Rebelle de l'humanitaire - Léon de Riedmatten - EXTRAIT

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Léon de Riedmatten

EXTRAIT PROTÉGÉ

Rebelle de l’humanitaire

Éditions Favre SA

Siège social et bureaux

29, rue de Bourg – CH-1003 Lausanne

Tél. : (+41) 021 312 17 17 lausanne@editionsfavre.com www.editionsfavre.com

Groupe Libella

Dépôt légal en Suisse en septembre 2022. Tous droits réservés pour tous pays. Sauf autorisation expresse, toute reproduction de ce livre, même partielle, par tous procédés, est interdite.

Mise en pages : Laurane Quartenoud Photo de couverture : © DUKAS/RDB

ISBN : 978-2-8289-2031-9

© 2022, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse.

Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2021-2024.

À mes enfants Océane et Clément

Préface

Quand le Vieux me demanda d’écrire la préface de son livre, je fus surpris et très honoré. Même si peu d’années nous séparent, Léon de Riedmatten est le Vieux et moi le Jeune. Pour moi il est le Vieux dans un sens qu’on utilise peu aujourd’hui : un titre honorifique décerné à une personne qui a vécu, a des histoires à raconter et une sagesse à partager. Le Vieux est un sage.

Pour ceux d’entre vous qui ne le connaissent pas, quel est ce personnage que vous allez découvrir ? Clairement un homme d’action. Un individu qui a été présent dans les tragédies les plus marquantes des quarante dernières années : le Cambodge des Khmers rouges, les villes assiégées du Sud Soudan, la famine en Éthiopie qui donna naissance en 1984 à Band Aid, le conflit libanais et l’invasion israélienne du pays, la tragédie birmane, et, moins médiatisé, le Timor Leste où il tenta une médiation. Dans toutes ces situations, il se donna à fond.

Il se donna à fond et encaissa à fond les revers comme les défaites. Le Vieux est un homme qui croit, qui sent et qui, en conséquence, souffre, et parfois, dommages collatéraux, fait souffrir ses proches.

Le récit que vous allez lire est empreint de l’honnêteté que je lui connais.

Bien que notre parcours fût assez semblable – lui avec le CICR, moi aux Nations Unies – c’est en Birmanie que nous nous sommes rencontrés. À l’époque, il était le facilitateur et représentant de l’envoyé spécial du Secrétaire Général des Nations Unies pour le processus de réconciliation politique, et moi, je suis arrivé mi-2003 en tant que coordonnateur des

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actions des Nations Unies. Nous nous sommes tout de suite entendus et une amitié est née. Le Vieux a été généreux dans ses conseils et son appui.

C’est cette amitié qui m’a permis de mesurer de près la force de son engagement. Au fil des années, je l’ai vu chercher sans cesse des solutions et des issues de sortie à des situations qui semblaient totalement bloquées. Il avait, et a une capacité extraordinaire d’imagination pour développer des options, voire même des solutions, quel que soit le problème.

Aussi, de cette amitié est née une curiosité profonde : qu’estce qui pousse le Vieux à aller aussi loin dans la défense de ce qui est juste, à en ignorer les conséquences pour lui et ses proches ? Parfois je l’ai trouvé presque kamikaze dans son approche. Peut-être est-ce d’ailleurs la meilleure manière de le décrire : l’idéaliste kamikaze. À vous maintenant, lectrices et lecteurs, de vous en rendre compte.

Fait à Luanda, Angola, le 26 février 2022.

« Le Jeune »

Sir Charles Petrie Bt, OBE1 Ancien sous-secrétaire général des Nations Unies

1 Bt signifie qu’à la mort de son père, il a hérité du titre familial Baronnet of Carrowcarden OBE est un titre qu’il a reçu de la reine et qui signifie Order of the British Empire

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En guise de préambule

Ce sont ma sœur Isabelle et mon frère Janvier qui m’ont poussé à écrire ce livre avec l’aide d’Hélène, ma compagne d’écriture durant ce périple. Il est aussi vrai que j’ai très souvent entendu des personnes me dire que je devrais coucher sur papier l’une ou l’autre de mes expériences.

