Joe Sacco, Goražde - édition anniversaire

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GOR AŽDE


GOR A JOE SACCO


AŽDE RACKHAM


Ce livre est dédié à la ville de Goražde où j’ai passé quelques-uns des meilleurs moments de ma vie.

ISBN 978-2-87827-142-3 | Dépôt légal : Quatrième trimestre 2011 | Traduit de l’anglais par Stéphanie Capitolin et Sidonie Van den Dries | Les textes de Christopher Hitchens et de Joe Sacco ont été traduits par Corinne Julve | Goražde © 2000 Joe Sacco | Matériel additionnel © 2011 Joe Sacco | Introduction © 2000 Christopher Hitchens | Les textes des chansons sont © de leurs auteurs respectifs : Born in the U.S.A. (Bruce Springsteen) ; Dead Flowers (Mick Jagger / Keith Richards) ; Helter Skelter ( John Lennon / Paul McCartney) ; Hotel California (Don Henley / Glenn Frey / Don Felder) ; More Than I Can Say ( J.I. Allison / Sonny Curtis) ; One (Bono) ; Proud Mary ( John Fogerty) ; The Sound of Silence (Paul Simon) ; Twist and Shout (Burt Russel / Phil Medley) | Originally published in the U.S. by Fantagraphics Books, 7563 Lake City Way NE Seattle WA 98115 | Published by arrangement with Fantagraphics Books | Tout droit réservé | © 2011 Rackham pour l’édition française | contact@editions-rackham.com | www.editions-rackham.com | Achevé d’imprimer en octobre 2011 sur les presses de Grafiche Milani à Segrate (Italie)


INTRODUCTION par Christopher Hitchens

L’été 1992 à Sarajevo, quand la communauté de journalistes se retrouvait dans le bar du Holiday Inn défiguré – évoquer un Holiday Inn défiguré plutôt que défigurant en dit long sur la nature surréaliste de la situation – on y échangeait quantité d’anecdotes sur tel ou tel plan avorté, telles rencontres fortuites, comme on y comparait les divers styles de gilets pare-balles. J’avais noté qu’il y était aussi question d’une ville plus effrayante encore que Sarajevo. Relativement proche, elle paraissait, blocus aidant, aussi incroyablement inaccessible que Dubrovnik, sur la côte adriatique, ou la lointaine Zagreb. Les termes « aires », « quartiers » ou, plus étrange encore, « zones » et « enclaves » passaient dans le langage courant reflétant peu à peu la balkanisation des esprits. Dans la mesure où chacun prononçait son nom à sa façon « Goreaj-day », « Gorr-as-dee », j’eus du mal à le retrouver sur ma carte. Ce nom qui me devenait de plus en plus familier évoquait pourtant un lieu apparemment plus dévasté encore que la capitale bosniaque : piètres transmissions radios, rumeurs de famine, de viols, voire même de cannibalisme.

Un lieu digne de respect ou de mépris en fonction de l’humeur et de l’état d’esprit. Erigé si longtemps comme un affront à la civilisation, mais néanmoins si abruptement interrompu suite au compromis le plus compromettant que l’habileté politique holbrookienne eut pu concocter, le siège de Sarajevo de même que la chute des « zones de sécurité », telles que Srebrenica et Žepa, ont comme basculé dans une zone de semi inconscience collective. D’une façon un peu trouble, en effet, les gens ont craint que les charniers de ces deux enclaves n’aient été le prix à payer – et même la pression nécessaire – pour obtenir la signature bosniaque aux accords de Dayton. Pourtant, ceux-ci ne débouchaient-ils pas sur la paix ? Et même sur un « processus de paix » ? Ainsi, n’est-ce pas formidable, qu’au moment même où nous nous pardonnions les uns les autres, Joe Sacco se manifeste, pour nous faire entendre un autre son de cloche et éclairer nos lanternes. Et n’est-ce pas formidable également qu’il ait choisi de le faire à travers Goražde la délabrée, la


démodée, l’inaccessible, au détriment d’un coin en vogue de la guerre. Nous saluerons tout d’abord son approche à la fois visuelle et sonore. En quelques traits, j’ai revu l’architecture bosniaque si particulière – ses pignons, ses fenêtres – et su où je me trouvais : loin d’une station de villégiature branchée. Ensuite viennent les détails, comme la balafre « patte d’ours » faite par un tir de mortier sur le trottoir. Et, plus facile à reproduire mais non moins impressionnante, l’allure sinistre d’une maison en bois calcinée, réduite à sa charpente et à sa cheminée de briques. Aussi emblématiques de la Bosnie que les clochers ou les minarets (plus emblématiques même que ces derniers dans la mesure où les nationalistes serbes se sont appliqués à dézinguer la plupart des mosquées pendant le « cessez-le-feu ».) Quant au récit, j’en ai rarement entendu de plus honnête concernant le théâtre de l’absurde et de la honte qu’aura représenté cette guerre. Avec, d’une part, tout son cortège de volontaires internationaux (personnel humanitaire, artistes bénévoles, sans oublier la presse) s’acharnant à ne jouer ni les voyeurs ni les naïfs, quitte à tomber dans un pseudo cynisme paternaliste ou encore dans un idéalisme larvé. Et, d’autre part, les autochtones, héritiers d’une longue tradition d’hospitalité et de gusto, fondant en partie leurs espoirs sur l’empathie que leur témoignaient ces étrangers, sans vouloir pour autant se prostituer. Entre les deux camps, la barrière de la langue souvent mise à mal par la prune locale donnait lieu à des échanges maladroits teintés de bonhomie forcée. (« Vous Américain ? » « Non. » « Français ? » « Non. » « Ah, – Allemand – on aime beaucoup les deutschemarks, ha ha ha. » « Non. » « D’où êtesvous ? » « D’Angleterre. » « Les Anglais, very good. ») Ni internationaliste extatique, ni membre furieux des moudjahidin, Joe Sacco n’était pas non plus – bien qu’il se représente ainsi dans ses vignettes comme s’il voulait qu’on le lui pardonne un peu – un Zelig dépourvu de sentiments, incapable de s’impliquer. Les Bosniaques, faits de matériaux humains, échappent par conséquent à tout portrait romancé. À force d’observations minutieuses, néanmoins, Sacco a pu établir clairement qu’ils n’avaient nulle intention de nuire à leurs « voisins », fussent-ils les anciens États yougoslaves limitrophes ou les familles habitant la porte à côté. La Bosnie ne menaçait personne. Les Bosniaques avaient une longue pratique de la cohabitation facile. Tels un gangster ou un violeur sur le point de passer à l’acte, ceux qui les ont dispersés ou massacrés ont dû d’abord s’auto-conditionner, mentir et hurler. Si là ne réside pas toute l’histoire, cela reste un élément clé lorsqu’on souhaite la raconter. Sacco a choisi de le faire à travers le prisme de Goražde, et nous lui en sommes redevables. Tout microcosme doit être replacé dans son contexte et là aussi j’ai trouvé impressionnante sa façon de le restituer. Ses encarts historiques et géographiques ne font pas l’impasse sur les périodes historiquement compromettantes pour les Bosniaques et l’islam bosniaque (la Deuxième Guerre mondiale, notamment). Même si certains sont exemplaires, les Bosniaques que nous croisons dans ces pages ne sont pas non plus héroïques ; tout Occidental pourra s’identifier sans

peine à la banalité de leurs besoins et de leur cupidité. Bon et alors, semble dire Sacco, allez-vous ignorer la dispersion et l’extermination de ceux qui vous rappellent tellement vos disgracieuses personnes ? Lui se garde bien de le faire. S’il y a de la colère dans ces pages – et j’aurais pu franchement en ingurgiter quelques pintes de plus – elle n’est pas dirigée contre « les Serbes ». Même dans les cas extrêmes, les victimes bosniaques appellent les serbo-fascistes des « tchetniks », façon de les détester dignement sous une étiquette historico-politique plutôt qu’ethnique. Non, Sacco réserve son mépris aux « soldats de la paix », frileux, irresponsables et veules qui défendent un marécage de neutralité et de morale douteuse dans lequel les innocents finissent par être la proie de leurs agresseurs. Pourquoi la route qui reliait Sarajevo à Goražde est-elle restée impraticable ? N’avait-elle pas fonctionné sans problème durant les décennies d’un socialisme d’État inefficace ? Pourquoi les forces de l’OTAN qui, dans la même période, s’étaient préparées à déclencher une guerre thermonucléaire à tout moment, ont-elles estimé déplacé de s’occuper d’un ridicule blocage routier instigué par une bande de bras cassés et de boit-sans-soif racistes ? Ceux qui ont assisté à ce piètre spectacle ne pourront jamais l’oublier. Pas plus qu’ils ne se demanderont comment les actes les plus ignobles de l’histoire auront pu être exécutés à la barbe du monde, en toute impunité. En écho à la propagande de Milošević, leur « partenaire dans la paix » jusqu’en 1999, il est devenu primordial pour les gardiens de l’après guerre froide de considérer civils bosniaques et tchetniks sur un pied d’égalité sans quoi la honte pourrait les étouffer. Ayant vidé mon sac, j’ajouterai quelque peu timidement maintenant que M. Sacco marie par ailleurs habilement humour, ironie et autodérision. « Il suffit d’un village »1, dit-on, et peu importe ce que signifie l’expression, c’est probablement le cas. Un village ou une petite ville provinciale comme Goražde peut décanter des années dans les fûts de l’histoire. Ses citoyens peuvent en grande partie vivre heureux ou du moins réconciliés. Mais l’aspect terrifiant concernant le fascisme, c’est qu’il lui « suffit » de quelques gestes (tête de cochon dans une mosquée, rumeur de kidnapping d’enfant, provocation armée lors d’une cérémonie de mariage) pour déstabiliser ou même défaire les liens sociaux et humains tissés par plusieurs générations. Normalement, les fascistes n’ont pas le courage d’attaquer seuls ; ils ont besoin d’être rassurés par leurs supérieurs ou du soutien d’un pouvoir extérieur, ou encore de savoir que la « loi », nationale ou internationale, ne sera qu’une blague aux dépens de leurs victimes. Trois conditions dont ils ont bénéficié en Bosnie. Mais en bordure des fresques médiévales de chaos et de folie, où les humains en panique invoquent le soutien des Dieux, on trouve souvent ce personnage oblique, en marge de la scène, qui espère sans doute se souvenir et survivre au carnage pour reconstruire une communauté. Nous l’appellerons le dessinateur moral, du moins pour l’instant, et nous lui en serons reconnaissants. ◆ 1 Référence à It takes a village, livre d’Hillary Clinton publié en 1996. (N.d.T.)


QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LA BOSNIE, SARAJEVO ET GORAŽDE par Joe Sacco

C’est ma rage contre cette guerre, plus proche du carnage que du combat entre armées, qui m’a incité à me rendre en Bosnie.

