Cette édition de L’Éternaute est basée sur l’édition argentine de 1982 (Ediciones de la Urraca, Buenos Aires). Nous lui avons attribué le titre de L’Éternaute 1969 (qui apparaît sur les planches originales de Breccia) pour la différencier de la version dessinée par Francisco Solano López sur scénario du même Oesterheld ; nous avons aussi corrigé un bon nombre d’erreurs et d’omissions qui apparaissaient dans la précédente édition française (Les Humanoïdes Associés, 1992). Le texte de Guillermo Saccomanno et Carlos Trillo a été modifié, sur indication des auteurs, pour en éliminer certaines références difficilement compréhensibles pour un lecteur européen. Nous remercions Bruno Lecigne qui a conservé pendant de longues années les documents qui ont servi à la réalisation de cette édition et Javier Doeyo qui nous a fourni les documents d’époque qui illustrent le texte de Saccomanno et Trillo.
Alberto Breccia / Héctor Oesterheld
Traduit de l’espagnol par Alejandra Carrasco Rahal
RACKHAM
29 MAI 1969
Minuit. Un froid glacial, un ou deux couples pressent le pas sur le trottoir. Les étoiles au loin. Au chaud, mes livres, ma solitude.
La chaise en face de moi craque bruyamment, comme si on venait de s’y asseoir.
Eh oui, le bois est vieux, fatigué, il gémit pour un rien. Qui sait de quand date cette chaise, elle était à mon père, mais…
J’écris un scénario de B.D., comme d’habitude. Une aventure
dans le Pacifique Sud, des trésors perdus, retrouvés parmi les algues et les coraux, des hommes rudes, une amitié à la vie à la mort et une fille aux yeux couleur d’éternité…
… cette ombre, alors ?
Par où est-il entré ?
Peut-être un fantôme ? Je devrais le toucher, mais… et si…
Il passe sa main sur son front jeune et déjà raviné. Il sourit : « J’ai eu de la chance de tomber ici. Je suppose que…«
Des livres… des arcs indigènes… un Saturne 5… encore des livres : Cortázar, Salgari… Quel est ton métier ?
… je suis sur Terre.
Son regard me transperce, mais il est amical. Je ressens une grande paix. Question difficile… Je pourrais te donner des centaines de noms, tous à moi, et je ne mentirais pas. Mais le plus commode pour toi, c’est celui que m’a donné un cosmophilosophe du XXIIe siècle. Il m’a surnommé l’Éternaute. Oui, l’Éternaute, pour résumer en un mot ma condition de voyageur de l’éternité, ma triste et solitaire condition de pèlerin des siècles.
Scénariste… Scénariste de bandes dessinées… Et toi ?
«… je vais enfin pouvoir me reposer un peu… Tu me feras une place, n’est-ce pas ? Je suis si fatigué… J’ai besoin de repos avant de poursuivre ma quête… » J’avale ma salive. « Vous voulez rester… Mais je ne sais pas où vous installer, ma maison est petite, le chien peut à peine… »
Je sais ce que tu penses, mais laisse-moi te raconter mon histoire. Tout s’expliquera, jusqu’à ma façon d’apparaître. Je suis sûr que tu voudras m’aider. Écoute…
J’écoutai. Je passai la nuit à l’écouter. Et, en effet, quand l’Éternaute se tut, tout était clair, si clair que je fus empli de terreur et de compassion pour lui, pour moi, pour toi, lecteur. Mais n’anticipons pas… Il faut connaître l’histoire de l’Éternaute telle qu’il me l’a contée.
C’était Par une nuit encore plus froide que celle-ci. nous étions quatre amis à jouer aU TruCo* chez moi, à Vicente López.
« Quatre amis tapant le carton dans « le laboratoire », ainsi que nous appelions le lieu où je m’adonnais à l’astromodélisme…
… où Favalli et Lucas-le-Chauve s’amusaient à monter un micro laser dont eux seuls connaissaient l’utilité… et où Polski retapait des violons anciens. »
* Jeu de cartes très populaire en Argentine.
5 JUIN 1969
Quatre amis jouant aux cartes. Nous entendions à peine les bruits immanquables de l’avenue Maipú toute proche, Palito Ortega* qui entonnait à la radio son vieux « Un garçon comme moi ».
Et
Lucas-le-Chauve, employé de
moi, Juan Salvo, le maître de maison, un homme « qui a réussi »… oui…
banque, un crack au jeu.
Polski, retraité, aussi mauvais bluffeur que Favalli, lâche un petit rire chaque fois qu’il a un bon jeu, la terre entière est au courant.
Favalli, professeur de phy-
sique atomique, ne sait pas mentir. Je l’ai pris sous mon aile.
… J’ai commencé par monter des radios et j’ai fini par avoir une petite usine de téléviseurs. Je ne sais plus où donner de la tête. Je suis un battant, mais modeste. Je me contente de peu. Si j’allais à l’émission « Je connais la chanson », je chanterais « Ding Dong » de Favio et…
… Je la dédierais à ma femme…
* Palito ortega,
… et à Marta, l’héritière, dix ans et déjà en cinquième ! Et puis à Rattín et à Piazzolla, mais aussi à mes trois camarades de jeu. Excitation et rage de gagner marquent notre traditionnelle partie du vendredi, comme des enfants. C’est peut-être pour ça que nous la prenons si au sérieux…
Chanteur et acteur argentin très populaire dans les années 60 et 70.
