TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR RENAUD CERQUEUX
RACKHAM
Titre : Eisner/Miller. Entretiens recueillis par Charles Brownstein. Titre original : Eisner/Miller Interview conducted by Charles Brownstein. Traduction : Renaud Cerqueux. Maquette : Gurvan Friderich. Ouvrage publié sous la direction d’Alain David.
ISBN : 978-2-87827-101-0 Dépôt légal : deuxième trimestre 2007. Eisner/Miller™© 2005 Will Eisner. Illustration © respective copyright holders, as noted. All right reserved. All other material, unless otherwise specified is © 2005 Dark Horse Comics, Inc. No portion of this publication may be reproduced or transmitted, in any form or by any means, without the express written permission of Dark Horse Comics, Inc., except extracts for review purposes. Dark Horse Books is a trademark of Dark Horse Comics, Inc. Dark Horse Comics® is a trademark of Dark Horse Comics, Inc., registered in various categories and countries. All rights reserved. © 2007 Rackham pour l’édition française. info@editions-rackham.com www.editions-rackham.com Achévé d’imprimer en mai 2007 sur les presses de Grafiche Milani à Segrate (Italie).
I ntroduction
Will Eisner et moi étions souvent en désaccord. Mon cher ami et collègue distingué – bon sang, il était, et reste, une de mes plus grandes idoles – est mort avant que ce livre ne voit le jour. Je commence à peine à faire son deuil. J’ai emménagé dans ma maison, à New York, vers le milieu des années 70. Rapidement, j’ai eu l’occasion de rencontrer le Maître. J’ai beaucoup appris grâce à lui, mais presque toujours par le biais de la dispute. Mon ami Will Eisner aimait les bonnes disputes. Il n’y a pas d’autre explication : nous étions à New York. C’était le monde de l’édition. Ce qui était quasiment synonyme de juifs. Et les juifs aiment les bonnes disputes. Les juifs sont à l’origine de la bande dessinée, selon moi. Deux juifs ont créé Superman. Un autre a créé Batman. Et un certain Jacob Kurtzberg, qui prit le pseudonyme de Jack Kirby... bon, je vais m’arrêter là. Will ne lâchait jamais le morceau. Dans son travail, comme lorsque nous discutions. Son Pacte avec Dieu m’est tombé dessus comme une bombe atomique – provoquant un mouvement vers la permanence qui a, par magie, mais de façon inévitable, persisté. Le vieux Will, me poussait, encore et encore et m’enseignait pour quelles raisons il était inconcevable que les queues des phylactères se croisent, et ainsi de suite. Il avait, probablement, presque toujours raison. Ce que vous êtes sur le point de lire est la quintessence de nos nombreuses années de débat. Je suis sûr qu’il en sort vainqueur. Frank Miller New York, 2005
1. L’I ntention
Nous sommes en 2002. En Floride, dans le jardin de la maison de banlieue de Will Eisner. Peu à peu, le soir succède à la fin d’après-midi. Will Eisner et Frank Miller sont assis à une table de jardin près de la piscine d’Eisner, dans la chaleur étouffante de Tamarac au mois de Mai. Ann Eisner prépare le dîner à l’intérieur.
FRANK MILLER : Ce que j’aime dans les bandes dessinées, c’est qu’elles appartiennent à la culture populaire. J’aime me retrouver à égalité avec des disciplines comme la musique et tout ça. Je ne pense pas que nous en soyons un produit dérivé, je nous perçois plutôt comme des membres à part entière de cette culture. Par exemple, quand je me suis remis à travailler sur des super héros, récemment, une de mes plus grosses influences a été les toutes dernières tendances de la mode. C’est en pleine ébullition ! Ils font des trucs dingues dans la mode. WILL EISNER : Nous divergeons sur ce point, parce que tu t’inspires plus que moi de l’actualité. Je me contente de rapporter, je raconte des histoires sur le passé. Diana Schutz me 5
casse les oreilles avec ça, parce que selon elle, je devrais arrêter de raconter ces histoires et, comment dit-elle déjà ?, m’exposer. Je raconte des histoires. MILLER : Moi aussi je raconte des histoires, Will. EISNER : Je sais, je sais [Frank Miller rit]. Mais ce que je veux dire… c’est que tu es en prise directe avec le monde dans ce qu’il a de plus contemporain. Avec le présent immédiat. MILLER : C’est vrai, il est souvent question du quotidien dans mes histoires. Je cherche constamment à me tenir au courant de ce qu’il se passe. Mais, comment dire ? Je pense que nous nous posons tous les mêmes questions importantes, comme : quelle est notre intention artistique ? EISNER : Eh bien, par exemple, je parle aux gens de l’institution du mariage. Toi, tu ne peux pas te le permettre, parce que les personnes auxquelles tu t’adresses n’y sont pas confrontées. Tu t’adresses au grand public. C’est ton domaine, avec l’enthousiasme que cela peut susciter, et tu en es conscient. Dans Un Pacte avec Dieu, je parle de la relation de l’homme avec Dieu. Le mec qui lit ce que tu écris se fout pas mal de la relation de l’homme avec Dieu. Il veut savoir si Marvin va tuer ce fils de pute ou s’il ne va pas tuer ce fils de pute ou qui que ce soit qu’il ait décidé d’assassiner, de tuer ou de bastonner. Tu en es conscient.