… Si cette évaluation des événements qui ont éclaté dans l’État nouvellement indépendant des Balkans au début des années 1990 semble manquer de nuance – et peut être est-ce le cas – je continue de la trouver fondée. Les Serbes bosniaques nationalistes qui disposaient de l’armement, des soldats et des milices de ce qu’il restait de la Yougoslavie ont sans nul doute décimé les civils bosniaques. À dater de la Grande Guerre, tous les conflits gravés dans nos esprits comptent une majorité écrasante de civils parmi leurs victimes. La guerre en Bosnie n’échappe pas à la règle. Qu’elle se soit jouée entre Européens est plus inhabituel, pour ne pas dire choquant, surtout aux yeux des Occidentaux bercés par la longue promesse de « paix durable » scellée au lendemain de 1945 (Point de vue, non dénué d’eurocentrisme, je le reconnais ; mes collègues et moi-même nous sommes d’ailleurs demandés pourquoi nous n’étions pas allés couvrir le cataclysme rwandais qui se déroulait au même moment. Mais je laisse aux pédants le soin de répondre à cette question). Je dois avouer que je n’ai pas saisi d’emblée l’horreur de la nouvelle situation des Balkans happés dans une spirale de déconstruction. Quand la Slovénie a initié ce qui déboucherait sur l’éclatement de la Yougoslavie, en 1991, je vivais à Berlin. Mon ami Christof Ellinghaus et moi allions voir un concert à Munich quand je lui ai proposé, ne plaisantant qu’à moitié, de rouler encore quelques heures vers le sud, histoire de voir les avions à réaction yougoslaves mitrailler les routes slovènes. L’irruption de la violence provoquée par la sécession de la Slovénie était certes troublante par sa proximité,

mais elle me paraissait absurde et quelque part infondée. La Croatie proclamerait son indépendance peu après. Les conflits et le nettoyage ethnique à grande échelle ne faisaient que commencer. Pour tenter d’y voir un peu plus clair, j’absorbais analyses de spécialistes et débats d’experts où la formule « haines anciennes » revenaient très souvent sur le tapis. Une autre façon de dire : « vous ne pourrez pas comprendre », ou encore : « ce ne sont pas nos oignons ». Il est vrai qu’il m’était facile de m’attarder un instant sur un article ou une photo dérangeants et d’oublier le problème sitôt la page du journal tournée. D’autant qu’à l’époque je préparais une série de comics sur le conflit israélo-palestinien, après avoir séjourné dans les Territoires occupés. En avril 1992, la Bosnie dénouait à son tour ses liens avec la Yougoslavie. Ce dernier débordement d’hostilités s’ajoutait à ma confusion, de nouveaux acteurs entraient en scène, de nouvelles revendications apparaissaient. Mais la Bosnie avait quelque chose de spécial qui retenait mon attention. La Bosnie avait Sarajevo. Sarajevo avait accueilli les Jeux olympiques d’hiver en 1984, c’était aussi la ville où avait éclaté la Première Guerre mondiale, son nom m’était familier. Mais surtout, Sarajevo, qui endurait de violents bombardements et les attaques de tireurs embusqués, avait d’emblée affirmé son désir de « vivre ensemble » plutôt qu’en fonction de lignes de faille préfabriquées. Serbes, Croates et Musulmans revendiquaient clairement leur intention de rester unis en dépit des massacres ethniques qui sévissaient. Le courage intellectuel qu’il a fallu


aux Sarajéviens pour résister à la paranoïa ambiante et au désir de chercher refuge dans leur communauté respective forçait l’admiration des journalistes occidentaux ainsi qu’en attestaient leurs articles et reportages. Contribuant à me séduire également. Bien que séduisante, ce n’était bien sûr qu’une facette de l’histoire. Des milices quasi criminelles, majoritairement musulmanes, défendaient leur ville en expulsant les Serbes de leur domicile, voire en les massacrant (ce que je détaillerai plus tard dans The Fixer). Sitôt retombé sur ses pattes, le gouvernement bosniaque s’est empressé de juguler ces exactions, mais l’image pourtant vendeuse d’une Sarajevo fièrement cosmopolite était sérieusement entachée. C’est pourtant bien la capitale bosniaque qui m’a incité à m’intéresser de plus près à ce conflit. À lire tout ce que je pouvais sur la politique de l’ex-Yougoslavie et sur l’histoire de cette région, et à défaire peu à peu le sac de nœuds que les médias avaient laissé tomber sur mes genoux. J’enrageais de la façon dont la communauté internationale réduisait la guerre en Bosnie à une question humanitaire, où nourrir et vêtir les victimes devenait le problème. Face aux atrocités des extrémistes serbes, je pensais qu’une intervention – musclée, si nécessaire – s’imposait. Au point de me sentir tenu de me rendre sur place et de couvrir les événements à ma façon. Je suis arrivé à Sarajevo en septembre 1995, au terme d’un long voyage que je résumerai peut-être pour vous divertir dans les pages suivantes. Et j’y ai trouvé sans nul doute ce noyau d’humanité promis, notamment dans des lieux branchés comme le club Obala ou les studios de Radio Zid. Pour les jeunes qui incarnaient l’idéal sarajévien, la diversité ne représentait pas un problème ni même un sujet digne d’intérêt. Quelque chose chez ces jeunes gens brillants, séduisants et férus de culture me chiffonnait cependant. S’il est vrai qu’ils se souciaient comme d’une guigne de la question de l’ethnicité, nombre d’entre eux semblaient achopper sur le clivage ville/campagne. Certains allant même jusqu’à partager l’antipathie généralisée que suscitaient ces réfugiés, perçus comme des pèquenauds mal dégrossis et surnommés les Sabots, qui débarquaient dans la capitale au fur et à mesure des ravages que causait la guerre dans leurs villages. Le spectacle de ces villageois, parfois accompagnés de leurs animaux de ferme mais aussi, bien souvent, de leurs oripeaux qu’ils portaient sur le dos pour seul bagage, n’était pas apprécié. Et, moins par crainte qu’ils ne puissent assimiler leurs manières citadines qu’à l’idée qu’ils ne changent leur ville chérie en patelin malodorant, les Sarajéviens les rejetaient. Au bout de six semaines environ, j’ai eu l’occasion de me rendre à Goražde, dernier bastion de Bosnie orientale à résister à l’offensive serbe, toujours coupée du reste de la Bosnie. Les dispositions du cessez-le-feu qui ont suivi les attaques aériennes de l’OTAN contre les Serbes, demandaient toutefois d’en rouvrir l’accès à l’ONU. Goražde semblait être le sujet du jour, ce qui n’était pas pour m’emballer. Mais finalement, couplée au sentiment de piétiner dans mon travail, la curiosité a eu raison de mes appréhensions et je me suis joint au convoi humanitaire de l’ONU. Dès mon premier séjour, je suis tombé amoureux de Goražde. Chaleureux et accueillants, les gens étaient loin

d’afficher le masque d’indifférence des Sarajéviens. Rompus aux rencontres avec la presse internationale, ceux-ci commençaient en effet à douter des bénéfices qu’ils pouvaient tirer de la « couverture » médiatique des événements. Les habitants de Goražde, quant à eux, n’avaient eu que de très rares occasions de raconter leur histoire. Leur situation était toujours précaire et ils avaient grand besoin qu’on leur prête une oreille attentive. Avant la fin de ma première nuit de beuverie, je savais que je focaliserai mon travail en Bosnie sur cette ville, plus éprouvée encore que la capitale, qui avait accueilli davantage de réfugiés, et réchappé d’un cheveu au sort de Srebrenica, autre « enclave » soi-disant « sécurisée ». Pris entre la peur que la guerre n’éclate de nouveau et le fragile espoir que les armes se tairaient peut-être, les habitants de Goražde attendaient que la vie reprenne peu à peu son cours. Je n’aurais pu tomber à un moment plus édifiant. D’autres journalistes m’ont confié s’y être ennuyés à mourir au bout de quelques heures seulement. Trop accaparés par leur propre situation pour s’inquiéter de son sort, certains Sarajéviens peinaient même à comprendre l’intérêt que je portais à ce trou paumé. Mais dès que j’en partais j’avais hâte de revenir à Goražde, hâte de revoir mes amis et de découvrir comment ils s’adaptaient à leur quotidien qui semblait peu à peu s’améliorer. La paix revenue, chacun a poursuivi sa route, avec plus ou moins de réussite. Certains sont restés, parce que Goražde était leur ville, d’autres, les réfugiés, parce qu’ils n’avaient nulle part ailleurs où aller ; leurs villages ou leurs villes se retrouvant désormais en territoires serbes tels que redessinés par les accords de paix. Les histoires individuelles pouvaient reprendre leur cours ; l’histoire collective de l’enclave était bouclée. Goražde, rattachée à Sarajevo par un couloir, avait survécu. Goražde, en tant que peuple suspendu entre mort et délivrance, avait disparu et c’est ce laps de temps que j’ai essayé de capturer ici. ◆ Joe Sacco Octobre 2010


Extrait de mon journal Avant Goražde, j’avais déjà réalisé Palestine qui rassemblait plusieurs comics. Deux approches similaires d’un conflit majeur vu du terrain. Sauf que dans le premier recueil, mon personnage établit le lien entre neuf histoires indépendantes, alors que j’ai construit le récit suivant sur des arcs narratifs autour de personnages (autres que moi-même) qui font progresser l’histoire. Palestine a représenté ma première véritable incursion dans la bande dessinée journalistique. Les techniques que j’y ai mises au point dans les Territoires occupés m’ont servi de gabarit pour mon reportage en Bosnie, et les suivants : prise de notes en cours d’interviews et retranscription des bandes complétées par la rédaction quotidienne à la fois essentielle et contraignante d’un journal de bord où je consigne mes impressions et surtout des tas d’observations. Je n’aurais jamais pu brosser autrement le personnage de Riki pour ne l’avoir jamais vraiment interviewé. Au bout de quatre mois et demi en Bosnie, j’avais rempli 475 pages, sur Goražde mais aussi sur quelques sujets relatifs à Sarajevo. Relire l’ensemble pour cette édition spéciale n’a pas été une partie de plaisir. En dehors de certains épi-

sodes vraiment cocasses et intéressants, j’ai dû me coltiner les mornes descriptions de mon état psychique de l’époque que j’avais commodément occultées depuis. J’ai assemblé ci-dessous divers extraits de mon journal (en italique) et quelques commentaires rétrospectifs pour éclairer certains aspects de mon séjour bosniaque sur lesquels j’avais fait l’impasse ou pour livrer quelques anecdotes supplémentaires qui n’entraient pas dans le cadre du livre. Avec, en prime, le récit de mon premier voyage et des difficultés auxquelles j’ai été confronté sur le terrain tout d’abord, puis au moment de réaliser ce livre. Il est important d’avoir du recul pour évaluer le comportement des gens dans le contexte d’une guerre. Je n’étais pas présent au paroxysme du conflit, et les personnes que j’ai mises en scène, aussi bien à Sarajevo qu’à Goražde, commençaient à émerger après des années d’un traumatisme que je percevais sans l’avoir partagé. Impossible de les représenter sans inclure cette donnée. En dehors des quelques énormes fautes de grammaire corrigées et du « floutage » de certaines identités, j’ai reproduit les extraits de mon journal tels quels, c’est-à-dire écrits


à toute blinde avec le souci d’enregistrer mes observations avant qu’elles ne me sortent de la tête. Les passages repris dans le livre portent la référence des pages entre parenthèse. Atteindre Sarajevo Une fois ma décision prise d’aller à Sarajevo pour les raisons exprimées plus haut, une question évidente se posait : comment se rend-on dans une ville assiégée ? J’ai eu la chance de rencontrer l’écrivain-poète Christopher Merrill dans une fête à Portland, Oregon, où je vivais à l’époque. Il revenait de Sarajevo et a été assez sympa pour me donner deux ou trois tuyaux me permettant de franchir quelques obstacles administratifs. Le plus important, m’a-t-il dit, était d’obtenir une demande d’accréditation adressée au service de presse de la FORPRONU (La Force de Protection des Nations Unies envoyée dans les Balkans) de la part d’un support quelconque. Puis il a mentionné d’autres formalités. Rien de très sorcier. J’avais encore un an de travail sur Palestine devant moi. Pas question de laisser tomber un conflit important pour en couvrir un autre. J’ai terminé le dernier numéro à New York où j’espérais convaincre un magazine de me fournir la lettre en question et de financer mon expédition, convaincu que Palestine, qui avait récolté d’assez bonnes critiques, me servirait de garantie. Or, si l’idée d’un grand reportage en bande dessinée amusait plutôt les jeunes responsables des rubriques internationales, elle était immédiatement rejetée dès lors qu’elle franchissait les plus hautes sphères des rédactions. J’ai donc changé mon fusil d’épaule et tenté de trouver un éditeur sachant que certains affichaient la double en haut et à droite : Diverses accréditations de presse : celle de l’Ifor (force opérationnelle de l’Otan) qui a remplacé la Forpronu après les accords de Dayton et celles des armées bosniaque et croate.

