Historien du cinéma, Philippe Durant étudie le septième art depuis plus de trente ans. Considéré comme le spécialiste de Michel Audiard, Jean-Paul Belmondo, Lino Ventura et quelques autres, il a aussi écrit des ouvrages sur James Bond, la boxe au cinéma et le théâtre tout en réalisant des documentaires sur le monde des images animées.
ISBN 978-2-8289-1717-3
9 782828 917173
Philippe Durant
Il a incarné à lui seul tout un pan du cinéma français des années 70-80, même s’il a continué de jouer jusqu’en 2015. Discrètement mais porté par l’assurance de son talent, il s’est imposé comme l’un des rares monuments authentiques du septième art. Les plus grands l’ont sollicité à leur côté : Buñuel, Clouzot, Hitchcock, Sautet, Melville, Chabrol, Resnais, Godard, Demy, Ferreri, Moretti, Costa-Gavras, Malle, De Broca, Lelouch, Boisset, Deville, Tavernier, Girod, Rouffio, Granier-Deferre, Doillon, Rivette, Ruiz, de Oliveira, Chahine, Miller, Larrieu, Carax, Angelopoulos… Une liste presque interminable que bien des comédiens peuvent lui envier. Car elle est unique. Cet incroyable parcours lui a permis d’accrocher à sa riche carrière des titres comme Le Mépris, César et Rosalie, La Grande Bouffe, Les Demoiselles de Rochefort, Vincent, François, Paul et les autres, Le Sucre, Le Charme discret de la bourgeoisie, Les Noces rouges, Le Trio infernal, Le Doulos… et pléthore d’autres. Non content d’accumuler les rôles puissants au cinéma, Michel Piccoli a brillé au théâtre. Son interprétation du Roi Lear est restée dans la mémoire de tous les spectateurs. Quatre César et deux Molière du meilleur acteur ne sauraient suffire à résumer sa riche carrière. Cet ouvrage dresse le bilan complet d’un homme qui a toujours suivi ses propres idées, refusant de se laisser porter par l’air du temps, repoussant les sirènes de la facilité. Car Michel Piccoli s’est aussi fait connaître par ses opinions politiques que l’on retrouve à la fois dans ses prises de position, dans ses actions au sein du syndicat des acteurs et dans le choix de nombre de ses films. S’il restera à jamais le héros romantique des Choses de la vie face à une Romy Schneider étincelante, son apport se révèle bien plus considérable et laissera une trace indélébile au cœur du monde des images animées. Mieux : une référence. Son ami Marcello Mastroianni dit de lui : « C’est un type extraordinaire... C’est un grand acteur. Qui plus est une vedette qui ne refuse jamais de tourner, même une petite scène, lorsqu’il juge que le film est de nature à servir le cinéma.» Une biographie exhaustive qui permet de mieux apprécier le comédien et de mieux comprendre l’homme.
MICHEL PICCOLI
Michel Piccoli
Philippe Durant
MICHEL PICCOLI Les choses de sa vie
Biographie
Siège social 29, rue de Bourg CH – 1002 Lausanne Tél. : +41 (0)21 312 17 17 – Fax : +41 (0)21 320 50 59 lausanne@editionsfavre.com Adresse à Paris 7, rue des Canettes F – 75006 Paris www.editionsfavre.com Dépôt légal en Suisse en mai 2020. Tous droits réservés pour tous les pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite. Photo de couverture : portrait du comédien français Michel Piccoli, 1988 Photography/©Hannah Assouline/Leemage/Bridgeman Images Graphisme : Lemuri-Concept ISBN : 978-2-8289-1717-3 © 2020, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse
La maison d’édition Favre bénéficie d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2016-2020.
Philippe Durant
MICHEL PICCOLI Les choses de sa vie
1 Riche famille. Sur tous les plans. D’abord sur celui des honneurs. Michel Piccoli compte dans son arbre généalogique un maire (devenu par la suite sénateur) du 13e arrondissement de Paris, un général (trois étoiles) de division, un capitaine d’artillerie, un gouverneur du Niger (colonie française). Plus une flopée d’industriels. Des gens bien. Très bien. Qui constituent les fleurons d’un ensemble cosmopolite. Côté paternel, les racines sont italiennes, proches de la frontière suisse et du comté du Tessin. Ce qui n’a pas empêché le grand-père de Michel – qui exerçait le joli métier de peintre décorateur – de se marier à Londres avec une demoiselle locale répondant au doux prénom de Berthe. L’enfant qui deviendra le père de Michel naît bel et bien à Paris. Sous le triple label de Constantin Charles Henri. Paris c’est aussi le fief de la branche maternelle. Les parents de Marcelle Pauline Expert-Bezançon sont marchands de couleurs. Ce qui signifie qu’ils possèdent une usine de peinture rue Château-desRentiers (13e), à proximité de la place d’Italie. Au début du xxe siècle, ce quartier fait encore figure de village. Il paraît excentré par rapport au brouhaha parisien et compte encore des chemins non pavés. Un quartier populaire aussi. Avec un grand nombre d’ouvriers, y compris des travailleurs immigrés regroupés à l’écart, cherchant à se faire discrets. Signe d’opulence, M. Expert-Bezançon se lance parallèlement à ses activités professionnelles, dans la production d’enfants. Le couple en comptera douze, dont Marcelle sera la dernière. Mais les années qui s’écoulent vont charrier leur lot de malheurs et de déconvenues. Au cours de la Grande Guerre – que nul n’imagine être la première des deux Guerres mondiales –, Marcelle perd un frère auquel elle était très attachée. Cela la marque profondément. Et entaille ses convictions religieuses. Car chez les Expert-Bezançon on est de fervents catholiques. Avec messe dominicale et denier du culte. 5
