Carlos Nine, Hommage à l'arrière-cour

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Hommage à l’arrière-cour



Carlos Nine Hommage à l’arrière-cour

RACKHAM


Hommage à l’arrière-cour © Carlos Nine, pour les dessins © F. D., pour les textes © 2008 Rackham, pour l’édition française Textes traduits de l’espagnol par Alejandra Carrasco ISBN : 987-2-87827-112-6 Dépôt légal : Premier trimestre 2008 contact@editions-rackham.com www.editions-rackham.com Achevé d’imprimer en janvier 2008 sur les presses de Grafiche Milani à Segrate (Italie)


Je suis arrivé à la maison atelier de Nine à l’heure convenue, pas une minute plus tôt ni plus tard. Cela m’éviterait des ennuis puisque, lors d’une précédente interview, nous avions failli en venir aux mains à cause d’un retard involontaire de sept minutes. Cette circonstance malheureuse, aussi légère que fortuite, avait suffi à envenimer cette rencontre et je ne voulais pas que cela se reproduise. Quoi qu’il en soit, même si la conversation se déroula de manière fluide et respectueuse tel un ruisseau d’Héraclite, le lecteur attentif remarquera quelques remous verbaux où affleurent ouvertement les éclaboussures de la méfiance et les montées d’écume de l’aversion que ressent le maître à mon encontre, sans doute en raison de quelques malentendus comme celui que je viens d’évoquer. Je me demande par moments pourquoi il a alors requis mes services journalistiques. Enfin, le fait que nous nous connaissions depuis tant d’années et que nous soyons nés dans le même village a sans doute fait pencher la balance. Même si en temps normal nous nous tutoyons, pendant l’entretien qui a duré deux heures et vingt minutes et durant lequel nous n’avons bu que de l’eau, nous avons adopté un vouvoiement aseptisé. En voici donc la fidèle transcription. F.D.



Entretien avec Carlos Nine

Je vais vous poser une question rhétorique, mais… vous rappelez-vous vos premières sensations après avoir remarqué que vous possédiez des aptitudes pour le dessin ?

Voilà qui est impossible à se rappeler, mais je crois que cela a commencé à acquérir un sens pour moi lorsque j’ai intégré le premier tissu social que constitue l’école publique. Je l’associe à des tableaux noirs, à des cours de récréation, au drapeau, aux fêtes nationales, à l’odeur de la craie. Pour moi, l’école a été inoubliable, c’est grâce à elle que je suis devenu dessinateur. Je me suis rendu compte que cette habileté me donnait un pouvoir. Bien évidemment, lorsqu’il était question de choisir le porte-drapeau, l’on privilégiait toujours celui qui avait la meilleure moyenne en mathématiques, mais au moment d’insérer dans les éphémérides les traditionnelles images sur l’indépendance de la patrie, comme dans les grottes d’Altamira, ils devaient faire appel au sorcier capable d’invoquer les formes et de les faire apparaître, c’est-à-dire moi. Pour ne rien gâcher, un enthousiasmant effet subsidiaire s’y ajoutait, sans doute lié à ma libido naissante. Grâce à ma maîtrise des craies de couleur, les institutrices me bécotaient et me serraient contre leur poitrine, ce qui n’était pas rien. Quant au roi des mathématiques, il avait droit à des félicitations par écrit sur son cahier, le malheureux.

Comment était votre famille ?

C’était une famille d’immigrants, mes quatre grands-parents étaient européens : deux étaient italiens et deux espagnols.

Votre père était-il argentin ?

Non, papa et ses frères et sœurs étaient nés en Galice. En réalité, mon grandpère galicien est arrivé tout seul, ayant abandonné femme et enfants. Alors ma grand-mère, fatiguée de l’attendre en vain, a tout vendu, a pris ses enfants et s’est embarquée pour Buenos Aires, à la recherche du mari déserteur. Ils ont grandi comme des gens bien, des gens pauvres et travailleurs, des gens endurcis mais sensibles.

Votre nom n’a pas de consonances galiciennes...

Oui, il est probable qu’il ait une autre origine.

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Ci-contre – 1 et 2 : Petriolo, province de Macerata, région de Le Marche, Italie ; 3 et 4 : Seixomil (Celanova), province d’Ourense, Galice, Espagne; 5 : Santina Taffetani Del Papa, la grand-mère italienne; 6 : Adolfo Nine, le grand-père galicien; 7 : Maria Del Papa et Julio Nine pendant leur fiançailles.

Et l’autre partie de votre famille, du côté de votre mère ?

Des immigrants italiens, eux aussi. Ils venaient de la région de Le Marche, qui à une certaine époque a fait partie des États pontificaux, des contrées appartenant à la papauté romaine. Mon nom maternel est précisément Del Papa. Le nom Le Marche signifie que le territoire du Vatican s’arrêtait là, jusqu’à cette marque-là.

Je caresse l’espoir que vous ne soyez pas en train d’essayer de nous impressionner…

Non, pas du tout, c’était exactement ainsi. Ils avaient une vie dure et affreuse, digne d’une nouvelle de De Amicis. Beaucoup d’immigrants de cette région de Le Marche arrivèrent à cette époque à Haedo, un village des faubourgs de Buenos Aires qui, plus qu’un village, était une grande plate-forme ferroviaire où finalement je suis né. Des villages entiers immigraient tous ensemble vers un autre endroit en Amérique afin de conserver des affaires en commun, continuer à être voisins et ne pas trop se languir de la terre quittée. Au milieu de ce naufrage social qu’étaient les vagues d’immigration de millions de personnes surgissaient pourtant des éléments qui ont forgé la particularité de ce pays. Au bout de quelques années, une fois établis, tout a commencé à s’agencer d’une certaine manière, et ce qui est intéressant, c’est que les immigrants n’essayaient pas de conserver un ordre ethnique, ils se mélangeaient entre eux ! Bien sûr, si on pouvait choisir comme on voulait… Mon père, le Galicien, a épousé une fille originaire de Le Marche.

Les personnes de votre famille sont-elles retournées à leur village d’origine ?

Non, jamais. Je suis le seul à être allé (retourné ?) aux deux endroits. Je devais y aller. Dans le village de papa, qui s’appelle Seixomil, dans la région d’Ourense, il ne reste plus qu’une trentaine d’habitants. Celui des Italiens, Petriolo, se trouve sur le sommet d’une colline avec château, oliviers, deux mille habitants.

1915, à La Corogne. En rassemblant des pièces, les cinq enfants Nine prennent leur dernière photographie en terre galicienne avant d’embarquer pour antes Buenos Aires dont ils ne reviendront jamais. De gauche à droite : Julio (mon père), Ulpiano, Mercedes, Basilisa, Ximena (décédé peu après son arrivée). Hommage à l’arrière-cour  Entretien

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Que faisait votre père ?