Finalement, ayant beaucoup de temps libre, je me suis décidé à tenter l’expérience, mais je n’étais pas très enthousiaste, j’ai dû m’asseoir et commencer à me remémorer mon passé. J’avais aussi le sentiment que ce genre d’exercice, on le fait quand on sent que l’on est au bout du chemin et ce n’est de loin pas mon cas. Je compte faire, accomplir beaucoup de choses encore si la santé, voire peut-être la providence, me le permettent. Je ne supporte pas le mot « retraite ».

Comme il fallait parler de moi, j’ai pris le parti de commencer tout au début, la naissance, et de parcourir mon existence par bribes, par les faits qui me revenaient les premiers à l’esprit. Pourquoi tel fait ou telle situation furent sélectionnés par ma mémoire, je ne cherche pas vraiment d’explications. Ainsi, sur mon enfance et ma jeunesse, il y a bien des circonstances et des anecdotes qui n’apparaissent pas dans ce récit, mais ce que j’ai écrit peut permettre, peut-être, de mieux comprendre ce que fut ma vie active par la suite. Et comme cette tranche de vie est assez riche, il ne fallait pas trop s’attarder sur le temps de la jeunesse.

Par nature, je n’aime pas trop me mettre en avant si ce n’est par l’action, je suis plutôt un introverti et je ne suis pas quelqu’un qui sait se vendre.

En parcourant ce passé lointain et proche, j’ai retrouvé des visages, des paysages, des odeurs, des bruits qui sont sans doute restés bien présents dans mon subconscient. Dans ce retour en arrière, j’ai ressenti de la satisfaction, de la joie, mais j’ai aussi été confronté à des moments d’immense tristesse, d’injustice et de désarroi.

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Je me suis aussi rendu compte que j’avais toujours trouvé le moyen de relever la tête après des circonstances tragiques ou des échecs. J’ai ressenti parfois cette impression de fragilité, d’anxiété lorsque l’on se trouve au bord du précipice, mais une force intérieure m’a toujours permis de ne pas perdre pied. Je sors d’un exercice difficile, éprouvant parfois, mais enrichissant aussi. Ce récit de vie n’a pas de prétention, c’est simplement une manière de fixer sur du papier un travail de mémoire. J’ai essayé d’être sincère et honnête, sans rancune pour celles ou ceux qui m’ont blessé. Le passé est derrière moi. Dans le pays où je vis depuis plus de vingt ans, la Birmanie, les militaires au pouvoir, il n’y a pas si longtemps, ont une méthode très simple pour analyser les performances d’une personne ou d’une action. Ils tirent une ligne droite de haut en bas au milieu de la feuille blanche et inscrivent à droite les plus et à gauche les moins. Dans cet exercice et pour ce qui me concerne pour cette partie de vie, les plus l’emportent sur les moins. Pourvu que ça dure !

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Des prisonniers en guise de bonnes fées

Le 24 février 1952, j’ai vérifié. Il ne s’est rien passé ce dimanche-là à Sion si ce n’est la naissance du petit Léon à la maison, petit-fils de Léon et arrière-arrière-petit-fils d’un autre Léon. Quelqu’un devait aimer ce prénom dans la famille… mais pas ma mère. Pour éviter d’appeler ainsi son premier enfant, elle a fouillé tout l’arbre généalogique et a finalement trouvé un prénom original et inusuel, Janvier. Ainsi l’aîné fut baptisé Janvier, mais son deuxième prénom ne pouvait être, et ça tombe sous le sens, que Léon. Dans cette famille catholique, avec des parents pratiquants, mais moins fervents que la génération précédente, et peut-être pour faire plaisir à l’oncle Maurice, le père dominicain, un troisième prénom a été ajouté aux deux autres pour toute la progéniture qui suivra ; il y aura cinq autres rejetons. Chacun des six enfants sera affublé du prénom féminin Marie, le nom de la Sainte Vierge ! Je m’appelle donc Léon Henri Marie.