Au lendemain des hostilités, les affaires périclitent. L’usine de peinture, qui a le tort de ne pas se moderniser, voit ses clients partir vers d’autres horizons. Marcelle ne sera pas une riche héritière. Elle doit apprendre à vivre sans argent donc à travailler. Ayant reçu une éducation musicale, elle s’oriente vers le piano. Elle participe à l’accompagnement musical de diverses manifestations dont un spectacle de marionnettes de Gaston Baty. Activités qui lui permettent de faire la connaissance d’un jeune violoniste de petit gabarit. Si petit et d’apparence si frêle qu’Henri Piccoli faillit devenir jockey. Mais il préfère l’archet à la cravache. Pour autant il n’est pas premier violon dans un ensemble de prestige. Il fait partie de l’Orchestre Colonne, fondé par Édouard Colonne qui, lui, en revanche, fut premier violon à l’orchestre de l’opéra de Paris. Le nom officiel de l’entreprise est Association artistique des concerts Colonne. Il s’agit d’une sorte de coopérative s’efforçant de défendre la musique moderne. Désormais placée sous la férule de Gabriel Pierné, pianiste et compositeur, elle se produit le plus souvent au Théâtre du Châtelet. Pour arrondir ses fins de mois, Henri joue également un peu partout, y compris à des enterrements. Le 27 avril 1921, Henri épouse Marcelle et vice versa. Ils ont bientôt un fils qui meurt en bas âge. La mère, déchirée, repousse définitivement la religion n’ayant que faire d’un Dieu si cruel. Le couple finit par accepter l’idée d’avoir un nouvel enfant. Il apparaîtra tel un cadeau de Noël puisque Michel naît le 27 décembre 1925. Le futur acteur se sentira toujours non un enfant vraiment désiré mais comme un substitut destiné à combler un vide et à masquer des souffrances. Son père restera muet sur le sujet mais Michel devinera en lui un immense chagrin. Sa mère se montrera plus diserte, évoquant ouvertement ou à mots couverts, ce fils défunt dont l’absence se révèle finalement étouffante. Michel se considérera comme un « remplaçant », convaincu qu’il n’aurait jamais vu le jour si son frère avait survécu… La petite famille habite au 10 de la rue Philippe-de-Champagne (car tout le secteur a été renommé en référence à des peintres), juste derrière la mairie de la place d’Italie. Une rue marquée par la présence à la fois d’un commissariat, d’un tribunal et d’un hôtel de passe… Leur très modeste appartement se situe au troisième étage d’un immeuble vieillot. Une seule chambre. Ce qui oblige Michel à dormir dans la 6
salle à manger. En dépit de l’ardeur à la tâche d’Henri et Marcelle qui se démènent pour décrocher des contrats et acceptent n’importe quelle prestation rémunérée, l’argent vient souvent à manquer. Les nantis de la famille Expert-Bezançon, ceux qui ont « réussi » dans les affaires, envoient parfois des colis de vêtements. Une aide appréciable mais souvent ressentie comme une humiliation. Michel grandit dans une atmosphère musicale. Ses parents font quotidiennement leurs gammes qui au violon qui sur le piano droit et Marcelle reçoit des élèves de tous âges désireux de parfaire leur connaissance du clavier. Bien entendu, elle tente de convertir son jeune fils aux délices des croches et des notes mais Michel se révèle étonnamment réfractaire. Ses mains lourdes sur les touches combinées à ses difficultés pour apprendre le solfège laissent supposer qu’il ne deviendra jamais un grand musicien. Tout le monde ne peut pas être Mozart. Sagement, ses géniteurs n’insistent pas. Plus artisans qu’artistes, plus bohèmes qu’intransigeants, ils préfèrent laisser la bride sur le cou de leur unique rejeton, le laissant suivre le cours de son destin. Seule exigence de la part de Marcelle : son refus total que Michel fasse sa première communion. Les vacances ont pour cadre la ville de Dieppe. Vacances studieuses pour Henri car il joue tous les soirs au casino local, devant une clientèle âgée plus préoccupée par son confort et ses boissons chaudes que par l’ambiance musicale. Tandis que le père étouffe dans une atmosphère confinée sentant la naphtaline et le mélange de parfum, le fils profite du grand air. De retour à Paris, Michel réintègre l’école. Tradition familiale oblige, il goûte d’abord de l’école religieuse. Mais sa mère finit par mettre le holà et ramène son enfant dans le droit chemin, c’est-à-dire la communale. Michel s’y révèle un élève discret. Peu passionné par tout ce qu’on lui enseigne mais jamais en rébellion. Il écoute d’une oreille distraite, travaille juste le minimum requis et s’enferme dans son silence pour mieux observer les autres. Sa curiosité est insatiable. Il écoute, il regarde. Il lit aussi. Beaucoup. Délaissant vite des banals contes pour enfants pour des histoires plus profondes. 7
Il est très sensible à l’air du temps. Or, cette période entre deux guerres est propice à toutes sortes de changements. D’un côté, la percée du Front populaire apporte une bouffée d’oxygène pour la classe ouvrière, l’autorisant enfin à profiter des congés payés. De l’autre, une certaine xénophobie s’enfonce un peu partout. Les étrangers sont de moins en moins acceptés et les Juifs de plus en plus vilipendés. « Je savais ce qu’était l’antisémitisme, confiera Michel. Mes parents le pratiquaient, quoiqu’avec une certaine élégance. Ils n’auraient jamais envoyé un Juif à la chambre à gaz. J’étais aussi au courant de la politique. J’avais lu Stefan Zweig. J’avais entendu Hitler à la radio. Il n’y avait pas besoin de parler l’allemand pour comprendre. » Au quotidien, l’attitude de l’enfant change. Plus ombrageux. Avec d’inexplicables accès de colère. Un jour qu’il claque une porte vitrée au nez de son père, le verre se brise et lui entaille douloureusement le poignet. Un médecin qui se penche sur son cas conseille une cure sous les embruns de la mer du Nord. À Berck, non loin de Dunkerque. Michel a beau regarder la calme étendue marine qui le sépare de l’Angleterre, là où vécut un temps son grand-père, il s’ennuie à en mourir. Henri et Marcelle décident de le changer de décor. Après la mer, la campagne : le collège d’Annel, près de Compiègne. Où Michel est inscrit comme pensionnaire. Établissement de luxe avec château vieillissant et piscine extérieure. L’adolescent se doute que c’est la branche riche des Expert-Bezançon qui a financé cette nouvelle villégiature, ses propres parents n’en ont