te croyais sur les pistes.

– Il y a une urgence au siège de Nida, expliqua Cosima. Un client important, je dois y aller.

– C’est quoi, ce truc ? demanda Jude en attrapant le thermos.

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– Le motif imite le kintsugi, une méthode japonaise qui répare les brisures de céramiques avec des lignes d’or.

– Au sous-sol, ça sent le café tout le temps. Ça doit être l’électricien, mais il n’a pas une aussi jolie… gourde.

Par « jolie », il fallait entendre « chère ». Jude se moquait souvent des goûts sophistiqués de ses collègues et livrait volontiers ses opinions sur les dernières tendances. Aux pauses, elle commentait le 20 Minutes en exprimant des positions tranchées.

Lancée sur le café, elle évoqua l’article qu’elle avait lu le matin même sur les « bocalistes », des gens prêts à débourser une fortune pour des conserves dénichées dans des vide-greniers. S’imprégner des arômes d’antan n’était pas sans risques : récemment, un adepte s’était empoisonné avec des cornichons datant de 1954 ! Mais les produits secs, notamment torréfiés, présentaient peu de danger.

Cosima l’écoutait à moitié. Soucieuse de ne rien oublier, elle fourra un dossier et un appareil photo dans son sac, prit son thermos et remit nerveusement une mèche derrière son oreille.

– Les rénovations du sous-sol avancent ? lança-telle pour passer à autre chose.

– Rien à signaler. On profite des congés pour les raccordements qui nécessitent des coupures de courant. Par contre, tu sais ce qui est arrivé à Senna hier ? Un troll a réussi à coller trente fois la signature de la direction dans l’arrière-fond des modèles de contrats, avant de verrouiller la manœuvre ! Ça a pris des heures pour régler ce bug.

– Allez, je file à Vevey ! Le responsable bâtiment de Nida m’attend.

– Hervé ? J’ai fait ma formation de technicienne avec lui, il est sympa.

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Jude marqua une pause.

– Avant que tu partes, je voulais te demander… T’as prévu un truc pour le Nouvel An ? On pourrait le passer ensemble.

Cosima évita de répondre. Cette relation allait un peu vite à son goût – et où allait-elle d’ailleurs ? Elles ne s’étaient rapprochées qu’à la fête de Noël de la Compagnie, deux semaines auparavant. Pour compenser sa position évasive, elle glissa une main contre la hanche de Jude, puis s’esquiva. ***

À l’entrée de Vevey, Cosima gara sa DS 5 hybride près du bâtiment de Nida. Pour y avoir grandi, elle connaissait la ville par cœur. La silhouette grise et épurée du siège de la multinationale réfléchissait le ciel dans ses fenêtres-miroirs. L’effervescence autour de l’immeuble contrastait avec le calme de la Compagnie.

Plus tôt dans la journée, toutes les buses antiincendie s’étaient déclenchées sans raison pendant un quart d’heure. Une cellule de crise était en plein déploiement pour préserver l’installation électrique, vérifier l’état des équipements, sauver les dossiers papier, tandis que les services du feu finissaient de pomper l’eau et qu’on apportait le matériel nécessaire au séchage des lieux.

Son appareil Canon autour du cou, Cosima s’approcha de l’agent de police qui gardait le périmètre de sécurité.

– Madame, les médias sont priés d’attendre là-bas.

Il désigna un bout de trottoir sous la marquise d’un garage, où deux journalistes et une photographe frigorifiés attendaient le point presse, parqués comme trois pingouins.

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– Je travaille pour la Compagnie d’assurances, pas pour le 24 heures.

– Désolé, l’accès est réservé aux spécialistes. Ah, parce qu’elle n’en faisait pas partie, peut-être ?

Cosima étouffa son exaspération et reconnut le responsable bâtiment de Nida, de l’autre côté de la route.

– Hervé ! cria-t-elle.

Il lui fit signe d’approcher. Elle se glissa sous le cordon de sécurité et l’agent de police l’ignora, reportant son attention sur les choucas qui croassaient près des journalistes grelottants.