Je suis né vers 7h30, alors que mon père donnait à manger aux poules. La maison familiale, une bâtisse du XVIe siècle, était comme accolée au rocher et épousait les formes de ce bloc qui partait de la rue jusqu’au contrefort du château de Tourbillon. Ainsi, des terrasses se juxtaposaient les unes aux autres à l’ouest de la maison et permettaient toutes les fonctions. Il y avait les pressoirs, la buanderie, la lingerie, la balançoire et quelques arbres fruitiers au niveau inférieur. Audessus, un petit espace pour une table, quelques chaises et des amandiers. Un cran plus haut, la guérite au fond de la terrasse, l’endroit le plus fréquenté parce qu’il était de plainpied avec la porte du grand appartement où nous habitions. La prochaine escale était le poulailler, visité chaque matin par notre père. Il collectait les œufs frais et bien souvent en gobait un avant de partir au travail. Ensuite se trouvait l’étendage, puis le tertre, une colline étendue entre la tour des Chiens et le

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château. Il y avait une grotte, endroit que nous aimions tous, lieu de rencontre, de pique-nique ou de grillade, repaire de petits brigands ou d’amoureux en herbe.

En face de cette maison patricienne se trouvait la prison. Elle était composée de deux bâtiments. Une construction ancienne située juste en face du jardin, donc à trois mètres de distance, où croupissaient des détenus condamnés à de longues peines et qui n’avaient comme autre distraction que de regarder ce qui se passait de l’autre côté de la rue. Le second bâtiment plus récent était en retrait, mais, depuis les fenêtres de la maison donnant sur la rue, il y avait une vue plongeante sur la cour et les cellules des prisonniers. Des années de proximité ont fait que nous pensions appartenir au même sérail, tout le monde il est beau tout le monde il est gentil… Les pensionnaires avaient pour la plupart des ficelles qu’ils pouvaient lancer avec une pomme au bout par-dessus le mur d’enceinte. Ainsi nous pouvions y attacher des livres ou autres petits objets avant qu’ils rembobinent leurs cordelettes. Lors d’une fouille des cellules, les geôliers ont découvert des dizaines de livres dont la première page mentionnait au stylo le nom de Jacques de Riedmatten. Un inspecteur est venu rendre visite à notre mère pour obtenir des explications. Elle fut surprise et ne sut que dire. Nous avons été interrogés par la suite et la vérité n’a pas mis longtemps à être connue.

Il y eut bien d’autres péripéties comme des évasions, le feu au pénitencier et la mort en direct d’un pompier et d’un détenu. Certains prisonniers venaient travailler à la maison pour repeindre les parois des corridors. Le dénommé « Canari », spécialiste de l’ouverture des coffres-forts, a passé des semaines chez nous. Il n’était pas pressé de finir son travail. Ma mère allait même lui acheter, sans en connaître la teneur, le magazine Lui. La prison faisait partie intégrante de notre paysage quotidien.

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Les anecdotes de l’enfance

De ma petite enfance, je n’ai que peu de souvenirs. Je me rappelle avoir reçu une brosse et une ramassoire à un Noël. Je m’étais mis dans la tête qu’il fallait nettoyer les murs poussiéreux du jardin où se multipliaient les toiles d’araignée. Apparemment je me suis trop penché en avant et j’ai basculé. Par chance, j’ai évité la roue édentée du pressoir, mais je suis tombé la tête la première et j’ai perdu connaissance. Ceux qui m’ont récupéré et ma mère m’ont emmené chez le médecin pour voir si mon crâne avait subi un traumatisme. Il n’y avait rien de sérieux, selon le généraliste. Pourtant, rentré à la maison, je ne cessais de geindre, de pleurer, et il a fallu plusieurs jours pour que l’on se rende compte que c’était la jambe qui avait heurté une tête dure, provoquant une fracture. Mon premier plâtre.

Petit, je pense que je m’entendais bien avec mon grand frère Janvier, puis sont venues à intervalle rapproché Isabelle, Emmanuelle et Marie-Dominique. L’été, nous montions au chalet aux Mayens de Sion. Monter aux Mayens signifiait que l’on embarquait tout le monde : la famille, la grand-mère, les bonnes, le chat, les poules et les lapins.

Ma grand-mère paternelle était une personne qui se tenait très droite, qui parlait peu et vivait dans l’appartement du dessous dans la maison de famille. Son mari Léon était mort depuis longtemps, elle vivait seule et elle a été la première personne que j’ai vue sans vie. Je me souviens avoir été impressionné. Qu’est-ce que cela voulait dire ? À cette époque de la prime jeunesse, la mort ne faisait pas partie de la vie.