pas les moyens. L’endroit est calme, fréquenté par des enfants de familles aisées placés ici comme si leurs géniteurs cherchaient à s’en débarrasser. Les colères de Michel diminuent peu. Il déteste ces gosses de riches qui l’entourent. Il ne sera jamais de leur monde et leurs préoccupations, centrées autour de l’argent, l’insupportent. Un jour, plus pour se distraire que pour se révolter, Michel casse les vitres d’une façade du château à grands coups de marrons. Ce qui ne fait pas remonter sa cote de popularité ni auprès des enseignants ni auprès des élèves. Le collège d’Annel offre au moins un avantage : ses spectacles. Plusieurs fois dans l’année, les jeunes proposent aux parents une pièce ou diverses saynètes. Ainsi Michel se retrouve-t-il à jouer l’un des escrocs dans un conte d’Andersen, Les Habits neufs de l’empereur. Joli succès. Donne-t-il au fils Piccoli l’envie de devenir acteur ? Pas 8
forcément. Pour lui il ne s’agit que d’une occupation parmi d’autres. Une manière de trancher la monotonie quotidienne. Avec un petit plus : « Tout à coup, dira-t-il, je me suis senti comme un poisson dans l’eau. Je racontais des histoires devant des gens qui m’écoutaient en se taisant. » Bientôt, c’est un autre théâtre qui attire les regards et éveille les pires inquiétudes : le théâtre de guerre. Tout le monde la craignait, Hitler la déclenche. Mais avant le début des hostilités se déroule la drôle de guerre. Une période d’attentisme au cours de laquelle les plus prudents prennent leur distance. Ainsi le collège d’Annel se replie du côté d’Orléans, à Sainte-Euverte. Quelques semaines plus tard, Marcelle s’installe à Orléans où elle prend en gérance un commerce de bois et charbon. Très loin de son métier artistique. Henri, pour sa part, reste à Paris où il continue de jouer de-ci de-là. Le calme n’est qu’apparent. L’armée allemande se met en branle. Si vite et si puissamment qu’elle déclenche une tempête de peur dans la population française. « Lors de la débâcle, ma mère a paniqué, rapportera Michel. Elle m’a dit : “Prends ton vélo et va rejoindre nos amis en Corrèze.” J’ai roulé pendant trois cents kilomètres. Je me faufilais au milieu des files qui fuyaient, avec les avions allemands au-dessus de la tête. J’étais inconscient. Paradoxalement, je me sentais libre. C’est terrible quand on y réfléchit ! » La route est longue entre Orléans et Tulle. Michel y croise toutes sortes de gens. Aux visages marqués par la peur et la fatigue. D’interminables cohortes de réfugiés. Hommes, femmes et enfants entassés sur des bords de route, traînant des bagages inutiles, cherchant sans cesse à boire et à manger. Une humanité qui fuit. Une humanité désemparée. Dans ce contexte, Michel s’amuse avec une totale inconscience. Pour la première fois de sa vie, il peut aller où bon lui semble, agir totalement à sa guise. Certes, il a un but mais sans trajet ni délai pour le rejoindre. Il dort dans des granges ou des maisons abandonnées, côtoie l’espace de quelques heures la détresse de familles ou de solitaires égarés comme lui. 9
Enfin, il atteint Tulle. Encore une dizaine de kilomètres et le voici à Saint-Mexant, au lieu-dit Chaunac. Là où habite tante Jeanne, l’épouse du frère de son père. Mais la maison est déjà bien encombrée par des dizaines de réfugiés. Michel s’installe d’abord dans la grange, peinant à se trouver un coin isolé. Parmi ses compagnons d’infortune se trouve un Juif à l’air apeuré. Peu après, Michel voit arriver sa mère. Qui a mis plus de temps pour faire le trajet en train que lui à vélo. Ensemble, ils écoutent à la radio le discours du maréchal Pétain, devenu, pour un temps au moins, le sauveur de la France. Suivi par l’appel du général de Gaulle, nettement moins célèbre. C’est pourtant ce dernier qui marque le jeune Piccoli et va lui permettre de traverser les dures années qui s’annoncent. « J’ai été protégé pendant la guerre, reconnaît-il, parce que j’ai échappé à tout. Trop jeune pour entrer dans la Résistance. Trop jeune pour faire le Service du Travail Obligatoire. J’ai surtout eu la chance d’entendre “en live” l’appel du 18 juin de De Gaulle. Quand un gamin entend un homme dire : “Rejoignez-moi, il faut lutter contre l’ennemi”, il en fait son héros ! Cela dit, si j’avais entendu ce traître de Pétain dire : “Suivez-moi, je vais sauver la France !”, peut-être que j’y aurais cru aussi. Mais on ne refait pas l’histoire ; j’ai eu la chance de pencher du côté de ceux qu’on appelait les “terroristes”. Depuis, j’ai toujours essayé d’être à l’avant-garde de ce qui peut se passer dans l’existence… » Petit à petit, la maison se vide et le village retrouve une vie r égulière. Michel partage son temps entre l’école et la ferme. Préférant de beaucoup la seconde. Il apprend à devenir paysan et, entre autres, à traire des vaches. Sa passion pour les animaux lui vaut de décrocher un certificat de soigneur de chevaux, le seul diplôme dont Michel Piccoli s’enorgueillira… Il reste un an et demi dans cette Corrèze relativement protégée des souffrances de la guerre. Un an et demi de quasi-école buissonnière où il découvre la nature et les animaux, où il rencontre aussi des personnes sans cesse différentes car la ferme continue d’abriter des réfugiés de passage. Autour de la grande table se retrouvent souvent une dizaine de convives venus d’horizons très divers. Hélas, il est temps de repartir. Un oncle et une tante l’attendent à Cavalaire, sur la Côte d’Azur. Un parfum de vacances dans une France à moitié occupée. De Marseille à Nice, la côte grouille de nouveaux 10
