Pino Creanza, Cairo blues

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CAIRO PINO CREANZA


BLUES RACKHAM


à Adriana

ISBN 978-2-87827-175-1 | Dépôt légal : Premier trimestre 2014 | Traduit de l’italien par Sylvestre Zas | Le texte de la chanson Le soleil du crépuscule, interprétée par Oum Kalthoum, est de Mahmoud Bayrem Ettounsi et a été traduit de l’arabe par Hoda Fourcade | Cairo Blues © 2012 Giuda Edizioni – Pino Creanza | www.pinocreanza.it | © 2014 Rackham pour l’édition française | contact@editions-rackham.com | www.editions-rackham.com | Achevé d’imprimer en janvier 2014 sur les presses de Grafiche Milani à Segrate (Italie)


Retour en ville

Le Caire avant la Révolution

Mesdames et Messieurs, nous amorçons notre descente vers l’aéroport international du Caire. Veuillez attacher votre ceinture, relever votre tablette et redresser votre siège...

Bismillah ar-Rahman ar-Rahim : Au nom de Dieu clément et miséricordieux...


M. Hosni Moubarak

Toujours lui

Encore lui

Juillet 2009. La principale artère qui relie l’aéroport au centre ville est une suite ordonnée de casernes, écoles de guerre, édifices publics, banques, hôtels et villas luxueuses. Sur de grands panneaux, trônent, omniprésents, les portraits du Président ainsi que des scènes de batailles aériennes et terrestres qui célèbrent d’improbables victoires de l’égypte sur Israël.


M. Ramsès II

Sur la pelouse bien soignée du terre-plein, se dressent la tête de faucon du dieu Horus et la statue du plus puissant pharaon de la XIXe dynastie. L’impression d’un ; elle se dissout pays embrigadé et discipliné ne dure qu’une poignée de kilomètres  rapidement dans le chaos de la mégalopole.


Allah akbar !


As-salâm ‘aleïkoum

wa-‘aleïkoum as-salâm



Ana min Italiya

Ah, Italiya ! Pizza, mafia, Birluscuni !



Le centre ville

L’emprise du béton s’arrête non sans mal face au ruban d’eau du Nil. Une sorte d’espace en négatif où la pression de la ville semble se relâcher un peu.

Allô, oui ? Salut chérie, excuse-moi, je suis en réunion, je ne peux pas te parler. je te rappelle, mon amour.

Fait chier  !

Les petites felouques et les bateaux touristiques modernes se disputent le fleuve et les clients en quête de détente. Cette lutte se fait de plus en plus inégale à cause de la disparition des embarcadères traditionnels, engloutis par les coulées de béton des hôtels toujours plus grands et luxueux.


La tour du Caire

Trop beau !

Vraiment  !

C’est le Centre Ville du Caire, petit Manhattan africain avec ses gratte-ciel qui se reflètent dans le Nil.

Ouaw ! Un peu de crème, chéri...

Humf...

Le Centre Ville des grands hôtels internationaux, des citadelles autonomes où l’on peut vivre sans être contaminé par la réalité extérieure : des courses au Shopping Mall, un plongeon dans la piscine panoramique, un dîner au restaurant flottant amarré le long du fleuve.


Un fleuve qu’on oublie vite quand on se promène en ville, pris dans la cohue du Caire islamique ou dans les éternels embouteillages de la mégalopole.

B êêê...

Loin des larges coudes du Nil, la ville est une fourmilière dense où le plus petit espace disponible est immédiatement envahi, y compris les cimetières ou les toits des maisons. On les appelle « résidences informelles » ; pour quelques dollars par mois, c’est la seule possibilité de se loger pour les dizaines de milliers de personnes qui chaque année s’installent au Caire.


Pour beaucoup de ces nouveaux citadins, le Nil du Caire, scintillant de lumières, est très différent de celui qu’ils ont laissé dans leurs villages de paysans ou de pêcheurs au sud du pays.

Vraiment beau !