Mon autre grand-mère, Léonie – décidément toujours le même nom qui revient – était ma marraine. À la mort de son mari André, mes parents l’ont conviée à venir vivre avec nous. Elle avait une affection toute particulière pour moi et fut ma confidente, ma protectrice, mon refuge. Elle était si

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douce, toujours à l’écoute. À ses 60 ans, mes parents ont eu la bonne idée de lui offrir une télévision, la première de la maison. C’était encore le temps du noir et blanc. Ce meuble chez grand-mère nous aimantait et nous descendions d’un étage pour voir la télé, un peu le soir, un peu plus les après-midis de congé. Auparavant, comme la plupart des enfants du quartier, nous allions suivre les feuilletons de Rintintin ou d’Ivanhoé chez madame Füchslin, le mercredi et le samedi après-midi. Avec son mari, elle était propriétaire d’un des seuls magasins qui vendait des téléviseurs à Sion. C’était comme au cinéma, les chaises alignées, le silence imposé.

Il y avait une belle ambiance à Tous Vents, le nom du quartier. On se connaissait tous, on jouait ensemble, il n’y avait pas de différence entre les enfants. Les mères venaient laver leur linge à la buanderie, notre habitation était une maison ouverte, un lieu de rencontre.

Les terrasses étaient un parfait terrain de jeu, que ce soit pour cache-cache, le cirque, le football ou la guerre… Il n’y avait pas de hiérarchie, nous étions des copains solidaires et fiers de l’endroit où nous vivions.

Comme gosses, nous avions beaucoup de liberté. Notre mère laissait les femmes de ménage italiennes s’occuper de nous, notre père n’était là que le soir et souvent fatigué. Jacques était un homme corpulent, l’œil vif, le sourire un peu moqueur, un roc au cœur fragile. Très apprécié, avocat connu et reconnu comme un ponte du barreau, il restait très simple et préférait la compagnie du villageois à celle du bourgeois ou de l’aristocrate.

Malheureusement, alors que nous étions encore très jeunes, il a eu une crise cardiaque. Ce fut une période difficile pour tous. Il devait être ménagé et nous étions des enfants turbulents et dissipés. À cette période, je me souviens avoir passé un certain temps à Berne, chez ma tante. Il régnait là-bas une ambiance bizarre et une discipline à laquelle je n’étais pas habitué. Jean-Martin, l’un de leurs fils, s’était noyé dans l’Aar après avoir mangé une glace. Séjourner à Berne était pesant et je préférais vivre à Sion avec ma famille.

À cette période, j’ai commencé à m’occuper de mes trois petites sœurs. J’avais du plaisir à les amener skier, à leur enseigner comment descendre, comment porter les skis, à leur distribuer un pique-nique.

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Mon père, quand il allait mieux, aimait nous apprendre à conduire, à tirer au « flobert », généralement sur des cibles et parfois sur des poules vieillissantes. J’aimais l’accompagner voir ses amis dans les villages. Il y avait toujours une ambiance spéciale, une chaleur qui se dégageait. Nul doute que ses interlocuteurs appréciaient sa compagnie. À la maison, il était le maître, il irradiait de sa présence, même dans le silence. Gisèle, ma mère, paraissait discrète, voire effacée, selon mes souvenirs. Un jour, papa lui a demandé de conduire la voiture pour monter au chalet. Elle n’avait jamais été à l’aise au volant. Manque de chance, dans un contour, elle a perdu le contrôle du véhicule qui s’est mis à monter sur le talus et finalement est retombé sur le côté. Pas de blessé, mais chacun est sorti par le haut comme d’une écoutille de sous-marin. Depuis ce jour, ma mère n’a plus conduit et mon père, à chaque montée aux Mayens, achetait des fleurs qu’il déposait à l’endroit de l’accident en chantant une marche funèbre2.

Nous étions cinq enfants, d’assez bonne constitution et plutôt contents de notre vie. Un beau jour, une surprise nous a été annoncée : notre mère était une nouvelle fois enceinte. Après le premier infarctus et vu la santé fragile de notre père, personne ne pensait qu’il puisse y avoir encore un petit dans cette fratrie. Mais il est né et a provoqué une redistribution des cartes. Il avait cinq ans de moins que Kouki, alias Marie-Dominique, et onze ans de moins que Janvier, l’aîné. Il se trouvait naturellement en décalage avec les cinq enfants qui le précédaient.

