Garcia-Martinez, Chaines

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ChaĂŽnes


Titre : Chaînes. Titre original : Cuerda de presas. Textes : Jorge García. Dessins : Fidel Martínez. Traduction : Alejandra Carrasco. Maquette : Gurvan Friderich. ISBN : 2-87827-086-X Dépôt légal : premier trimestre 2005. © 2005 Astiberri Ediciones et les auteurs. Tous droits réservés. © 2005 Felipe Hernández Cava pour la préface. © 2007 Rackham pour l’édition française. info@editions-rackham.com www.editions-rackham.com Achévé d’imprimer en mars 2007 sur les presses de Grafiche Milani à Segrate (Italie).


JORGE GARCÍA FIDEL MARTÍNEZ

CHAINES

RACKHAM



La Terreur Blanche

« Nous sommes à l’été 1940. La date pourra résonner avec majesté dans les années à venir. L’Espagne est en passe de redevenir l’instrument de la Providence : évangélisatrice, rédemptrice des peuples, fleuron de la chrétienté. On nous envie et nous sommes guidés par la plus immaculée des épées des temps modernes. Ce n’est pas une fanfaronnade mais la plus pure vérité. » (José María Sánchez de Muniain, porte-parole de la Direction centrale de la commutation des peines.) Il arrive que retentissent à mes oreilles les paroles que prononça à Barcelone Manuel Azaña, président de la République espagnole, deux ans après le début du putsch militaire de 1936. Déprimé et accablé par la situation, l’homme d’Etat évoquait « la paix, la pitié et le pardon » comme les trois conditions essentielles pour mettre fin au bain de sang qui submergeait l’Espagne. Mais il a en face de lui un Généralissime des Armées qui ne songe qu’à la manière la plus sévère et radicale d’en finir avec tous ceux qui ont résisté aux plans des mutins. Dans son quartier général de Burgos, toute honte bue, on parle de la nécessité de mettre en œuvre « une horreur salutaire », tandis que les juristes et les idéologues du régime élaborent jour après jour la législation répressive qui, le moment venu, doit frapper implacablement ceux qui refusent de se soumettre. Nous ignorons si, comme le raconte à Berlin Von Stohrer, l’ambassadeur allemand à Burgos, Francisco Franco a vraiment dressé une liste de deux a deux millions et demi de personnes destinées à être sévèrement punies. Nul ne le confirme ni ne le contredit, mais le bruit circule depuis longtemps dans les chancelleries européennes. C’est l’épilogue que prépare le militaire africaniste pour conclure la guerre, un dénouement qui, soutient-il, « ne doit pas se faire de manière libérale, avec des amnisties aussi monstrueuses que funestes qui sont une duperie plutôt qu’un geste de pardon ». Et quand cette fin arrivera, une machinerie de la terreur parfaitement huilée appliquera la Loi sur les Responsabilités politiques du 9 février 1939, législation perverse qui inculpe rétroactivement tous ceux qui collaborèrent avec l’idéalisme républicain quelques années avant le dénommé Soulèvement national. Des milliers d’hommes et de femmes seront fusillés ou croupiront en prison sans que nous ayons pu à ce jour quantifier leur nombre exact, en raison d’une occultation sibylline des faits. Mais une chose est certaine : le silence qui s’ensuivit fut encore plus profond en ce qui avait trait au sort des femmes, ces mêmes femmes à qui les organisations de droite comme la CEDA (Confédération espagnole des droites autonomes) ou la Phalange avaient demandé d’insuffler un peu de mesure conservatrice dans l’esprit de leurs pères, maris, compagnons ou enfants durant le Front populaire. Le nombre de femmes à avoir vécu un calvaire dans des prisons surpeuplées (ainsi dans celle des Ventas, à Madrid, qui avait une capacité de 500 personnes mais en abritait 14 000), anciennes écoles, couvents, églises et même salles de cinéma, représentait environ dix pour cent du nombre d’hommes qui subissaient des humiliations et des châtiments quotidiens similaires, bien que les chiffres officiels ne soient guère fiables. Cependant, dès décembre 1938, Franco l’avait clairement indiqué à Manuel Aznar, grand-père de celui qui deviendrait notre premier ministre : « Il n’est pas possible de réintroduire dans la société, ou dirionsnous dans le circuit social, des éléments politiquement et moralement néfastes, pervertis et contaminés sans prendre de précautions, car leur réinsertion dans la communauté libre et normale des Espagnols représenterait tout bonnement un danger de corruption et de contagion générales. »