arrivants, ayant quitté, souvent précipitamment, maison, confort et travail. Les plus aisés trompent leur ennui dans des cocktails et des goûters dansants. En réalité, il y a peu à boire et à manger mais chacun fait semblant, jouant la comédie d’une vie mondaine insensible aux tracas qui déchirent l’Europe. Au cours de l’un de ces raouts, Michel tombe sous le charme d’une jolie dame d’une trentaine d’années, dentiste polonaise réfugiée sur la Côte. Pour lui qui n’en a que seize, cela paraît un âge canonique. Mais cette créature présente de beaux atours tout à fait à son goût. Ils se rapprochent, se voient, se revoient. Tant et si bien que le jeune Michel en perd son pucelage tout en découvrant les joies d’un premier amour qui s’étend tout l’été. Toute chose, à commencer par les bonnes, ayant une fin, les parenthèses ensoleillées finissent par se refermer. Les parents de Michel, tous deux de retour à Paris, le réclament. Il abandonne Rosa, son aimée et Cavalaire, son écrin pour monter dans le train vers la capitale. Au moment de franchir la ligne de démarcation, il est pour la première fois confronté à des soldats allemands. L’inquiétude est palpable tout autour de lui. Elle fera un bond pour frôler l’angoisse dès son entrée à Paris : les nazis sont partout. Le jeune Michel n’est jamais à l’aise au milieu de ces uniformes vertde-gris mais il refuse de courber l’échine et agit sans se rendre compte du danger. « J’étais obsédé par les compartiments de métro réservés aux Juifs avec les étoiles marquées dessus, dira-t-il. Et comme j’étais un enfant innocent, je montais exprès dans le dernier wagon pour désobéir à la loi de discrimination raciale. Une réaction aussi stupide que gentille. » La préoccupation principale tourne autour de la nourriture. Les denrées sont rares. Si l’on veut se nourrir convenablement, il faut recourir au marché noir. Sortir de Paris et effectuer des centaines de kilomètres pour convaincre des agriculteurs. Puis revenir dans la capitale. « Je me souviens d’avoir été arrêté par des Allemands pour être allé chercher du beurre à Dieppe, racontera-t-il. À l’interrogatoire, ils se sont adressés à ma mère en lui disant : “Avez-vous conscience que votre fils a fait quelque chose de mal ?”. Ma mère a rétorqué : “Non, quelque chose de défendu.” J’ai eu la chance de ne pas être esclave de la guerre. Je l’ai traversée avec toute l’inconscience, la férocité, et l’orgueil de la jeunesse. » 11
Il n’est pas question pour lui de manquer l’école. Le voici inscrit au collège Sainte-Barbe, qui porte bien son nom puisqu’elle lui paraît ennuyeuse. L’établissement est pourtant de renom. Considéré comme le plus vieux collège de Paris puisque fondé en 1460 sur une colline qui se donne des allures de montagne : la montagne Sainte-Geneviève. Ce collège s’enorgueillit d’avoir élevé la fine fleur de la pensée française. Tout au moins une partie. Parmi ses anciens élèves, on compte aussi bien l’écrivain Paul Bourget que le père Dupanloup, sans oublier Gustave Eiffel, Paul Deschanel, Jean Jaurès et un certain Alfred Dreyfus au destin peu commun. Mais Sainte-Barbe traverse une très difficile passe financière qui ternit son aura. Un professeur, toutefois, sort du lot. Un remplaçant grand amateur des belles lettres. Il fait découvrir à ses élèves les innombrables plaisirs de la littérature française. Surtout, par son phrasé, presque théâtral, il donne vie à ses textes. Michel est étonné, séduit, intéressé, fasciné. À travers ces cours s’entrouvrent les portes du théâtre qui deviendront bientôt son univers. Dans cette école, le jeune Piccoli se fait quelques amis. L’un d’eux affirme que ses parents cachent des aviateurs américains. Intrigué, Piccoli vérifie de visu et découvre effectivement des fils de l’oncle Sam cachés dans la salle de bains. Pour lui, c’est le comble du courage et de l’aventure. C’est décidé : il veut entrer dans la Résistance. Plus facile à dire qu’à faire. Il s’en ouvre au père de son ami qui, compte tenu de son âge, décide d’interroger, discrètement, M. et Mme Piccoli. La réponse tombe claire, nette et définitive : non ! Michel obéit… à sa manière. Il transporte des tracts gaullistes, ce qui peut lui coûter très cher s’il est découvert. Et fomente l’assassinat d’un général allemand. À coups de revolver. Mais l’opération échoue dans une pissotière où Michel et son ami, tremblant de peur, se soulagent avant de prendre la poudre d’escampette. Le jeune Piccoli apparaît comme un doux rêveur quelque peu déconnecté de la réalité. Il a conscience que les Juifs sont pourchassés mais reste indifférent au fait que les nazis pourraient l’emmener sous n’importe quel prétexte et le faire disparaître à tout jamais. Il sait qu’il devrait s’enfoncer dans ses études pour se forger un avenir mais n’en a cure. Il regarde, observe, comme il l’a toujours fait et le fera toujours. Il n’est même pas attiré par les loisirs qui occupent et préoccupent les 12
jeunes de son âge. Chez lui, ses parents n’écoutent pas la radio. En dehors des contingences professionnelles, ils ne vont jamais au théâtre et encore moins au cinéma. Et Michel les imite. Enfin, les Allemands plient bagage. Dans la panique. Les chars alliés sont aux portes de Paris et leur entrée résonne comme le triomphe de la liberté, même si tout est loin d’être réglé. Comme beaucoup, Michel est choqué par le comportement de ces Résistants de la dernière heure qui assouvissent de basses vengeances. Les femmes tondues en public et traînées dans la rue comme du bétail atteint de la gale. Certaines sont même pendues dans la liesse générale. Michel se souviendra particulièrement d’une femme rasée rue de Rivoli avant d’être jetée sous les chenilles d’un char en mouvement… Cette guerre qui se termine dans la chienlit le conforte à jamais dans ses convictions politiques. Homme de gauche il est, homme de gauche il restera. « Peut-être que la cause de mon engagement remonte à la fin des années trente, quand j’ai entendu Hitler à la radio, analysera-t-il. Il me faisait peur, ce monsieur. Avant même que la guerre soit déclarée, je savais que Mein Kampf existait… J’habitais place d’Italie ; pour les Juifs au Vel’ d’Hiv, je l’ai su le lendemain. Je ne supporte pas