casquette d’agent et de sponsor. Après avoir sonné à plusieurs portes, la petite maison Four Walls Eight Windows, qui publiait entre autre Harvey Pekar, m’a offert de prendre tout ce que je rapporterais de Bosnie. Malheureusement, les 1000 dollars d’à-valoir que mentionnait le contrat que je m’apprêtais à signer me paraissaient très peu, même au vu de mes critères généralement minables. Quand je me suis rétracté, l’éditrice Jill Ellyn Riley, m’a toutefois proposé, par pure bonté de cœur, de me fournir la lettre pour la FORPRONU. Restait le financement. Je voulais éviter de me retrouver dans la même situation qu’à mon retour de Palestine : fauché, avec en perspective des années de boulots rémunérés au lance-pierre. J’ai pu rassembler dans les 3 000 dollars en vendant les planches d’un numéro de Yahoo (l’une de mes premières bandes dessinées ) à un gars à peine plus âgé que moi qui avait, quant à lui, vendu son entreprise de software et déjà pris sa retraite (il est venu lui-même chercher mes dessins à Portland dans une Corvette jaune). J’ai par ailleurs eu la chance de trouver du travail à Berlin, ma première étape vers la Bosnie, auprès d’un ami auteur de bande dessinée confirmé, Hansi Kiefersauer, qui me proposait de remplir les noirs et de dessiner les décors simples de son projet en cours. Entre temps, j’avais terminé les dernières pages de Palestine que j’avais expédiées à Fantagraphics Books. Quelques semaines plus tard, début septembre 1995, j’entamais ma lente descente vers Zagreb, en Croatie, où étaient basés les quartiers généraux de la FORPRONU. À ce stade, je n’avais plus grand espoir d’obtenir mon accréditation. Pour m’assurer de n’oublier aucun document, j’avais appelé de Berlin leur officier chargé des relations avec la presse, Simo Vaatainen, qui m’avait expressément convié à joindre les justificatifs de mon activité journalistique. J’ai imaginé M. Vaatainen éclater de rire en voyant Palestine – je n’avais rien d’autre à lui montrer –, et me chasser à coups


de pieds. Le premier jour, j’ai trouvé son bureau (un container dans un champ de containers) fermé. Le lendemain, il était rempli d’équipes des télévisions espagnole et canadienne, plus deux ou trois autres journalistes. Chacun réclamant une attention immédiate. Le bureau des accréditations, dirigé par Simo Vaatainen et une jeune femme indienne nommée Robini… est bondé, on se marche sur les pieds, tourner la tête entraîne une collision… Pendant que Simo et Robini règlent tel ou tel problème, on me demande mon passeport et mes photos, voilà tout, aucun justificatif de mes travaux antérieurs. Je retiens mon souffle en attendant que Simo me sorte un truc du genre : « je me souviens de vous avoir parlé au téléphone. Alors, il est où ce livre ? »… Mais ils sont débordés. Je reste poli et tranquille, tandis que les autres braillent en espagnol dans toute la pièce. « Ils veulent que je reste sur place au cas où. Pouvez-vous me donner 6 mois, réclame un [correspondant] canadien. Faire renouveler mon accréditation à Zagreb me prend trop de temps. » Robini lui répond par dessus son épaule, discute au téléphone et enregistre mes coordonnées, tout en même temps. Ensuite, elle colle ma photo et plastifie ma carte, et une fois que t’es plastifié, t’y es mec, t’y es ! Une vague d’orgueil me submerge. « C’est tout ? » « Oui », me répond-elle. Du coup, pour fêter ça, [je] suis retourné à la gare en tram sans prendre mon ticket. Les choses s’arrangeaient, mais j’ignorais toujours comment gagner Sarajevo. Sachant que les véhicules de la FORPRONU franchissaient le Mont Igman et les checkpoints serbo-bosniaques, j’ai appelé Simo Vaatainen pour savoir si je pouvais monter à bord de l’un d’eux. Ils n’embarquaient pas de journalistes habituellement, mais il m’a proposé de joindre le bureau de leur porteparole où l’on m’a conseillé d’appeler une ONG [ou] d’autres journalistes à Split [un port croate d’où l’on peut rejoindre Sarajevo]… Ensuite j’ai appelé la UNHCR [Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés] à Zagreb qui m’a renvoyé vers Split. Et Split sur Metković [ville croate où est basée l’aide humanitaire]. Quelques coups de fil à Metković plus tard, je parle à un certain Savage. Savage est poli, mais me renvoie sur Bruno à Zagreb. Bruno n’est pas là, mais on me dit que la UNHCR ne prend pas de journalistes, peut-être peut-on En haut à droite : Sur le Mont Igman, transfert d’un véhicule non blindé hollandais à un véhicule de transport de troupes français.

faire une exception à la règle ? La femme [que j’ai au bout du fil], quant à elle, n’en ferait pas… Je passais tous ces coups de fil de cabines suffocantes – c’était avant l’avènement du portable – et commençais à déprimer sérieusement. Je suis allé à Split d’où j’espérais être pris en stop par d’autres journalistes. Et j’ai écrit ce mot à un ami : Il paraît que [l’Hôtel Split] est l’endroit où les journalistes se retrouvent, échangent leurs infos… Renseignements pris à la réception, la chambre simple coûte environ 230 DM la nuit, [l’équivalent de 160 dollars à l’époque]. Du coup, je me suis senti vaguement escroc à traîner dans le bar. Je n’y retrouvais personne et la seule info que j’aurais pu échanger c’est que le prix d’une chambre et celui du whisky sur place étaient exorbitants. En réalité, je n’avais pas eu le courage d’aborder un journaliste de but en blanc pour lui demander de m’emmener dans une zone de guerre. Par chance, Simo Vaatainen m’avait laissé entrevoir que la Danish Transport Company, dont les navettes parcouraient la plupart du trajet, proposait trois départs hebdomadaires et qu’elle commençait à accepter des journalistes. J’ai appelé leur bureau, on pouvait en effet m’emmener jusqu’au Mont Igman d’où je pourrais poursuivre le voyage jusqu’à Sarajevo dans un camion français blindé. Le gilet pare-balles était obligatoire. À Split, on pouvait en trouver pour 1 000 dollars ! J’en tremblais. Et comme je n’avais pas de carte de crédit, j’ai combiné avec mon ami Christof Ellinhaus de Berlin qu’il m’en commande un meilleur marché chez Lightweight Body Armour à Londres et le fasse expédier par bateau chez une autre amie, Ruth Weller, à Munich, où j’irais le chercher. J’ai pris un car pour Munich où j’ai attendu une semaine avant de repartir à Split avec mon gilet bleu. Le trajet durait dixsept heures. J’étais épuisé, lessivé et angoissé, mais les choses avaient l’air de bien s’enchaîner.


Au départ de la Danish transport Company, à Split, non loin de l’aéroport, j’ai attendu la prochaine navette. Outre les conducteurs danois, un soldat britannique et moi même, notre convoi de véhicules non-blindés transportait un groupe de civils bosniaques. Nous avons traversé des paysages magnifiques avant de nous enfoncer dans un territoire ravagé par la guerre. Et comme convenu, nous sommes montés à bord d’un transport de troupes français (VTT) au Mont Igman. Les soldats paradaient en tenues militaires mais aucun des civils bosniaques – une femme arborait même une robe de soirée – ne portait de gilet pareballes. Je n’ai donc pas enfilé le mien non plus, et personne ne m’a rien demandé. En fait, je n’ai jamais porté ce gilet qui m’avait coûté tant de temps et d’argent. La montagne franchie, j’arrivais à Sarajevo le 25 septembre 1995, plus de deux semaines après mon départ d’Allemagne. Je rends compte de mes quelques premières heures en ville dans The Fixer. Premières impressions Six semaines plus tard, début novembre 1995, je débarquais à Goražde. L’ONU y emmenait des convois humanitaires depuis le mois d’octobre comme je le détaille dans les premières pages du livre. De nombreux journalistes se joignaient à ces convois pour visiter la ville assiégée. Je n’avais pas spécialement envie de faire partie du troupeau mais je ramais trop à Sarajevo. Une fois inscrit sur la liste de la FORPRONU, je me suis rendu au point de ralliement du convoi, à deux pas de la Bibliothèque nationale calcinée tôt un matin. On m’a proposé une place dans un véhicule blindé avec deux autres journalistes, dont la reporter turque Serif Turgut qui allait devenir une amie et l’un des personnages du livre. En attendant le départ, j’avais remarqué des centaines de personnes qui attendaient chargées de paquets pour les habitants de Goražde. Les casques bleus français les ouvraient, pour vérifier leur contenu, avant de les remballer et de les charger … Peu après le départ, nous avons traversé un tunnel, franchi un checkpoint bosniaque, un [checkpoint] égyptien, et un autre encore, tchetnik cette fois, surveillé par des militaires et quelques policiers. De façon compréhensible, Serif [qui était Turque] avait peur de se faire expulser du véhicule et emprisonner [Les serbes bosniaques nourrissent une animosité particulière envers les Turcs]. Elle était nerveuse… [le conducteur français] essayait de la rassurer. « Une belle femme dans le camion, pas de problème »…

Après une longue route, et de multiples arrêts aux checkpoints serbes, nous entrions dans la banlieue de Goražde. Les Français ont dégagé des mines terrestres [qui traînaient au milieu de la route] et nous nous sommes enfoncés dans un no man’s land, paysage dévasté de ruines, murs ou cheminées érigés ici et là. Le convoi s’est arrêté un moment au checkpoint de l’armée bosniaque. Des gosses sont sortis de chez eux ou de leurs jardins, ont dévalé de petites collines. L’air épuisés et un peu méfiants mais contents de nous voir, ils accouraient jusqu’à nous, tout souriants… Nous sommes repartis, les gens se massaient au bord de la route, femmes âgées habillées comme des paysannes et quantité de marmots. La ville m’a paru dévastée, la plupart des bâtiments, sérieusement endommagés, accusaient les années de bombardements. Nous avons traversé un pont, bifurqué dans une petite rue bordée d’arbres où des centaines de personnes nous regardaient passer, sans sourire, sans nous saluer de la main. Une scène tout droit tirée d’un documentaire sur la Deuxième Guerre mondiale… [pp. 1-4] Nous, les journalistes, avons été accueillis par un chef du protocole [p. 5], ancien maire de Goražde, enregistrés, puis présentés à nos interprètes officiels censés ne pas nous lâcher d’une semelle. Les autorités tentaient de contrôler nos déplacements, nos rencontres, mais, au bout de quelques heures, nous avons ignoré leurs consignes. Ensuite, on nous a emmenés dans un hôtel qui se trouvait appartenir au chef du protocole. L’afflux de journalistes était aussi l’occasion de gratter un peu d’argent. Mais le chef du protocole rechignait à nous donner le prix des chambres. en haut : La banlieue de Sarajevo à l’aube. Premier convoi auquel je me suis joint pour aller à Goražde, escorté par les casques bleus français.


Je lui ai proposé 25 DM la nuit [le deutschemark était la monnaie courante en Bosnie], ce qui me paraissait correct. Mais il a bafouillé que [le prix] « dépendait de l’aspect de la chambre elle-même et de celui des hôtes »… qu’il évaluait un par un. De toute évidence, il ne tirerait pas grand chose de nous. Les confrères À Goražde, Serif et moi avions sympathisé avec le journaliste free lance Whit Mason, avec lequel nous formions une sorte de triumvirat.

Serif semblait avoir une emprise sur tous les gens qu’elle rencontrait, y compris le général en charge de la défense de Goražde. Dans son anglais imparfait, elle nous avait expliqué à quel point son interview était réussie. Il a promis de la faire sortir de Goražde en cas de barrage de la Route bleue. « Il a dit qu’il me ferait sortir quoi qu’il arrive. J’adore follement mon commandant. »

Whit nous a présentés à Edin Culov, futur ami et personnage central de mon livre, qui nous a proposé de nous héberger. Les premiers jours, nous comptions tous les trois sur lui comme guide et interprète. J’étais censé faire une interview de Nina mais un schéma s’est rapidement instauré. Whit, Serif et moi avions chacun notre objectif, mais Whit s’assurait d’atteindre le sien tandis que Serif usait de ses charmes pour en faire autant ; et moi, bonne poire et respectueux, je restais le bec dans l’eau, embarqué dans leurs projets respectifs au détriment des miens. Exaspérant. [p. 12] en haut à droite : Avec Edin et ses parents. en bas à gauche : Edin et les Vilaines. De gauche à droite : Sabina, Kimeta et Nudjema.