Dans la page suivante : Frank Miller est fasciné par « l’impression de totale absurdité » propre à notre époque. Tiré du volume 2 de Batman : The Dark Knight Strikes Again (DK2). © 2002 DC Comics, Inc.
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MILLER : Vraiment, je trouve que c’est une caricature un peu injuste. Mon travail est aussi en rapport avec ce genre de thématiques. Je ne me contente pas simplement de flatter le lecteur. Ce que je fais est simplement plus opératique que ce que tu fais habituellement. Je ne vais pas me lancer dans une défense interminable de la complexité de mon travail, mais mes histoires ne tournent pas exclusivement autour d’individus qui se buttent les uns les autres. EISNER : Eh bien, peut-être que mon jugement était erroné et que je me suis fait une fausse idée. J’ai du mal à évaluer mon propre travail. Je n’ai jamais eu l’occasion d’essayer de me
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Le lecteur de Will Eisner « a vécu tout un tas d’expériences quotidiennes ». Tiré de Moment of Glory, une histoire courte sans dialogue parue dans Dark Horse Maverick 2001. © 2001 Will Eisner.
définir moi-même ; alors je ne sais pas. Je sais que je parle de choses dont la résonance est très limitée. Je ne suis pas aussi impliqué que toi ou aussi conscient que toi de ce qui intéresse les gens aujourd’hui. J’en suis peut-être conscient, mais je ne veux pas m’y impliquer. MILLER : Tu vois, un des aspects du monde moderne que je trouve fascinant, c’est cette impression de totale absurdité. Je pense que si je devais donner un exemple de film que je trouve particulièrement rafraîchissant ou qui serait une source d’inspiration, ce serait le vieux film de Stanley Kubrick, Dr. Folamour, parce que Kubrick décrit des événements qui deviennent très rapidement incontrôlables. Et il propose un grand nombre de points de vue différents sur ce qui est en train de se dérouler, alors que le film est assez court. En plus, il le fait très brillamment. Je crois que c’est ce à quoi j’aspire. Une partie de la véritable différence entre nos intentions artistiques, c’est qu’en ce moment j’ai l’impression que le but 8
que tu cherches à atteindre dans ton travail c’est, techniquement, le drame. Alors que je suis encore à fond dans le mélodrame. J’aime la romance. J’aime les traits bien épais. Pour moi, Une affaire de famille était une des tes œuvres les plus réussies, à cause de la façon dont l’histoire se terminait et de la manière dont elle était traitée – et aussi parce que tu étais vraiment impitoyable à la fin de ce livre. EISNER : J’étais en colère. Un ou deux de mes livres puisent dans ce qui me mettait en colère à l’époque. Pour Peuple invisible... j’étais hors de moi. Ce dont je parlais, c’est de savoir qui est ton lecteur. Ton lecteur est un type qui mène à peu près la même existence que toi. Il est aussi effrayé et perturbé que toi… tu sais que c’est vrai, et tu lui dis, « Hé, attends une minute… » MILLER : Donc, en un sens, ton lecteur te ressemble comme deux gouttes d’eau. EISNER : Mes lecteurs sont des gens comme moi. Mon meilleur exemple, c’est le type de soixante ans qui vient de se faire voler son portefeuille dans le métro. Ça c’est mon lecteur. Mon lecteur a vécu tout un tas d’expériences quotidiennes comme celle-ci. Il pense peut-être que Dieu est un connard. Il a l’impression d’être une fourmi. Nous nous battons avec les démons en nous. Chacun d’entre nous a un démon en lui avec lequel il se bat. MILLER : Et ils changent de forme avec le temps. EISNER : C’est vrai.