d’entendre les gens dire : “On ne savait pas !” Je n’accepterai jamais qu’on parle ainsi devant moi, parce que c’est le plus grand des mensonges et la plus grande des lâchetés. » Pour l’heure, il doit penser à son propre futur. Que faire ? Entrer dans le monde du travail ? Très peu pour lui. Il ne se sent ni ouvrier ni patron. Pourquoi pas un métier artistique ? Certes. Mais il est nul en musique, ne dessine pas très bien, est incapable de faire de la s culpture et se voit mal enfermé dans une mansarde à écrire des poèmes. Pourtant, un jour, sans qu’il ne sache vraiment d’où cela lui vient, il annonce non sans fierté sa volonté de devenir comédien. « Je n’étais pas un fan des acteurs, un adorateur des vedettes, admettra-t-il. Jusqu’à l’âge de dix-huit ans, je ne suis pas allé au théâtre plus de deux ou trois fois et j’ai très peu vu de films parce que j’ai beaucoup vécu à la campagne. Pensionnaire, je n’y allais pas non plus. Mes parents ne m’ont jamais emmené voir un film. J’ai voulu être comédien par paresse et aussi par rêve. Par paresse de ne pas vouloir 13
repasser mon bac que j’avais raté, par paresse d’aller au lycée pour apprendre un métier qui ne me plairait pas. » Autour de lui, personne ne crie ni ne s’emporte. La devise d’Henri et Marcelle étant de laisser une certaine liberté, ils se voient mal contraindre leur fils à changer d’avis. Cependant, ils savent que, contrairement à de nombreuses idées reçues, ce n’est pas un métier qui s’improvise. Il faut une formation solide. Donc des cours. Donc un professeur. Si Michel croyait être à jamais débarrassé des études, il va en être pour ses frais.
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16 Dans la carrière de Michel Piccoli, Luis Buñuel n’est jamais loin. Il revient à la charge avec Le Fantôme de la liberté, fable surréaliste. Le titre est une référence en forme de contre-pied à Marx et Engels qui ouvraient leur Manifeste du Parti communiste sur cette phrase : « Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme ». L’ensemble est construit comme une succession de sketchs, plus ou moins longs, que Buñuel préfère qualifier de gags. Un personnage, chaque fois nouveau, fait la liaison en forme de passage de relais entre deux historiettes qui ont pour thème général une réflexion sur la liberté. Le ton est acerbe, l’humour acide. D’où cette remarque du critique Robert Benayoun, dans Positif : « Le Fantôme de la liberté est un des films les plus angoissants, les plus inquiétants de Luis Buñuel. C’est un film de fin du monde, de jugement dernier, le plus proche parent qui soit de L’Ange exterminateur et de L’Âge d’or. » « Un même récit qui passe par des personnages différents et qui se relaient, expliquera Buñuel. J’avais déjà entrevu cela dans L’Âge d’or. […] La différence est que dans Le Fantôme de la liberté, les épisodes sont plus liés, ils se heurtent moins : ils coulent naturellement. […] Le Fantôme de la Liberté ne fait qu’imiter le hasard, il a été écrit en état de conscience ; ce n’est pas un rêve ni un flot délirant d’images. » Dans une sorte de farandole tragique se succèdent les personnages, donc les acteurs : Monica Vitti, Jean-Claude Brialy, Jean Rochefort, Michel Lonsdale, Claude Piéplu, etc. Piccoli, pour sa part, devient le deuxième préfet de police – le premier étant incarné par Julien Bertheau, lui aussi compagnon de longue date de Don Luis. Pour Brialy, c’est une première expérience avec un cinéaste dont il a, bien entendu, beaucoup entendu parler. « J’étais ravi de rencontrer Luis Buñuel. Jeanne Moreau, Michel Piccoli, tous ceux qui avaient tourné avec lui, m’avaient raconté combien il était drôle, délicat, intelligent. Buñuel vivait alors au 137
Mexique, ayant quitté l’Espagne franquiste. Je fis sa connaissance à la production. Il avait une tête inoubliable : des yeux ronds et globuleux avec un œil qui lorgnait à gauche, des dents écartées, un gros appareil auditif et surtout un charme diabolique et un étrange sourire enfantin. Il me regarda et me dit de sa grosse voix rocailleuse : “Je ne sais pas pourquoi on m’a demandé de vous voir. Je vous connais, je vous ai choisi et, si je vous ai choisi, c’est que je vous trouve bon comédien.” N’en parlons plus. » Même pour une trop courte période, Piccoli est toujours heureux de renouer avec l’un de ceux qu’il classe parmi ses maîtres. Pour rien au monde, il n’aurait délaissé ce Fantôme de la liberté. Qui, avec plus d’un million d’entrées en France, récolte un beau succès. Prolongé par une belle carrière sur de nombreux pays, bien que certains (tel le RoyaumeUni) effectuent des coupes sévères dans la narration. Autre retour dans la carrière du comédien, celui de Claude Sautet. Devenu auteur de référence depuis Les Choses de la vie, il a réalisé César et Rosalie ; histoire d’amour à laquelle Michel a participé puisqu’il en a assuré la narration. Cette fois, Claude lui demande de prendre un rôle à bras-le-corps, celui de François dans Vincent, François, Paul et les autres… Le casting repose également sur Yves Montand, Serge Reggiani, Stéphane Audran, Marie Dubois et Gérard Depardieu. « J’avais déjà dirigé Yves Montand dans César et Rosalie et Piccoli dans Les Choses de la vie ainsi que dans Max et les ferrailleurs, rappellera Sautet. Je rêvais de les réunir tous les deux et aussi de faire tourner le merveilleux comédien qu’est Reggiani. De plus, il me fallait pour mon trio des hommes de la même génération et de la même origine – toscane pour Montand, piémontaise pour Piccoli et bolognaise pour Reggiani – afin que la qualité de leurs rapports soit indiscutable. J’ai dû attendre quatre mois pour les avoir libres en même temps. » Rarement trio a été aussi bien choisi. Les trois acteurs sont à l’unisson sans pour autant se mélanger. Ils gardent leur propre personnalité mais parviennent sans effort à faire vivre cette amitié à la fois gaie et tragique. Une œuvre typique du cinéma de Sautet des années soixante-dix avec ses drames humains, ses amours, ses amitiés, ses confrontations mais aussi sa nostalgie et un certain dépit face au temps qui passe. 138
