ÉDITIONS FAVRE SA Siège social et bureaux : 29, rue de Bourg CH-1003 Lausanne Tél. : (+41) 021 312 17 17 Fax : (+41) 021 320 50 59 lausanne@editionsfavre.com Adresse à Paris : 7, rue des Canettes F-75006 Paris www.editionsfavre.com Dépôt légal en Suisse en juin 2017. Tous droits réservés pour tous pays. Sauf autorisation expresse, toute reproduction de ce livre, même partielle, par tous procédés, est interdite. Photos de couverture : au recto, la Pierre-des-Gottettes (VD) et son énigmatique gravure ; au verso, l’une des grottes où vécut peutêtre l’ermite du Nozon (VD). Photographies et images : Stefan Ansermet (sauf autres mentions). Cartes géographiques : www.sentiersapp.com et OpenStreetMap. Graphisme et mise en pages : atelierZed, Blonay, Suisse. ISBN : 978-2-8289-1622-0 © 2017, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse. Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2016-2020.
S tefan A nsermet
guide des lieux
mystérieux DE SUISSE ROMANDE
•
VOL. 2
DU MÊME AUTEUR : Mines et minéraux du Valais I : Le Mont Chemin, Musées cantonaux du Valais et Éditions Pillet, Martigny (2001). Le quartz de « Napoléon », FondationTissières, Martigny (2005). Xyloglossaire artistique, Éditions Castagniééé, Vevey (2005). Xyloglossaire économique, Éditions Castagniééé, Vevey (2007). Prologue sur la narration séquentielle, et disque à versifier, publié dans Jardin, Association l’Octopode, La Chaux-de-Fonds (2009). Mines et minéraux du Valais, II : Anniviers et Tourtemagne, Musées cantonaux du Valais et Éd. Porte-Plumes (2012). Guide des lieux mystérieux de Suisse romande (vol. 1), Ed. Favre, Lausanne, 2014.
n Ansermet est né en Valais, ed d’une haute paroi rocheuse. esure 1m88, avec des yeux s et une cicatrice sous la mâe gauche. Son passeport est e à croix blanche, mais son t bohème est résolument no. Il travaille auprès de musées oire naturelle, tutoie les minéraux, hante les forêts. Il vit à m d’altitude et se chauffe au bois. Il aime les livres et écrire, itude et les rencontres, découvrir et apprendre, le bruit de ge et de la neige qui tombe, les pierres ultimes et les voyages ains. Photographe, minéralogiste, érudit, chercheur d’or, il n vérité, explorateur.
GuIDE des lieux Les gorges de Suisse romande sont aussi belles et variées que les paysages qui les abritent. Il en est de vastes et majestueuses aux allures de canyon, de bucoliques enfouies sous la verdure, et de si profondes et étroites qu’on les devine à peine. Taillant inlassablement leur passage dans les roches depuis la nuit des temps, les cours d’eau y ont sculpté d’étonnants parcours, empreints d’une beauté brute qui a toujours fasciné les hommes.
mystérieux de suisse romande • VOL. 1
Ce guide vous emmènera suivre ces eaux pures et tranquilles qui se transforment soudain en torrents bouillonnants d’écume. Au fil des balades, vous passerez du murmure discret d’une rivière au fracas assourdissant des cascades, franchirez des ponts pittoresques et des passerelles vertigineuses suspendues témérairement au-dessus des abîmes, ou plongerez dans la pénombre secrète des entrailles des montagnes. De grottes en galeries et de chutes en bassins, vous serez conquis par le charme ensorceleur de cette nature sauvage et grandiose durement apprivoisée au long des siècles. Dix-huit des plus belles gorges romandes vous sont présentées, avec cartes des itinéraires, explications historiques et géographiques, anecdotes et infos pratiques. Toutes les randonnées, qu’elles soient faciles ou plus exigeantes, sont balisées.
ISBN 978-2-8289-1326-7
9 782828 913267
6 | TITRE
Stefan Ansermet
Stefan Quand l’eau Ansermet se conjugue avec la verticalité
Stefan Ansermet
Balades
« Le plus beau sentiment qu’on puisse
dans les
éprouver, c’est le sens du mystère.