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2. L e F ormat
MILLER : Combien de temps allons-nous devoir payer parce qu’il y a bien longtemps, un vieux bonhomme a plié un journal en deux, deux fois, et nous a imposé un format hideux qu’on se coltine depuis ? EISNER : Eh bien, tu vas devoir te le coltiner aussi longtemps que le procédé de fabrication restera le même. Aussi longtemps que tu travailleras sur support papier, tu te le coltineras. MILLER : Le format brochure est vraiment minable. Le concept même de bande dessinée périodique ne tient pas debout. Ce n’est pas simplement mauvais pour le commerce, ça a également des conséquences catastrophiques au niveau artistique. On est forcé de condenser le contenu à l’excès pour que le bouquin vaille 2,50$, mais ça avait un sens quand le prix était encore de dix cents. Maintenant, il faut débourser plus de deux dollars pour acheter une bande dessinée, alors que les histoires ne font que vingt pages, et [les artistes] sont obligés d’insérer neuf cases sur une seule planche.
Ci-contre : Le format « pamphlet » 32 pages : un espèce en voie de disparition ? © 1997 Frank Miller, Inc.
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EISNER : C’est un gros problème par rapport au support en ce moment : qu’il n’existe pas vraiment de livre accessible à un prix raisonnable. Un livre de 32 pages coûte à présent 2,25$ (environ 1,90 euros) – qui a les moyens de mettre autant d’argent là-dedans ? MILLER : Ça n’a pas de sens. Il n’y a que la tradition qui puisse expliquer une chose pareille. EISNER : Quoique... je viens de recevoir un gros paquet de DC Comics et il contenait un livre au format allongé. MILLER : Ils se sont inspirés de 300. EISNER : Vraiment ? 1 N. d. T : “widescreen”
MILLER : Je crois que ça s’appelle le format grand écran1 ou quelque chose de ce genre. EISNER : Je trouve ça génial – quelqu’un a fait un effort pour aller au-delà de la forme. En ce qui me concerne, j’aime bien le format classique, parce que je pense que mes lecteurs y sont habitués et que ça correspond à leur façon de lire. MILLER : Je crois que mon instinct me pousse à essayer de travailler de plus en plus sur un format horizontal. Pour moi, la raison pour laquelle des livres sont généralement verticaux, c’est parce qu’ils sont écrits en prose, et nous ne voulons pas lire de trop longues lignes de prose. Mais la façon naturelle de lire des bandes dessinées, c’est horizontalement. J’ai le sentiment que moins il y a de lignes, mieux c’est, et que plus les lignes sont larges, mieux c’est. Grossièrement, c’est une page qui ressemble à une planche publiée dans les quotidiens du dimanche (Sunday strip), mais qui se lit horizontalement. En travaillant sur 300, j’ai trouvé que ce format avait quelque chose de plus organique, parce qu’en tant qu’êtres humains, nous avons tendance à regarder d’un côté à l’autre plutôt que de haut en bas. L’image horizontale, selon moi, est bien mieux adaptée pour représenter un paysage ou un détail.
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EISNER : Je me souviens très bien de 300, parce que j’ai passé quelque temps à l’étudier. Je l’ai lu deux ou trois fois, pour pleinement apprécier ton travail sur ce livre. Mais finalement, tu ne rompais pas tellement avec le format géométrique que tu dois te coltiner, j’ai plutôt trouvé qu’au sein de ce format, tu déplaçais le regard et tu développais l’espace – c’est également pour cette raison que j’ai abandonné les [bordures] de case. Tu engageais le lecteur dans l’espace, ce qui est complètement différent. Souviens-toi que les bandes dessinées sont ce qu’elles sont parce que tous les livres sont faits de cette façon. Quand un enfant commence à lire, il lit les livres de la même manière que les bandes dessinées sont imprimées de nos jours.
Le format « grand écran » de 300. Chaque numéro était constitué de doubles pages, qui n’en formaient qu’une seule, horizontale, dans la version reliée de la série complète. © 1998, 1999 Frank Miller, Inc.