En tout cas, ici au Centre Ville, le spectacle que le Nil offre au moment magique du crépuscule vous coupe littéralement le souffle. Et ça, au moins, c’est gratuit pour tout le monde.


Le soleil du Crépuscule

Le soleil du crépuscule a orné les feuilles des palmiers, Nil une merveille reposée sur ta page, joli la flûte sur la plage a chanté et les cabillauds flottent au gré du vent doux qui souffle Nil, mon amant et moi ressemblons à ta sérénité Tu as fleuri nos cœurs ta brise est si douce notre paix dans l’amour est la tienne Nous comme toi n’avons d’égals en beauté Mon amant et moi, Nil avons réalisé nos souhaits là où l’amour lance ses amarres nous sommes ancrés et si la nuit se prolonge et dure nos nuits s’écourtent celui qui souffre d’amour pleure sa longue nuit Mon amant et moi, Nil avons perdu le sentiment la lune se lève et disparaît comme si de rien n’était nous veillons écoutant autour de nous le ricanement du rossignol sur les Saqqias annonce la mort de celui que la chance a quitté, Nil



Kifaya

(Ça suffit !)

Quand, dans les années 50 du siècle dernier, l’économiste Talaat Harb réussit enfin à réaliser son rêve et fonda la première banque à capitaux entièrement égyptiens, le pays luttait encore pour imposer son autonomie vis-à-vis des puissances coloniales.

Aujourd’hui, sa statue se dresse au centre de la place homonyme, au cœur de la « ville européenne » bâtie à l’image de Paris par le khédive Ismaïl dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Le pays s’endetta jusqu’à la banqueroute et finit, de fait, sous le contrôle des banques étrangères.


Enfouis entre les bâtiments modernes et les immeubles gris de style soviétique, se détachent les témoignages – souvent estompés par le temps et l’incurie – de la Belle Époque du Caire. Une ère qui allait être entièrement effacée par la révolution nassérienne de 1952, tout comme le fût le cosmopolitisme de la communauté étrangère de la ville.

Cette époque aussi est désormais révolue. L’Occident a lentement réaffirmé son hégémonie normalisatrice et parsemé le paysage urbain des signes habituels de sa présence.


ça va chauffer Aujourd’hui.

Aujourd’hui, les États-Unis jouent le rôle de chien de garde du régime égyptien à la place des ex-puissances coloniales. L’Égypte est le deuxième bénéficiaire de leur aide, juste après Israël.

Dans les faits, la folle convergence des intérêts géopolitiques américains et de ceux des élites au pouvoir, a fini pour paralyser le pays, étouffant la société civile et pliant l’économie aux intérêts d’une minorité.


Celle-là on la mettra à la une.

Hossam dit qu’il y a au moins 50 blessés.

Ironiquement, ce sont les technologies occidentales qui offrent aujourd’hui de nouvelles possibilités d’expression et qui donnent de la visibilité à l’opposition politique et aux mouvements sociaux.

Kifaya (ça suffit) c’est le slogan du Mouvement égyptien pour le changement qui a comme objectif de mettre fin au « règne » du président Moubarak - qui semble vouloir laisser à son fils Gamal le fauteuil qu’il occupe depuis 1984 - et à la suspension des droits d’expression et d’association politique et syndicale, conséquence de l’état d’urgence qui dure désormais depuis un quart de siècle.

Comme dans d’autres pays du monde, la protestation se propage par les réseaux d’information numériques, grâce au travail de beaucoup de journalistes indépendants et de jeunes blogueurs qui sont souvent emprisonnés pour leur engagement social et politique.


Je ne me tairai pas

L’hôtel Nile Plaza du Caire est une des plus luxueuses réalisations du Taalat Moustafa Group, le géant du bâtiment qui a commencé à chanceler quand son président a été mis en examen, accusé d’être le commanditaire du meurtre d’une célèbre chanteuse libanaise.

Notre mission est d’offrir à nos clients des logements de haut standing...

notre groupe croit dans des valeurs telles que la créativité, la motivation, la crédibilité et l’intégrité...