C’est la source de tout art véritable, de toute vraie science.
gorges
Celui qui n’a pas connu cette émotion, qui ne possède pas le don
Balades dans les gorges de Suisse romande
ruine hantée par la Dame Blanche, des dents de requins oignant d’une antique mer chaude, une tour renfermant -être le cœur d’un père, un ermitage troglodyte creun aplomb de falaise, un avion de chasse allemand ouvé sans pilote, un cimetière de pestiférés, une rivière mittente, un labyrinthe de grottes souterraines, un mur ierres construit en pleine montagne il y a 2200 ans avé d’un alphabet rarissime, un pâturage disparu en nuit : ce guide vous invite à découvrir 20 lieux énigques en Suisse romande. Avec leurs légendes ou hiss vraies, les itinéraires d’accès et balades, ainsi que es les infos pratiques.
lieux mystérieux de suisse romande
ment définir les lieux mystérieux ? Ce sont des endroits qui saisissent d’abord par une force particulière, inexplicable, ibration subtile de l’atmosphère. Ce n’est qu’ensuite que la nde, l’histoire ou l’archéologie viennent habiller d’un tissu atif et d’images la première émotion ressentie. À la fois inissables et d’une vivante évidence, les sentiments diffus que ins lieux font naître n’ont souvent plus besoin que de l’aide uelques mots pour atteindre leur pleine puissance d’évon. À travers ces vingt descriptions, j’ai tenté de partager la nation qu’exercent les rares sites où se combinent magiment la force du réel avec celle du pur récit. Un peu comme n pouvait se promener en personne dans le paysage d’un que l’on écoutait, enfant… Stefan Ansermet
Stefan Ansermet
Balades dans les gorges de Suisse romande, Ed. Favre, Lausanne, 2016.
d’émerveillement ni de ravissement,
de Suisse romande
autant vaudrait qu’il fût mort :
Stefan Ansermet est né à
ses yeux sont fermés. »
Saint-Maurice et vit dans la région de Vevey. Il travaille comme minéralogiste,
Albert Einstein
chercheur et photographe, notamment auprès des musées de géologie et d’histoire naturelle de Lausanne et de Sion. Son esprit curieux et résolument nomade le porte vers l’exploration : il aime les livres, les voyages, les montagnes, les déserts. Découvreur de plusieurs espèces minérales nouvelles, il est l’auteur de divers articles et ouvrages dans ce domaine mais aussi de deux ou trois ovnis littéraires témoignant de son goût pour les jeux de mots et le second degré. Après nous avoir dévoilé les Lieux mystérieux de Suisse romande (2014), il continue ici à arpenter nos forêts et contrées pour partager sa passion de la nature.
INTRODUCTION
L
es lecteurs me demandent régulièrement comment définir un lieu mystérieux, c’est pourquoi je vais m’efforcer ici d’en don-
ner ma propre vision. Tout d’abord, son caractère principal est pour moi de receler une question ouverte, une interrogation non résolue dans le domaine historique, archéologique, des sciences naturelles ou simplement de la psychologie humaine. Ces lignes vont tenter d’esquisser une petite typologie de ce qui constitue le mystère en soi : • La tombe princière de l’Âge du Fer de Moncor est l’exemple même d’un site au potentiel archéologique extraordinaire, restant à ce jour presque complètement inconnu, faute de moyens financiers suffisants. Dans cette même catégorie, les gravures néolithiques de la Pierre-des-Gottettes, la grotte de Saint-Loup et le fanum d’Ursins attendent encore des recherches historiques approfondies, les seules capables de lever en partie les énigmes s’y rattachant. • Un certain nombre d’autres sites ont frappé l’imagination des populations et ces dernières ont projeté sur ces lieux des légendes en puisant dans le grand réservoir des archétypes communs à nos cultures européennes. C’est un processus mental étrange, dont le but est d’apporter coûte que coûte une justification à l’inexplicable, au bizarre ou à ce qui est perçu comme anormal. La Gouille-du-Dragon, le Moulin-de-la-Mort, la fontaine de Velou, le Creux-de-la-Chetta et les deux châteaux d’Illens et Arconciel appartiennent à ce type relativement répandu mais d’une immense variété. Les mines d’or fantasmées de Vaulion étant ici le summum de la légende vécue comme un fait réel, puisque des centaines de personnes y ont cru au point de tout quitter pour tenter de les retrouver.