Mon père avait un magasin de chaussures, mais, par vocation, il aimait la musique, il était violoniste, violoniste de tango. J’ai tour à tour navigué dans deux milieux assez magiques, ceux où circulait mon père, deux lieux aussi passionnants l’un que l’autre mais pour des raisons différentes. L’un était son magasin de chaussures et l’autre les scènes des clubs où il jouait avec son orchestre.

À quoi ressemblaient ces lieux ?

Immeuble de rapport typique du Buenos Aires des débuts du XXe siècle.

Pour moi, ce magasin de chaussures était comme aller au spectacle, vu les relations théâtrales que mon père établissait avec ses clients, dans un style et d’une nature toujours variables selon la personne à qui il avait affaire. Cet homme était un acteur né. En réalité, beaucoup de gens allaient chez lui pour engager de folles discussions plutôt que pour acheter des chaussures, ce qui expliquait notre situation de relative pauvreté. Papa essayait de compenser cela à travers sa vraie vocation, la musique. Tous les samedis, il prenait son instrument et il rejoignait ses camarades d’orchestre pour animer les bals, si nombreux à cette époque dans les faubourgs de Buenos Aires. J’essayais toujours de le suivre, au prétexte de porter son violon. Je ne voulais pas rater cette merveille qu’étaient les couples dansant au rythme d’un orchestre en direct, traînant le pieds sur la piste carrelée, sous la lune, sous les étoiles et le balancement des lampions de couleur en été. Posté près du pianiste sur l’estrade en bois, je regardais toute cette beauté. Quel bonheur !

Et qu’en était-il de votre vocation naissante pour le dessin ?

Comme je vous l’ai dit, mon goût pour le dessin était circonscrit aux limites de l’école, c’était comme une prouesse enfantine, jusqu’au jour où mon père a pris la décision de retirer les chaussures de la vitrine de son magasin et d’exposer mes petits dessins à la place, à l’attention des gens du quartier. Ce samedi matin-là, en passant par hasard devant, je n’en croyais pas mes yeux. Deux ou trois vieilles dames debout sur le trottoir jaugeaient mon « œuvre ». J’ai rougi et j’ai passé mon chemin, mais je n’étais plus le même. J’avais une vocation. D’où l’importance de la caresse dans le dos au bon moment.

Carlos et la cousine Irene chez les grands-parents. 10

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Votre statut au sein de la famille a changé à partir de ce moment-là ?

Oui, en un sens, c’est ce qui s’est produit. Il y avait toujours quelqu’un pour me demander de lui faire un dessin et pour montrer aux proches ou aux étrangers cette habileté que j’avais selon eux. Le bruit avait couru que j’étais génial pour ces choses-là. D’un côté je me sentais important, demandé, mais en même temps j’ai commencé à me voir comme une sorte de clown, comme un chien savant auquel on fait faire le beau, voyez-vous ? Ce n’était pas une chouette sensation, ou du moins elle était contradictoire. Je passais ma vie à faire « des démonstrations». Je réalisais par exemple des petits dessins pour ma cousine, mais pendant ce temps, je me disais que j’aurais préféré jouer avec elle… J’ai confusément fait l’expérience des premiers tiraillements de la vie…

Réfléchissant à ce que vous me racontiez tout à l’heure au sujet du magasin de chaussures, j’en viens à me dire que certains éléments étaient liés à une délectation théâtrale ou, si vous préférez, un système de petites attractions, d’exercices familiaux, quelque chose de cet ordre… L’ancien magasin de chaussures de Julio Nine, Haedo, province de Buenos Aires.

Oui, c’est vrai… Peut-être était-ce l’influence de la saynète. Ce genre était très populaire, à l’époque.

Qu’était-ce, la saynète ?

Une petite pièce de théâtre courte, une peinture de mœurs qui reflétait dans un style tragi-comique les avatars des immigrants, leur entassement dans les maisons de rapport (de vieilles bâtisses qui avaient autrefois appartenu à des familles fortunées). Des gens originaires du monde entier s’entassaient là, on y entendait parler toutes les langues, avec une prédominance du plus gros flux migratoire : l’italien. La saynète avait émergé pour représenter un phénomène urbain. Mais il y avait aussi les pièces inspirées de la culture des gauchos (gardiens de troupeaux de la pampa, N.d.T.) qui se jouaient dans les cirques et les places de village, le théâtre rural. Juan Moreira, Santos Vega étaient des œuvres présentées dans des cirques, devant un public composé de travailleurs issus des couches les plus basses, majoritairement des immigrants européens qui venaient massivement écouter ces histoires de marginaux et de gauchos rebelles, hors-la-loi. Ces œuvres finissaient donc par jouer un rôle qui dépassait le simple divertissement. Elles installaient petit à petit une nouvelle mythologie populaire chez des gens désenchantés de leur pays d’origine, prêts à écouter, elles leur donnaient de nouveaux repères, un sentiment d’appartenance qui, bien que fragile, établissait un code commun. Rien d’étonnant alors à constater le courant de sympathie qui se nouait entre ces histoires de gauchos poursuivis par la loi et les millions de personnes traquées en Europe par la guerre et la pauvreté. Ces histoires passèrent ensuite à la radio où tout le monde pouvait les écouter, ce qui m’est aussi arrivé vers la fin de leur existence. Notre culture était très théâtrale.

C’étaient des instruments culturels qui créaient du lien social…

Oui, et il se produisait la même chose avec le tango, une autre invention du port qui accueillait l’immigration. Récemment, je disais à quelqu’un que le tango a été le petit feu allumé par les immigrants, par les orphelins, pour se réchauffer les mains après le naufrage.

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C’est votre musique, n’est-ce pas ?

Oui, c’est la musique d’ici. Je parle de musique et non pas de chanson, je veux dire que quand un peuple n’a pas de musique, il se contente peut-être de chansons, mais ce n’est pas la même chose. Personnellement, le tango m’a servi et me sert encore, y compris pour éclairer un faubourg controversé de l’histoire de l’art. Sans chercher plus loin, j’ai pu capter l’idée fondamentale du cubisme en écoutant et en ressentant attentivement le tango intitulé Arrabal, de José Pascual, bien évidemment dans la version d’Osvaldo Pugliese, un bijou absolu. En réalité, presque tout ce qu’interprète l’orchestre du vieux Pugliese consiste à démonter un thème pour le remonter à nouveau selon plusieurs angles différents. Exactement comme Cézanne l’a fait avec la perspective. Cet orchestre n’était qu’image. Le tango est au fond de la musique classique composée par des pouilleux. Comme moi, je suis un pouilleux, tout en étant un académique. Comme l’a écrit un jour une fille dans le livre d’or d’une exposition qu’on m’a consacrée au Centro Cultural Recoleta de Buenos Aires : « Tu dessines en lunfardo (L’argot de Buenos Aires, N. d. T.) ». Je n’ai jamais su qui elle était, mais elle a éclairé toute ma problématique en quatre mots.