MILLER : Toi-même, tu t’es battu avec le format. La plupart de tes livres font 15x23 [centimètres] à présent, plutôt que la taille d’une bande dessinée classique. Le format classique de bande dessinée est tout simplement affreux. Il est hideux. On 13
ne sait pas dans quel sens le prendre. Ce n’est pas assez grand pour être un livre d’art. EISNER : La différence entre le 18x25,5 et le 15x23, c’est que le 15x23 offre une plus grande intimité, à mon avis, et il inscrit également le livre dans un domaine qui permet au lecteur de reconnaître l’objet en tant que livre. Le lecteur adulte n’aime pas lire un livre au format 18x25,5, parce c’est comme une bande dessinée. Mais il préfère ouvrir un livre au format 15x23, parce que tous ses romans sont au format 15x23. MILLER : Il est aussi plus facile à transporter. En me préparant à partir pour l’aéroport, je me disais, « Bon sang, il me faut quelque chose à lire. Le journal ne suffira pas. » J’ai regardé autour de moi et je me suis dit, « Ça fait un bail que je n’ai pas lu de bande dessinée. » J’étais en train de terminer un boulot et je ne lis jamais de bande dessinée quand je suis en plein travail. J’ai aperçu un gros livre de Charles Burns, mais il était trop volumineux à transporter, et à ce moment-là je me suis retrouvé dans la position du lecteur. Pour moi, c’était un des ces moments au cours desquels je me dis que le format est vraiment important. EISNER : Ce sont des facteurs importants, c’est vrai. C’est un tout. Mais, encore une fois, toi et moi avons grandi avec le papier. Aujourd’hui encore, quand je reçois un livre que je viens juste de publier, je l’ouvre pour le sentir. MILLER : Ouais, c’est comme une voiture neuve. EISNER : Tout a fait ! Ça a une odeur de « livre neuf ». Ça remonte à l’époque où je nettoyais des presses dans une imprimerie. Nous avons affaire à une façon de voir communément admise sur ce que le lecteur connaît et comprend, et c’est ce qui est extraordinaire pour des gars comme toi et moi, parce que nous avons quelque chose à faire évoluer. Si nous voulons avoir des lecteurs, nous devons rester dans le cadre de ce que les gens veulent lire. MILLER : Mais il y a également une tare historique qui me met en rogne. Encore une fois, nous avons affaire à un journal 14
plié en quatre. Ce n’est plus une contrainte d’impression. C’est une tradition. En fait, nous sommes esclaves du format des sacs plastiques Mylar2. Et c’est insensé ! À long terme, c’est suicidaire. Nous ne pouvons pas continuer sur cette voie sans chercher à modifier la forme et enfin travailler sur un format convenable. Plus grand ou plus petit, peu importe – juste quelque chose de neuf.
2 N. d. T : Fabriquant célèbre de film polyester.
La petite taille offre une véritable intimité. Je pense qu’une des raisons pour lesquelles c’est un format attirant, si je peux me permettre d’essayer de clarifier ta pensée, c’est qu’on le perçoit avant tout comme une forme littéraire et ça le rapproche de la prose. Je crois qu’on entretient une relation différente avec un petit livre que celle que l’on entretiendrait avec un grand format. Un livre d’art est presque un objet qui appartient à la communauté. Si tu ne te tiens pas trop loin de ce livre, tu peux en profiter également. Avec Un pacte avec Dieu, il n’y a plus que toi et le lecteur. T’es dans la pièce avec le type et il n’y a personne d’autre. J’aime le grand format et j’aime le petit format. Je voudrais juste que les étagères dans les magasins de bande dessinée soient organisées différemment. Je voudrais qu’elles aient toutes sortes de formats différents, plutôt que ce soit toujours le même format hideux qui domine. EISNER : C’est vrai. Je suis d’accord avec toi. C’est une des rares fois dans toute cette discussion où je suis entièrement d’accord avec toi et où je ne changerais pas un seul mot [Frank Miller rit]. Je ne suis pas dérangé par l’étrangeté du format. Si quelqu’un propose un livre qui fait 30,5x35,5 ça me va, je n’y vois aucun inconvénient. Seulement, il n’offre pas d’intimité. MILLER : Le format des bandes dessinées est étrange. En fait, puisqu’il est question d’impression, ils gaspillent 7,5 centimètres de papier en haut de tout ce qu’ils publient au format bande dessinée. Le papier est, en réalité, plus grand et plus fin. EISNER : C’est vrai : la taille moyenne d’une page qui sort de presse est en fait de 21,5x28 cm. Le papier standard fait cinquante-six centimètres de large. Il y a plusieurs raisons à cela. 15