9
• Pour les mines d’argent de Bagnes, le tunnel de Menouve et le gibet de Valangin, il existe bien des informations permettant de les appréhender, mais elles sont peu nombreuses et relativement difficiles à découvrir. Le visiteur de ces sites ne pourra trouver sur place aucun indice capable de lui en suggérer la nature ou l’histoire véritable. • Pour quelques endroits, c’est une partie seulement de la solution que l’on connaît, alors que le reste est plongé dans l’incertitude et les hypothèses, peut-être pour toujours. La chapelle des Chèvres, le pont des Anabaptistes et la grotte des Faux-Monnayeurs sont de ceux-là et n’attendent que la découverte d’un document inédit pour trouver une réponse. • Enfin, quelques lieux resteront mystérieux à jamais, car les éléments susceptibles de nous éclairer à leur sujet ont disparu pour toujours. C’est le cas en particulier des rites antiques dédiés à la Fille-de-Mai et au Roc-de-l’Autel, mais aussi de la grotte de Maurice Dumoulin, décédé sans avoir pu, ni voulu, nous expliquer son œuvre d’Art Brut. J’aimerais également évoquer ici un autre aspect fascinant lié au travail de rédaction. Durant la préparation du premier volume consacré aux lieux mystérieux de Suisse romande, j’avais été contraint, faute de place, de faire un choix parfois un peu frustrant entre de nombreux sites tous aussi captivants les uns que les autres. Le succès de ce premier opus me permet maintenant de combler en partie cette lacune. En partie seulement, car les investigations effectuées lors de la rédaction ont généré elles-mêmes pléthore de nouveaux thèmes possibles. L’expression « arbre de la connaissance » s’applique parfaitement à ce phénomène vertigineux : chaque connaissance conduit à d’autres dans une suite d’embranchements multiples se multipliant et se divisant à l’infini.
10 | introduction
Internet constitue à cet égard la matérialisation paroxystique de l’arborescence du savoir, pour le meilleur et pour le pire. La quantité de données accessibles permet de réaliser d’un clic ce qui était presque impossible auparavant, par exemple retrouver à l’aide de quelques mots-clés un obscur article du XIXe siècle, publié dans un périodique local disparu depuis des lustres et dont les seuls exemplaires restants étaient consultables sur rendez-vous de 14h à 15h le mardi de chaque semaine dans la bibliothèque d’un collège perdu dans la campagne… J’exagère à peine, mais j’ai constaté néanmoins que chaque recherche d’informations approfondies sur un des lieux mystérieux de cet ouvrage a conduit à la découverte d’autres lieux potentiellement intéressants. Et ce n’est pas seulement un troisième volume que je pourrais déjà entreprendre, mais probablement aussi un quatrième. Bien entendu, avoir connaissance d’un site par la lecture ou par le biais d’un document glané sur internet est une chose ; c’en est une autre de recevoir le choc d’un lieu que l’on visite physiquement. Nous sommes tous différents et ce qui parle à l’un laissera l’autre indifférent, sans qu’il soit possible de le prévoir ni de l’anticiper. Pour terminer, j’aimerais souligner l’immense intérêt que j’ai eu à réaliser les textes et les images du livre que vous tenez entre les mains. Tout ce que j’espère, c’est que vous en retiriez autant de plaisir qu’il m’en a procuré, et que de cette manière les mystères et les énigmes évoqués continueront à vivre dans la mémoire humaine.
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SOMMAIRE
BERNE
1 2 3
La chapelle des Chèvres et l’utopie mennonite
14
Le pont des Anabaptistes et ses mystérieuses inscriptions
24
Qui a construit la fontaine de Velou ?
34
FRIBOURG
4 La Grotte-à-Maurice de Bussy 44 5 Le tumulus de Moncor, tombe princière ? 54 6 Illens et Arconciel, deux forteresses jumelles 64 7 (FR + VD) Le Creux-de-la-Chetta, nid de sorcières
et de païens
JURA
8 9 10
La Fille-de-Mai et le culte de la déesse Maia 84
NEUCHâtel 11
74
Le Roc-de-l’Autel, carrefour de druides, saints et sorcières 94 Le Moulin-de-la-Mort, étrange pouvoir d’un mot 106
Le gibet de Valangin, lieu de supplice oublié 118
VALAIS
12
Bagnes et les mines d’argent disparues des évêques de Sion 128
13 14
Les insaisissables diamants de la Gouille-du-Dragon 140
Le tunnel de Menouve, première tentative de percer les Alpes 148
VAUD
15 16 17
Le massacre du Creux-des-Bourguignons 158
18 19 20
L’or imaginaire de la Dent-de-Vaulion 168 La Pierre-des-Gottettes, roche sacrée des chasseurs néolithiques ?