Bien avant sa naissance, je me souviens avoir vu les premiers Tibétains arriver dans notre ville. Il y avait aussi des Hongrois qui nous ressemblaient plus ; puis, à la pharmacie, on mettait deux sous pour que le petit « nègre » incline la tête en signe de remerciement. C’était pour les bonnes œuvres des missions catholiques. Mes repères par rapport au monde extérieur étaient très confus. On ne voyageait pas beaucoup.

La première fois que cela m’est arrivé, je devais avoir 6 ans. Je suis parti seul à Bruxelles par avion. Manque de chance,

2 Après la mort de notre père, ma mère n’a plus eu le choix. Il fallait qu’elle reprenne le volant, car Janvier et moi étions encore mineurs. Je lui donnais des cours sur des routes peu fréquentées. Finalement, elle est parvenue à reprendre une certaine confiance et a osé prendre la route des Mayens, même sur la neige, mais elle ne conduisait que la petite Dyane, une deux-chevaux améliorée.

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l’avion a eu une panne et a dû faire demi-tour sur Genève. J’étais effondré, je me suis mis à pleurer. Comment allais-je faire pour rentrer seul chez moi à Sion ? Rien n’y faisait, ni le réconfort de l’hôtesse, ni les explications du capitaine quant à une rapide réparation. Il a fallu du temps pour que je me calme. Après une ou deux heures, l’avion est reparti.

C’était l’année de l’Exposition universelle. J’ai visité l’Atomium. Mes parents m’avaient envoyé chez des connaissances, des juristes. Là-bas, avec cette famille belge, nous sommes allés de Nivelle à Coq-sur-Mer, dans un hôtel sur le littoral. Il ne faisait pas toujours beau, mais il y avait des crevettes partout. Avec l’épuisette, j’en ramassais des centaines. J’ai même essayé d’en prendre dans ma chambre et de les mettre dans de l’eau douce saupoudrée de sel. Le matin suivant, elles étaient toutes mortes… Un autre jour, je pédalais sur mon vélo à travers les dunes et, tout à coup, j’ai été stoppé par un groupe de jeunes qui parlaient une langue inconnue. Ils ont été agressifs quand ils ont compris que je ne parlais que le français, ils m’ont poursuivi et m’ont lancé des cailloux. J’ai réussi à fuir, mais je ne comprenais pas pourquoi j’avais été leur cible. Ils étaient Flamands et, déjà à l’époque, il existait une rivalité avec les Wallons. Chez nous, il y avait aussi des tensions entre les catholiques et les protestants, des scènes naïves, provocatrices mais, somme toute, bon enfant.

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L’entrée au pensionnat et la mort de mon père

Je ne me souviens pas de mon petit frère dans ses premières années. Avec mon grand frère, nous étions devenus des rivaux. Qui était le plus fort des deux ? Un copain de notre père donnait une pièce de cinq francs à celui qui pousserait l’autre à se rendre dans un combat où tous les coups étaient permis.

Du fait de la santé précaire de notre père, Janvier d’abord et moi nous avons été envoyés au pensionnat. Dirigé par des chanoines, la discipline y était stricte. Ce n’était pas la porte à côté : Porrentruy, à la frontière française du Jura bernois. En ce temps-là, nous ne pouvions rentrer que cinq fois durant l’année, pour la Toussaint, Noël, Carnaval, Pâques et les grandes vacances.

Il a fallu prendre ses marques, comprendre le fonctionnement, connaître les professeurs et les élèves, puis se faire une place. Peu candidat à l’acceptation d’une autorité qui ne soit pas naturelle ou normative, il y avait là un terreau propice à des tests. À cette époque-là, j’étais encore un bon croyant. Je n’avais aucun problème à aller à la messe tous les matins, je priais seul tous les soirs. J’avais la foi malgré mon caractère turbulent et mon défi permanent de l’autorité.

Je me sentais bien au pensionnat. J’avais plein de copains, je pouvais jouer au foot, bien travailler pendant les études programmées, faire des bêtises le reste du temps. Je faisais partie des leaders, j’étais un défenseur des faibles menacés, soit par des élèves, soit par des professeurs. J’ai compris que l’autorité basée sur le chantage était un mécanisme pervers et fragile.