Julio Nine. Avez-vous produit des œuvres spécifiquement liées au tango ?

Comme je vous le disais, le tango est aussi un genre visuel et je ne fais pas allusion à la danse. Je parle de l’incroyable quantité de partitions avec des couvertures illustrées qui étaient imprimées par milliers. Mon père en avait un grand nombre pour étudier, c’était un régal de les regarder, rien que de les voir on avait envie de dessiner. De fait, Eduardo Arolas, un des plus éminents compositeurs du début du siècle, un pionnier du bandonéon, était aussi illustrateur, et de la meilleure trempe. Il est mort à Paris à l’âge de trente-deux ans. J’ai beaucoup de tangos illustrés. Si l’on examine attentivement le mécanisme d’un tango avec ses paroles, nous voyons que c’est un opéra miniature d’à peine trois minutes, un scénario musical. Cela engendre beaucoup d’images, croyezmoi. Je viens de terminer un travail peu courant en rapport avec ce thème. Il s’agit d’une nouvelle ligne de métro à Buenos Aires, la H, une ligne thématique où chaque station est consacrée à un des principaux protagonistes de ce genre musical. Il y a environ dix fresques dans chacune, moi j’ai eu la station Osvaldo Fresedo, qui était un directeur d’orchestre très chicos, un véritable dandy.

Naturellement, ces soirées où vous suiviez l’orchestre de votre père ont dû influer sur votre état d’esprit…

Ci-contre – 1 et 2 : Carnavals des années 50, Orchestre de Julio Nine, Cinéma Achával, Moron, province de Buenos Aires; 3 : Carnaval, province de Santa Fé. Hommage à l’arrière-cour  Entretien

Oui, inévitablement. Le visuel était très important, les deux plans sur lesquels se déroulait ce phénomène artistique et social qu’était le bal de tango avec orchestre : la scène où jouaient les musiciens, surélevée par rapport à la piste de danse, et les couples plus bas, enlacés, absorbés, hors du monde. J’en décodais ce que je pouvais étant donné mon âge, mais l’impact a dû être très puissant car je ne l’ai jamais oublié. Inutile de vous raconter ce que c’était en période de carnaval, quand un type déguisé en mousquetaire dansait avec une blonde vêtue (ou dévêtue) en Hawaïenne. En rentrant chez moi, j’étais comme un fou et je tentais de dessiner ce que j’avais vu. J’avais encore dans la tête les visages, les expressions, les détails, les couleurs, les coiffures, les odeurs. Ainsi que les sensations, le plus indéfinissable et difficile à décrire. Pour comprendre à quel point tout cela a marqué mon système perceptif, regardez la mode anachro13


nique de mes personnages féminins, ainsi que beaucoup de gens l’ont remarqué. Ces costumes croisés avec épaulettes étaient du tonnerre. Voyez donc les policiers noirs de l’époque et leurs femmes, de sacrées pépées, non ? La même chose se produisait avec l’innocente jeune fille du quartier : la nuit tombée, elle se mettait sur son trente et un et se pointait au bal transformée en volcan. Elle semblait dire : « Je suis là, mon gars, disponible et affamée ». Je crois que si j’ai quelque chose qui ressemble à un style, je le dois à cette culture que j’ai vécue et intégrée à jamais. C’est fou, cette histoire de racines, non ? Oui, cela vous marque à jamais…

Oui. Encore que, en y pensant aujourd’hui, je dois dire que tout le monde ne réagissait pas de la même manière face au phénomène que je viens de vous décrire. Moi, cela me faisait exploser la tête de plaisir. Je me rappelle une nouvelle de Julio Cortázar, Les portes du ciel, exactement inspirée de ce thème. Au-delà de sa belle écriture, on y observe le dégoût, la nausée que lui provoquaient ce spectacle et nos gens. C’est vraiment curieux. La mentalité sud-africaine de ce type tellement célébré par les progressistes est vraiment étonnante.

Pourtant, toute l’œuvre de Cortázar est écrite en « argentin »…

Oui, mais à la sauce française. Effrayé par ce qui l’entourait, il a fui et, une fois installé à Paris, il a commencé à creuser cette sensation de nostalgie. Ensuite, après quelques expériences, il a finalement décidé de bâtir ce pantin de « l’exilé culturel qui écrit en argentin », une combinaison qui inspire beaucoup de sympathie, quelque chose comme je t’aime mais je te fuis. Bien souvent il a précisé qu’il n’était pas un exilé politique, que simplement son pays « l’ennuyait », lui « faisait horreur ». Au bout d’un long laps de temps, il a commencé à comprendre quelque chose à l’Amérique latine, « grâce à Cuba », selon lui. Vous rendez-vous compte ? Plus superficiel et couillon que ça, c’est impossible. Il y en a beaucoup, de cette espèce.

Un peu comme le cas Borges…

Je crois qu’ils avaient beaucoup de choses en commun. Pour paraphraser Gaudí parlant de Picasso, on pourrait imaginer un commentaire de Borges au sujet de Cortázar : « Cortázar est de gauche ; moi non plus. » Ils étaient tous deux les projets-pantins d’une mère dominatrice qui poussait son rejeton à embrasser une carrière littéraire. Des vieilles biques, ferreuses, conseillères de leurs fils, ayant des maris morts ou absents. Deux types effrayés, déconcertés par le pays qui leur était échu, quoique Borges soit resté et ait tout de même cherché un lien sentimental à travers des fables exotiques où il était question de duels et de manieurs de couteaux, tandis que l’autre fantasmait sur « le petit taureau de Mataderos » sans quitter les rives de la Seine… Quels drôles d’oiseaux, ces deux-là !

J’aimerais maintenant laisser les questions littéraires pour revenir au thème des femmes qui vous ont tant impressionné dans les bals de votre enfance. J’oserais vous faire remarquer que l’écrasante majorité des dessins de ce livre est consacrée à la femme, au corps de la femme, encore et encore, encore et encore… Vous n’y allez pas un peu trop fort, mon vieux ? Vous semblez un peu obsédé par ça. Je vous pose la question avec tout le respect que je vous dois.