180
L’ermite du Nozon, légende ou réalité ? 190 Le fanum d’Ursins, temple d’un dieu ours ? 202 La grotte des Faux-Monnayeurs de Rovray 212
1 / BE LA CHAPELLE DES CHÈVRES et l’utopie mennonite
C’
est une arche de pierre géométriquement dessinée et pourtant naturelle, encadrée de grands arbres et de si-
lence. Cachés sous la haute voûte, quelques bancs de bois disparaissent à moitié dans une épaisse couche de feuilles mortes qui monte jusqu’à la cheville. En regardant vers l’extérieur, on voit le ciel se découper nettement dans une oblique comme taillée de main humaine.
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Cette roche dans sa simplicité nue, son dépouillement absolu, réalise peut-être le rêve de la pureté spirituelle mieux encore qu’une architecture. Une église qui n’en est pas une, une grotte secrète pour protéger les fidèles de la pluie et des persécutions. Il y a bien longtemps de cela, de nuit et sans un bruit pour ne pas attirer l’attention, les familles mennonites de la région convergeaient chaque jour de culte vers cette chapelle en pleine forêt, cette crypte au sens propre (du grec ancien kruptós = caché). Il est toujours difficile de faire la part du réel et de la projection lorsqu’on se trouve dans un lieu chargé d’une histoire particulière, mais celui-ci dégage indéniablement une sorte de paix immuable et minérale. Combien de prières sont-elles montées pendant des siècles à l’abri de ce cocon de roche ?
Les mennonites, une histoire d’un demi-millénaire Forme de protestantisme épuré à l’extrême, le mennonitisme est l’un des courants principaux du mouvement anabaptiste, qui comprend un très grand nombre d’autres communautés dans le monde. Le terme « utopie » compris dans le titre de ce chapitre ne doit pas être entendu ici dans un sens péjoratif, mais il souligne la difficulté à vivre sa foi selon des préceptes absolus dans un milieu hostile. Tout a commencé en Suisse autour de 1525, dans la mouvance créée par la
18 | La chapelle des chÈvres
Réforme d’Ulrich Zwingli à Zurich. Dans cette période de remise en cause radicale des dogmes catholiques, certains disciples de Zwingli voulurent être plus absolutistes encore que Luther et Calvin, et ils devinrent les initiateurs de l’anabaptisme1. Ces fondateurs s’appelaient notamment Conrad Grebel, Felix Manz et Thomas Müntzer, et ils finirent par se brouiller gravement avec tous les autres protestants de l’Europe entière. Avant toutes choses, ils déclarèrent qu’il ne fallait pas baptiser les enfants dès leur naissance, afin de leur permettre de le faire plus tard sur une base volontaire et en toute conscience. Ils n’acceptaient pas de prêter serment à qui que ce soit, prônant la séparation totale d’avec l’État et professant que les autorités civiles (prince, roi, gouvernement, etc.) ne pouvaient avoir aucun pouvoir sur leur église. L’une des convictions qui leur porta peut-être le plus de préjudice fut celle de la non-violence totale et le refus de porter les armes. Pacifistes convaincus, ils se sont abstenus depuis toujours d’utiliser la force contre les êtres humains, par amour du prochain. Allant plus loin encore, ils défendirent la non-résistance ; la fuite et la clandestinité devenant alors leur seul moyen de survivre. En ces périodes troublées et jusqu’à très récemment encore, cette aversion pour le service militaire était considérée comme de la désertion et les anabaptistes ont passé pratiquement les quatre premiers siècles de leur existence à fuir de plus en plus loin pour échapper à la conscription obligatoire. D’abord chassés de Zurich, les anabaptistes se dispersèrent dans le canton de Berne, l’Alsace et l’Allemagne du Sud, puis tout au long de la vallée du Rhin jusqu’aux Pays-Bas. C’est là qu’en 1536 un ancien prêtre catholique néerlandais nommé Menno Simons se mit à la tête des adeptes persécutés, qui s’appellent depuis mennonites. Les célèbres amish aux USA sont issus d’une dissidence théologique avec les mennonites Menno Simons, par Hugo Bürkner suisses, dont ils se sont séparés en 1693 sous (1854). (© Wikimedia Commons)
1
Du grec anabaptizein signifiant « baptiser à nouveau ».