Ma forte personnalité plaisait au directeur, mais il ne pouvait pas se permettre de mettre en péril l’équilibre de son établissement à cause des frasques d’un seul énergumène. Il m’a soutenu jusqu’au moment où sa propre crédibilité a été mise en cause, et ce, le jour où j’ai dit trois fois au professeur

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d’allemand : « Tu me fais chier. » Jamais dans ma vie quelqu’un ne m’a battu comme lui. En face de toute la classe, il utilisait tous les moyens. Les coups pleuvaient, j’esquivais du mieux que je pouvais, je retenais mes larmes. Mon père m’avait frappé, mais jamais il ne m’avait fait aussi mal. À la fin de l’année scolaire, après sa mort, j’ai été renvoyé du pensionnat. Je n’avais plus droit à rien si ce n’était d’aller en classe. « Nous te gardons par respect pour ta mère », me disaient les chanoines. Une de mes dernières frasques fut de jeter un œuf frais sur le visage du surveillant lorsque le train démarra aux débuts des vacances de Pâques 1967.

La mort de mon père a été un traumatisme. Nous étions au chalet, il faisait frais ce matin-là. Mon frère et moi partions skier, notre père était à la fenêtre pour nous souhaiter une bonne journée. Jamais nous n’aurions pu penser que c’était la dernière fois. Nous étions sur les pistes quand quelqu’un nous a interpellés et nous a dit que notre père avait eu un problème de santé.

Devant le chalet, j’ai croisé une amie proche de la famille, les yeux humides. Je suis rentré et notre mère m’a demandé : « Voulez-vous le voir ? » J’ai ouvert la porte de la petite chambre et j’ai vu mon père mort. Je me suis retourné et j’ai dit à mon frère de ne pas entrer parce que papa était mort. Je l’ai repoussé. Il m’a lancé son poing au visage. Il ne pouvait pas y croire.

Tout s’est écroulé avec cette mort subite. Il n’y avait plus de repère. Juste un trou béant et plus rien à quoi se raccrocher. Son corps était là, inerte dans son cercueil. Ma mère était extrêmement digne et forte. Pourtant elle se retrouvait seule avec six enfants, de 5 à 16 ans. Le lendemain de l’enterrement, elle était habillée de gris, une façon de nous dire que la vie continuait, il n’y avait pas d’autre choix.

Le jour de l’enterrement, le 30 décembre 1966, la cathédrale était bondée. Il y avait les chœurs, puis un cortège avec la fanfare municipale accompagnant la dépouille jusqu’à sa dernière demeure. Nous marchions derrière le corbillard. C’était troublant, c’était tout sauf une fête avec pourtant quelque chose de solennel. Au cimetière, voir le corps de mon père en train d’être descendu dans la terre m’était insoutenable. Au dernier moment, avant que le cercueil ne soit recouvert, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. J’étais si mal, si désespéré, plus rien n’avait de sens. Mon oncle Benjamin

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m’a pris par le bras et m’a dit : « Léon, ta chance, c’est que ton père était quelqu’un. » Ça m’a fait encore plus mal, j’en voulais à Benjamin. Je trouvais cette réflexion déplacée. J’ai compris beaucoup plus tard qu’il avait eu raison. J’étais le fils de quelqu’un.

La mort de mon père a bouleversé ma vie d’adolescent. J’avais 14 ans. Je ne comprenais pas et je n’acceptais pas. Comment un homme bon et si dévoué aux autres pouvait mourir si jeune alors que tant de personnes sans foi ni loi vivaient en propageant le mal et en faisant souffrir les autres ?

Cette disparition a remis en cause la foi qui m’animait depuis l’enfance. Comment Dieu avait-il pu faire ça ? Quelque chose s’était cassé entre moi et la religion. Je ne voulais plus être naïf, je cherchais à régler des comptes, je demandais que l’on m’expliquât pourquoi le pape portait une tiare, pourquoi il y avait un trésor au Vatican. Ces prêtres étaient supposés prêcher la charité, mais le chœur de l’église croulait sous les richesses. À mes questions, une seule réponse et toujours la même : « Rien n’est assez beau pour Dieu »…

Chère mère,

Porrentruy, le 15 janvier 1967

Ça fait bientôt une semaine que j’ai quitté la maison. Après un début assez pénible, je me suis à nouveau mis dans le bain et la routine de l’internat continue de jour en jour.

Au début, tous les professeurs se croyaient obligés de m’adresser leurs sincères condoléances, ainsi que plusieurs élèves ; ce qui m’énervait un peu. Au début, on a l’air d’être une bête curieuse : tous les yeux se braquent sur nous. Mais maintenant qu’une semaine a déjà passé, tout va bien.