Non, non, cela ne m’offense pas, vous avez raison, ne soyez pas gêné, je me

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mets à votre place. Le corps de la femme a un pouvoir de fascination irrésistible sur mon esprit. Je parle de n’importe quelle femme, jeune, vieille, enfant, peu importe. Je pourrais vous dire que c’est simplement l’aspect morphologique qui m’intéresse, mais ce ne serait pas honnête. C’est peut-être parce que nous venons tous d’un corps de femme, je n’en sais rien, quelque chose dans ce goût-là. Rappelez-vous que dans l’histoire de l’art, les principaux icônes représentent presque toujours une femme ou un corps de femme. Ce que vous dites est vrai, la plupart de ces dessins prennent pour prétexte le corps féminin. Il y a une série où j’ai imaginé la solitude de la femme au foyer une fois que son conjoint est parti et qu’elle reste seule, ayant chaud, s’ennuyant, enfermée dans cet espace quotidien et prédestiné qu’est la cuisine. D’autres dessins prennent pour prétexte les contre-temps dans la cuisson du poulpe, c’est complètement dément, et même les étranges liens qui pourraient se nouer entre une dame solitaire et cet adroit octopode qui n’a plus grand-chose à perdre, étant donné sa situation. Une jolie histoire au dénouement incertain, n’est-ce pas ? Je ne sais pas, quand j’arrive dans ces faubourgs de la raison, je me perds dans les ruelles de mes propres divagations… C’est dégoûtant, ça me donne envie de vomir, je suppose que vous faites de l’ironie. En parlant d’ironie, il y a aussi des esquisses de fausses publicités. Utilisez-vous également la publicité comme prétexte pour dessiner ?

Oui, il y a des esquisses sur de fausses publicités, sur la consommation, les produits inutiles, comme quasiment tout ce que nous achetons. L’idée m’est venue en me promenant le long de la Seine, alors que je fouillais dans une collection de vielles « réclames » publicitaires des années 20-30 vendues chez les bouquinistes des quais. Ce sont des reproductions sur métal. Il y a aussi des affiches lithographiques dans le style Toulouse-Lautrec, c’est une esthétique particulière qui m’attire, elle est stimulante et peut déboucher sur n’importe quoi. J’adorerais promouvoir la vente de produits qui ne servent à que dalle. Que les gens se les arrachent et tombent en dépression, soient au bord du suicide quand ils ne peuvent pas se le procurer. Jolie « performance », non ?

La pédagogie vous intéresse-t-elle, aimez-vous enseigner ce que vous savez ?

J’adore. Chaque fois que je peux, généralement en complément d’une exposition, j’anime un petit atelier. Et c’est moins ce que je peux « enseigner » qui m’intéresse, que d’entrer en contact avec des gens qui cherchent leur chemin, des gens qui ont généralement fait des découvertes remarquables, de sorte que j’apprends aussi. Plus ils sont jeunes, mieux c’est, et si on ne leur a pas encore farci la cervelle avec des commandements planétaires tels que les maudits mangas, par exemple, c’est encore mieux. Mais ils sont si rares ceux qui échappent à ces embuscades culturelles.

Quelles expériences avez-vous connues dans ce domaine ?

Un certain nombre, je dois dire. J’ai fait beaucoup d’exposés, habituellement dénommés conférences, des petits séminaires ne dépassant pas les quatre jours, aussi bien dans notre pays qu’à l’étranger. Je me rappelle une expérience assez récente à La Paz, en Bolivie, avec des jeunes enthousiastes et créatifs, comme l’est généralement ce peuple qui possède une vraie culture. Puis l’expérience que j’ai eue à Poitiers et à Angoulême, où se trouvent les deux Écoles de l’Image

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Ci-contre – 1 : École de l’image d’Angoulême ; 2 : École de l’image de Poitiers ; 3 : À Paris ; 4 et 5 : Séminaire à Bariloche, province de Rio Negro, Argentine.

qui existent en France, véritables laboratoires de l’image graphique. Elles ont un excellent programme d’enseignement. La dernière fois que j’ai eu l’occasion de me livrer à ce genre d’activités, en compagnie de gens inoubliables, c’était à Bariloche, cette belle ville de la Patagonie argentine, au bord d’un lac. Heureusement, j’ai pu maintenant mettre sur pied des ateliers aptes à développer un travail pédagogique dans un cadre approprié. Nous verrons comment cela fonctionne dans la durée. Je voudrais à présent vous poser une question embarrassante : quels rapports entretenez-vous avec le couple antinomique figuration-abstraction ?

Je crois que le conflit que vous mentionnez n’a jamais existé. Tout ce que nous appelons « art » sur le terrain de l’image est une abstraction et il en va ainsi par sa nature physique même, c’est une fatalité. Nous ne faisons pas des nez. Le dessinateur ne fait qu’évoquer au moyen de traits ou de coups de pinceau le concept de « nez », il déploie celui-ci dans un espace à deux dimensions (hauteur sur largeur), qui est celui de la feuille ou de la toile. Une forme tridimensionnelle réelle est donc évoquée, symbolisée et « aplatie » sur une forme bidimensionnelle. C’est un artifice abstrait qui, dans les mains de bons artisans, peut transmettre des messages sentimentaux exerçant un puissant pouvoir de suggestion sur les masses, mais c’est une représentation abstraite. Il suffit de se rappeler la solide union qui a toujours existé entre les artistes et l’Église dans la poursuite de l’évangélisation. Les gens ont fini par se convaincre que sous les voûtes il y avait des anges qui volaient car, même si ce n’était pas vrai, c’était vraisemblable et cela nous aidait à nous familiariser avec la chorégraphie d’une nouvelle spiritualité. Ces techniques rendaient digestes les épisodes les plus insolites de la fable catholique originelle. Paolo Uccello, obsédé par une version crédible de la perspective, s’escrimant à perfectionner ces représentations, ne poursuivait pas seulement une recherche formelle mais un besoin stratégique, idéologique. Avec l’irruption de l’individualisme, tout le système de spécialistes en représentations de la réalité s’écroule, le mythe de la perspective s’effondre, le jeu est dès lors libéré, mais abstrait, il l’a toujours été. L’abstraction précède le mot qui la désigne. Cela me rappelle une phrase de l’écrivain argentin Roberto Arlt : « La réalité est une hypothèse de l’imagination. »

Oui, mais que dites-vous alors des représentations tridimensionnelles que nous fournit la sculpture ?

Eh bien, même si l’on ajoute une dimension supplémentaire, c’est la même chose. La poursuite de l’extériorité des choses est une vieille obsession de ce démiurge que nous appelons « artiste ». Les bois polychromes du Sud de l’Espagne sont en ce sens un grand exemple de la recherche de cet effet. Il faut noter par ailleurs dans ceux-ci un lien très marqué avec le langage théâtral… En réalité, si nous regardons d’un autre œil les livres d’art, l’on s’aperçoit que beaucoup de groupes sculpturaux célèbres peuvent être considérés comme des représentations théâtrales.

À un endroit de ce livre, on peut voir des bas-reliefs que vous avez réalisés et qui viennent appuyer cette idée. Sont-ce de simples exercices de style, de l’exhibitionnisme virtuose, ou s’inscrivent-ils dans un projet ?