– Heureusement que vous êtes là, Cosima, dit Hervé en l’entraînant à l’intérieur. Les trois quarts du personnel technique sont injoignables… en vacances, je ne sais où, et notre CEO est à Singapour… Je vais craquer !

Cosima esquissa un sourire de circonstance. Dans les couloirs, ses Doc Martens s’enfoncèrent dans une patsch qui rappelait les flaques de neige grise sur les parkings.

– Les installations ont été vérifiées il y a dix jours, geignit Hervé. Et le système ne montre ni départ de feu ni présence d’un gaz particulier. Je ne comprends pas.

Cosima fut saisie par l’ampleur des dégâts. Elle s’arrêta devant une fenêtre pour prendre une grande inspiration face au lac. Le Grammont enneigé, qu’elle avait observé toute sa jeunesse, apparut comme un ultime pied de nez à ses rêves de poudreuse. « Sale petite montagne prétentieuse ! » songea-t-elle. Cette histoire allait lui prendre la journée, peut-être la nuit. Elle regretta sa tiédeur envers Jude : elle n’aurait pas été mécontente de la tenir entre ses bras, après en avoir fini ici.

Soudain, Hervé jeta un coup d’œil autour de lui et baissa le ton :

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Entre vous et moi, Cosima, il y a autre chose. Juste avant que les sprinklers ne se déclenchent, un message est apparu sur plusieurs écrans d’ordinateur : Des actes, pas des mots ! Il ne faut pas que ça fuite dans la presse, mais j’ai peur que cette inondation soit un sabotage politique.

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M. Sinistre ne se substitue pas à la maréchaussée

Janvier 1963

Un véhicule passa en pétaradant devant le bâtiment de la Compagnie, avant de s’immobiliser sur un ultime coup de frein. M. Sinistre regarda par la fenêtre. Il vit une Deuch rouge garée à moitié sur le trottoir, le pare-chocs maculé de solides morceaux de neige brune. Pendant près d’une minute, un transistor radio continua de diffuser des mesures d’harmonica, accompagné de paroles peu originales et répétitives : love love me do, etc. M. Sinistre maîtrisait l’anglais. Son apprentissage avait même été sanctionné d’un « très bien » dans cette langue. Mieux que quiconque à l’étage, il pouvait donc reconnaître une grossière erreur grammaticale dans ce refrain simpliste : le « do » n’était pas à sa place.

Vêtue d’un costume en tweed chamois, une silhouette dégingandée sortit bientôt de la 2 CV, jeta un regard nerveux aux alentours et courut en direction de l’avenue de Cour.

« Par l’entrée de la direction, rien que ça ! » murmura M. Sinistre en plissant les yeux. Il avait dix sur dix à chaque œil. Aux exercices de tirs obligatoires, l’appointé Sinistre s’en sortait fort bien à 300 mètres.

Le bruit familier du petit chariot tinta à ses oreilles : déjà l’heure de la pause ! Mlle Gentison, la secrétaire, distribuait le café. M. Sinistre se faisait toujours un devoir d’entamer la conversation avec elle, sans se contenter d’un bonjour-merci :

Avez-vous un autoradio, Mademoiselle ? Ma femme bringue pour en avoir un dans la Dauphine.

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Je me tâte. Si c’est pour endurer ces musiques commerciales…

– Les Beatles ? Moi, j’aime bien.

M. Sinistre laissa ses collègues s’éloigner avant de murmurer :

– Finalement, il n’avait pas plus disparu que vous et moi, hélas !

– M. Müller dit qu’il ne se souvient de rien.

– Il le répète à tout le monde ! À sa place, j’aurais honte. Il nous raconte des bobards.

Il tendit sa tasse à Renée Gentison pour obtenir un peu de lait et s’étonna du rictus de la secrétaire. N’approuvait-elle pas le jugement qu’il portait sur Eberhardt Müller ? Au même moment, celui-ci déboula dans l’espace de travail, décloisonné de façon novatrice – en « open plan », disait-on outre-Atlantique. Tandis qu’il se dirigeait vers la comptabilité, sa voix retentit pour l’un de ses jeux de mots favoris :

– Salut, la Compagnie !