Dans ce film centré et concentré sur les hommes, les femmes ont aussi leur mot à dire. Marie Dubois joue l’épouse du médecin incarné par Piccoli. « Ce fut un vrai bonheur de travailler avec Michel, écrira-t-elle. Généreux, attentif, inventif, il avait l’enthousiasme communicatif. Je me souviens des parties de rigolade entre lui et Gérard Depardieu qui se roulaient par terre comme des enfants. Ces deux-là s’adoraient… Le parcours, les choix de Michel sont l’exemple même d’une carrière réussie : il a tout joué, il a tout osé n’hésitant pas à plonger dans des rôles à la limite de l’absurde qui auraient pu le ridiculiser, le desservir. Sa présence, son intelligence et surtout sa sincérité ont tout sublimé. » Reggiani aussi est admiratif du travail et de la personnalité de Piccoli. Dans une lettre ultérieure, il lui écrira : « Dans Vincent, François, Paul et les autres, tu incarnais François, un docteur voué à la médecine sociale qui se laissait lentement gagner par l’appât du gain, devenait praticien arriviste et finissait par acheter sa propre clinique. Paul – mon personnage – se moquait de toi, à table, devant nos amis réunis. Je me moquais de toi et tu le prenais mal. Tu te levais et tu sortais dans la cour, où je te rejoignais. Et là, les larmes aux yeux, François avouait à Paul qu’il avait raison, que cette ambition tardive le dégoûtait de lui-même. Le souvenir de cette scène reste gravé en moi. L’entente, à cet instant, était parfaite entre nous : une unité de jeu et une sincérité inoubliables. […] Tu as le regard d’un homme qui sait aimer et qui sait regarder. Tes yeux ont toujours exprimé la plus grande curiosité. Ce regard n’est pas inquisiteur, mais avide de tout voir et de tout savoir, de tout connaître. » Enfin, Montand donne un grand coup de chapeau au travail de Michel : « À la minute où il est rentré dans son rôle de médecin dans Vincent, François, Paul et les autres, je voyais un vrai médecin qui sauve les gens. Lorsqu’il me soignait dans le film – parce que mon personnage avait une sorte d’attaque –, en face de moi il n’y avait plus Piccoli mais un toubib ! Ça a l’air facile mais non, ce n’est pas si facile que ça. Par une sorte d’aptitude, par une intonation de la voix, par un mouvement du corps, par je-ne-sais-quoi… il était le docteur ! » Et puis il y a aussi Depardieu dont la carrière grimpe en flèche, même s’il commence, déjà, à déranger. 139
« Quand Depardieu a commencé, rappellera Piccoli plus tard, il y avait beaucoup de gens, producteurs et spectateurs, qui disaient : “Il est tellement laid, tellement gros, tellement monstrueux… C’est un type épouvantable !” Moi, je trouvais qu’il avait une grâce d’acteur poète et je le pense toujours. Les gens disaient aussi : “Et en plus, il imite Piccoli !” J’étais très fier qu’un jeune acteur m’imite… Et maintenant que ce salaud m’a dépassé dans le star-system et le box-office, plusieurs fois on m’a dit : “Vous ressemblez drôlement à Depardieu, j’espère qu’il ne vous en veut pas !” C’est amusant, non ? » La véritable vedette sur le plateau reste Yves Montand qui aime régaler son auditoire de ses plaisanteries. Au cinéma, il est une star, enchaînant les succès, et le sait. Ce qui a fait d’ailleurs tiquer Piccoli au moment de signer son engagement pour ce film. Il a failli renoncer en apprenant que le cachet de Montand était nettement supérieur au sien (1 million contre 300 000 francs). Mais par amitié pour Sautet, il n’a pas insisté et a apposé son paraphe. « Sautet a fait une étude de mœurs, estime Piccoli. Même s’il fait du cinéma commercial, en tant qu’individu, Sautet est complètement respectable et parfaitement honnête sur le plan politique au contraire de beaucoup d’autres qui se disent politiques et qui ont un comportement d’un égocentrisme fantastique. Sur le plan social, le film de Sautet a de l’importance car Sautet a un “œil social” très conscient. » Montand récolte sa part de louanges, même si beaucoup se rendent compte à quel point cette œuvre repose sur un ensemble et non sur une personnalité propre. Henry Rabine, dans La Croix, tient à parler des deux autres prénoms du titre et écrit : « Michel Piccoli, François tourmenté, attendrissant dans sa raideur. J’ai plaisir à retrouver ici le comédien subtil des Choses de la vie, que nous avions un peu perdu ces temps-ci. » Vincent, François, Paul et les autres s’inscrit parmi les événements cinématographiques du deuxième semestre 1974. Soutenu par 2,8 millions de spectateurs en France, il s’offre le luxe de rivaliser avec le James Bond du moment, L’homme au pistolet d’or. Avec La Gifle, sorti à la même période, c’est une des œuvres phares qui rendent parfaitement compte du ton de ce milieu des années soixante-dix. Des films témoins. 140
Michel Piccoli se donne à fond, payant de sa personne et de ses deniers pour que La Faille voie le jour. Une œuvre ambitieuse et dénonciatrice due à Peter Fleischmann. L’action se déroule dans un pays non cité mais dont on devine qu’il s’agit d’une dictature (le tournage a lieu en Grèce). Toute une histoire est échafaudée pour piéger un suspect. Cela commence par l’arrestation de Georgis (Ugo Tognazzi), citoyen paisible. Son crime est d’avoir croisé dans un café un homme faisant partie d’une « organisation subversive ». Georgis ne peut apporter la preuve de son innocence face à des accusations qui relèvent de l’affabulation. Un enquêteur (Michel Piccoli) s’affirme capable de le faire craquer sans avoir recours à l’interrogatoire direct ni au passage à tabac. Prétexte : un transfert vers une ville éloignée. En route, la voiture tombe en panne. La réparation prend du temps. L’enquêteur en profite pour nouer des liens semiamicaux