J’ai la ferme intention de rentrer à Sion l’année prochaine. Ça sera assez dur de rattraper, mais en travaillant pendant l’été, ça doit être possible…

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Léon

Porrentruy, le 30 janvier 1967

Chère maman,

Il y a longtemps que je ne t’ai plus écrit et je pense que ça te fait plaisir si je t’écris de temps en temps. Je n’ai pas pu t’écrire plus vite, car je reçois tellement de lettres que je n’arrive pas à répondre.

Ça fait un mois et deux jours que papa est mort. Je pense très souvent à lui et je rêve chaque soir qu’il ressuscite et revient auprès de nous. Souvent je n’arrive pas à bien travailler, mais les notes sont quand même bonnes.

Je me demande comment sera la maison quand je reviendrai. Bons baisers à toute la famille ainsi qu’à grand-mère.

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Léon

Amitiés et frasques d’adolescence

À cette période où tout partait en vrille, mes frasques ont entraîné mon renvoi du pensionnat, mais pas de l’école. Bien entendu, je n’ai rien dit à ma mère. Entre Carnaval et Pâques, mon ami Willy m’avait invité à passer le congé du mois3 chez sa grand-mère à Neuchâtel. Son père était diplomate suisse à l’étranger. Nous avons passé deux jours de rigolade et, le dimanche, il fallait retourner à Porrentruy. Nous n’avions pas acheté de billet de train, pensant profiter du billet collectif des étudiants rentrant au pensionnat. Malheureusement le contrôleur nous a demandé notre contremarque au retour et nous n’avions rien. Lorsque le train s’est arrêté à Bienne, nous n’avons pas eu d’autre choix que de sauter du wagon et rentrer à Porrentruy en auto-stop… C’était un mauvais jour, aucune voiture ne s’arrêtait pour nous prendre. Dans un village perdu, à la tombée de la nuit, Willy a appelé le pensionnat pour dire qu’il arriverait en retard. Le directeur à l’autre bout du fil lui a demandé avec qui il était. Il a dû avouer qu’il était avec moi, alors le directeur lui a rétorqué qu’il pouvait rester dehors, les portes de l’établissement seraient fermées dès 23 heures.

Nous avons finalement rejoint Porrentruy vers minuit. Effectivement, la porte d’entrée du collège était fermée. Nous avons déambulé, il faisait froid, c’était encore l’hiver. Finalement, nous avons opté pour un wagon de train isolé, décroché, où nous pouvions nous abriter pour la nuit. La bise était glaciale, nous n’étions pas équipés. Nous avons décidé de faire un feu et de dormir à tour de rôle pour le veiller. Nous avions aussi essayé de glisser des journaux sous nos vêtements pour couper le froid. Le wagon était enfumé, mais le dispositif fonctionnait. De piquet à la levée du jour, j’ai entendu un bruit de locomotive en marche. Je me suis penché à l’extérieur :

3 Il s’agissait d’un week-end à la maison pour les étudiants qui n’habitaient pas trop loin du pensionnat.

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l’engin venait droit sur nous. J’ai réveillé Willy ; il nous fallait fuir séance tenante. À peine dans le fourré, nous avons entendu la voix d’un cheminot criant : « Nom de Dieu, ils ont foutu le feu au wagon ! » Penauds, nous sommes rentrés au pensionnat et Willy a subi les foudres du directeur, auxquelles j’ai échappé puisque je n’existais plus. Plus tard, la police est venue, nous avons été interrogés, mais nous avons toujours nié toute implication dans cette histoire.