Nous souffrions tous du froid mais elle semblait en pâtir davantage et s’en plaignait amèrement, parlant souvent d’elle à la troisième personne, genre : « Serif est glace ». Je lui ai prêté mes gants mais quelques jours plus tard, les mains gercées et quasiment à vif, je lui ai fait savoir que j’aimerais bien les récupérer. « Je t’en rends un », m’a-t-elle proposé en le retirant. Alors je lui ai dit de garder les deux. Nous sommes rentrés à Sarajevo tous les trois par le même convoi. Mais tandis qu’un capitaine français lui donnait un coup de main pour monter dans un VTT, Whit et moi étions poussés comme du bétail dans un véhicule blindé russe. On mourait de froid là-dedans. Il neigeait, et nous devions franchir les montagnes, Joe était glace. Whit supputait que les Français trouveraient Serif charmante et que l’un d’eux débarquerait avec du champagne et veillerait à ce qu’elle n’ait pas froid. Il ne s’était pas trompé. Nous avons appris par la suite qu’ils lui avaient fourni des couvertures pour qu’elle s’y emmitoufle et quand nous l’avons retrouvée ce soir-là au Méridien de Sarajevo,


déré en ville, c’était vraiment le genre de gars apte à faciliter l’intégration d’un étranger. Mais il n’a pas seulement été mon guide et mon interprète. À travers son histoire, j’ai pu comprendre les étapes cruciales de cette guerre dans l’enclave. Avant qu’elle n’éclate, il était étudiant à Sarajevo et travaillait dans la station de ski de Johorna, il réparait les skis. Il a entendu dire que la JNA (Armée populaire yougoslave) cherchait à encercler Sarajevo, on parlait de guerre. Il n’y croyait pas, mais il a conseillé à sa petite amie du Monténégro – « vraiment la fille idéale » – de rentrer chez elle. Lui-même rentrerait aussi, bien qu’il ait retardé son retour pour elle. La guerre a éclaté à Sarajevo et à Goražde un mois plus tard. Elle l’appelait souvent et les deux premières années, ils ont communiqué par radio. Ensuite, il lui a proposé d’en rester là, la guerre pouvait se prolonger, il valait mieux qu’elle se trouve un autre petit ami. De toute façon, il ne pensait pas qu’ils auraient pu continuer à se comprendre. Selon lui, seule une femme ayant traversé les mêmes horreurs que lui le pourrait … En dépit de sa nature vraiment accommodante,

elle dînait en tête à tête avec le capitaine. Nous avons échangé deux ou trois banalités avec lui tandis qu’elle ne cessait d’aller et venir pour répondre à de multiples appels d’Istanbul, d’Ankara et de Dieu sait où, toute la Turquie attendait son retour. Serif a, par la suite, organisé une grande collecte nationale via son émission télévisée avant de revenir triomphalement à Goražde dans des camions remplis de marchandises, quelques mois plus tard. Les gens Il doit être clair pour tous ceux qui ont lu Goražde que sans Edin je n’aurais pu faire mon travail sur place. Bien consien haut : Sabina pose dans la chambre de Nudjema. Sur l’étagère : produits de toilette rapportés par la Route bleue.

je pense qu’Edin a perdu la foi en l’humanité. Pas seulement dans les Serbes, ses anciens voisins, mais dans les gens d’ici. Ils sont jaloux du fait qu’il ait à manger, de ses activités, de son travail d’interprète dans le camp des [casques bleus] anglais. Il pense que les gens ont montré leur vrai visage pendant cette guerre, malhonnête pour la plupart. Les lecteurs de Goražde trouvent souvent les « Vilaines » attachantes. J’ai passé mes meilleurs moments en leur compagnie, juste à les écouter blablater. Elles étaient toutes excitées que je les prenne en photos. Nudjema voulait être prise toute seule, puis [avec] Sabina… On ne les avait plus photographiées depuis une éternité. Nudjema jouait vraiment l’hôtesse, elle m’interviewait sur ma famille, des trucs comme ça. Vraiment hyper sympas, les filles de Goražde, et de sacrées flirteuses ! Comme chacun là-bas, elles avaient connu des drames. Je les évoque, mais il y avait matière à développer davantage. Sabina et Kimeta viennent d’une ville appelée Čajniče. Sabina m’a raconté [qu’un] Serbe, un ami de leur père, avait pressé la famille de partir – les extrémistes risquaient de tirer des obus sur leur quartier – mais de ne pas aller à Goražde qui pourrait tomber d’ici deux ou trois jours.


Riki, qui se mettait à chanter à tue-tête pour un oui ou pour un non, est un autre chouchou des lecteurs. Il est certainement l’un des personnages les plus extraordinaires que j’aie rencontrés au cours de mes voyages. Il avait beaucoup souffert pendant cette guerre, mais il espérait que le salut serait imminent et que l’avenir lui sourirait. Son amour de l’Amérique, qu’il voyait comme une barrière érigée contre son ennemi, était infini. Son désir d’imiter les Américains, touchant. Il pleuvait quand nous sommes rentrés chez lui, nous avons tous les deux dégainé nos parapluies. Tu l’emmènes au front ? lui ai-je demandé. Bien sûr que non, je suis un soldat, prêt à affronter toutes les conditions météorologiques… exactement comme un soldat américain. Mais je m’inquiétais pour Riki qui semblait presque innocent sur cette scène où la plupart des acteurs suintaient le cynisme. Il a été l’un des premiers étudiants autorisés à partir à Sarajevo et j’étais venu le saluer au départ du car,

Peu après, les deux filles et leurs parents abandonnaient le domicile familial pour se joindre à des centaines de musulmans dans la forêt. La route vers le Monténégro semblait dangereuse, ils ont bifurqué vers Goražde, mais pour éviter les tirs d’obus elle et sa famille ont vécu quatre mois à côté de Kopači. Attaques aériennes, fumées suffocantes, bombes à fragmentations, hurlements, Sabina avait assisté à tout cela. Ensuite, ils sont partis à Goražde où ils ont retapé une pièce dans une maison abandonnée, à deux pas de chez Edin. Les tchetniks l’ont reprise en 1994. Aujourd’hui ils vivent dans deux pièces d’une autre maison abandonnée, elle et sa sœur dorment sur un canapé, sa mère et son père occupent les deux autres.

en haut : Des gosses de Kočino Selo, le quartier où habitait Edin. en bas : Un cousin d’Edin fabriquant du brandy de contrebande qui semblait couler à flot dans Goražde.

il s’est mis à chanter Proud Mary de Creedence Clearwater Revival au milieu d’une foule de gens qui attendaient que leur nom soit appelé et soudain je me suis demandé comment un gars comme lui pourrait s’en sortir dans la capitale bosniaque. [p. 222] Si Riki parvenait à supporter la guerre en puisant dans les tréfonds du catalogue rock et en étudiant passionnément l’anglais, beaucoup préféraient engourdir leur douleur dans l’alcool, ce qui demandait considérablement moins d’efforts. Le brandy se fabriquait dans des alambics de fortune au fond des arrière-cours. Je relate quelques-unes de mes rencontres avec des pochetrons du cru dans le livre. Aussitôt, un type bourré me met le grappin dessus et me saoule avec « la douleur de mon âme », main droite déformée par une balle, blessé à la jambe. Deux de ses frères ont été tués. Parlez donc à Mr. Clinton de mes deux frangins, me fait-il. Ils n’ ont pas vu beaucoup de journalistes dans le coin, pas plus qu’ils ne se sont vus à la télé ; ils n’ont pas eu l’occasion d’exprimer ce qu’ils avaient sur le cœur. [p. 190]


Autre rencontre dans un bar de nuit : Les poivrots et moi faisons la paire. Ils parlent, j’écoute. Il y en a un qui est particulièrement graveleux. Il me tanne pour que je goûte son carburant d’aviation, que je baise avec la pute locale ; juste-là, il veut me prendre par la main et nous présenter. Je peux la niquer sans problème. Non, merci ! Qu’est-ce que tu aimes, alors ? il me demande en me montrant son cul. Un autre veut que j’emporte ses poèmes pour les vendre. Il a besoin de fric. Comment puis-je l’aider à les faire publier ? Les ivrognes me donnent la gerbe, vieux. Livrer des colis Je suis devenu une sorte de conduit entre les enclavés et leurs relations, qu’ils n’ont plus vues depuis des années, à Sarajevo. Ils me voient aller et venir et me chargent de lettres, de colis, et de leur ramener certaines denrées rares. Je n’ai consacré que quelques cases au phénomène [p. 62-63] mais les références à mon rôle de coursier abondent dans mon journal. J’avais beau essayer, les contenter était au-delà de mes forces, du moins sur le plan psychologique. Elvedin a été très content du brandy que je lui ai rapporté. Il n’avait pas eu de bouteille depuis le début de la guerre. Nina a fait des pizzas avec le fromage. On m’avait passé d’autres commandes. De la crème pour le visage et un truc pour les allergies cutanées (elle avait eu une autre crise quand sa sœur avait été tuée), de la teinture pour les cheveux. Bien sûr, Elvedin a voulu une autre bouteille de

brandy, il la paierait volontiers. Un autre gars, une nouvelle pile pour son appareil photo, et est-ce que je pouvais rapporter une pellicule noir et blanc ? [a demandé] un troisième. À ce rythme, j’allais devoir revenir avec mon propre convoi. J’ai dû expliquer que j’étais à 45 minutes à pieds d’où le convoi partait, et pas de taxi à 5 h 45 ! […] Suada voudrait bien un sac de chaussures de chez un parent à Sarajevo. Haris (rencontré quelques minutes plus tard) quatre piles rechargeables. D’accord, d’accord, je suis leur unique connexion. Des colis leur parviennent de temps à autre mais les gens commencent à compter sur moi. « Quand est-ce qu’il part à Sarajevo ? – crie Aida à Edin – passeque je veux envoyer une lettre ». Chez Coco [un café] c’est la même chanson. Un type que je n’ai jamais croisé me fait signe d’approcher. J’y vais quand à Sarajevo ? […] Autre échange débile avec un patron de café… convaincu que le monde entier est au courant pour Goražde mais s’en branle complètement. « Toi par exemple, pourquoi que t’es pas venu pendant les tirs d’obus, hein ? » « Ben, à cause des tirs d’obus. » « Les tchetniks ont qu’à venir me sucer la bite ! » Il veut aussi enculer Milošević. Il me prend vraiment le chou mais quand il apprend que je pars à Sarajevo, il me demande de lui acheter une paire de baskets, du 43, un survêt, et cinq kilos de bananes et d’oranges pour ses gosses. Je serais un vrai pote si je lui rapportais au moins les pompes. en haut : Riki et Edin corrigeant des devoirs. à gauche : Riki veut que je lui écrive les paroles des chansons qui figurent sur sa brève liste.


Hier, autre affreuse journée de shopping – cherché partout un accumulateur au nickel cadmium, acheté de la crème pour les mains de la mère d’Edin. Imrana m’a donné un sacré coup de main pour [trouver] de l’aftershave, des parfums… poster des lettres et appeler le frère de Sutka pour qu’il confirme son adresse. « Oui, vous pouvez venir », m’a-t-il dit, pensant que j’étais à Londres… De retour à Goražde, les requêtes se multipliaient... L’un veut ceci, un autre cela. Je veux être sympa, faire plaisir à chacun. Mais je ne peux pas, impossible… ces commandes me pompent toute mon énergie, je cherche à m’échapper, plus je reste là, plus les gens en veulent ; ils m’ont tellement donné, mais ils sont si nombreux aussi à compter sur moi. J’ai presque envie de ne pas revenir, je ne peux presque plus les affronter … Fin de mon troisième séjour, retour à Sarajevo, je fais un petit tour pour récupérer les dernières lettres, les derniers plis. J’ai une tonne, vraiment une tonne, de choses à transporter. Les parents de Riki m’ont donné un paquet pour sa sœur, Sabina un autre, et Almer m’a confié une énorme boîte très lourde pour sa mère… Ça m’épuise de porter tout ça, et le Français qui m’a proposé de m’emmener n’est pas jouasse non plus. [p. 220] « Qu’est ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est  ? », fait-il avec un putain d’accent français. Depuis une semaine, j’essaie pourtant de ne plus critiquer les Français. Les gens veulent trop de choses. Je n’ai rien contre les teintures ni les rouges à lèvres, mais quand le cousin d’Edin m’a demandé des Adidas qui, paraît-il, coûtent dans les 200 DM, et P. un jean, plus clair que celui-ci, moins luisant que celui-là, je n’ai pas pu cacher ma lassitude… Visiblement à bout, je devrais rentrer chez moi. En essayant d’honorer toutes mes commandes entre mon deuxième et mon troisième séjour à Goražde, j’ai craqué à Sarajevo. J’ai grillé un fusible, pendant que j’achetais un Levi’s 501 authentique pour Emira. Imrana [une amie journaliste bosniaque], me donnait un coup de main, elle a été adorable, on a enchaîné les magasins. J’étais épuisé, je voulais m’affaler. Je hais le shopping, je voulais bosser sur Goražde, et j’avais la nostalgie du pays aussi… Après mes deux mois en Bosnie, je crois que je suis vraiment au bout du rouleau. Je n’arrive plus à faire d’interviews à Sarajevo, pourtant je devrais. Suis vraiment HS, mec. […] en haut : Billets de banque imprimés à Goražde pendant le siège, encore en circulation en 1995.