avec Georgis. Et lui soutirer la vérité… Michel y retrouve son complice de La Grande Bouffe et de Touche pas à la femme blanche dans un étonnant jeu du chat et de la souris. Les dialogues sont subtils, de même que la lente progression des protagonistes vers une vérité qui n’est pas celle qu’ils attendent. Mais cette Faille sera un échec cuisant au box-office, au grand dam de Piccoli. Léonor, qu’il tourne ensuite sous la direction de Juan Luis Buñuel, fils du Don, rencontrera encore moins de succès. Ce film se tourne à trois cents kilomètres au sud-ouest de Madrid, non loin de la frontière portugaise. Endroit qui compte deux châteaux, nécessaires à cette histoire de vampires d’un autre temps, l’action se situant au Moyen Âge. Film d’époque, donc, qui oblige Piccoli à se laisser pousser la barbe et à apprendre le maniement des armes blanches. Un rôle physique. « Je n’avais jamais fait cela, si l’on excepte mon premier film, en 1948, avec Louis Daquin, le personnage d’un jeune mineur. Égoïstement, c’est pour moi un repos parce que je n’ai pas, dans ce film, à assumer les grands problèmes moraux et intellectuels de notre époque. Léonor c’est une respiration ! » Dans la famille Buñuel, après le père, le fils. « On ne peut pas les comparer, ajoute Michel. Le fils Buñuel a vraiment sa propre personnalité. Là où il rejoint son père, c’est en tant qu’homme de cinéma, c’est-à-dire qu’il travaille avec une grande 141
rigueur, beaucoup de gaieté et dans la facilité. Il fait partie de ses artistes qui ne se prennent pas pour Dieu et qui sont quelquefois les meilleurs. Il fait du cinéma parce qu’il aime ça mais il ne se prend pas pour un cinéaste. » L’héroïne de ce film est la Suédoise Liv Ullmann, égérie d’Ingmar Bergman mais ni sa présence ni celle de Piccoli ne suffisent à éveiller la curiosité du public. Retour au xxe siècle avec le sulfureux 7 morts sur ordonnance (qui faillit s’intituler Chers vieux !) de Jacques Rouffio qui, dans la veine du Trio infernal, fustige les notables de province. « Nous n’avons pas fait un film sur la médecine, explique le scénariste Georges Conchon, nous avons fait un film sur les notables. » L’action se déroule à Clermont-Ferrand où le pouvoir local est entre les mains du corps médical. Une véritable guerre des cliniques. Un brillant chirurgien, le docteur Pierre Losseray (Michel Piccoli), embarrasse le clan Brézé et son aïeul Antoine (Charles Vanel) par ses idées progressistes. Ce conflit en rappelle un autre survenu dix ans plus tôt. À cette époque, le même Antoine tentait de faire rentrer dans le rang le turbulent docteur Berg (Gérard Depardieu). L’influence des Brézé est non seulement néfaste mais dangereuse. Elle pousse Berg et Losseray aux meurtres et au suicide. Sept morts pour la sauvegarde des cliniques… Au-delà du conflit d’intérêts, apparaissent les conflits de classes. Les notables méprisent les petites gens. Vissés au sommet, ils refusent de partager la moindre miette de pouvoir. Même le talent ne trouve pas grâce à leurs yeux. Une histoire d’autant plus forte qu’elle repose sur des faits réels survenus non à Clermont-Ferrand mais à Reims. Mettant en scène Joseph Bouvier, maire sous l’Occupation de cette ville totalement assujettie à la puissance des médecins. Professeur d’anatomie, chirurgien honoraire des hôpitaux et du centre anticancéreux, chargé de travaux de physiologie à l’École de médecine de Reims, Joseph était ce que l’on appelle une sommité. Son nom fut cité à la suite du suicide d’un confrère au début des années soixante, suicide qui faisait suite à un autre survenu quinze ans plus tôt dans des circonstances similaires… Georges Conchon enquêta sur place et mit à jour l’existence d’un véritable clan médical qui imposait sa loi avec une fermeté. 142
La fiction cinématographique paraît si proche de la réalité rémoise que la famille Bouvier estime ce 7 morts sur ordonnance odieusement calomnieux, en dépit du fait que l’action se situe dans une autre ville et que le nom Bouvier ne soit jamais cité. L’affaire fait du bruit et nombre de jeunes médecins viennent témoigner dans les médias que chantage et menaces sont pratiques courantes de la part des mandarins des hôpitaux et des chirurgiens de renom. Conchon précise d’ailleurs : « Un directeur des hôpitaux, de 80 ans, m’a téléphoné. Il m’a dit : “Vous ne dites pas la moitié de ce qu’il faut dire”… » Mais la fronde ne cesse pas, des journaux médicaux parlent d’une « machine de guerre contre l’hospitalisation privée ». Michel Piccoli est surpris par ces réactions : « Certains médecins de l’Ordre se sont sentis agressés par le film de Rouffio, pourtant adapté d’un fait réel, soulignera-t-il. Ils ont voulu voir dans ce scénario l’exagération d’un comportement. Lors d’une projection qui leur était réservée, ils se sont indignés et ont reproché au metteur en scène d’avoir voulu assimiler le cas qui leur était exposé à l’ensemble du comportement de la profession médicale. On aurait dit une catégorie socioprofessionnelle s’efforçant de préserver les avantages d’une impunité chèrement acquise. » Pour devenir un chirurgien crédible, Piccoli passe plusieurs jours avec un authentique homme de l’art et assiste à des opérations, observant avec attention la manipulation des instruments. Pour des raisons économiques mais aussi des nécessités de décors, une partie des prises de vue a pour cadre Madrid où s’installe une équipe en grande partie française. Or, un mot d’ordre venu de Paris pousse de nombreux techniciens à la grève. Le tournage s’interrompt brutalement. Michel Piccoli se retrouve en porte-à-faux. Il comprend les revendications des ouvriers du septième art mais, en tant que coproducteur de 7 morts sur ordonnance, a un film à défendre. Il estime que l’équipe, se trouvant hors de France, obéit à un cadre légèrement différent. Après discussions, il propose un vote. Et le tournage reprend.