19
l’impulsion du Bernois Jakob Amman à Sainte-Marie-aux-Mines près de Colmar. Interdits par Louis XIV dès 1712, les amish ont été heureusement accueillis dans le Nouveau-Monde, principalement en Pennsylvanie, où ils disposent depuis d’une liberté de culte totale. Les mennonites sont actuellement environ 1’300’000 dans le monde (source : Wikipédia) émiettés en une multitude de micro-communautés au Canada, États-Unis, Mexique, Congo-Kinshasa, Amérique du Sud, Allemagne et Suisse (principalement le Jura bernois).
Lieux de culte secrets Dans le courant du XVIe siècle et le suivant, le canton de Berne était encore assez sauvage pour qu’on puisse y trouver des terres à défricher et y fonder une ferme. Bien entendu, les meilleurs emplacements étaient déjà cultivés depuis longtemps, c’est pourquoi les établissements anabaptistes étaient presque tous situés dans les endroits trop froids, dont personne ne voulait. Le plus souvent autour de 1000 m d’altitude, dans des vallées reculées et loin des axes de communication principaux. Défrichant ces lieux isolés et y maintenant une présence humaine, ces parias furent plus ou moins tolérés dans certaines parties peu favorisées du canton, à la condition qu’ils ne fassent pas de prosélytisme et qu’ils passent inaperçus. Dès le début du mouvement anabaptiste, le rejet des autorités à leur égard fut impitoyable et souvent d’une grande violence. Détail sinistre, il existait même des « chasseurs d’anabaptistes », qui touchaient une récompense pour leur dénonciation. Ne pouvant se défendre en vertu de leurs convictions, les croyants étaient donc forcés de se faire les plus discrets possible et de dissimuler leurs cérémonies religieuses dans des lieux secrets connus d’eux seuls. La chapelle des Chèvres est l’une des rares églises de plein air dont on a gardé la trace, la seule avec le pont des Anabaptistes près de Corgémont. Il en existait probablement beaucoup d’autres, les communautés étant très petites et les distances entre elles importantes, il est vraisemblable de supposer que chacune d’elles avait sa chapelle naturelle. Mais la plupart ont été si bien cachées que le souvenir s’en est totalement perdu.
20 | La chapelle des chÈvres
La chapelle des Chèvres était sans doute durant la journée un simple auvent naturel pour le chevrier et son troupeau en cas d’intempéries. C’est la nuit seulement qu’elle se transformait en lieu de culte, d’après une tradition locale avérée. Aucune source écrite ne le confirme, car les anabaptistes tenaient à ne laisser aucun indice de leurs cérémonies interdites. Ce n’est que durant le XIXe siècle que l’hostilité à leur égard s’atténua peu à peu et qu’ils purent pratiquer leur foi ouvertement, d’abord dans des fermes, puis dans des bâtiments appropriés. Actuellement, une plaque de bronze au fond de la grotte rend hommage à ces persécutés. Le site est aussi devenu un pèlerinage pour les mennonites de Suisse et même des États-Unis, à la recherche de leurs racines.
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Sur la plaque commémorative qui a été placée dans la grotte, on peut lire : « CHAPELLE DES CHÈVRES. LIEU DE CULTE AUX 17E ET 18E SIÈCLES LORS DES TROUBLES RELIGIEUX. À L’ETERNEL LA TERRE ET CE QU’ELLE RENFERME, LE MONDE ET CEUX QUI L’HABITENT (PSAUME 24.1). CONFÉRENCE MENNONITE SUISSE (ANABAPTISTES). DÈS 1525 À ZURICH ».