Puis ces vexations « prophylactiques » prolongées que vécurent des milliers de femmes tomba dans l’oubli. D’abord en raison de la censure franquiste, puis à cause du pacte tacite de silence qui marqua la période de transition. Plus tard, le gouvernement socialiste eut peur d’ouvrir la boîte à tonnerres de la mémoire et, enfin, dans les années de plomb du Parti populaire, le révisionnisme fit florès à travers certains soi-disant historiens qui, comme c’est toujours le cas dans ce genre de pratique, ne cherchaient pas à connaître le déroulement exacts des événements mais s’érigeaient en juges des pièces à conviction d’un procès qui ne put jamais avoir lieu, les preuves qui ne cadraient pas avec leurs vision a priori étant rejetées comme fausses. Ceux qui, comme moi, firent peu à peu émerger cette fraction de notre mémoire demeurée dans l’ombre, posant les premiers jalons dans les années soixante avec les livres de Juana Doña ou de Carlota O’Neill, les déclarations de Carmen Chicharro ou de María Francisca Depena ou encore les conversations privées avec des amies comme María Aranguren (à qui j’ai notamment tenu à dédier mon livre Macandé dessiné par Laura), reléguée dans la nuit et le brouillard à cause de sa militance au sein des JSU (Jeunesses socialistes unifiées) et de son statut de secrétaire de Juan Negrín, n’accordaient aucun crédit aux nombreuses minorisations que faisaient circuler les Populaires et égrenaient les noms de certains personnages comme Máximo Cuervo, directeur général des Prisons et membre du Conseil Suprême de Justice Militaire, ou María Topete, la sévère directrice de la section réservée aux mères de la prison de Ventas (laquelle s’efforçait encore dans les années 60 de faire payer aux recluses ce qui s’était passé dans les prisons républicaines), ou le jésuite José A. Pérez del Pulgar, porte-parole de la Direction centrale de la commutation des peines par le travail, rouages d’un dispositif militaro-politico-religieux qui, à coups de punitions et de prières, d’hymne national et de chants patriotiques comme Cara al sol ou l’Oriamendi, d’acclamations à la gloire de l’Espagne et de Franco, entendait ramener dans le droit chemin toutes ces femmes complices de la « corruption  » dans laquelle avait sombré « la véritable patrie ». Où donc était reflété tout ce drame dans la bande dessinée espagnole qui, habituellement portée à l’indifférence morale, semblait encore plus silencieuse et complaisante vis-à-vis de la perfidie révisionniste que nourrissait le Parti populaire, dans un effort de construire non pas un récit véridique ou une remise en question des notions de la science historique, mais une fiction au service d’une mythomanie susceptible de mettre au rancart toute possibilité de discours sous prétexte que la réalité était complexe  ? De quel franquisme nous parlaient les média quand ils évoquaient une idéologie si édulcorée que par instants je craignais qu’ils parviennent à modifier mon regard aussi efficacement qu’ils distordaient les legs de l’histoire ? Était-ce là l’hier de nos parents et de tant de nos amis ? Jorge García et Fidel Martínez, que je tiens pour les deux meilleurs auteurs de notre pays, s’étaient lancés dans une réflexion morale sur nos hier (quel grand roman a écrit Natalia Ginzburg sous ce titre !), conscients des difficultés qu’ils affrontaient en exprimant par le langage de la bande dessinée ce monde qui semblait ne pouvoir être dit. Et, sans verser dans le jugement de valeur et le sentimentalisme facile, qui sont les écueils où nous nous trébuchons habituellement lorsque nous exprimons ce genre de pensées et de sentiments, ils livrent ici une série de petits récits sur l’intolérable pour hisser une digue contre le passage vertigineux du temps qui cherche à emporter si souvent l’héritage de la mémoire. Dans ce livre magnifique, de la meilleure étoffe que la bande dessinée espagnole n’ait jamais produit, chaque trait et chaque phrase, chaque silence et chaque tache procèdent d’une représentation qui tend à persister dans notre rétine par le biais du ressenti et de l’appropriation d’un temps qui n’a pas disparu impunément. Les auteurs et moi-même en tant que lecteur voudrions que celui-ci devienne un présent arraché aux idéologues d’hier, d’aujourd’hui et de demain qui l’ont utilisé comme propagande ou tout bonnement relégué dans le domaine de la fantasmagorie. On peut faire de la poésie après Auschwitz, comme on peut faire de la poésie après notre guerre civile et notre dictature, dont les blessures ne peuvent se refermer par des mensonges et des demi-vérités. Nous avons besoin d’un patrimoine iconographique qui ne soit ni ambigu ni facilement interchangeable et qui se dresse à l’encontre de ce que les révisionnistes essaient de nous dire sur ces temps-là. Les enfants de Paracuellos de Carlos Giménez, les notes sur la guerre de son père de Miguel Gallardo ou les prisonnières de Jorge García et Fidel Martínez, forgent des images à l’épreuve de l’oubli et de l’incrédulité. Le langage de la bande dessinée ne s’est heureusement pas paralysé devant une horreur qui, par respect pour ceux qui l’ont vécu, ne mérite pas d’être oubliée. Felipe Hernández Cava