Il leva une main sans se retourner, en déclarant qu’il arrivait juste à temps pour le café. M. Sinistre dissimula une grimace. À travers la fumée de sa boisson chaude, ses yeux entraînés fusillèrent cet original de Müller, pile entre les omoplates. Pan ! Un point contre les communistes !

Le lendemain, M. Sinistre était de bonne humeur : à la cafétéria, on servait du veau au curry, avec de gros morceaux de banane et d’ananas au sirop. Il ne l’avouait pas, mais il adorait cette nourriture dépaysante. À la maison, Gabriella cuisinait des plats plus ordinaires, et c’était très bien pour un ménage suisse, qui devait veiller au développement de la fibre citoyenne d’un enfant.

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***

Qu’avons-nous au menu ? demanda M. Rivaz, chef de service, en entrant dans la cantine.

Du riz Casimir, répondit Mlle Gentison. Recette d’Elisabeth Fülscher.

– Ah, cette Fülscher est féministe, mais au moins elle sait cuisiner ! Si elle passait moins de temps à réclamer le droit de vote, elle nous inventerait d’autres délicatesses… Renée, vous n’oubliez pas notre grande réunion à 15h00 ?

Non, Monsieur Rivaz, cela fait deux mois que je m’y prépare.

M. Sinistre suivit cette scène de loin. Lorsqu’il s’asseyait devant son assiette bien garnie, souvent seul parce qu’il aimait lire La Feuille pendant le repas, il se sentait ni plus ni moins comme un employé modèle. Il mangeait ce qu’on lui donnait, alors que d’autres rechignaient devant un menu « exotique ». Avec un restaurant d’entreprise, ils étaient pourtant gâtés ! Même les banquiers de la place Saint-François devaient se déplacer dans les cafés voisins.

M. Sinistre ne pensa plus à Eberhardt Müller jusqu’au soir, lorsque la sonnerie retentit pour vider les bureaux. Il était en train de finir un rapport : un dégât de sanglier sur le capot d’une Cadillac Série 62. Ce n’était pas la première fois que des marcassins de la Broye s’en prenaient à la décapotable outrancière ; il flairait une arnaque.

Absorbé par son travail, il s’était laissé dépasser par l’horaire. Quand il ramassa enfin sa mallette en cuir de porc, prêt à rentrer au domicile, il aperçut une silhouette familière près des escaliers. « Quoi, il est encore là ? » songea-t-il. D’ordinaire, Eberhardt Müller était le premier à filer, sauf lors des apéritifs, bien sûr, et des tournois interagences (les Zurichois raflaient toujours le trophée !). Quelque chose n’était pas net dans le comportement de ce tire-au-flanc. Il

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semblait épier tout signe de présence, un petit objet doré serré contre sa poitrine. M. Sinistre se baissa et resta immobile, à demi dissimulé par les rangées de bureaux. Il contrôla sa respiration, comme il avait appris à le faire lors des exercices dans les talus, au cours des grandes manœuvres.

M. Sinistre se faufila à travers les locaux et suivit discrètement son collègue jusqu’au sous-sol, où un employé ordinaire n’avait aucune raison de se rendre. Au détour d’un couloir, il faillit perdre sa trace. Il eut le temps de voir une porte se refermer et analysa froidement la situation : le gredin était manifestement en train de manigancer quelque chose, peut-être de s’adonner à de l’espionnage industriel pour le compte d’une entreprise rivale ou même d’une puissance étrangère. Fallait-il se rendre à la direction dès le lendemain pour tout révéler ? Non. La délation était un fléau soviétique ! Il n’avait pas le droit de se substituer à la maréchaussée. Avant d’accuser Eberhardt, M. Sinistre était en devoir de réunir des preuves. Il baissa les yeux ; une page du dernier bulletin d’entreprise était collée à sa semelle. « Pénétrez sans effraction et joyeusement en 1963 », lut-il. Quelles sages paroles ! Soudain, les néons bourdonnèrent, la lumière devint acide. Il y eut comme une décharge électrique dans l’air. M. Sinistre sentit alors une forte odeur de café. Cela venait de la pièce où Eberhardt Müller s’était enfermé ! Il se précipita vers la porte ; elle était verrouillée. Il se mit à tambouriner, mais Eberhardt ne répondait pas. Devait-il appeler du secours ? D’un seul coup, tout fut anormalement calme… et si effrayant. La tension devint insupportable. M. Sinistre recula d’un pas, prit peur et détala à travers les grands couloirs vides de la Compagnie.