22 | La chapelle des chÈvres
I N F O R M AT I O N S P R AT I Q U E S Situation La chapelle des Chèvres est située près du débouché sud des gorges du Pichoux, sur la commune de Petit-Val, près du village de Souboz. Coordonnées topographiques suisses 584.855 / 236.518 Altitude 815 m Latitude-longitude 47° 16’ 46’’ N ; 7° 14’ 18’’ E Accès • En véhicule privé Depuis l’autoroute du Jura, sortir à Bassecourt et prendre la route en direction de Tavannes à travers les gorges pittoresques du Pichoux. Garer son véhicule à la sortie supérieure des gorges, à la hauteur d’une ferme en rive droite (les propriétaires vous renseigneront volontiers). Suivre ensuite à pied le chemin forestier à plat sur 200 m environ. Juste après un pylône électrique en acier, emprunter un sentier montant sur la gauche. Après une montée facile d’une vingtaine de minutes, un panneau de bois indique la chapelle des Chèvres et l’on aperçoit la cavité sur la droite. • Transports en commun De la gare CFF de Moutier, prendre le bus postal pour Les Ecorcheresses (Souboz-Sornetan) et descendre à l’arrêt Le Pichoux (n’hésitez pas à demander au conducteur, qui vous déposera peut-être directement à l’entrée des gorges). Difficulté Il faut environ 25 min de marche pour atteindre la chapelle des Chèvres depuis la place de stationnement. Une lampe de poche n’est pas nécessaire pour visiter la grotte. Infrastructures Situé en pleine nature, le site n’a pas d’infrastructures, veuillez emporter vos déchets avec vous.
13/ VS Les insaisissables diamants de
LA GOUILLE-DU-DRAGON
D
iamant céleste serti dans les monotones roches grises qui l’entourent, la Gouille-du-Dragon se cache en dehors des sentiers
fréquentés, ignorés des marcheurs qui passent du val Ferret à celui d’Entremont. Il y règne un calme inhabituel, un silence qui devient monumental en automne, lorsque les torrents se taisent et que les vaches et les randonneurs ont déserté les hauteurs.
Seule trace de vie dans cette eau glacée et limpide, des truites y évoluent lentement, comme en apesanteur. Elles montent parfois à la surface et dessinent alors des anneaux concentriques qui viennent troubler un court instant ce lac aussi lisse qu’un miroir. Le fond reste invisible, disparaissant dans un indéfinissable azur sombre évoquant le fameux grand bleu des abysses. Pourtant, comme de gros corps endormis, la silhouette inquiétante d’énormes rochers engloutis se devine vaguement dans la profondeur. Leurs formes étranges et leurs dos bombés sont bien là pour nourrir la légende.
La légende de la Gouille-du-Dragon On raconte dans la région qu’un dragon avait fait de ce lac sa tanière secrète et son lieu de repos. Comme tous ceux de sa race maudite, il n’en sortait que la nuit et demeurait invisible lorsque le soleil éclairait la face du monde. Pendant les heures obscures, il s’envolait vers des destinations inconnues, sillonnant le ciel étoilé de traces lumineuses. Tentation volontaire ou simple oubli, il abandonnait parfois une chaîne d’énormes diamants magiques tout autour du lac. Les bergers de la Combe-des-Planards ignoraient alors qu’un dragon vivait dans les parages, et ils tentèrent maintes fois d’attraper, pleins de peur et d’envie, ne serait-ce qu’un seul de ces joyaux si purs. Mais la chaîne, comme animée d’une vie propre, se retirait instantanément pour disparaître dans les eaux glacées. Désireux de résoudre ce mystère autant que de s’enrichir, quelques pâtres plus courageux décidèrent de passer la nuit sur place, cachés dans les rochers en contrebas du lac. Juste avant le lever du jour, ils remontèrent furtivement pour observer les lieux. C’est alors qu’ils virent avec horreur un dragon monstrueux se dresser sur l’eau. La bête venait de rentrer de ses errances nocturnes, et s’étirait avant d’aller se reposer dans son antre liquide. Apercevant les intrus, elle poussa un cri si terrifiant que les cheveux des pauvres montagnards se dressèrent sur leurs têtes. Ils s’enfuirent éperdument dans la vallée, et l’on dit qu’ils ne s’arrêtèrent de courir qu’en s’écroulant épuisés et les pieds en sang aux portes des maisons du village. Depuis ce jour mémorable, le lac porte le nom de Gouilledu-Dragon.
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Un dragon volant au-dessus du Mont-Pilate, dans le canton de Lucerne, représenté dans l’ouvrage Ouresiphoites Helveticus, sive itinera per Helvetiae alpinas regiones (1723), par Johann-Jakob Scheuchzer.