Venir à Goražde Plus haut, je fais allusion à mon antipathie à l’égard des Français, que je tenais responsables de toutes mes difficultés à circuler entre Goražde et Sarajevo. Or, s’ils étaient en partie en charge de la Route bleue ouverte par la FORPRONU, ils avaient fort à faire avec les Serbes qui pouvaient en restreindre l’accès comme bon leur semblait. En tous les cas, je demande pardon à la nation et au peuple français pour les passages qui suivent, consignés entre mes deux premiers séjours à Goražde et qui, malgré une part importante d’autodérision, contiennent aussi les paroles les plus excédées, pleurnichardes et embarrassantes que j’aie jamais écrites quand, coincé à Sarajevo, j’essayais de revenir à Goražde. Pour trouver un convoi qui accepterait de m’embarquer, j’appelais le capitaine S. et d’autres responsables de la FORPRONU à tout moment de la journée, 10 h, 12 h. J’ai appelé de partout, du Méridien, de chez ma voisine


Sofia, des bureaux du [club] Obala. J’ai appelé à 16 h, à 18 h 30. À 19 h 20. Et j’ai appelé en continu à partir de 19 h 45 pendant une heure environ, j’appelle, j’appelle, personne n’est là, personne ne répond, le colonel M. n’est pas disponible, ils ne savent même pas si un convoi va partir, ah, revoilà le Capitaine S… il confirme, il y en a un qui part demain mais M. n’a pas donné son accord pour mon propre départ. Désolé ! […] Ce matin j’ai pu joindre le colonel B. qui m’a appris que les Français n’emmenaient plus de journalistes à Goražde… Pourquoi ? Eh bien, ils ont eu beaucoup de problèmes aux les checkpoints serbes, longues attentes, coups de fil à Pale [la capitale serbe bosniaque], à Sarajevo… et ils ne veulent pas d’ennuis en ce moment. Mais certains convois passent au travers … [À la Poste, Whit Mason et moi-même avions croisé l’officier en charge des relations publiques de la FORPRONU.] Il y a un macro-problème et un micro-problème… nous a-t-elle raconté. Le macroproblème est que les Serbes bosniaques interfèrent dans les convois. Ils s’intéressent à ce que nous transportons, il y a des retards, des retards, des retards, les Français ne veulent pas d’ombre au tableau. Le micro-problème concernait un journaliste censé avoir combattu aux côtés des Croates contre les Serbes qui le considéraient désormais persona non grata. Furieux qu’il ait

pu regagner Goražde dans un convoi de la FORPRONU, ils en avaient bloqué un qui rentrait à Sarajevo, soi-disant pour vérifier s’il n’en faisait pas partie. Les journalistes ont commencé à se demander si les Français ne fournissaient pas une liste de leurs noms aux Serbes bosniaques au départ des convois. De quoi inquiéter sérieusement quelqu’un comme Serif Turget. Ensuite, je suis tombé sur M., une journaliste hollandaise, outrée. Le problème, m’a-t-elle expliqué dépassait le fait que Whit et moi parvenions ou pas à Goražde. Le colonel B. était un enfoiré qui ne s’intéressait qu’à « ses chevaux » (a-t-elle dit, en imitant l’accent français), la route était-elle libre ou pas ?… « Si les Serbes nous enquiquinent, peut-être faut-il leur balancer une autre bombe sur la tête ». D’après elle, ça n’était pas à B. de décider, il nous cherchait des poux, voilà tout, elle n’avait déjà pas eu le droit de partir dans un convoi la première fois parce qu’apparemment le bon colonel avait faxé son nom en haut : Carte militaire. Un officier bosniaque a colorié pour moi les lignes de front de chaque année de guerre. Sur la gauche, le chemin montagneux qu’empruntaient les habitants de Goražde pour venir s’approvisionner à Grebak. [La Mort Blanche, p. 133] en face : La mère d’Edin prépare le repas sur une cuisinière convertie en poêle à bois.


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Note de l’auteur à propos de la prononciation J’ai choisi de retirer les accents des noms propres de la langue serbo-croate. Cependant, je vous donne mon petit guide de pronociation des noms des lieux les plus importants : Goražde se prononce « Gorajdé » Višegrad se prononce « Vishégrad » Foča se prononce « Fotsa » Srebrenica se prononce « Srebrenitsa » Žepa se prononce « Jepa »




























































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OÙ SONT-ILS MAINTENANT ? Edin vit à Sarajevo avec sa femme et leurs deux enfants. Il retape leur maison endommagée par la guerre et travaille pour l'USAID (Agence des États-Unis pour le développement international). Riki vit à Goražde avec sa femme et leurs deux enfants. Il est inspecteur du travail dans le canton et joue toujours de la guitare pour le plaisir. Il aime aussi aller pêcher dans la Drina. Sabina vit à Sarajevo. Elle est mariée et travaille comme conseillère juridique dans une société de crédit. Kimeta et sa famille vivent en Allemagne. Nudjema est mariée et travaille dans le Centre culturel de Goražde. La Bosnie est désormais une confédération problématique divisée entre une entité majoritairement musulmane bosniaque et croate, la Fédération de Bosnie-Herzégovine, et une entité serbe, Republika Srpska. Les séparations tracées à la fin de la guerre entre les camps opposés en délimitent désormais les frontières internes. Sur le plan économique, le pays ne s’est jamais vraiment redressé. Il y a quelques années, Edin m’écrivait que l’après-guerre avait été : « La période la plus joyeuse pour les habitants de Goražde qui pouvaient renouer avec leurs rêves ordinaires. La réalité était une autre paire de manches. » Encore récemment, il confirmait son sentiment : « Crois-le ou pas, mais je passais de meilleurs moments quand tu étais à Goražde qu’aujourd’hui. Et je dirais que ça vaut pour les autres aussi. » Et voici les dernières nouvelles qu’il m’a données de la vie en Bosnie : « La plupart des gens

souffrent. Je ne sais pas du tout comment ils peuvent payer tous les mois leur nourriture, leurs vêtements, etc., alors qu’il n’y a pas de travail. D’un côté, tu as ceux qui ont amassé des millions en un rien de temps et de l’autre, la grande majorité qui bouffe des cailloux. » Quant à Goražde : « Elle a été reconstruite. Dans le centre, seuls quelques bâtiments rappellent la guerre. » En banlieue, dans son quartier, beaucoup de maisons restent endommagées. La population est passée de 20 000 habitants pendant la guerre à 57 000. Des réfugiés de Bosnie orientale pour la plupart qui estiment encore dangereux de réintégrer leurs anciennes communes désormais situées en Republika Srpska. ◆

ci-dessus : « Les Vilaines » : Sabina, Kimeta et Nudjema. en bas : Edin (à gauche) et Riki.


Bibliographie Je n’ai jamais eu l’intention de livrer un compte rendu exhaustif sur l’éclatement de la Yougoslavie ni sur la guerre en Bosnie. J’ai cependant trouvé nécessaire de replacer l’histoire de Goražde dans son contexte. Pour ce faire je me suis abondamment inspiré de quantité d’essais. Bosnia, A Short History de Noel Malcolm (New York University Press, 1994) est communément, et à juste titre, considéré comme un chef-d’œuvre d’érudition. J’ai eu le plaisir d’écouter M. Malcolm parler de Sarajevo en 1995. Présenté tour à tour pendant une heure par un professeur d’université, un membre du Parlement et un ministre, il ne lui est malheureusement resté que 20 minutes pour s’exprimer. Dans ce laps de temps, il a minimisé le rôle de l’historien – le sien – arguant qu’il avait entendu dire que nombre de politiciens avaient lu son livre mais que la Grande-Bretagne (M. Malcolm étant lui-même britannique) n’avait modifié sa politique bosniaque qu’après que les États-Unis lui en eurent donné l’ordre. Son chapitre sur la Deuxième Guerre mondiale m’a été particulièrement utile. De même que The Chetnik Movement & The Yugoslav Resistance de Matteo J. Milazzo (The Johns Hopkins University Press, 1975), où sont décrits avec beaucoup de minutie les différentes factions et les changements d’alliances. J’ai également puisé dans le très accessible Tito and the Rise and Fall of Yugoslavia de Richard West (Carroll & Graf Publishers, Inc, 1994), qui traite des partisans et de la Yougoslavie de Tito d’après-guerre. A Paper House, The Ending of Yugoslavia de Mark Thompson (Vintage, 1992) m’a permis d’avoir un bon aperçu de l’atmosphère et de l’état d’esprit des Yougoslaves au moment de l’éclatement. Concernant l’éclatement de l’État yougoslave, il n’y a pas mieux que Yugoslavia, Death of a Nation (TV Books, Inc., 1995 et 1996), par Allan Little et Laura Silber, accompagné d’un documentaire télévisé. Little et Silber ont interviewé la plupart des grands acteurs politiques et leur livre est un modèle de reportage. Il n’a jamais quitté mon bureau. J’ai eu le plaisir de rencontrer Mme Silber à New York mais elle n’est pas venue à la soirée où je l’avais invitée. Autre ouvrage excellent sur le sujet : The Fall of Yugoslavia, The Third Balkan War par Misha Glenny (Penguin Books, 1992-1993). Glenny a une vraie compréhension du fonctionnement des Balkans, même si pendant la guerre j’ai lu d’autres essais de lui qui m’ont énervé, je ne me souviens plus pourquoi. J’ai eu besoin d’y voir plus clair dans les accords entre ONU et OTAN et de comprendre l’influence de ces accords sur les zones de sécurité. Blood and Vengeance de Chuck Sudetic (Norton, 1998) ainsi que Endgame de David Rohde (Farrar, Straus and Giroux, 1997) ont été plus qu’utiles à cet égard. Ces deux livres, que je considère parmi les meilleurs publiés sur la guerre, racontent la chute de Srebrenica. Autre ouvrage utile sur cette enclave de sécurité : Srebrenica Record of a War Crime de Jan Willem Honig et Norbert Both (Penguin Books, 1996).

Pour des informations sur la fin de la guerre et l’arrière plan des négociations sur les accords de paix de Dayton, je me suis penché sur l’ouvrage de Richard Holbrooke To End a War (Random House, 1998). Holbrooke était l’assistant d’un Secrétaire d’État américain à l’époque des Accords qu’il a contribué à concevoir. Je dois aussi beaucoup au New York Times et au Guardian pour leur couverture quotidienne des événements. Note En juillet 1995, j’ai interviewé deux hommes qui avaient fuit Srebrenica. Tous deux m’ont garanti que les Serbes avaient utilisé des armes chimiques contre la colonne qui essayait de rejoindre un territoire ami. Un peu sceptique, car je n’avais encore jamais entendu de telles accusations, j’ai quelque peu écourté l’entretien. J’ai eu tort. Human Rights Watch a depuis rassemblé de nombreux témoignages de première main dans son dossier Chemical Warfare in Bosnia? The Strange Experience of the Srebrenica Survivors de novembre 1998. Selon l’organisation internationale, l’hypothèse d’un recours à un agent incapacitant par les Serbes ne peut être exclue même si « les preuves concluantes restent élusives ». Après lecture de ces témoignages aussi navrants que détaillés, j’en ai été pour ma part convaincu. D’autant qu’ils concordaient avec mes propres interviews plutôt paresseuses sur le sujet. Dans le chapitre consacré à la chute de Srebrenica, j’ai donc choisi de dénoncer l’usage des armes chimiques par les Serbes.