Non, non, ce n’est pas l’exhibitionnisme qui me pousse à travailler, bien au

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contraire, je travaille pour moi. Ces expériences de bas-reliefs sculptés puis peints et finalement photographiés, se sont additionnées par un besoin expressif, c’est tout, à vrai dire je ne savais pas ce que j’en ferais. Nombre d’entre eux sont nés d’esquisses que l’on peut voir ici et qui trouvent leur aboutissement dans les reliefs. Le relief est intéressant, c’est une forme qui s’efforce de se détacher du plan sans parvenir à s’en libérer tout à fait, n’est-ce pas ? Je ne sais pas, moi, je me contente de poser des questions.

C’est juste une tournure, imbécile.

Bien, je réitère ma question : ces bas-reliefs vont-ils remplir une fonction quelconque ?

Probablement. Les images m’ont suggéré des textes et l’ensemble a été progressivement publié dans une revue culturelle argentine intitulée La Mujer de mi Vida ( La femme de ma vie, N. d. T.). Avec des amis français, nous prévoyons d’utiliser tout ce matériel pour publier un de ces jours un livre qui réunirait toute la série, ce qui lui conférerait une cohérence stylistique.

J’ai un autre couple antinomique à vous jeter à la figure comme une serviette chaude, pour voir comment vous vous en sortez. Art de galerie ou art graphique ?

Ce n’est pas possible ! Encore cette idiotie ?

Je vais préciser ma question. Vous vous exprimez par l’illustration, la peinture, la sculpture, le dessin animé, la photographie et que sais-je encore ; bref,  un tas de disciplines, mais laquelle de toutes vous tient le plus à cœur ?

Toutes, et je constate que vous avez oublié la bande dessinée, répondent à mes intérêts esthétiques et expressifs immédiats. Je n’établis pas de différence entre ces divers modes d’expression et j’essaie à ma manière de retrouver un peu l’esprit de la Renaissance, comme l’a tenté aussi à une époque récente le Bauhaus. Parcourir avec le moins de préjugés possibles les sentiers qui relient tous ces arts entre eux, là est la question. Et le faire pour de vrai, pas seulement le proclamer. Dans la représentation visuelle, le problème à résoudre reste toujours le même : que faisons-nous de l’espace et de l’image. C’est pour cela que je suis très emballé aujourd’hui par les possibilités qu’ouvre la bande dessinée, qui rassemble plusieurs pratiques qui me sont chères comme le dessin, l’architecture, la poésie, la nouvelle, l’opéra, le cinéma, le théâtre.

Ça fait un peu beaucoup, non ?

Non, car je travaille comme un chercheur. Être passé en tant qu’élève par l’Académie des Beaux-Arts m’a familiarisé avec ces pratiques. Je parcours constamment et sans cesse l’histoire de l’art, je me délecte énormément à trouver en permanence des liens que je n’avais pas remarqués, des associations insolites entre écoles et tendances. De fait, jusqu’ici, l’activité de « fureteur » attentif est celle que j’ai le plus pratiquée, une sorte de détective de l’histoire de l’art puisque ce n’est que vers 1980-82 que j’ai commencé à dessiner de manière systématique. Auparavant, je m’étais consacré au travail de designer publicitaire pour survivre, ainsi qu’à la politique, au militantisme. En ce moment, j’explore avec grand enthousiasme les possibilités de la bande dessinée, je peints des grands formats, je fabrique des sculptures mobiles, mais

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tout est une question de cycle et, d’ici quelque temps, nous passerons sans doute à autre chose. Jusqu’au jour de notre disparition comme un point dans l’espace. En somme, je voyage. Pourtant, cette attitude qui consiste à entrer et sortir de différents moyens d’expression ne garantit pas la résolution d’un problème qui donne des insomnies a beaucoup de ceux qui font le même travail que vous. Je parle d’arriver à un style propre permettant de différencier le travail d’un auteur de celui d’un autre… Comment y parvient-on ?

Euh… Je n’en sais rien. Vous avez de ces questions ! Je n’ai pas d’explication, le style est une chose difficile à définir car cela relève sans doute de territoires de l’inconscient. Je crois que c’est un élément constitutif de la personnalité, comme l’écriture, non ? Ça doit être inconscient, vu de l’extérieur, on vous dit que vous avez un style, mais moi je ne remarque rien car c’est ma manière naturelle de faire les choses, ce n’est pas forcé, ce n’est pas artificiel. Si je déforme les objets ou les dessine d’une manière déterminée, c’est parce que je les vois ainsi, il n’y a pas une recherche stylistique intentionnelle par décret de la volonté. Bien sûr, si je me réfugiais derrière une tendance planétaire, une « école », j’éluderais le problème…

Que voulez-vous dire ? Il me semble percevoir derrière votre phrase une intention venimeuse…

C’est très clair. Jusqu’ici, j’ai parlé de cette activité comme d’un chemin d’introspection, de recherche d’expression sincère, de mise en image de mes intériorités, « d’objectivation du sujet », diraient les philosophes. Sans pousser plus loin la spéculation. Néanmoins, si cette recherche avait une répercussion commerciale, tant mieux, mais si ce n’était pas le cas, patience, car c’est de la personnalité de chacun dont il est question, non ? En revanche, si nous cherchons à nous réfugier derrière la « ligne claire » (c’est juste un exemple), le seul problème qui se pose est celui de la traduction. La traduction d’un spectre formel en un dogme géométrique. Après un petit entraînement, nous aurions un autre garçon belge parfait, même s’il était né en Mandchourie. Car cette exaltation névrotique de la sérénité et de l’harmonie appelée « ligne claire » est une drôle d’invention belge. Je donne cet exemple comme je pourrais en donner d’autres, les impostures sont innombrables. Je me souviens que dans les années 80, il y avait tant de Gigers que c’en était un cauchemar. Ou prenons encore le paradigme actuel, un dénommé Labanda dont le style ressemble au dessin des années 50 en version maladroite, effet qu’il réussit très bien. Je crois que ce sont des variations de la décadence, il n’y a rien d’autre à dire ni à faire. C’est un dilemme, bien sûr, car il faut bien gagner sa vie. On trouve même de bons artistes qui relèvent d’une esthétique satellitaire ou revival, mais bon, que vous voulez-vous… Le dessin : profession ou vocation ? Je ne sais, cela dépend de chacun. La sonorité est proche, mais être et paraître, ce n’est pas la même chose. Comprenez-vous l’aspect existentiel de la question ? Non, je vois que vous ne saisissez pas, vous avez le regard opaque…

Oui, enfin, ne dramatisez pas. Pour en revenir à votre travail, et puisque vous avez eu une formation académique, je suppose que cette familiarité avec la pratique du dessin vous a facilité la maîtrise du métier… Hommage à l’arrière-cour  Entretien

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Encore une fois, vous vous trompez. Je n’ai pas vraiment de facilités pour le dessin. Cela me demande pas mal de travail, en ce sens que je doute beaucoup, alors je fais beaucoup de crayonnés et je rencontre des problèmes à la pelle. Ainsi, je dois sans doute avoir une perception quelque peu déformée car mes dessins dévient vers le haut et vers la droite. Quand je les retourne (c’est l’épreuve du feu), je me rends compte que tout est tordu et je dois tout redresser car mon dessin s’écroule, il est bon à jeter aux orties. Alors je repasse dessus, je dois tout baisser et arranger, je me sers beaucoup du calque, entre autres. Je travaille comme une bête, je multiplie les esquisses, je les jette, j’en fais des boules… Je me fais du mauvais sang, j’aimerais bien avoir des facilités. C’est que ça ne doit pas être évident, de maîtriser ces déformations… Vous êtes drôle, vous.