Les dragons Le mythe du dragon est l’un des plus universels, puisqu’on le retrouve aussi bien dans tout le monde occidental qu’en Inde, en Asie et dans les vieilles civilisations égyptienne, babylonienne et hébraïque. Chaque culture et chaque époque l’ont paré de caractéristiques locales, mais il partage toujours un même fond immuable : c’est un reptile géant, un serpent monstrueux doté de pattes en nombre variable, parfois d’ailes, et dont le souffle est brûlant ou vénéneux. Partout, c’est un être lié à la terre, aux cavernes humides et aux trésors enfouis dans le sol. Son image est positive et bénéfique en Orient, alors qu’il est considéré comme une incarnation du mal en Europe. Le dragon Fáfnir de la mythologie nordique nous offre l’image archétypale de cette créature malfaisante, gardant un trésor maudit qui provoque la mort de tous ses détenteurs. Il sera vaincu par Sigurd, qui lui volera son or, mais qui mourra lui aussi, victime de cette malédiction. Dans la Chanson des Nibelungen, le héros Siegfried se rendit invincible en se baignant dans le sang du dragon qu’il venait de tuer, sauf au milieu de son dos, où une feuille tombée d’un tilleul s’était collée à son insu. Tout comme Achille, il pé-
144 | la Gouille-du-Dragon
rira sous un coup d’épieu traitreusement planté à l’endroit précis de son point faible. Curieusement, on voit que dans ces épopées de la nuit des temps, la mort de la bête finit toujours par se retourner contre son meurtrier. Ainsi lorsque le brave chevalier Heinrich von Winkelried eut transpercé le monstre du Drachenloch dans le canton de Saint-Gall, il leva son épée au-dessus de sa tête pour crier victoire, et fut alors mortellement empoisonné par les gouttes de sang qui tombèrent sur lui. Notre pays constitue depuis fort longtemps un biotope très favorable aux dragons1, qui apprécient beaucoup son climat sain et les innombrables cavernes et lacs où se dissimuler. En Suisse, les histoires étaient si nombreuses et les témoignages si convaincants qu’elles firent véritablement douter les premiers naturalistes qui s’attachaient à décrire la faune des Alpes. Ainsi le célèbre scientifique zurichois Johann Jakob Scheuchzer publia en 1706 une description de cet animal dans un ouvrage de zoologie des plus
1
N’oublions pas que la Chanson des Nibelungen se déroule chez les Burgondes, peuple germanique qui dominait toute la Suisse romande à la fin de l’Empire romain, et qui a fini par se fondre dans la population gallo-romaine.
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Ce scintillant cristal a été découvert sur place.
sérieux, ce qui fait encore ricaner certains de ses distingués collègues. Scheuchzer pourtant n’avait pas vu de dragons lui-même, mais ne voulant exclure aucune hypothèse, il s’était fié à des témoins qui lui paraissaient de bonne foi. En Valais, la présence de dragons était comme partout liée à des trésors, de l’or ou des pierres précieuses, comme les insaisissables diamants de la Combe-des-Planards. On dit souvent que toute légende a un fond de vérité, c’est pourquoi on pourrait proposer une explication plus prosaïque à la naissance de celle de la Gouille-du-Dragon. En effet, tous les abords du lac sont traversés de filons de quartz, dans lesquels on voit briller de petits prismes de cristal de roche. Certains rochers en deviennent tout scintillants au soleil. Il est facile d’imaginer que des bergers les ont peut-être pris pour des vraies pierres précieuses, et constaté ensuite que ce n’était que des cailloux sans valeur. Les formes indécises dans la profondeur de l’eau, le mythe et la solitude ont fait le reste…
146 | la Gouille-du-Dragon
I N F O R M AT I O N S P R AT I Q U E S Situation La Gouille-du-Dragon est située à l’extrémité supérieure de la Combe-des-Planards, petit vallon latéral du val d’Entremont, sur la commune de Bourg-Saint-Pierre en Valais. Coordonnées topographiques suisses 557.300 / 84.214 Altitude 2618 m Latitude-longitude 45° 54’ 33’’ N ; 7° 08’ 46’’ E Accès • En véhicule privé Depuis l’autoroute à Martigny, prendre la direction du Grand-Saint-Bernard et monter jusqu’à la hauteur de Bourg-Saint-Pierre. À la sortie de ce village, une route non asphaltée conduit au barrage des Toules, où il est possible de garer son véhicule. De là un chemin (interdit à la circulation) permet de monter en une heure jusqu’à l’alpage de Fournoutse (2142 m) et son sympathique fromager. La piste en terre se transforme peu après en sentier pédestre qui s’élève dans le vallon en direction du col sud des Planards. Une bifurcation balisée à droite en montant vous conduira au lac. • Transports en commun De la gare CFF de Martigny, prendre le train régional pour Orsières, et le bus postal pour Bourg-Saint-Pierre. Il faut 30 min de marche pour atteindre le barrage des Toules. Difficulté Il faut environ 3 h de marche sur 800 m de dénivellation pour atteindre la Gouille-du-Dragon depuis le barrage des Toules (compter 30 min de plus depuis Bourg-Saint-Pierre). Bien que long, le parcours ne représente aucun danger. Pensez à emporter de quoi vous désaltérer et surveillez les possibles orages, les abris étant rares dans cette vallée perdue. Infrastructures Situé en pleine nature, le site n’a pas d’infrastructures, veuillez emporter vos déchets avec vous.