Remerciements Mes parents, Leonard et Carmen Sacco, et ma sœur Maryanne, ainsi que son mari Keith, qui m’ont encouragé durant toutes les années où j’ai travaillé sur ce livre. Richard La Sasso, mon ami depuis le collège, a passé de nombreuses heures avec moi à discuter de la Bosnie et a toujours suivi avec intérêt la progression de mon travail. De plus, j’ai souvent fait appel à lui pour résoudre des problèmes grammaticaux. Alena Nahabedian, Holly Cundiff et Christi Guenther ont chassé mes idées noires, probablement sans le savoir. La plupart des gens que j’ai rencontré à Goražde m’ont traité avec beaucoup de respect et gentillesse. Edin et sa famille m’ont accueilli chez eux comme un frère et un fils. Jusqu’aux derniers jours d’écriture de ce livre, Edin a généreusement continué à répondre à mes questions. Et croyezmoi, j’ai posé beaucoup de questions. Si ce n’était pas pour lui, ce livre n’existerait pas. Mes plus grands, grands remerciements lui reviennent. ◆


JOE SACCO, JOURNALISTE SUR LE FRONT interview par Gary Groth

La vocation du dessin en tant que profession n’est apparue que tardivement à Joe Sacco, mais dans son cas, au moins, le cliché est fondé : mieux vaut tard que jamais. Il gribouillait abondamment depuis l’enfance, mais n’avait toujours pas envisagé « de devenir dessinateur », ainsi qu’il l’expliquait dans le Comics Journal (mars 1995), au moment d’entrer à l’Université de l’Oregon. Diplômé de journalisme en 1981, mais sans espoir de dénicher des « piges intéressantes et offensives qui sortiraient un peu du lot », il dérive un moment, avant d’arriver à la bande dessinée qui lui offre la liberté dont il a besoin pour combiner ses dessins avec la forme de journalisme indépendant qu’il admire et souhaite pratiquer. En 1985, il fonde un magazine alternatif à Portland, Oregon, The Permanent Press, qui s’arrête quinze mois plus tard pour cause de débâcle financière. L’année suivante, il entre au Comics Journal où il se met à écrire des papiers intéressants et offensifs qui sortent du lot. En 1987, il édite six numéros d’une anthologie de comics au titre improbable de Centrifugal Bumble-Puppy (volé sans vergogne à Aldous Huxley) et publie six numéros de Yahoo, sa propre bande dessinée, entre 1988 et 1992. Au fil des numéros, il y affirme son trait et ses choix et apprend à jongler entre autobiographie, journalisme et documentaire. En 1992, il se rend en Israël puis dans la bande de Gaza, pour s’atteler dès son retour à la série des neuf comics, dont le premier paraît en 1993, qui formeront Palestine. Il y mêle récits de vies privées et comptes- rendus des politiques publiques qui affectent les Palestiniens sous occupation israélienne. Cette interview porte exclusivement sur son énorme projet post Palestine : Goražde. Là aussi il a souhaité rendre compte à la fois du quotidien des civils et des politiques qui ont soustendu les guerres yougoslaves de 1990, dont on estime que les pertes humaines se situent entre 100 000 et 300 000. Sacco s’est rendu en Bosnie, à Goražde en particulier, où il s’est lié d’une amitié durable avec certains habitants. Les guerres yougoslaves sont complexes et cette interview ne prétend pas rendre justice à cette complexité. Les débordements de haines ethniques de la fin des années 80 ne reposent pas, ainsi que le voudrait le mythe, sur un conflit vieux de plu-

sieurs siècles, mais sur une manipulation politique habile, appuyée par la presse serbe, basée sur une relecture partisane de l’histoire du XXe siècle. La Yougoslavie – ou Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, ainsi qu’elle se nommait initialement – est un produit dérivé de la Première Guerre mondiale, source des inimitiés entre Serbe et Croates. Alors en position de force, les Serbes élaborent une politique peu favorable à ces derniers. Les tensions entre les deux peuples s’exacerbent pendant la Deuxième Guerre mondiale quand Hitler pousse le parti oustachi, qui venait d’accéder au pouvoir, à gouverner la Croatie. Aussi fou que génocidaire, celui-ci traite malheureusement la population serbe comme les Allemands traitaient les Juifs, cycles de massacres d’une brutalité implacable et camps de concentrations à la clé. Dès 1945 et jusqu’en 1980, la Yougoslavie devient une république fédérative (Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Serbie, Monténégro et Kosovo) sous la houlette de Josip Broz Tito, révolutionnaire et communiste convaincu qui a combattu les Nazis. À coups du slogan « Fraternité et unité », omniprésent, il a su maintenir les différentes ethnies en harmonie relative bien que fragile. Le 27 avril 1986, dans le village kosovar de Polje, un militant du parti nommé Slobodan Milošević (fraîchement élu à la présidence du Comité central de la Ligue des communistes de Serbie) se hisse à la tête du gouvernement serbe via un discours haineux exacerbant le sens du martyre serbe. C’est le début de la guerre. Joe Sacco a tenté d’en cerner l’absurdité au travers de Goražde que j’ai eu le privilège de publier huit ans après les événements. Cette interview a été menée le 4 octobre 2001 à Seattle, Washington. Gary Groth Le 16 octobre 2001 Cette interview est parue tout d’abord dans The Comics Journal Special Edition (Hiver 2002). Toutes les images sont extraites de Goražde sauf une tirée de War’s End (Derniers jours de guerre, Rackham, 2006).


Gary Groth : Après Palestine, as-tu cherché à embrayer sur un projet majeur ?

Groth : Sans doute. Mais pourquoi pas un autre coin brûlant de la planète, il y en a tant.

Joe Sacco : Je projetais juste d’aller en Bosnie depuis un an. J’ai terminé le dernier comics de Palestine à Berlin, étape de mon voyage, et deux semaines plus tard, j’ai pris un train pour la Bosnie.

Sacco : Ça m’attirait tout simplement. J’ai mis beaucoup de temps à m’intéresser à ce qui se passait là-bas. Ou plutôt, je m’y intéressais mais seulement dans la mesure où une guerre en Europe semblait être une nouveauté. Mais si tu lis la presse – ce que je faisais assidûment – tu tombes sur des journalistes capables de rendre compte très clairement des événements mais aussi d’en souligner l’aspect humain ; de ramener tout ça à l’échelle humaine.

Groth : Pourquoi la Bosnie ? Pourquoi avoir choisi cette région tourmentée pour en faire un livre ? Sacco : Précisément pour y faire un livre, comme quand je suis parti en Palestine. Mais à l’époque, je n’en avais parlé à aucun éditeur. Et même à toi je n’ai pas dû dire que j’enchaînais avec la Bosnie. Je ne voulais pas qu’on m’en dissuade. Les gens m’en dissuadaient quand je leur en parlais. Groth : Ah bon ? Moi je t’aurais encouragé. Sacco : [enjoué] Pour récolter le pactole.

Groth : Tu suivais donc la chose de près ? Sacco : Si on veut. Je lisais le New York Times et je me disais : « La Bosnie mon gars, t’as bossé là-dessus à la fac en 1980. Et donc quoi de neuf en Bosnie ces jours-ci ? » J’étais un peu à la ramasse, question Yougoslavie. Groth : Tu n’en connaissais pas les tenants et les aboutissants avant de t’y rendre ? Sacco : Pas vraiment… je veux dire, j’ai commencé à potasser le sujet à ce moment-là. Je me souviens des reportages vraiment bouleversants de John Burns, le correspondant du New York Times qui s’était rendu à Goražde avec un convoi humanitaire où il était resté plusieurs semaines sous les bombardements. Ses comptes rendus étaient captivants mais au-delà, je me suis mis aussi à dévorer des livres. Quand j’ai clairement compris qu’il s’agissait de nettoyage ethnique et de ce que cela impliquait, j’ai cherché à en comprendre les motifs. D’autant que le gouvernement bosniaque défendait une société multiethnique (ce dont je doute un peu plus maintenant). C’était grave, en particulier à la lumière du « Plus Jamais » prononcé au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Groth : En référence à l’Holocauste ? Sacco : Exact. Une horreur pareille ne devait plus jamais se reproduire. Et pourtant. Il y a eu le Cambodge, le Rwanda en 1994 et j’en passe. La Communauté internationale semblait se laver les mains de la Yougoslavie. On pouvait presque voir le Président Clinton se creuser la cervelle pour éluder le problème tout en s’accaparant les honneurs. Autrement dit, faire mine d’être concerné mais sans lever le petit doigt. Groth : Sans rien risquer non plus. Sacco : Exactement. Ecœurant. Groth : Quelles étaient tes convictions avant le départ ?


Sacco : Qu’on attaquait un peuple qui tentait de préserver une société multiethnique. C’était simpliste. En gros, je diabolisais les Serbes. J’y ai vu un peu plus clair sur place. Certains de mes a priori se sont renforcés, d’autres dissipés.

fils massacraient des gens, des civils … [silence]. Ton cerveau le refuse.

Groth : Mais pas jusqu’à réviser entièrement ta perception des Serbes ?

Sacco : C’est ça, à chercher n’importe quelle explication, n’importe quel mensonge auxquels se raccrocher pour justifier cet état de fait plutôt que de regarder les choses en face. J’ai vu ça des tas de fois.

Sacco : En fait, elle s’est altérée quand je les ai rencontrés. J’ai encore le sentiment qu’ils ont subi un vrai lavage de cerveau. Ils continuaient de proférer des paroles haineuses que je n’entendais pas de l’autre côté des lignes. Des choses très déconcertantes. Même les gens éduqués semblaient avoir gobé la propagande de l’État. Flippant. D’un autre côté quand tu côtoies les gens au quotidien, tu te fais des amis. Tu te rends compte qu’ils t’aiment bien et réciproquement. Et tu les aimerais encore plus s’ils n’avaient pas le crâne farci de toutes ces conneries. Les Serbes que je rencontrais, en tout cas, avaient tous visages humains. Groth : Tu sentais l’influence des médias ? Sacco : Incroyablement. Elle est manifeste ici, aux ÉtatsUnis. Mais je trouvais ridicule que les Serbes en soient aussi influencés. Je crois qu’ils étaient conscients de leur culpabilité, sans pouvoir intégrer que leur père, leurs frères ou leurs

Groth : Et il se met à rationaliser ?

Groth : J’ai l’impression que les médias, en grande partie contrôlés par Milošević, ont largement participé à l’avènement du nettoyage ethnique. Sacco : C’est vrai en Serbie. Mais les Serbes de Bosnie avaient aussi leurs propres torchons doctrinaires. La responsabilité est partagée. L’intelligentsia serbe aussi a eu son rôle à jouer. Je trouvais assez délirant que, dans les deux camps, ils mettent tout ça sur le dos des paysans. Groth : Tuđjman [le président croate] a nié les atrocités commises par les Croates pendant la Deuxième Guerre mondiale. Sacco : Le camp où ils exterminaient les Serbes s’appelait Jasenovac, je crois.


Groth : Il n’a cessé de raboter le nombre de victimes. Sacco : Dans les 700 000, je crois. Groth : Ou plus, mais il a parlé de 40 000. Sacco : Et les gens étaient disposés à le croire. Normal ; regarde les Américains, ils se prennent pour l’axe du bien. Ils ne veulent pas voir les maux que répandent les États-Unis dans le monde. On préfère ne rien savoir ou faire l’autruche, c’est classique. J’ai rencontré un Serbe dont le grand-père qui vivait côté bosniaque avait été tué par l'obus tiré sur le marché de la place de Markale, l’un des grands massacres de civils de cette guerre. D’après lui toutes les victimes étaient serbes. Il avait repéré de la glace dans les oreilles des cadavres montrés à la télévision et croyait dur comme fer qu’on les avait sortis d’une morgue pour orchestrer la manipulation. Remettre son camp en cause était au-dessus de ses moyens. Les gens n’aiment pas remettre les choses en cause. Groth : C’est assez effrayant de rationaliser à ce point. Les Américains en font autant bien sûr. Considères-tu le nationalisme comme le pire des fléaux ? Il semble que ces attitudes n’auraient pu s’exprimer ainsi sans un sentiment véhément d’appartenance nationaliste. Sacco : Je ne sais pas si c’est le pire. Il semblait tellement en veille là-bas. Les gens n’étaient pas enragés. Il y avait certainement quelques nationalistes, mais aussi d’habiles manipulateurs. Milošević par exemple, communiste convaincu

depuis toujours, s’est réinventé nationaliste quand il a vu l’emprise qu’il gagnait sur le peuple serbe en attisant leur peur des Albanais. Les gens marchaient à fond dans son discours, et comme tout bon politicien, il a exploité le filon. Groth : En bon animateur. Sacco : [rires] Il fallait juste trouver des boucs émissaires et s’autocongratuler. Groth : Tu es allé en Bosnie en 1995 ? Sacco : Exact. Groth : Trois ou quatre fois, je crois ? Sacco : Trois. Groth : Peux-tu expliquer la logistique de ton voyage ? Le financement ? Les préparatifs ? Et aussi jusqu’à quel point tu as senti que tu prenais des risques? Sacco : À l’époque je vivais à Portland, en Oregon, et j’avais rencontré dans une soirée un gars qui était allé en Bosnie en tant que journaliste free lance. Et comme je mûrissais l’idée d’aller faire un tour là-bas depuis un bail, je l’ai carrément cuisiné : Comment as-tu fait ? Quelles démarches ? etc. Je n’avais pas le début d’une idée sur la façon de procéder. Il m’a expliqué qu’il fallait juste franchir les étapes administratives une par une et m’a conseillé de me procurer une lettre d’un éditeur ou d’un support presse quelconque qui garantirait la publication de mon reportage… De me munir de mon passeport, de remplir un formulaire ; autrement dit, rien de très sorcier. Il suffisait d’y aller pas à pas. Après quoi, je savais que je devais entreprendre ce voyage. Je le pouvais, donc je le devais. C’était clair comme de l’eau de roche. Mais il me fallait d’abord terminer Palestine, que, bien sûr, je ne pouvais pas laisser en plan. Ça m’a pris un an. J’en ai profité pour dévorer des tas de trucs sur la Bosnie. Tout ce qui me tombait sous la main. Pas juste la presse. Des bouquins, histoire de comprendre ce qui se passait à l’arrière plan. Et j’ai emménagé à Berlin pour me rapprocher. Juste une étape plus près. Et, le moment venu, j’ai appelé l’ONU à Zagreb. Mais je devrais revenir quelques mois en arrière. Je suis allé à New York pour trouver un éditeur qui accepterait de m’écrire la lettre en question disant : « Oui, il est free lance. Nous acceptons son travail et prenons la responsabilité de ses actes sur place » Un truc dans ce genre. J’ai fini par trouver une éditrice qui était partante, mais plutôt pour me rendre service, sans me faire signer de contrat. Celui qu’ils me proposaient étaient vraiment naze. En bref, elle m’a dit : « C’est bon, je fais ça pour toi ».