Une fois de plus, nous cherchons tous les deux à entrer en contact avec le lecteur. Dans ta série Sin City, le noir et blanc crée une intimité : tu t’adresses directement au lecteur. Pour moi, la couleur est de trop. À mon avis, la couleur est comme un très grand orchestre symphonique qui jouerait derrière Edith Piaf. MILLER : Tu parles de la couleur et j’aimerais continuer un peu là-dessus. J’ai la chance de travailler avec une coloriste vraiment très douée. Je trouve que lorsque je travaille avec Lynn [Varley], le projet prend une dimension complètement différente que lorsque je me contente du noir et blanc. EISNER : La couleur de 300 était sensationnelle. Ça chantait. Mais, le style que tu as utilisé se prêtait bien à la couleur. On aurait dit un opéra. MILLER : Quand je travaille avec Lynn, c’est une véritable collaboration d’artistes. Je lui concède une partie de mon autorité d’auteur pour obtenir un effet complètement différent. Je ne lui donne aucune directive. Mais c’est un genre de bande dessinée très différent. EISNER : Ce n’est pas du tout une bande dessinée, c’est un livre. Je considère 300 comme un livre à part entière. MILLER : Tu as automatiquement fait référence à la musique quand tu as parlé de la couleur. C’est amusant, parce que lorsque je travaille avec Lynn, tout n’est plus que son et température. C’est vraiment un travail de mise en scène. Je suis principalement le metteur en scène, mais sûrement pas le réalisateur. La couleur est un arsenal si puissant et je ne vais pas y aller par quatre chemins : elle est vraiment mal utilisée dans notre domaine. Tout est fait à l’aérographe et c’est tellement compact. La plupart des bandes dessinées tirent sur le marron en ce moment, depuis l’arrivée des ordinateurs. Il y a une absurdité joyeuse chez les super héros qu’il serait bon de rencontrer plus souvent dans la plupart des bandes dessinées, selon moi. Mais bon, il y a également des bandes dessinées magnifiquement mises en couleur. En Europe surtout. Et, bien entendu, 16
certains des tirages limités en couleur qui jouent un rôle important pour des auteurs comme David Mazzucchelli, Chris Ware et Dan Clowes. EISNER : Globalement, j’ai l’impression que la couleur a été fonctionnellement utilisée comme un outil marketing. Par exemple, dans mes cours, on me posait toujours des questions sur la mise en page. Les élèves me demandaient comment je composais une page et je leur disais toujours que la page se compose d’elle-même. Mais ça vient une fois de plus des dirigeants des grosses maisons d’édition qui te disent : Fais-moi un livre de sorte qu’en l’ouvrant, les lecteurs le regarderont et diront, « Oh, il faut absolument que j’achète ce livre. » La planche doit être enthousiasmante. Il faudrait que tout le monde utilise la pleine page. Ça m’a toujours amusé qu’on fasse référence à ma première planche comme une pleine page (splash page3). Je ne sais pas pourquoi. Je n’ai jamais fait d’éclaboussure, sauf une fois où j’ai renversé de l’eau sur une planche [Frank Miller rit].
3 N. d. T : “splash” signifie éclaboussure.
Quoi qu’il en soit, les livres sont conçus de nos jours pour être attractifs au moment où on les ouvre. Ils hurlent. Le contenu n’est pas du tout important. La grosse différence c’est que lorsque John Updike s’assoit pour écrire un livre, il ne se demande pas : « Est-ce que ce sera en Bodoni ou en Cheltenham [deux polices de caractère très différentes] ? Peutêtre qu’on va utiliser Times Roman ! » Il ne s’inquiète pas de la police qu’il utilise. Il n’y pense même pas. Je pense que la couleur est essentiellement utilisée comme une sorte d’emballage, plutôt que comme un moyen de raconter une histoire. MILLER : Dans Sin City, je me suis plusieurs fois amusé à utiliser la couleur comme un outil narratif spécifique, une seule couleur. Une fois, il s’agissait simplement de la couleur de la robe d’une femme et l’effet était évident. Parce que son personnage était mis en valeur tout au long de l’histoire. EISNER : C’était l’histoire où sa robe était rouge ? [Miller acquiesce de la tête.] C’était vraiment très efficace. 17
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MILLER : C’est incroyable comme ça fonctionne. La couleur est vraiment puissante et je déteste qu’on la gaspille. Je trouve qu’il devrait y avoir plus de livres en noir et blanc, pas seulement parce qu’ils fonctionnent très bien, mais aussi parce que si tu n’utilises pas la couleur dans un but précis, à quoi bon gâcher l’encre ?