Taalat Moustafa est le profil type des hommes d’affaires qui se sont enrichis de façon démesurée avec la libéralisation de l’économie égyptienne, grâce à de gigantesques spéculations immobilières rendues possibles par les liens très étroits qu’entretient le milieu des affaires avec celui de la politique.


En investissant massivement sur des terrains achetés pour une bouchée de pain, ces affairistes bâtissent les résidences luxueuses des nouveaux riches. C’est le New Cairo, celui des quartiers privés et des services de standing, très loin du chaos de la capitale.

El-Shorouk City, El-Rehab City, Madinaty et Mayfair ne sont que quelques-uns des méga-projets qui forment le New Cairo des super-riches, drainant des ressources qui pourraient être déployées pour créer des richesses et de l’emploi.


Encore un peu de thé, ma chère ?

Ce choix égoïste et irresponsable ne fait qu’accroître le sentiment d’injustice, de frustration, alimentant l’extrémisme politique de la masses des exclus .

!

Mmh...

C’est donc sans surprise que la liesse populaire a accompagné la condamnation à mort du magnat égyptien - huile du parti au pouvoir et ami personnel du fils de Moubarak - reconnu coupable d’avoir soudoyé le tueur à gages qui a tranché la gorge de Suzanne Tamim le 28 juillet 2008.


« Je ne me tairai pas et resterai toujours auprès de lui, dans ses rêves et ses fantasmes, je serai là, avec lui, et je l’empêcherai de fermer les yeux, son cœur ne fera qu’un bond. »

La « faute » de la belle chanteuse pop, connue dans tout le monde arabe, a été de se lier à un homme trop puissant et jaloux. Une histoire de sexe, d’argent et de mort qui a capté l’attention des médias et de l’opinion publique pendant des mois.

Nous ne nous tairons pas !

Par ce jugement inattendu, le gouvernement égyptien a essayé de redonner un peu de crédibilité aux institutions politiques et judiciaires, totalement discréditées aux yeux des citoyens. La condamnation du magnat a suscité une telle vague d’approbations que le gouvernement a réussi à faire taire les voix courageuses des activistes qui se battent pour l’abolition de la peine de mort.


Midan Al-Hussein

La mosquée de « notre seigneur » Al-Hussein est un des lieux de culte les plus aimés et vénérés ici au Caire ; on y garde la tête de Al-Hussein, petit-fils du prophète et fils d’Ali, martyr sacré pour les chiites et cher à tous les musulmans.

¿ Habla español ?

Allah Akbar ! Allah Akbar !

uh…

Parla italiano ?

En observant le va-et-vient de fidèles, touristes et passants qui anime la place - près du souk de Khân al-Khalili et des lieux où Naguib Mahfouz a situé beaucoup de ses romans - il m’est difficile d’imaginer qu’une bombe a explosé ici, il y a à peine quelques mois.


Pas de photos !

Il semble que l’engin explosif était très rudimentaire ; sa mise à feu était commandée par un programmateur de lave-linge. La presse a soutenu de bon cœur la théorie du geste isolé d’un déséquilibré. Une hypothèse qui rassurait tout le monde, touristes et commerçants en premier lieu.

Bienvenue... marhaban !

Un café ?

Avec le temps, le souk et ses cafés se sont à nouveau remplis. Les habitants du quartier ont rapidement essayé d’oublier et aujourd’hui plus personne ne veut parler de ce jour-là et de la jeune française qui a perdu la vie dans l’attentat.


Hello, bakchich

D’autre part, si des millions de vivants habitent dans la cité des morts - l’étendue infinie des anciens cimetières qui entourent le Caire - pourquoi s’étonne-t-on si parfois la mort, sans logique ni raison apparente, fait irruption dans la cité des vivants ?

Au Caire, bien plus qu’ailleurs, la mort se mélange et se confond sans pudeur avec la vie, dans une danse entêtée qui invente l’avenir à chaque pas.


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