… Au point que nous avons failli ne pas entendre la radio, quand Palito a cédé l’antenne à un flash d’information. Dernière minute. la communication avec les bases de l’Antarctique est toujours coupée. Le silence radio continue, ce qui semble confirmer les rumeurs récentes. Selon les experts, les soucoupes volantes …
Pff ! Encore ces histoires de soucoupes ! Tiens, voilà un ovni, Juan… on va gagner !
D’un coup de patte, Favalli vire les informations au profit d’une mélodie des Grey Hounds : Favalli est sûr de gagner, il ne veut pas de distractions.
« Sur le fleuve Parana navigue un pou à l’œil fendu et…* »
Tu dors, Juan ? J’ai dit qu’on gagne la main !
J’ai envie de
rire, Favalli est persuadé d’avoir la main, mais moi j’ai mieux… C’est le jeu. Pauvre Favalli, il va avoir une attaque.
* vers d’un poème argentin très connu que les joueurs citent lorsqu’ils souhaitent faire croire qu’ils ont du jeu.
... La lumière.
Un fusible…
... Non, plus qu’un fusible. Écoutez !
On se regarde en silence,
hébétés. la radio s’est éteinte en même temps que la lumière . On n’entend plus rien, absolument rien. Le silence absolu. Un silence…
… abyssal, comme cela n’arrive jamais en ville. Pas un coup de Klaxon au loin ni un bruit de moteur, pas une voix ni un bruit de pas… RIEN !
Ce que l’on voit par
la fenêtre est pire, infiniment pire que le silence…
Non, Lucas ! N’ouvre pas ! Ce sont sans doute les flocons qui sont mortels ! Il faut empêcher qu’il en entre !
Ils sont tous morts ou quoi ?
Regardez, il neige.
… pas de la neige…
Elena ! Marta !
12 juin 1969
Elena ! Marta !
Je dévale l’escalier. J’ouvre la chambre. La lune inonde la pièce, la fenêtre est grand ouverte… Elena… Marta. Non ! La fenêtre est
close. C’est la lune qui m’a trompé.
Elena, C’est horrible. Dans la rue… Tous morts. pour Favalli, ce sont les flocons… Il faut que tout reste fermé.
Mais alors… Dans toutes les maisons où il y a quelque chose d’ouvert, les gens meurent ?
Eh oui… Nous avons eu une chance inouïe : chez nous, tout était fermé.
et Ernestina ? Et Berta ?
Ernestina et Berta, les sœurs d’Elena, l’une dans le quartier de la Lucila, l’autre dans le centre. Deux neveux, mes filleuls. Tous morts ou mourants. Rares sont
« Ernestina, alors ? Et Berta ? » Dans la voix d’Elena perce l’angoisse. Que lui dire ? Je commence à peine à mesurer l’ampleur de la catastrophe, cette mort qui s’abat en masse sur Buenos Aires.
ceux qui auront notre chance. Tous morts… Les oncles, Guillermo, le « Crapaud », l’usine et les autres, toutes nos connaissances. Hiroshima et Nagasaki… Tous morts. Le gouvernement, les vigiles… Tous morts, plus de journaux…
On me parle…
Le téléphone ne marche plus, il est muet. Je rentre chez moi.
Où vas-tu ? Ne sors pas… Les flocons…
Chez moi… Susana et les enfants…
Impossible de
l’arrêter. Affolé, Favalli claque la porte derrière Polski pour empêcher les flocons d’entrer.
Susana et les enfants…
Susana…
… enfants…
Polski s’arrête
là. Un corps de plus parmi tant d’autres. et Moi, qui quelques minutes plus tôt m’apprêtais à gagner sans bluff !
les flocons tuent, il ne faut pas qu’il en entre. Ils ont dû tester une satanée arme atomique. Qui sait quel périmètre elle englobe. Il faudra attendre quelques jours les secours des pays étrangers. Pour l’instant, nous sommes des Robinson. La maison est notre île…
La comparaison était juste. Des Robinson dans notre propre maison, sauf qu’au lieu de la mer, nous étions entourés de mort. Les FLocons tombent toujours, lentement, si mortellement beaux. Mais Favalli nous secoue. Vite, au boulot ! Il faut tout vérifier, il faut reboucher la plus petite rainure.
une chance d’avoir à survivre, sans quoi la mort de tant d’êtres chers nous rendrait fous.
Mastiquez tout ! Les flocons ne sont pas radioactifs comme je l’ai d’abord cru, ils tuent au contact direct, sinon on serait déjà morts.
C’est inutile, Fava…
Marta avait
L’eau du robinet sera contaminée… et si l’on ferme tout, bientôt on n’aura plus d’air…
changé de station. la radio, que l’on croyait morte, revenait soudain à la vie.