Eh bien, maintenant, quand j’allonge un dessin, quand je l’élargis ou le tords, je sais pourquoi, mais au début c’était un geste aveugle et cela se voyait car c’était mal fait, un vrai désastre. Toute déformation a sa logique. Ce n’est pas n’importe quoi. Il y a des lois, je l’ai découvert en faisant ce travail, j’ai trouvé plusieurs lois fondamentales qui m’ont servi par la suite.

Lesquelles, par exemple ?

Par exemple, l’opposition des formes. Je me rendais compte que, instinctivement, j’équilibrais chaque forme. Je peux faire une forme folle, qui en soi ne veut rien dire, mais je sais comment la contrebalancer par une autre qui agira comme un contrepoint, puis, dans ces formes, j’introduis l’anecdote, que ce soit un cul, une tête, une automobile. Mais je cherche tout d’abord à avoir la forme générale. Je peux réaliser n’importe quelle forme, pourvu qu’elle soit intéressante, que ce soit un bon « pattern », diraient les Anglo-saxons. Ensuite, je peux dessiner un type à cheval ou une mère qui pleure, peu importe, ce sera inscrit dans cette forme générale, contenante. Voilà ce qui commande. J’ai dû apprendre à réfléchir sur mes tendances naturelles, j’ai dû penser. C’est ce que je vous disais tout à l’heure, l’art est toujours abstrait. C’est peut-être ça, le « style ».

Et les matériaux ? Avec quoi travaillez-vous ? Avez-vous des préférences ?

Avec presque tous les matériaux, généralement, à l’exception de l’acrylique et des pastels à l’huile …

Ah bon  ? Je pensais que vous utilisiez des pastels à l’huile.

Non, non, moi, ce que j’utilise, ce sont des pastels à la craie, des pastels secs comme ceux qu’utilisait Degas, ils sont extraordinaires. Ils forment une matière pâteuse d’une richesse unique en son genre, très sensuelle.

Vous êtes également connu dans votre pays et en France pour vos aquarelles…

Oui, j’aime énormément l’aquarelle. J’ai été emballé par cette technique après avoir vu un livre contenant des reproductions d’Edmond Dulac, un artiste français qui a travaillé toute sa vie en Angleterre, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Il était très spectaculaire par sa technique et ses formes d’une grande créativité…

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Parlant plus concrètement de dessin, puisque ceci est un livre de dessins, quels instruments utilisez-vous habituellement ?

Généralement, j’utilise des plumes pour les encres, encore qu’ici on trouve de tout. Pour les dessins au crayon, en revanche, j’utilise des portemines de ma fabrication qui emprisonnent des mines de graphite. La plupart de ces dessins au crayon sont faits à l’aide de ces ustensiles maison, mais de bonne facture. Il y a aussi des fusains de toutes sortes, avec une prédominance des Wolf…

Accordez-vous de l’importance aux outils que vous employez ?

Ah oui, c’est fondamental. Dessiner relève énormément du rite ancestral, il n’existe et n’existera aucune activité de substitution, cela n’est pas comparable avec l’inoffensif glissement de la souris de l’ordinateur. Empoigner un crayon est assez semblable à empoigner une arme. C’est de l’art sensuel. Et pas seulement. Autrefois, je travaillais sur une table construite par moi-même qui avait un plateau creux. C’était un châssis en bois garni de chaque côté d’une fine planche de bois, si bien qu’une chambre à air se formait entre les deux. C’était comme un instrument à percussion. Si vous tambouriniez dessus avec vos doigts, vous obteniez un son impressionnant, et quand je tirais un trait sur une feuille de papier posée sur sa surface, le plateau me rendait l’écho profond du son produit par le trait. Vous saisissez ? J’obtenais la dimension sonore du trait.

En arriver à l’extrémité de vous fabriquer vous-même des instruments de dessin ne dénote-t-il pas une obsession excessive pour l’aspect matériel et manuel ? Le premier violon.

Non, ne dites pas de bêtises. Avoir parlé si longuement pour en arriver là ! J’ai bien sûr en très haute estime l’habileté manuelle, la construction des outils, ou tout autre moyen d’acquérir de la dextérité, la dextérité est importante dans ce métier. C’est peut-être en lien avec mes antécédents familiaux. Quand j’étais adolescent, mon père avait cette immense vocation pour la musique dont nous avons parlé, plus précisément pour le violon (instrument diabolique à maîtriser s’il en est), mais en tant qu’immigrant pauvre, il était fauché, il n’avait pas les moyens de s’acheter son instrument, trop cher à l’époque. Alors il s’en est fabriqué un lui-même, ce fut son premier violon. J’ai récemment pris conscience de l’ampleur de son besoin quand j’ai appris qu’il avait façonné et poli à l’aide de tessons de verre.

Sans doute cet intérêt pour les volumes inclut-il également l’architecture...

Oui, c’est une seule et même chose, la sculpture, les objets en général. Ma maison atelier est un projet que j’ai conçu en m’inspirant de l’autre branche de ma famille, l’italienne, du côté maternel. Ils étaient cheminots. J’ai construit une sorte de gare ferroviaire, j’aime ce genre d’architecture et j’aime les trains.

Une passion similaire à celle que vous avez pour les instruments de dessin…

Tout est lié. J’ai toujours voulu disposer d’un espace pour travailler présentant certaines caractéristiques. L’architecture ferroviaire, bien que pensée pour un autre usage, me donnait cette possibilité. Je suis convaincu que ce n’est pas la même chose de vivre dans une maison que d’habiter une idée. C’est lié, et j’espère que cela ne paraît pas pédant de le dire, à une conception très personnelle de l’espace, c’est une idée et non pas un espace générique, standardisé …

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Comment avez-vous procédé ? Pratiquement, effectivement parlant, j’entends …

J’ai d’abord réalisé une maquette en carton avec tous les détails que me permettait un objet aux dimensions si réduites, ensuite nous avons tracé des plans très précis à l’ordinateur, surtout en ce qui concernait la partie ferronnerie qui était très complexe. Il fallait penser et calculer les possibilités du fer. Puis chercher un forgeron qui accepte de réaliser le travail. Si je ne trouvais pas un bon forgeron, j’étais cuit, la clé de tout cet ensemble, c’étaient la ferronnerie et l’artisan ad hoc. En un an et demi, c’était construit, en dépit de tous les problèmes qu’il a fallu résoudre à mesure que le chantier avançait. À certains moments, cela ressemblait étrangement à un cauchemar.