Ci-contre : Une pleine page (splash page) du Spirit, sur les quais, publiée pour la première fois le 11 décembre 1949. © 1949 Will Eisner
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3. L a B alade sous la pluie
EISNER : Les livres en noir et blanc doivent avoir un contenu parce qu’ils sont lus. Par opposition à la couleur, qui est plutôt absorbée [rire]. Ce n’est pas un accident si Un pacte avec Dieu était en sépia. J’avais le choix de le faire en monochromie ou en bichromie. MILLER : C’était une décision importante. Je me souviens quand le livre est sorti, ça m’a presque provoqué un choc physique. EISNER : C’est exactement ce que j’essayais de dire. Les gens disent qu’on rêve en marron, t’as déjà entendu ça ? Les psychologues prétendent qu’on rêve en marron. Mais c’était la seule façon d’utiliser la couleur qui donnait un ton au livre. J’avais l’impression que ça développait une intimité entre moi et le lecteur, comme si nous parlions avec des voix étouffées. MILLER : J’aimerais qu’on parle un peu plus d’Un pacte avec Dieu. C’est vraiment une œuvre séminale. Dès le début, avec la balade sous la pluie, une des raisons pour lesquelles cette œuvre
Ci-contre : l’intimité du noir et blanc – ou, dans le cas d’Un pacte avec Dieu, le sépia – et le lettrage en grands caractères d’Eisner servent tous les deux à créer un contact rapproché avec le lecteur. © 1978 Will Eisner
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est marquante, c’est que tu l’as lettrée avec de grands caractères. Ça captive le lecteur. Juste quelques mots, lettrage très grand, on dirait presque un livre pour enfants, même si le contenu n’est évidemment pas destiné aux enfants. Et à mesure que l’histoire devient plus compliquée, le lecteur est capturé, il est donc forcé de te suivre jusqu’au bout. Mais on rentre vraiment dans l’histoire. On a l’impression de marcher avec quelqu’un sous la pluie. EISNER : Ah, oui, la balade sous la pluie. MILLER : Pas seulement la balade sous la pluie, il y a aussi la tension croissante. C’était vraiment quelque chose. EISNER : C’est un truc purement théâtral que je n’ai pas inventé. Tu l’as peut-être utilisé dans certains de tes livres. MILLER : Oui, dans le premier Sin City. Il y a une scène qui se déroule sur environ dix pages dans laquelle je voulais créer autant de tension que possible grâce à la pluie. C’était ma façon de dire : « Voilà ce que je veux faire. J’ai quitté la bande dessinée pendant deux ans et je suis de retour. » Je me suis assis et j’ai fait exactement ce que je voulais, sans y penser. C’était ma balade sous la pluie. EISNER : Je crois que j’ai un exemplaire de celui-là sur l’étagère. [Il inspecte le livre.] C’est génial. C’est vraiment puissant. Je peux entendre le vent siffler. Sans lire le texte... par le biais d’un artifice [purement] visuel, tu provoques une émotion chez le lecteur. Je peux sentir la pluie et je peux entendre le hurlement du vent et la pluie tomber dans le caniveau. Puis soudain, un visage apparaît. Tout à coup, il commence à prendre forme. Je te félicite. MILLER : J’ai également beaucoup utilisé la peinture blanche sur cette planche. EISNER : Vraiment ? On dirait que tu as travaillé sur de la carte à gratter. MILLER : Non, j’ai travaillé par couches sur une feuille de papier blanc. J’ai appliqué les traits noirs au pinceau, puis j’ai 22
ajouté du blanc. EISNER : Est-ce que tu as d’abord dessiné le visage et fait le reste après ?
La balade sous la pluie de Miller (et de Marv), tiré de Sin City : Sin City. © 1992 Frank Miller, Inc.