Et donc, la lettre en poche, j’ai appelé l’ONU à Zagreb de Berlin pour m’assurer que j’avais bien tous les documents. « C’est bon, vous avez tout, m’a confirmé l’officier chargé des relations publiques, il me faut juste les photocopies de vos articles précédents pour justifier votre statut de journaliste free lance. » Groth : Oh-oh. Sacco : Je me suis dit que je pourrais toujours lui apporter Palestine, que je revendique à 100%, mais j’ai imaginé qu’il allait jeter un œil sur le bouquin et me dire  : « C’est quoi ce truc ? Des dessins ? Vous faites des bandes dessinées ? Allez, du balai ! Foutez-moi le camp de là ! » Groth : La bonne vieille ghettoïsation de la bande dessinée. Sacco : Exact. Et je ne savais pas comment il réagirait. Un officier chargé des relations publiques a plutôt affaire, en général, à des journalistes de presse traditionnelle. Mais j’étais trop engagé dans le projet pour laisser tomber. J’ai pris un train, et me suis rendu dans les QG de l’ONU. Son bureau était rempli de journalistes espagnols et canadiens qui voulaient faire renouveler leurs accréditations pour Sarajevo le soir même. Ils tapaient du poing sur le comptoir et faisaient un potin d’enfer. Moi j’ai tendu mes documents à une employée, sans moufter. Elle n’a pas dit un mot non plus. Et en dix minutes c’était réglé. Sans baratin, sans avoir à présenter mon bouquin. Je me suis dit que j’avais un ange qui veillait sur moi. Groth : Tu penses avoir obtenu ton accréditation de l’ONU seulement grâce à tes bonnes manières? Sacco : J’ai été hyper discret, tranquille, sympa quand tous les autres braillaient. C’est moi qui en demandais le moins et qui ai obtenu le plus. Et ça faisait un gars qui dégageait du bureau. Ensuite un problème se posait : comment aller à Sarajevo ? Les avions se faisaient mitrailler. Il n’y avait plus que les routes. On m’a conseillé de demander à un autre journaliste de m’embarquer. Mais j’étais un peu trop timide pour ça. Et j’ai appris que l’ONU acceptait la presse dans ses convois sur une période de deux semaines. Je me suis inscrit, un gilet pare-balles était exigé. Je pouvais en trouver un pour mille dollars à Split. Mais comme j’avais très peu d’argent et pas de carte de crédit, je suis retourné à Munich spécialement pour en commander un à Londres avec celle d’un ami puis j’ai rebroussé chemin et me suis joint au convoi. Aucun des civils qui en faisaient partie ne portait de gilet. Tout ça pour rien. [Rires des deux].

Groth : Peux-tu revenir sur ton itinéraire ? Sacco : Départ de Berlin, escales à Munich et Zagreb, arrivée à Split. Retour à Munich, puis à Split ; départ avec un convoi des casques bleus hollandais, changement au Mont Igman, transfert dans un VTT français, arrivée à Sarajevo après avoir franchi la montagne et les checkpoints serbes … Deux semaines en tout. Groth : Tu as fait tout le voyage sans prendre l’avion ? Sacco : J’ai tout fait sur route. Groth : Et le gilet pare-balles, tu te sentais plus en sécurité avec ? Sacco : Le jour où je l’ai reçu, je me suis admiré dans le miroir quelques minutes, ça en jetait. Mais je ne l’ai plus jamais porté ensuite. Groth : Tu l’as toujours ? Sacco : Il est à Berlin. Groth : Tu devrais te le faire expédier, on risque d’en avoir besoin.


Sacco : D’accord. Groth : Comptais-tu aborder ton travail de la même façon que dans Palestine ? Sacco : Avec Palestine, j’ai eu le sentiment d’avoir réalisé un travail assez journalistique et je suis parti à Sarajevo plutôt confiant mais sans idée arrêtée de sujet, sinon rendre compte du quotidien. Comment tu transportes ton eau, comment tu te débrouilles sans électricité… Fallait juste garder les yeux et les oreilles grands ouverts. Groth : Tu recours à une stratégie narrative assez unique où s’entremêlent anecdotes, leçons d’histoire et de politique, témoignages et tes propres réflexions. Je ne me souviens pas d’article de presse associant tous ces éléments. Penses-tu que la bande dessinée invite à cette liberté ? Par ailleurs, tu sembles avoir peaufiné ta technique. Sacco : Palestine était plutôt organique. Je racontais presque tel quel ce qui se passait. Je laissais même certaines redites pour souligner les excès de l’occupation. Avec Goražde, je me suis mis à me demander comment organiser les types d’information que j’avais, à penser aux besoins des lecteurs. La plupart allaient entrer là-dedans sans analyse très précise des événements. À travers l’histoire d’une ville, j’allais donc devoir aussi raconter un peu celle de la Yougoslavie, injecter des infos factuelles. La bande dessi-

née le permet… ou du moins elle semble l’avoir fait dans ce cas précis. Je n’ai pas vraiment élaboré de théorie narrative. Deux plans se sont dessinés : historique, où je retraçais les incidents majeurs de la guerre. Et atmosphérique, où j’exposais grosso-modo mes impressions concernant les gens que je rencontrais, des gens qui avaient survécu à des choses terribles et n’étaient pas certains que la guerre était terminée. Il ne me restait plus qu’à superposer ces deux niveaux de lecture. Je n’étais pas là à me prendre la tête sur les prouesses que la bande dessinée me permettait d’accomplir. Je n’avais pas fait tout ce chemin pour démontrer au reste du monde le genre de possibilités qu’offrait la bande dessinée. Groth : Pourquoi as-tu décidé d’organiser ton récit de cette façon-là ? Pour l’avoir publié, je sais que tu l’as restructuré maintes fois. Sacco : C’est vrai. Groth : Peux-tu nous expliquer ton cheminement ? Quelle était la logique derrière l’écriture ? Tu pourrais peutêtre nous donner quelques exemples des formes précédentes en justifiant les modifications que tu leurs as faites subir ? Sacco : Les premières moutures étaient plus proches de Palestine. Comme si j’avais sauté dans le moule à pieds joints en quelque sorte. J’avais déjà en vue cette structure à deux niveaux dont j’ai parlé plus tôt. Ce qui me donnait du fil


à retordre, c’est d’arriver à les amalgamer. Quand devais-je introduire quoi ? J’ai réalisé qu’il valait mieux présenter d’abord les personnages si je voulais donner plus d’impact à l’histoire. Qu’ils touchent le lecteur, comme ils m’avaient touché. Du coup le récit historique pouvait également se mettre en place : les tensions, la désintégration, le premier choc, la première attaque. Et quand tu penses que ça ne peut pas aller plus loin, les horreurs se multiplient et empirent. Comme pendant la guerre, en fait. Mais pour rendre le livre plus fort, j’ai réalisé qu’il fallait d’abord que les lecteurs s’attachent aux personnage sur le plan humain … Groth : Tu passes d’abord par le prisme de l’humain ? Sacco : Dans mes premières ébauches, j’amenais l’horreur plus tôt, mais j’ai compris que je devais y aller mollo. Groth : Il y a certainement un rythme de lecture. Je n’ai pas relevé de schéma ni quoi que ce soit, mais quand une scène devient trop douloureuse, je me rappelle que tu introduis un bref répit d'ordre plus personnel. Sacco : C’est aussi pour en souligner l’importance. Si je te racontais l’histoire de Goražde de fond en comble, une anecdote se fondrait dans l’autre. Je ne voulais pas assommer le lecteur mais l’amener à réagir ponctuellement devant chaque scène. Groth : Tu as transité par Sarajevo, pourquoi as-tu choisi Goražde comme thème central ? Sacco : Presque par accident. À la suite du raid aérien de l’OTAN (fin août, début septembre), les dispositions du cessez-le-feu, entré en vigueur en octobre 95, imposaient aux Serbes de permettre à l’ONU et aux convois humanitaires d’accéder sans encombre à Goražde. Jusque-là, il fallait s’en remettre à leur bon vouloir. Seuls six convois avaient pu entrer dans la ville la première année, chacun ne livrant des vivres que pour un jour et demi.

Groth : Quasiment rien. Sacco : Et donc la route s’ouvrait aux convois et les convois à la presse. J’étais curieux de savoir ce qui se passait là-bas, mais pas certain de vouloir faire un aller-retour express. Après discussions avec des Sarajéviens familiers du lieu, j’ai décidé d’y passer trois jours, qui se sont transformés en cinq. Au bout de deux jours à Sarajevo, je suis retourné à la case Goražde. Pour nombre de raisons qui, je l’espère, transparaissent dans le livre, j’étais sous le charme. D’autant que les Sarajéviens manifestaient clairement leur ras-le-bol des journaleux. Groth : Ils étaient blasés ? Sacco : C’est ça. Je recueillais certaines histoires mais ça prenait du temps. Les gens ne se livraient pas facilement, ils te jaugeaient d’abord, ce qui est compréhensible. Mais dans l’ensemble, les journalistes les saoulaient. Que je sois dessinateur jouait plutôt en ma faveur, ceci dit, et m’a permis de tirer un peu mon épingle du jeu. Mais à Goražde, c’était plus comme… les gens étaient simplement… Une vieille femme pouvait sortir de sa maison calcinée et t’interpeller dans la rue : « Entrez, entrez, laissez-moi vous raconter ce qui s’est passé. » Ils avaient envie de parler, ce qu’ils n’avaient pas pu faire jusque-là. Tout nouveau venu avait un franc succès. T’étais pas un casque bleu, ni un gars d’une ONG. Mais un étranger à priori libre d’aller et venir, une nouvelle tête. Groth : Le côté exotique ? Sacco : Pas comme quand tu te balades dans un camp de réfugiés à Gaza et que tout le monde te suit partout. Pas dans ce sens-là, plutôt genre : « Waouh, quelqu’un qui débarque du monde extérieur ! » Ils sortaient tout juste de trois ans et demi de siège, ne l’oublions pas. Le fait que je puisse aller et venir par la route qui les reliait à Sarajevo via les territoires serbes leur donnait l’espoir de pouvoir bientôt en faire autant.


Groth : Une bouffée d’air frais. Sacco : Ils étaient heureux de faire ta connaissance, curieux : « Parle-nous des derniers films, s’il te plaît, raconte-nous ce qu’il se passe. » Les journalistes qui venaient là-bas, en particulier ceux qui restaient un moment – j’ai dû battre les records à ce niveau-là –, faisaient de vraies rencontres.

Groth : Tu ne voulais pas forcer le trait ! Je crois que c’est Robert Crumb qui m’a demandé si tu avais des lèvres aussi grosses. Sacco : J’aime bien les lèvres. Groth : Je lui ai dit que je n’avais pas le souvenir qu’elles pesaient cinq kilos chacune.

Groth : Question facture, le livre, me rappelle Palestine en plus raffiné. As-tu consciemment peaufiné les nuances, les détails ?

Sacco : Mon côté Jagger.

Sacco : J’avais déjà conscientisé ce choix dans Palestine. Au bout du deuxième comics, disons des 60 premières pages, j’ai compris qu’il me fallait un autre traitement, moins bande dessinée, plus réaliste. Dans la partie sur Gaza, j’essaie déjà de rendre les choses aussi réalistes que possible. Goražde s’inscrit dans cette continuité.