Bill Plympton en visite. Derrière lui, la maquette.

Passons à vos livres. Vos premiers livres en tant qu’auteur intégral, c’est-à-dire écrits et dessinés par vous, furent curieusement publiés en France et non dans votre pays.  Comment l’expliquez-vous ?

Je pourrais parler de la différence abyssale qui sépare les deux industries éditoriales, mais cela n’explique rien. La France a une disposition naturelle, non forcée ni décrétée par loi, à rester en alerte, en attitude d’absorption, attentive et compréhensive, pourrions-nous dire, face à tout ce qui passe sous le nez des opérateurs culturels, éditeurs, critiques et autres théoriciens, aussi bizarre que cela paraisse. Personne ne les force, ce ne sont pas non plus des suggestions du ministère de la Culture, ils font cela naturellement, c’est leur nature, ils ont une sorte de périscope qui bouge constamment en quête de quelque chose d’intéressant à incorporer. Ce n’est pas un hasard si un si grand nombre de peintres, auteurs dramatiques, écrivains, auteurs de bande dessinée, acteurs, réalisateurs, musiciens et chanteurs ont de tous temps fini par aller travailler là-bas (ou pour là-bas, comme c’est mon cas), grossissant l’épaisseur du substrat culturel français, intégrateur et permissif, en contraste marqué avec d’autres, restrictifs et rejetants. Le secret est dans la caboche (cerveau) ? En 68, ils ont fait la première exposition de bande dessinée… au Louvre ! Bien sûr, tout ce mouvement s’accompagne d’une multitude d’activités connexes où la cerise sur le gâteau est le festival d’Angoulême, le plus prestigieux d’Europe.

Votre apparition sur le marché éditorial argentin date de l’année 82, avec des caricatures pour la couverture d’une revue satyrique de l’époque. Quels rapports entretenez-vous avec la caricature, de quelque genre que ce soit ?

Ci-contre – 1: Plan de la façade de la maison-atelier ; 2 : Détail ; 3 : Vue générale de l’arrière ; 4 : Vue du pont. Hommage à l’arrière-cour  Entretien

Aucune. Mon aventure en tant que caricaturiste a duré exactement le temps où l’on m’a commandé les couvertures de cette publication, soit environ huit ans. Je n’ai plus jamais refait de caricatures. C’était un travail totalement improvisé, dicté par le besoin de faire quelque chose qui me rapporte un peu d’argent et qui soit en lien avec ce qui m’intéressait, dicté aussi par la nécessité qu’avait la maison d’édition de remplir cet espace. Je n’ai jamais été un caricaturiste enthousiaste, je n’ai pas été très intéressé non plus par les artistes, certains excellents, qui se consacrent à cette discipline que je trouve trop explicite. J’utilise des traits « caricaturaux » un peu partout dans mon travail, mais je n’aime pas le dénommé « humour politique », que je trouve sans intérêt, pontifiant et ne reflétant en somme qu’une époque morte. Le seul pour qui j’ai une admiration sans bornes, c’est Daumier, surtout pour ses travaux faits en terre cuite peinte (portraits d’hommes politiques de la fin du XIXe siècle) qui se trouvent au musée d’Orsay. 23


Bon nombre de vos travaux prennent la forme de bandes dessinées. Est-ce votre moyen d’expression privilégié ?

Non, moi j’ai commencé comme lecteur, faire des bandes dessinées m’apparaissait comme un travail harassant, très dur. Là encore, je dirais que j’aime fonctionner comme expérimentateur de styles et de langages. Mais si je devais me définir, je ne dirais pas que je suis auteur de bandes dessinées, je suis quelqu’un qui entre dans ce monde-là pour y faire des recherches au moyen d’images et de mots. Je suis un franc-tireur. Je ne suis pas le genre de type qui veut désespérément que ses personnages aient du succès et que ses livres se vendent à des milliers d’exemplaires. Je veux que le genre avance.

Le style de vos bandes dessinées est assez expérimental et rattaché à des éléments d’origine picturale. N’est-ce pas perilleux ? Cela ne vous limite-t-il pas à un public de spécialistes, de connaisseurs raffinés ?

Oui, je reconnais que ma manière de développer une bande dessinée est un peu compliquée pour le public de masse, mais je ne peux ni ne souhaite éviter cette particularité. À une époque, j’avais une théorie fondée sur le fait que, en tant que descendant de paysans européens analphabètes, je méprisais la conception « plate », structurée et rationnelle des classes moyennes, d’où sont issus au fond les acheteurs de ce genre de produits, alors, avec mes travaux, je les emmerdais un peu, j’exerçais une petite vengeance de classe, n’est-ce pas ? À présent, je n’en suis pas si sûr, mais il y a peut-être un peu de cela car, grâce à Dieu, je suis rancunier. De plus, je m’adresse presque toujours à un public imaginaire, c’est-à-dire l’Argentin qui, au-delà de toutes les crises, a toujours possédé une structure mentale ouverte et complexe, contradictoire, encline à la psychanalyse, caractérisée par une certaine perversion. Il ne faut pas oublier que dans les années 60, pendant que les jeunes Argentins lisaient Breccia et Oesterheld, croisaient dans la rue Hugo Pratt (qui vivait ici), en Europe, on consommait du Tex, du Tintin, de l’Astérix, de bons produits dans l’ensemble, quoique résolument commerciaux.

Dans le domaine de la bande dessinée, vous êtes principalement connu comme dessinant et à la fois écrivant vos histoires. Comment organisez-vous votre travail ?

Généralement, l’histoire émerge à partir de la contemplation de dessins qui m’offrent des possibilités, bien que parfois le facteur déclenchant soit un souvenir, une obsession, enfin, n’importe quel élément qui capte mon attention, par exemple mes chats (Fantagas). En ce qui concerne la manière dont je construis les histoires à partir de dessins préexistants, le processus est assez simple. Je tâche de les faire cohabiter dans un contexte déterminé et même si, pris séparément, ils ne donnent pas grandchose, lorsque je les « emprisonne » dans un environnement, forcément des relations s’établissent, c’est-à-dire une histoire.

En parlant d’obsessions, dans Morts et Châtiments (Albin Michel), il y a un chapitre où il semble y avoir un Popeye et une Olivia… nue.