SSsSs-sss--SCOMMANDANT-EN--sss-sCHEF PROVISOIRESS-ssSs-p-PROVISOIRESS--Ssss ssNEIGE--sssMORTELLE-V-VVASssTEZONE AMÉRIQUELATINEsss-s-ssIMPITOYABLEsss ssSsSATTAQUESSS-EXTRATERRESTRESSSS …
Écoutez ! La radio !
On a de l’air pour plusieurs jours, Lucas. Les secours arriveront avant, il ne neigera pas éternellement. Avec le soda et le vin de Juan, on a à boire pendant des semaines.
Ce fut tout. Ensuite, un grésillement assourdissant.
SSSS-TRAHISON- INCONCEVABLE GRANDESs-pUISSANCESSSSSss sssAMÉRIQUE DU sSUD LIVRÉE-- À L’ENVAHISSEUR POUR SAUVER LEUR PEAU MAISssS LUTTERONS MÊME SI NOUS SOMMES ssssss SssEULSss-ssEN DÉPIT- DE LA FORCE EFFROYABLE DE-L’ASsSAUT NOUSss-sLUTTERONS--ssSURVIVANTS-DEVRONTsss-L’URGENCE DEVRS-SSss-- SACRIFICESSSS …
Ça voulait dire quoi ?
J’en sais rien… Il y a une grande invasion extraterrestre… et, apparemment, il n’y a aucun secours à attendre.
19 juin 1969
C’est ce que je disais. On va mourir comme des rats !
Suffit, Lucas !
Si on abdique, on est cuits, oui ! C’est vrai, les secours ne viendront pas, c’est bien pire qu’on ne le pensait, mais nous rouler par terre ne nous avancera à rien !
… à l’épicerie, à la quincaillerie, à la pharma- cie…
Mais on n’aura bientôt plus d’air, tu l’as dit ! Et l’eau ! La nourriture !
On va quand même mourir ! Ceux qui ont lâché la neige viendront achever les survivants ! On va tous crever, Fava !
Mes mains tremblent.
Tu parles, qu’on n’aura plus d’air !
Lucas a raison, sa panique me gagne.
« On installera un filtre qui arrêtera les flocons. Une moustiquaire suffira. On a suffisamment à boire et à manger. On se fabriquera un scaphandre de plongeur, pour que les flocons ne nous touchent pas, et on ira chercher ce qui nous manque… »
« Tant que mon cerveau fonctionnera, je résisterai. Là-haut, dans le labortoire, on a tout ce qu’il faut. Allez, cesse de pleurnicher, aidez-moi à fabriquer le FIltre et la combinaison isolante. Faut pas oublier que l’homme a appris à respirer et à vivre bien avant d’apprendre à penser. Aujourd’hui on remet ça, on renaît. » L’assurance de Favalli… Il n’a plus d’université, plus de collègues, plus d’élèves. Il y a quelques minutes, on était au Xxe siècle, maintenant on retourne à l’âge de pierre, mais il ne flanche pas, il renaît. La panique folle desserre sa griffe, c’est une chance d’avoir quelque chose à faire. La combinaison va vite, un masque à gaz de 14-18, des gants, de la toile gommée. Il y a de tout dans le « laboratoire ».
Toi, tu mourras … Moi, non ! Sors, si tu veux, et tu crèveras, tout comme Polski !
J’ai salement flanché, tout à l’heure. Je m’excuse, mais la réadaptation est difficile quand on a 15 ans de banque derrière soi.
« … Tout à coup, je n’ai plus rien. Ils sont tous morts. monsieur Marquez, mort. Les collègues, morts. Rosconi, le gérant, mort. Il devait me donner une promotion en fin d’année.» «On en est tous là, Lucas… Favalli avec l’université, moi avec l’usine… Fava a raison. Ce qui compte, c’est notre survie. »
C’est sans doute grâce à Marta. Moi aussi, elle m’aide à tenir. Pour elle, nous ne pouvons pas abandonner, nous laisser gagner par le désespoir. C’est si fragile, un enfant, mais quel soutien !
Oui, Lucas, si on pense à tout ce qui s’est passé, on devient fou… Mieux vaut ne pas penser. Passez-moi la colle, ce pied n’est pas au point.
Elena, ma brave elena. Comment fait-elle pour ne pas éclater en sanglots ?
Pour vous, c’est plus facile : vous êtes ensemble. Mais moi, je suis seul désormais, complètement seul.
Lucas délirerait-il ? Il a toujours été seul. Il n’a pas de famille. Mais au fond, je le comprends. Un homme n’est jamais tout à fait seul. Il a des amis, des relations, des collègues de travail… Jusqu’au jour où tombe du ciel de la neige fluorescente qui, en quelques minutes, fauche des centaines de millions de vies, mutilant des amours et des liens affectifs.
... la lumière dans la maison en face.
Le filtre à air est en place. Où en est la combinaison ?
Presque bon.
C’est chez Ramirez, le cheminot.
On dirait une bougie… Ils doivent se réveiller et ils croient à une coupure de courant. Tout devait être bien fermé, comme ici. Il faut communiquer avec eux.
Cela nous fait l’effet d’une bombe.
Non ! Non ! NON !
Ramirez va ouvrir la fenêtre.