Derrière les grilles

Les grilles ne furent pas toujours pour moi synonymes de réclusion.

Quand j’étais enfant, la grille de la charrue permettait à mon père d’arracher le pain à la terre.


Des années plus tard, sur la route de Castellón pour aller servir chez le propriétaire des terres, l’ombre des orangers dessinait des barreaux sur l’autocar.

Lors du premier voyage... Je me sentis transfigurée : je n’étais plus moi-même, mais une autre.

L’autre et moi... je ne sais plus laquelle de nous deux vécut pendant quatre ans dans cette atmosphère étouffante...

... ni laquelle décida de grimper dans le train postal au mois d’avril 1931, pour fuir le harcèlement du maître.

Je sais seulement qu’une fois dans le wagon, le même rythme nous b erça toutes les deux...

BAR-CE-LONE, BAR-CE-LONE, BAR-CE-LONE.


Je ne songeais à aucune grille tandis que je parcourais, ébahie, une ville où l’on vendait « La Vanguardia » et « El día gráfico » dans la rue.

Après les élections qui avaient établi la république, les journaux annonçaient la défaite de la monarchie.

L’ambiance festive d’avril fut brisée en mai par la fumée des églises incendiées : beaucoup soupçonnèrent la C.N.T...

... le syndicat anarchiste auquel j’avais adhéré quand j’avais commencé à travailler dans une usine de pâtes pour soupes...

... et avec lequel je sortis dans la rue pour défendre la république après le soulèvement de l’armée en juillet 1936.

Cet été-là, tout paraissait possible : quelques femmes, dont j’étais, montèrent même au front.


... Nous partagions les barricades avec des camarades qui nous insultaient parce que nous refusions de laver leur linge.

Ils nous obligèrent bientôt à nous retirer du combat, accusées de propager les maladies vénériennes que contractaient les hommes à l’arrière.

Nous retournâmes à notre vieille prison, là où notre condition d’épouses et de mères nous maintenait recluses.

Je trouvai un emploi dans un atelier de couture où l’on confectionnait des uniformes pour les soldats....

... et je dus l’abandonner lorsque que la production s’arrêta par manque de matières premières.

Le 1er avril 1939, à Alicante, la guerre prit fin pour nous, les républicains, encerclés par les rebelles tandis que nous attendions une évacuation qui n’eut jamais lieu.


Les femmes furent enfermées dans les cinémas et les théâtres d’Alica. Même s’il n’y avait pas de grilles... on pouvait les imaginer.

Il y eut des procès massifs. Les juges étaient des militaires.

Les peines étaient cependant arbitraires : nous étions nombreuses à rester en vie tandis Quand on nous transféra au pénitencier que d’autres étaient exécutées sans motif. de Guadalajara...