Vous venez de consulter un
EXTRAIT
d'un livre paru aux Éditions Favre. Tous droits réservés pour tous les pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite. Éditions Favre SA Siège social 29, rue de Bourg CH – 1002 Lausanne Tél. : +41 (0)21 312 17 17 lausanne@editionsfavre.com www.editionsfavre.com
On a oublié les cruels chasseurs d’anabaptistes, les faux-monnayeurs ébouillantés vifs pour leur crime et le culte ancestral de l’ours chez les Helvètes. Et qui se souvient encore de ces mines d’argent de Bagnes ayant fait la richesse des évêques de Sion, ou des légendaires mines d’or de la Dent-de-Vaulion, qui ont conduit à la ruine et à la folie tant de rêveurs crédules ? Le temps qui s’écoule a le pouvoir presque magique d’effacer les traces du passé ; ce livre tente de le faire revivre pour vous à travers 20 sites chargés de légendes ou d’énigmes encore irrésolues.
9 782828 916220
GUIDE DES
lieux mystérieux DE SUISSE ROMANDE • VOL. 2
© photo Christian Coigny
STEFAN ANSERMET On croit bien connaître la Suisse romande et l’on découvre néanmoins ici autant de lieux fascinants dont on ignorait même l’existence. Qui aurait en effet l’idée de s’aventurer à suivre le ruisseau boueux qui mène au Creux-de-la-Chetta, d’escalader les pentes nues du vallon haut perché de Menouve ou de se prome-
ner dans une sombre plantation de sapins près d’un stand de tir communal ? On y trouve pourtant un nid de sorcières païennes, un tunnel absurde et une caverne secrète remplie de milliers d’objets.
lieux mystérieux DE SUISSE ROMANDE • VOL. 2
Sous l’apparente et familière tranquillité de nos paysages se cachent des mystères insoupçonnés. Qui pourrait se douter par exemple qu’aux portes de Fribourg, une innocente colline sillonnée par les joggeurs est en réalité une tombe parmi les plus grandes d’Europe, dans laquelle reposerait depuis plus de 2500 ans un prince ou une princesse de l’Âge du Fer ? Comment deviner, en faisant halte sur un banc au-dessus de Valangin, qu’à cet endroit même ont péri des centaines de condamnés dans d’atroces souffrances ? Et qu’à Luan un magnifique cercle de vieux mélèzes forme la couronne mortuaire d’un creux en plein champ où auraient été jetés des mercenaires massacrés par des villageois il y a plus d’un demi-millénaire ?
STEFAN ANSERMET
Stefan Ansermet vit en altitude dans les Préalpes vaudoises, au plus près de la nature. Il travaille comme minéralogiste, chercheur et photographe, notamment auprès des musées de géologie et d’histoire naturelle de Lausanne et de Sion. Son esprit curieux et résolument nomade le porte vers l’exploration : il aime les livres, les voyages, les montagnes et les déserts. Découvreur de plusieurs espèces minérales nouvelles, il est l’auteur de divers articles et ouvrages dans ce domaine mais aussi de deux ou trois ovnis littéraires témoignant de son goût pour les jeux de l’esprit. Ce guide est son troisième : après nous avoir dévoilé 20 premiers Lieux mystérieux de Suisse romande (2014), puis emmenés en Balades dans les gorges de Suisse romande (2016), il arpente et raconte ici 20 autres sites chargés de secrets et de légendes.