Avec Willy à nouveau, l’été suivant, nous sommes partis en train à Rome, il nous fallait aller serrer la main du pape. Lui était croyant et j’avais mon oncle Maurice pour nous organiser une rencontre avec le Saint-Père Paul VI. Nous n’étions pas pressés et avons fait une première halte à Modène. Tard le soir, il faisait nuit, nous avons décidé de planter notre tente sur un rond-point en pleine ville. Il n’y avait pas beaucoup de circulation. Le lendemain matin, au réveil, j’entendais des voix. En ouvrant la fermeture éclair je me suis retrouvé face à de nombreux curieux. Le trafic était déjà dense au carrefour. Willy réveillé, nous avons essayé d’être très naturels en repliant la tente et sommes partis visiter la ville, le dôme et la Piazza Grande. Arrivés au Vatican, nous avons fait le tour des lieux avec le document de libre passage, remis par mon oncle. Puis, dans la basilique Saint-Pierre, nous avons touché la main du pape. Nous étions des milliers et j’étais assez déçu que mon oncle ne nous ait pas organisé une visite privée avec le Saint Pontife ! Sur le chemin du retour, nous avons dormi sous la tour de Pise, du côté où elle penche. Si elle devait tomber, que ce soit sur nous ! Nuit fraîche, calme, quand tout à coup des jets d’eau se sont mis à tout asperger. Trempés, nous avons dû fuir en courant, puis nous sommes partis pour Florence4.

Après la disparition de mon père, j’ai connu une relation d’amitié intense avec un homme qui était stagiaire dans son étude d’avocat. François avait neuf ans de plus que moi et semblait comprendre mon désarroi. Il m’écrivait beaucoup, s’intéressait à tout ce que je faisais, me donnait des conseils. J’étais content de pouvoir lui confier ma détresse, mes doutes. Il y avait

4 J’ai revu Willy récemment. Il m’a fait part d’une histoire incroyable qui lui est arrivée il y a quelques années. Lors d’une nouvelle visite au Vatican, il s’est rendu au confessionnal. Quelle ne fut pas sa surprise de se rendre compte que c’était le pape en chair et en os qui le confessait. Depuis, sa foi a décuplé.

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entre nous quelque chose de fusionnel, il m’aimait, je le considérais comme mon mentor.

À la fin de l’année scolaire, bien que premier de classe, j’ai été renvoyé du pensionnat pour indiscipline. Mon frère Janvier l’avait été une année plus tôt pour indifférence religieuse (!). Lui et moi étions différents. Il était plus intellectuel et j’étais plus sportif. C’était en tout cas la perception de nos adorées vieilles tantes et cousines. Tante Stéphanie, cousine Marthe et cousine Maria, grand-tante et cousines éloignées, ont joué un rôle important pour nous, les enfants de feu Jacques. J’avais 15 ans et Janvier en avait un peu plus de 16. Si notre relation avait toujours été bonne au pensionnat, les choses ont changé par la suite. Après son éviction du pensionnat, il avait trouvé ses repères et ses copains à Sion. Quand je suis rentré à mon tour, je n’existais plus beaucoup pour lui. Il aimait sa position de marginal, il souhaitait se démarquer de la famille. J’étais plutôt paumé, je n’avais plus de copains en ville. Il fallait reprendre les choses à zéro et je voulais jouer au football. Par chance, un gardien de la prison était l’entraîneur d’une équipe. J’ai eu l’audace de sonner à la porte du pénitencier pour le rencontrer. Et je fus rapidement intégré aux juniors du FC Sion. J’y ai rencontré ceux qui allaient devenir mes meilleurs amis : Renato, Umberto et Serge, Italiens d’origine.

Comme mon grand frère était un peu aux abonnés absents, j’ai continué de m’occuper de mes sœurs et du dernier, le petit Antoine5. Je me sentais une mission, celle de le protéger et de lui donner les meilleurs conseils pour qu’il puisse se lancer dans la vie le moment venu. Je le prenais avec moi partout. Pourtant je n’étais pas un exemple à suivre, j’étais un révolté, toujours proche des limites à ne pas dépasser, prêt à passer de l’autre côté, à l’image de la chanson « Break on Through to the Other Side ». À cette époque, Janvier et moi avions reçu un disque, un 33 tours des Doors. Il y avait dans la voix de Jim Morrison et la musique des Doors une interprétation du mal de vivre, une volonté de se brûler à petit feu, de ne pas croire en la vie et de rechercher un ailleurs. Cette musique, romantique et violente, m’a envoûté pendant des années. J’ai cassé les oreilles de ma

5 Sans que je le veuille, il s’est installé petit à petit comme une confusion entre mon petit frère et mon fils aîné. Encore aujourd’hui, j’appelle mon fils Antoine et mon frère Clément, avant de me ressaisir.

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mère et mes sœurs en l’écoutant inlassablement en boucle. Jim Morrison m’a accompagné tout au long de ma jeunesse et, encore aujourd’hui, il est indissociable de ma vie tant il est resté intemporel.

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