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Une famille sans problèmes

Janvier 2017

Sur l’autoroute scindant les coteaux de Lavaux, Cosima distingua la lointaine Tour d’Ivoire de Montreux et, plus près, la silhouette en « Y » du siège de Nida, reconnaissable à ses murs-rideaux. Le pire avait été évité, mais l’inondation du mois dernier nécessitait de lourds travaux. Les suites de cette affaire rythmaient désormais le quotidien de Cosima.

Ce ne fut pas sans nostalgie qu’elle prit la sortie « Vevey » pour rendre visite à ses parents. Son père et sa mère habitaient sur les hauts de la ville, où la génération précédente avait aussi vécu. Le couple avait décidé de vendre la propriété familiale. Cosima ne s’était jamais vue reprendre la maison – trop excentrée, trop grande – mais elle n’avait pas caché sa tristesse quand on lui avait annoncé la nouvelle lors du réveillon du Nouvel An ; à ce tarif, elle aurait préféré le passer avec Jude.

Elle trouva son père dans le garage, penché sur des bacs remplis de petites voitures.

– Oh, la collection de Papy ! s’écria-t-elle en l’embrassant.

Jules Sinistre se leva avec peine en se massant les reins.

– On va profiter de la vente pour s’en débarrasser.

Combien ça vaut, ces machins ?

Cosima se saisit d’une Dauphine vert Ségur, la préférée de son grand-père. Elle se souvenait d’un homme de principes, très soigné mais malicieux, qui nettoyait son véhicule au jet d’eau chaque samedi. Avec une conscience pédagogique, il lui avait appris à identifier

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les marques de ses modèles réduits. Si par malheur elle sélectionnait la Lada Niva en vue d’une course automobile sur le tapis du salon, il la replaçait immédiatement dans la vitrine, en affirmant : « Désolé, Mademoiselle, la Compagnie ne prend pas le risque d’assurer la technologie soviétique pour le rallye ! »

La jeune femme allait demander à garder la Dauphine quand son père la lui prit des mains pour la reposer dans le bac.

– Ta mère doit avoir fini de cuisiner, allons-y.

Avec son teint rougeaud, sa nuque épaisse et des manières involontairement brutales, il semblait à Cosima plus âgé que son grand-père au même âge. Peut-être parce qu’elle n’avait porté sur la maigre silhouette de ce dernier qu’un regard d’enfant ; il était mort quand elle avait neuf ans.

En empruntant la terrasse, la jeune femme regarda la Tour Carrée sur la colline voisine. Son grand-père l’avait emmenée pique-niquer au pied de ces amas de pierres grises. Une rumeur locale prétendait qu’un souterrain la reliait à la Tour Ronde, éboulée depuis. Papy y croyait : le tunnel avait été cimenté, disait-il, parce que la voûte médiévale menaçait de s’écrouler.

« Mais il y a un passage », avait-il répété à la fillette impressionnée.

Dans le vestibule, l’odeur d’un gratin de pommes de terre augmenta encore la nostalgie de Cosima, tant elle lui rappelait son enfance. La patère murale où accrocher sa veste, le pommeau en forme de gland de l’escalier, la lumière qui traversait le hall… tout cela appartiendrait bientôt au passé. Sa mère apparut sur le seuil de la cuisine, s’essuyant les mains dans son tablier en souriant :

– Ma chérie !

Elles se serrèrent dans les bras. Il était l’heure de passer à table. Cosima s’assit à la place de son enfance ;

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