Oui, voilà, c’est ce que je vous disais, c’est une obsession infantile classique. Enfant, j’étais amoureux d’Olivia et j’ai profité d’une de ces histoires pour la déshabiller. Raillant le dogme moral puritain, Segar a introduit un personnage bien plus subversif que Betty Boop. Olivia était désirée (et tripotée) par

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Popeye, Wimpy, Bluto, et même par le père de Popeye, un vieux malotru. Et ce qui est incroyable, c’est qu’elle ne dédaignait aucune possibilité, elle était adepte de la promiscuité intrafamiliale ! D’une certaine manière, moi aussi j’aurais aimé lui faire quelque chose, j’en avais assez de supporter son indifférence. Et permettez-moi une autre digression concernant la bande dessinée et son lien avec les autres arts. Ceux qui réalisent des « performances », des « installations », des « interventions », etc. rêvent d’impliquer le spectateur dans leur œuvre. S’il existe bien un art en action qui offre cette possibilité, c’est la bande dessinée. Le seul obstacle à sa reconnaissance, obstacle dont les théoriciens n’ont que faire, est d’ordre hiérarchique, voyez-vous ? C’est complètement idiot, un peu comme si nous croyions sérieusement aux rois et aux princesses. Assimilez-vous la bande dessinée à un genre littéraire particulier ? À la nouvelle, par exemple ?

Non, je crois qu’elle se rattache plutôt à la poésie. C’est un point de vue.

Je repense à la question du style. Il me semble détecter parfois, dans ces dessins, un mélange de brutalité et d’élégance. Comment peut-on concilier ces deux aspects ?

Comme vous les savez, certains ont qualifié notre pays de « grouillant ». Cette définition plutôt péjorative devrait en réalité faire référence à la grande variété d’ethnies, de métissages, d’influences diverses qui nous déterminent. Comme cela se produit dans d’autre sociétés, n’est-ce pas ? Ce sont des strates qui ne sont pas encore endurcies, qui s’entrechoquent, encore en cours de consolidation. L’élégance ne rivalise peut-être pas avec la brutalité, les deux cohabitent comme elles peuvent et comme il se doit.

Ce mélange est assez courant chez nous…

Oui, je songeais à certains exercices de style où les deux tendances se mêlent, à des périodes initiatiques de la jeunesse. Je me rappelle un de ces exercices que nous pratiquions en deux étapes, au lycée, peut-être vous en souvenez-vous ? La première étape consistait à déployer une morceau oratoire à contenu philosophie et poétique devant une fille. Ce pouvait être également une théorie, une pensée, un poème, enfin, ce genre de choses, un discours d’une certaine profondeur, le mieux structuré possible, dans un langage le plus sophistiqué possible. Pour conclure, feignant un geste fortuit, on lui touchait les seins, ce qui constituait la dernière étape, le véritable objectif de toute l’opération. Si elle réagissait en vous flanquant une gifle, c’est que l’on avait échoué à la première partie. Si, au contraire, elle faisait comme si de rien n’était, c’était la preuve évidente qu’elle était encore sous le charme de l’allocution et qu’elle n’osait rompre l’enchantement du moment avec une observation prosaïque et terre-à-terre. Certains de mes camarades développèrent des tirades si parfaites qu’ils en perdirent de vue l’objectif final. Amoureux de leur propre discours, ils en oublièrent les seins. Une fois adultes, ils devinrent hommes politiques ou charlatans.

Nous arrivons maintenant à la fin de cet entretien et, comme ce livre est un livre d’esquisses, je voudrais conclure par la transcription d’un texte que vous avez vousHommage à l’arrière-cour  Entretien

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même rédigé pour le catalogue d’une exposition où vous exposiez des esquisses et des barbouillages, c’est-à-dire la cuisine, les préparatifs qui précèdent l’original publiable. Bon nombre de ces travaux étaient des esquisses refusées par les éditeurs, des dessins destinés à ne jamais sortir au grand jour. L’exposition s’appelait « L’arrière-cour ». Il s’agit d’un texte un peu trop sentimental à mon goût, mais le thème y est abordé d’une manière intéressante.

C’est que je suis un sentimental, je joue les durs pour que cela ne se remarque pas. Oui, ça pourrait être une bonne fin, car cette exposition avait été conçue dans le même esprit que ce livre.

Merci. Je vous dis donc bonsoir.

Bonsoir et merci à vous.

« Esquisses et barbouillages, hommage à l’arrière-cour. Dans les vieilles maisons, et encore aujourd’hui, il y a une arrière-cour surmontée d’un petit auvent où l’on balance le bazar qui n’a plus sa place dans la partie montrable de la maison. Le fleuron de cette exposition est tiré de l’énorme quantité de papiers épars qu’accumule dans son atelier tout dessinateur. Des dessins que l’on fait par pur plaisir, pour essayer. Ceux que personne ne voit ni ne publie. Ce sont des enfants naturels, engendrés allez savoir avec quelle femme mystérieuse dont le nom s’est perdu dans la nuit de l’oubli. L’on y exhibe également les pauvres calques et esquisses qui sans doute ronchonnent amèrement, entre une bouffée de cigarette et une gorgée de mate, sur la brillante carrière qu’a fait tel original en couleur, un ingrat qui n’a même pas envoyé une carte postale d’Europe en souvenir de ses vieux. Généralement, l’on montre l’œuvre achevée, l’on n’a pas l’habitude d’exhiber les hésitations, les avortements ou les cauchemars. Il convient de rappeler que notre frère Goya commettait d’humbles eaux fortes pour capturer les obsessions qui lui ôtaient le sommeil. Ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il a osé les peindre sur les murs de sa maison. Il fallut qu’il devienne vieux et désabusé pour rassembler le courage nécessaire. Ne soyez pas sévères envers ces pauvres enfants de la rue. N’ayez pas peur de leur allure rudimentaire, leurs cheveux hirsutes et leur morve. Souvenez-vous que ce sont des orphelins qui errent par là et qui généralement se font chasser de partout à coups de pieds. Parfois ils sont durs car ils ont un code de l’honneur très strict. Quand l’un d’entre eux est sélectionné, fignolé, colorié et publié, ces pouilleux tâchent de l’oublier. Car ils savent ce qui ne manquera pas d’arriver. L’on raconte que parfois, les esquisses et les barbouillages se rassemblent en bandes et vont entre tous détruire quelques originaux qui, convaincus d’être nés dans un chou, ont oublié leur origine. Pauvres maladroits. Mesdames et Messieurs, je vous présente ni plus ni moins que l’arrière-cour.  Carlos Nine, Buenos Aires, février 2005 ». *** 26

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Julio, Carlos et Maria inaugurant la nouvelle maison.

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Hommage à l’arrière-cour  Garces Elegance


Hommage à l’arrière-cour  Driver

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Hommage à l’arrière-cour  Magasins Fos


Hommage à l’arrière-cour  Smokings Avoir

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Hommage à l’arrière-cour  Descendement


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