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La mort en ce jardin – 1956 Luis Buñuel – Avec Simone Signoret Collection Christophel © Dismage/Producciones Tepeyac
Nathalie – 1957 Christian-Jaque – Avec Martine Carol © Diltz/Bridgeman Images
Belle de jour – 1967 Luis Buñuel – Avec Catherine Deneuve © Diltz/Bridgeman Images
La Chamade – 1968 Alain Cavalier – Avec (assises) Irène Tunc et Catherine Deneuve © Collection CSFF/Bridgeman Images
Danger : Diabolik ! – 1968 Mario Bava – Avec Mario Donen Collection Christophel © Dino de Laurentis
Dillinger est mort – 1969 Collection Christophel © pegaso cinematografica
Les noces rouges – 1973 Claude Chabrol – Avec Stephane Audran © Collection CSFF/Bridgeman Images
Le Trio infernal – 1974 Francis Girod – Avec Mascha Gonska et Romy Schneider Collection Christophel/RnB © Belstar Productions/ Lira Films/Georges Pierre
Le Sucre – 1978 Jacques Rouffio – Avec Gérard Depardieu Collection Christophel © Cineproduction/Gaumont/George Pierre
L’État sauvage – 1978 Francis Girod – Avec Claude Brasseur et Philippe Brizard Collection Christophel © Films 66/Gaumont
Viva la vie – 1984 Claude Lelouch © Bridgeman Images
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EXTRAIT d'un livre paru aux Éditions Favre.
Tous droits réservés pour tous les pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite. Éditions Favre SA Siège social 29, rue de Bourg CH – 1002 Lausanne Tél. : +41 (0)21 312 17 17 lausanne@editionsfavre.com www.editionsfavre.com
Historien du cinéma, Philippe Durant étudie le septième art depuis plus de trente ans. Considéré comme le spécialiste de Michel Audiard, Jean-Paul Belmondo, Lino Ventura et quelques autres, il a aussi écrit des ouvrages sur James Bond, la boxe au cinéma et le théâtre tout en réalisant des documentaires sur le monde des images animées.
ISBN 978-2-8289-1717-3
9 782828 917173
Philippe Durant
Il a incarné à lui seul tout un pan du cinéma français des années 70-80, même s’il a continué de jouer jusqu’en 2015. Discrètement mais porté par l’assurance de son talent, il s’est imposé comme l’un des rares monuments authentiques du septième art. Les plus grands l’ont sollicité à leur côté : Buñuel, Clouzot, Hitchcock, Sautet, Melville, Chabrol, Resnais, Godard, Demy, Ferreri, Moretti, Costa-Gavras, Malle, De Broca, Lelouch, Boisset, Deville, Tavernier, Girod, Rouffio, Granier-Deferre, Doillon, Rivette, Ruiz, de Oliveira, Chahine, Miller, Larrieu, Carax, Angelopoulos… Une liste presque interminable que bien des comédiens peuvent lui envier. Car elle est unique. Cet incroyable parcours lui a permis d’accrocher à sa riche carrière des titres comme Le Mépris, César et Rosalie, La Grande Bouffe, Les Demoiselles de Rochefort, Vincent, François, Paul et les autres, Le Sucre, Le Charme discret de la bourgeoisie, Les Noces rouges, Le Trio infernal, Le Doulos… et pléthore d’autres. Non content d’accumuler les rôles puissants au cinéma, Michel Piccoli a brillé au théâtre. Son interprétation du Roi Lear est restée dans la mémoire de tous les spectateurs. Quatre César et deux Molière du meilleur acteur ne sauraient suffire à résumer sa riche carrière. Cet ouvrage dresse le bilan complet d’un homme qui a toujours suivi ses propres idées, refusant de se laisser porter par l’air du temps, repoussant les sirènes de la facilité. Car Michel Piccoli s’est aussi fait connaître par ses opinions politiques que l’on retrouve à la fois dans ses prises de position, dans ses actions au sein du syndicat des acteurs et dans le choix de nombre de ses films. S’il restera à jamais le héros romantique des Choses de la vie face à une Romy Schneider étincelante, son apport se révèle bien plus considérable et laissera une trace indélébile au cœur du monde des images animées. Mieux : une référence. Son ami Marcello Mastroianni dit de lui : « C’est un type extraordinaire... C’est un grand acteur. Qui plus est une vedette qui ne refuse jamais de tourner, même une petite scène, lorsqu’il juge que le film est de nature à servir le cinéma.» Une biographie exhaustive qui permet de mieux apprécier le comédien et de mieux comprendre l’homme.
MICHEL PICCOLI
Michel Piccoli
Philippe Durant
MICHEL PICCOLI Les choses de sa vie
Biographie