MILLER : Oui. EISNER : C’est comme ça que j’aurais procédé. J’aurais d’abord dessiné tout le personnage, puis j’aurais ajouté le blanc. MILLER : J’ai tendance à travailler à partir d’une image assez précise, et puis je la dégrade. EISNER : Ok, tu dis « dégrader » – tu la transformes. Il y a 23
une scène de neige dans le livre sur lequel je travaille [Fagin le juif]. J’ai d’abord terminé la scène puis j’y ai ajouté les éclaboussures de neige. MILLER : Est-ce qu’il t’arrive d’utiliser de la frisquette liquide ? EISNER : Qu’est-ce que c’est, une sorte de colle caoutchouc ? MILLER : C’est presque comme de la colle caoutchouc, mais c’est un peu plus fluide, comme ça tu peux vraiment la faire gicler du pinceau. J’en ai beaucoup utilisé sur Valeurs familiales. Ce qu’il y a d’amusant avec ça, c’est que ça permet une sorte de création accidentelle, parce que tu encres par dessus la frisquette, puis tu retires l’encre et tu ne sais pas à quoi ça ressemblera à la fin. EISNER : Ah, oui ! J’ai déjà fait ça. Dans un livre, j’ai écrit le titre avec de la colle caoutchouc, j’ai peint les lettres, puis j’ai encré par-dessus et j’ai retiré la colle caoutchouc. Ça permet d’obtenir des effets très intéressants. MILLER : Ouais. Une fois, j’ai acheté aux enchères un vieux Johnny Craig de chez EC [Entertaining Comics], toute l’histoire se passait dans la neige et je suis devenu dingue à essayer de comprendre comment il avait fait la neige sans ajouter de blanc. J’ignorais complètement qu’on pouvait faire ça. Ça laisse la planche incroyablement blanche [Eisner rit]. EISNER : J’ai toujours été surpris de découvrir, quand j’ai vu les originaux de Milton Caniff, qu’il utilisait beaucoup de peinture blanche. Ce qui m’a intrigué la première fois que j’ai vu le travail de Milton Caniff, c’est la façon dont il traitait la neige. Il dessinait une maison dans la neige juste avec quelques ombres noires et une fenêtre, et on voyait bien que c’était une maison dans la neige.
Ci-contre : Encore plus de pluie dans la ville sans pitié. © 1992 Frank Miller, Inc.
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MILLER : Il avait une façon de suggérer la texture qui était assez surprenante. Lorsque je travaillais sur 300, j’ai essayé de trouver un moyen de suggérer la texture des casques. Je ne voulais pas faire de décorations minutieuses, mais je voulais
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La scène de neige d’Eisner tirée de Fagin le juif : la neige a été projetée sur le dessin terminé. © 2003 Will Eisner
qu’ils donnent l’impression d’être en métal et d’avoir vraiment été portés. Je me demandais comment faire et j’ai regardé un strip de Terry et les pirates de Caniff qui datait de la guerre [la seconde guerre mondiale] et on y voyait un casque. Je jurerais qu’il avait encré ce truc en dix secondes et c’était parfait. Un trait de crayon et le tour était joué. EISNER : Il était doué. MILLER : Ce qu’il s’est passé avec le premier Sin City, c’est que j’ai redécouvert le plaisir de dessiner sur cet album. Je n’avais pas de patron et c’était le premier truc que j’ai réalisé entièrement seul. EISNER : C’est du concentré de Caniff : bon dessin de base avec une quantité illimitée de noir. C’est courageux. En fait, c’est l’exemple que donnent les étudiants quand ils parlent de courage. Il me demandait souvent, « Où avez-vous trouvé le courage d’utiliser tout ce noir ? » C’est parce que ton dessin de base est bon et affirmé. C’est du bon boulot de dessinateur ça. MILLER : La scène de pluie a été une des deux scènes où j’ai commencé à arrêter de penser au nombre de pages. Pour moi,
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c’était comme si je venais de sortir de la caverne pour voir le jour. EISNER : Je sais que ce qu’on ressent dans ce cas là. Un pacte avec Dieu a été l’album sur lequel je suis revenu en arrière et je me suis dit, « Qu’ils aillent au diable ! Il fera 200 pages. » Mais les contraintes que tu t’imposes t’obligent à innover. Les pleines pages dans Le Spirit sont issues d’une contrainte. Je ne me suis pas levé un matin en me disant « je vais dessiner une pleine page. » C’était une contrainte. Une de mes couvertures devait paraître dans un journal et je devais me battre avec tout le reste pour attirer l’attention du lecteur. Et il y avait une autre contrainte : je n’avais que sept pages pour raconter mon histoire et il fallait que