Sacco : [Sur la défensive] J’essaie juste de me valoriser, quoi.

Groth : Il me semble que l’histoire n’aurait pas eu un tel impact sans sa part de réalisme graphique. Même si l’aspect bande dessinée demeure. Sacco : Je suis incapable de dessiner de façon totalement réaliste, non que j’en aie envie d’ailleurs… Groth : Je voulais attirer ton attention là-dessus, parce que d’une certaine manière, l’hyperréalisme saperait ton propos, par opposition au style d’un Neal Adams, par exemple. Chez toi on retrouve un trait hautement subjectif, que j’associe à la bande dessinée, le réalisme est ancré dans les détails. Sacco : J’ai fait des efforts, c’est clair. Au point que je m’éclate quand je repasse au style comics, c’est un tel … soulagement. En revanche, je ne pourrais jamais me rapprocher de l’hyperréalisme même si j’essayais. Ma technique a des limites. Et je ne suis pas certain de vouloir les outrepasser. Groth : Et dans la cas contraire ? Sacco : Je ne sais pas, je suis assez content de la plupart de mes dessins. Groth : Tu es le personnage le plus bande dessinée du livre, c’est fait exprès ? Sacco : Voilà un autre truc qui vient de Palestine. Je me suis mis à tout dessiner de façon plus réaliste, sauf ma pomme que j’ai carrément zappée. On me l’a fait remarquer plus tard et je me suis dit : « Mince, t’as vraiment la touche cartoon comparé au reste. » Mon personnage dans Goražde est un soupçon plus naturaliste. Groth : Il reste plus caricatural que les autres. Sacco : Mais moins délirant que le précédent.

Groth : [Rires de tous les deux] En rêve, Joe.

Groth : Tu travailles ton aura romantique. Sacco : Non. Mais… ahh ! J’essaie de me dessiner sans me prendre la tête. Je n’y pense plus tellement. Les gens me disent qu’ils peuvent entrer dans le personnage parce qu’il est moins défini. Ça me va. Groth : Je pensais que c’était essentiel à la pertinence du livre, à la qualité documentaire. Sacco : Le réalisme ? Groth : Oui, les surfaces, les visages… Chaque personne affiche une expression individualisée, nuancée. Et Dieu sait s’il y a du monde ! Sacco : C’est pour montrer que je ne parle pas d’une masse. Mais des individus qui la constituent. C’est primordial. À l’époque où je me documentais sur la Bosnie, environ deux ans avant d’y aller, je me disais : « Hmm, Goražde, cette ville sur la Drina. C’est comment ? Comment sont les maisons ? » Je n’en avais pas la moindre idée. J’ai été surpris d’y découvrir des immeubles, par exemple. Je ne savais pas du tout à quoi m’attendre. Quand j’ai commencé ce livre, je me suis rendu compte que je voulais que les lecteurs puissent se représenter la ville ; une vraie ville avec de vrais bâtiments, de vraies personnes avec de vrais visages, voilà ce que je cherchais à représenter en gros. Pas juste un point A, B, ou C sur une carte. Groth : Comment as-tu pu te souvenir de tous ces détails ? As-tu dessiné des esquisses ? Pris des photos ? Sacco : Des tonnes de photos, surtout, vraiment nulles parfois mais utiles. Quantité d’images de maisons typiques dont je faisais plus ou moins des montages avant de dessiner. Il y avait presque toujours des maisons à l’arrière-plan de mes photos de toutes façons, alors j’essayais d’en tirer quelque chose.


Groth : Et les visages ? Sacco : J’ai photographié presque tous les gens que j’ai interviewés. Je leur demandais l’autorisation. En général ils acceptaient, moins facilement toutefois quand leurs récits étaient particulièrement éprouvants.

Groth : C’était la question que je m’apprêtais à te poser : comment as-tu fais dans le cas d’une anecdote comme à la page 43, où tu n’étais manifestement pas dans le bus en question. Sacco : C’est Bahra qui raconte.

Groth : J’allais justement te demander ce qu’il en était des personnes que tu représentes aux pages 160 et161...

Groth : D’accord, mais le colosse armé qui monte dans le bus est hyper précis.

Sacco : Ils sont une douzaine. J’ai dû en photographier une moitié. D’un autre côté, tu recueilles sans arrêt des commentaires saisissants, t’es pas là à faire : « Oh très intéressant, puis-je vous tirer le portrait ? » J’emmagasinais les visages dans une partie de mon cerveau : structure de base, couleur ou longueur des cheveux, rondeur du visage. Après il fallait juste que je me concentre. « Souviens-toi de celuici, de celle-la ». Même si je doute de la fidélité du portrait, fait deux ans plus tard, je me rappelais encore ces visages. Au-delà, l’image s’estompe.

Sacco : Oui.

Groth : De quelle façon observais-tu la personne à qui tu t’apprêtais à donner la parole ? Sacco : Aussi rigoureusement que possible. Je les interviewais en prenant des notes ou je les enregistrais, ça dépendait. Pour certains récits, il n’était pas approprié de prendre un stylo. Ou je n’avais simplement ni carnet ni stylo sous la main sur le moment. J’essayais de me souvenir des histoires que je notais ensuite en catimini avant de reconstituer le puzzle, le soir, dans mon journal. Les scènes, ou les conversations, sont tirées de mon journal, pour la plupart, ou de mes notes. Autrement dit, je n’ai rien bidonné.

Groth : Comment as-tu… Sacco : Je prends aussi certaines libertés, mais je me souvenais aussi particulièrement bien de cette scène… Parce que je posais souvent des questions visuelles. C’est ce qui change avec la bande dessinée reportage, tu demandes souvent… Groth : Ce que portent les gens? Sacco : Ouais, c’est important. Elle a dû mentionner les lunettes noires et Arkan. Maintenant que je suis mieux renseigné sur ce que portaient ses soldats, je pourrais modifier quelque peu leur uniforme. Mais quand tu regardes Barry Lyndon, t’es soudain projeté dans les années 1700. Tu ne sais pas si l’armée… traversait ce champ-ci… dans cette bataille-là. Y avait-il un arbre ? Le réalisateur peut filmer la scène où ça lui chante. Tu injectes forcément des choses personnelles mais d’autres éléments sont très documentés, tu veux des exemples ?


Groth : Absolument.

tretien mais le nombre de détails qui t’échappent et dont tu auras besoin est inimaginable. L’aspect visuel t’oblige à réfléchir à des tas de choses.

Sacco : J’ai photographié le verger de pommiers où les gens rampent sous les balles lors de la première offensive. Et la route principale que certains m’ont dit avoir traversé à quatre pattes. Je leur demandais des précisions : « Comment étiez vous accroupi ? Que portiez-vous. Ceci, cela… ? » Je voulais me faire ma propre impression. Ils étaient nombreux, je n’ai pas pu tous les interroger, ce qui ne me paraissait pas forcément utile, mais j’ai essayé de coller au plus près de leur réalité. Et aussi, page 92, où Edin et d’autres retrouvent les corps de leurs amis. Il m’avait bien décrit la scène mais au moment de la dessiner, je me suis demandé à quoi ressemblaient des cadavres après six mois dans une fosse. J’ai dû lui envoyer un e-mail : « Je déteste te poser ce genre de questions… mais les corps de tes amis… est-ce que tu pourrais m’en dire un peu plus sur leur aspect ? » J’ai dû lui demander des trucs très spécifiques. Mais il a très bien réagi, il comprenait ce que je faisais. Plus tard, j’ai même appelé un légiste qui m’a expliqué que l’état des cadavres pouvait varier en fonction des rongeurs, de la saison… Même si j’ai négligé quelques détails, j’ai essayé de rester très fidèle. Groth : As-tu cherché à te procurer les photos des gens qui … Sacco : Non. Sur la page suivante, j’ai représenté leur prière toujours en fonction du récit d’Edin mais en lui redemandant, là aussi après coup, des précisions sur le rituel musulman… Comment ils se mettaient à genoux, etc. Et il m’ a décrit précisément leur façon de faire. Groth : Tu t’es posé ce genre de questions tout au long du livre ? Sacco : Au fur et à mesure … Groth : Parce que tu ne pouvais pas les anticiper ? Sacco : En interview, tu ne peux pas visualiser ce que tu vas dessiner. Avec Edin par exemple, j’avais fait une série de très longues interviews en Bosnie, que nous avons complétées ensuite à Portland alors qu’il étudiait aux États-Unis. Tout t’apparaît souvent très clair dans le courant de l’en-

Groth : J’ai vu un documentaire de six heures sur la Yougoslavie, il y a quelques semaines, et trouvé la ressemblance physique avec tes personnages remarquable. Je ne sais si ça tient à la structure du visage que tu as su rendre étrangement bien ou à l’angoisse qui semble presque universelle… Sacco : Tu peux caricaturer les slaves en quelque sorte, tu vois ce que je veux dire. Ils ne sont sans doute que 15% à correspondre à l’image, mais quand tu en vois un, tu te dis : « en voilà un vrai ». Les autres sont tous très différents mais il reste définitivement quelque chose au niveau de la structure du visage. Groth : Mais au-delà de la structure, transparaît aussi cette expression hagarde, désespérée. Sacco : Oui, on y est très souvent confronté, elle s’imprime. Groth : Laisse-moi te poser quelques questions sur la forme, je crois n’avoir encore jamais vu ailleurs ta technique de narration qui traverse plusieurs vignettes ou parfois même s’y balade. Sacco : Quand j’ai découvert Louis Ferdinand Céline il y a quelques années, j’ai adoré sa façon d’attaquer ses phrases par des ellipses, ses formules chocs, ses redondances hilarantes… J’ai cherché à reproduire son style hyper percutant. Tu fragmentes les phrases, le récit. Tu peux guider l’œil du lecteur autour de la page et parfois la bulle de narration correspond à l’image, pour un effet dramatique, disons. Mais ça permet aussi de créer une impression de simultanéité. Groth : Oui, et de saper les limites temporelles propres à la bande dessinée en quelque sorte… Sacco : Ça donne du mouvement… Groth : Et l’idée que les conversations ne sont ni statiques ni figées. Sacco : C’est ça.


Groth : Edin, c’est comme ça que se prononce son nom ? Sacco : Edin [Ed’dun], ouais. Groth : Toute la séquence, de six ou sept pages, où Edin traverse la forêt est très poignante mais je trouve celle-ci particulièrement efficace. Dans la sixième vignette, il avance péniblement de dos, disparaît dans les deux suivantes. Et à la place tu montres une forêt dense. Puis, dans la dernière vignette, les trois personnages semblent atteindre le terme de leur voyage. L’ensemble, pour des raisons que je pourrais certainement invoquer plus tard, me paraît absolument parfait. Un condensé subtil, poétique même, de désillusions et de désespoir. Sacco : Si tu veux. Groth : J’imagine que ma question, (si l’on peut parler de question) est : « Comment composes-tu une page pareille ?» Groth : J’avais une autre question à propos de la page 181 où il semble aussi que tu aies inventé quelque chose qui paraît fonctionner parfaitement. Tu dépeins la scène de l’hôpital en quatre bandes de trois vignettes bordées de texte, ce qui permet de rendre impeccablement le chaos, l’urgence. Sacco : C’est vrai, il y a différentes façons de procéder. J’avais rôdé la technique dans Palestine où je tentais de représenter des actions simultanées, un tourbillon de gestes trop frénétiques pour être représentés de façon linéaire. Groth : Je voudrais te demander de commenter quelques scènes. À commencer par celle-ci, page 142, que je trouve d’une efficacité redoutable. Sacco : [La regardant] J’ai bossé comme un dingue là-dessus.

Sacco : Il faut que je retourne un peu en arrière dans ma tête, juste pour… J’ai vraiment sué des ronds de chapeaux sur cette séquence. D’abord, je voulais rendre l’idée de l’ascension laborieuse d’une montagne avec un sac à dos qui pèse trois tonnes. Alors, j’ai commencé par faire avancer les personnages vers la gauche. Tout paraît plus facile vers la droite. C’est juste un truc visuel… Groth : Fondé ? Sacco : Peut-être parce qu’on lit de gauche à droite. Quand tu avances vers la marge gauche, tu as l’impression que tu vas t’écraser contre le mur. Que les obstacles sont insurmontables. Et je voulais aussi voir les personnages escalader dans ce sens.


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