Vu mes antécédents politiques, je fus condamnée à mort.

... les grilles cessèrent d’être imaginaires.


Nous m enions une vie strictement « carcérale » : vingt heures de claustration par jour...

... et quatre de cour.

La maladie, la faim et les exécutions étaient notre pain quotidien.

Pour désengorger les prisons, Franco promulgua des remises de peine dès 1939. La mienne fut commuée d’abord en trente ans de prison, puis en douze.

En 1951, je crus laisser les barreaux derrière moi ...

... mais quand je foulai le sol de cette Espagne impériale...


... je compris que je les emportais avec moi.

FIN



Balade de Ventas

Madrid, mai 1939. C’est dans cette rue, non ? Marqués de Mondéjar...

Elle a bien morflé, celle-là

Oui, arrête-toi là, en face du six

bah, y a pas de fumée sans feu

Écoute...

C’est quoi, ce bruit ?

Rien, une fusillade au cimetière de l’est... Il est tout près, on entend tout

Maintenant c’est les coups de grâce


... et avec Elisa Vá zquez le compte est bon... Tout est en ordre

Quelle chaleur ! Y a de l’orage dans l’air...

« Dans la prison de Ventas où nous étions recluses, nous comptions les coups de grâce pour connaître le nombre exact de fusillés. » Onze

C’est toi, Elisa ?

Onze

Onze

Mais... Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Qu’est-ce qu’ils t’ont fait, ces sauvages ?

douze


Nous mangions une fois par jour On nous distribuait notre ration par services de cinq cents personnes Tu te sens bien, Elisa ? Tu n’as rien avalé et tu n’as pas dit un mot J’ai mal à la tête, Nieves... Je n’ai pas faim et je n’ai pas envie de parler

Allez, allez !! Toutes à la chapelle, on se dépêche !! Pas très engageante, ton amie Que veux-tu, Palmira ? La pauvre, elle est passée par le commissariat de Núñez de Balboa... On y emploie les méthodes de la gestapo : électrodes et tout le reste...

« Point ne me pousse à te chérir, mon Dieu, le ciel que tu m’as promis...* »

ce soir on organise un concert privé dans les sanitaires, tu veux y venir ?

* Poème attribué à Saint Jean de la Croix.

non

et son procés n’est pas terminé, c’est peut être pour ça qu’elle est antipathique...

Qu’est-ce qu’ils t’ont fait pour que tu sois si terrorisée ?


Ça vient de la prison... Il paraît qu’elle est remplie de putains

Si ça se reproduit, vous aurez affaire à moi... !!

C’est sûrement parce que tu détournais les yeux

Quoi ? Tu nous enverras en tôle ?

Toutes des garces, oui !

Ces nouvelles gardiennes sont toutes des garces. Les nôtres ne se conduisaient pas comme ça...


Quoi ? Parce que toi tu ne détournais pas les yeux, peut-être ?

J’ai pas pu...

Le 15, on nous enferma ici même, à Las Ventas.

Nous avions vu juste : les « casadistes » nous relâchèrent le 27, un jour avant que les rebelles ne marchent sur Madrid...

Ils vont nous livrer à Franco, vous allez voir

... et ils ne tardèrent pas à nous renvoyer en prison. Tu comprends maintenant pourquoi... ?

Elisa Vázquez, Elisa Vázqueeez !

Prépare-toi, tu pars au tribunal

* La Junte militaire de Casado, constituée de républicains, de socialistes et d’anarchistes, prit le pouvoir le 6 mars 1939.


Dernier avertissement, si j’entends encore un concert cette nuit... !!

Et cette pauvre... ?

... la peine de mort

Pour avoir commis le délit d’aider les ennemis de la patrie dans un hôpital de campagne rouge...

... Et Elisa Vázquez, tout est en ordre

Les condamnées pouvaient aussi bien être exécutées sur-le-champ qu’attendre pendant des années. désolée...

Qu’est-ce qu’il fait lourd ! Il faudrait qu’il pleuve...

Comment mesure-t-on le temps dans ces cas-là ?

Oui

Vingt-six


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