je captive rapidement le lecteur. C’est de là qu’est venue la pleine page. Mais la question du temps... le temps dans ce médium est un des problèmes majeurs. Il y a plusieurs choses que ce médium est fondamentalement incapable de traiter. L’une d’entre elles est le son, c’est pour ça que nous utilisons des bulles. L’autre c’est le temps. Nous ne pouvons pas donner l’impression de temps. MILLER : Eh bien, c’est ça qui est amusant. EISNER : Tout vient de là. C’est pour ça que tu peux te permettre de faire durer une scène de pluie pendant quatre pages dans le seul but de montrer au lecteur un personnage dont les contours se dessinent sous une pluie battante. Le mouvement pose également problème. Nous devons suggérer le mouvement. MILLER : En ce qui concerne le mouvement, une des choses que j’apprécie dans la bande dessinée, c’est qu’on est libre de l’exagérer. EISNER : Tu le fais très bien. On a l’impression que tes voitures se déplacent vraiment [Miller pouffe de rire]. MILLER : Mais on s’est égaré. Je voudrais revenir à ton lettrage dans Un pacte avec Dieu. C’était assez puissant. EISNER : C’était intéressant de lettrer ce livre. J’en ai jeté environ treize pages. Je l’avais composé, je l’ai regardé et j’ai pensé : « Au diable – je vais revenir aux bulles ! » 27
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Ça nous amène à un passage intéressant de l’histoire de la bande dessinée que nous pourrions peut-être aborder ici. Vers le milieu des années trente, les agences de presse ont décidé qu’elles voulaient améliorer la qualité des bandes dessinées et elles ont embauché de bons illustrateurs, comme Alex Raymond. L’idée était d’employer des gens talentueux. Puis, juste avant la guerre, il y avait un journal en ville, le New York Compass, qui a lancé un strip qui s’appelait Barnaby, et toutes les bulles étaient faites en composition. Parce que tout à coup, le problème était de savoir quoi faire des bulles – ce terrible artifice que nous devons nous coltiner – et il fallait trouver une solution. Ce fut un effort pour améliorer la « qualité ». MILLER : Je signe sans doute mon arrêt de mort, mais je dois dire que Hal Foster avait tort.1 EISNER : Eh bien, Hal Foster était Hal Foster. Il n’avait pas tort, il était juste Hal Foster [rires]. Je vais te parler des bulles. Les agences de presse ont lancé de grands illustrateurs. Hal Foster en faisait partie, Alex Raymond aussi, et il y avait d’autres grands dessinateurs-encreurs qui se sont mis à faire de la bande dessinée. L’idée principale était de produire de la qualité. Leur idée de la qualité passait avant tout par un meilleur dessin. Mais le lettrage dans les bulles, c’était autre chose. Certains disaient : « Va te faire voir, je fais mes propres bulles. » Comme Al Capp, dont les lettres étaient très, très grandes et hurlaient littéralement. Tout comme Al. Quand Al Capp riait, tout l’immeuble tremblait. Quand il parlait, il parlait fort.
1 N. d. T : Miller fait référence à l’absence de bulles dans les histoires de Prince Valiant.
MILLER : J’ai toujours entendu dire qu’il avait un sacré caractère. EISNER : C’est vrai. Le fait est qu’il fallait vraiment faire un effort sur les bulles. Les bulles ont toujours posé problème et elles en posent encore aujourd’hui. C’est un sujet sur lequel je me suis souvent torturé l’esprit. Il semble qu’une des grandes inhibitions dans ce métier, ce qui fait que les lecteurs adultes refusent de nous lire, ce sont les bulles. Quand les lecteurs ouvrent un livre et qu’ils aperçoivent des bulles, ils le referment sur le champ parce que c’est une bande dessinée. Il n’y a pas de
Ci-contre : Une pleine page du Spirit permettant au lecteur d’entrer rapidement dans l’histoire. © 1949 Will Eisner
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Le mouvement suggéré de la voiture défiant la gravité de Miller, tiré de Sin City : Valeurs familiales. © 1997 Frank Miller, Inc.
bulles, ils achètent le bouquin. MILLER : Je pense que c’est peut-être en train de changer. EISNER : Je l’espère. MILLER : Les bulles sont si importantes – je le dis de façon positive. EISNER : C’est la seule façon de s’en sortir avec l’oral. MILLER : C’est intéressant que tu dises qu’il y a eu une volonté d’imposer les bulles, parce que de temps en temps, les bandes dessinées ont utilisé les caractères d’imprimerie. De manière
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