Paco Roca, L'hiver du dessinateur

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traduit de l’espagnol par Alejandra Carrasco Rahal


Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre.

Titre : L’hiver du dessinateur Titre original : El invierno del dibujante Textes et dessins : Paco Roca Traduction : Alejandra Carrasco Rahal ISBN : 978-2-87827-144-7 Depôt légal : premier trimestre 2012 © 2010 Paco Roca Published by agreement with Astiberri ediciones © 2010 Antoni Guiral pour les fiches biographiques en fin de volume © 2012 Rackham pour l’édition française contact@editions-rackham.com www.editions-rackham.com Achevé d’imprimer en décembre 2011 sur les presses de Grafiche Milani à Segrate (Italie)


B

arcelone, printemps 1957. Depuis près de vingt ans, l’Espagne vit sous la dictature de Francisco Franco. Les temps de la répression féroce d’après-guerre semblent révolus et le régime maintient le pays dans un immobilisme léthargique : il continue de confisquer au peuple sa liberté et sa dignité en le noyant dans un marécage d’insondable médiocrité. Grâce au nouvel allié américain, le pays sort de l’isolement et son économie renaît péniblement des ruines de la Guerre civile ; après des années de faim et de misère, les Espagnols retrouvent un bien-être relatif. La société de consommation frappe à leur porte. L’Editorial Bruguera est presque un symbole de ce renouveau. La petite maison d’édition à gestion familiale a réussi à devenir un des plus importants éditeurs de bande dessinée du pays et cela grâce à une utilisation judicieuse de ses ressources ainsi qu’au talent de ses techniciens et de ses créateurs. Bruguera publie des romans, des livres illustrés et des revues tirées à des centaines de milliers d’exemplaires. Elle possède ses propres imprimeries et étend ses activités dans d’autres pays. À une époque où l’activité de dessinateur est, partout ailleurs, un métier précaire et mal payé, collaborer avec Bruguera est la garantie d’un travail régulier et d’une rémunération modeste mais sûre. Cela implique aussi d’être payé à la case ou à la page, de renoncer à ses droits d’auteur et à la propriété de ses personnages, de créer des histoires selon des modèles imposés et immuables. Pourtant, en ce printemps 1957, un fait nouveau se produit : cinq des auteurs les plus talentueux et populaires de Bruguera quittent la maison d’édition pour fonder Tío Vivo, leur propre revue. Ils savent que défier le colosse Bruguera est une entreprise risquée, quasi suicidaire, mais ils sont animés par le courage de revendiquer leurs droits et par un profond désir de liberté.

Voici leur histoire...



Hiver 1959


Vite, Toni…

Tu vas encore être en retard à l’école

Allez… S’t’pl.

Et je te promets sur l’enfant Jésus de très bien travailler.

Je vais gagner ma place au paradis, avec toi.

Je vais la gagner.


Voyons voir…

Lequel tu veux ?

Si ton père savait que je dépense des sous là-dedans… C’est combien ?

Deux cinquante, madame.


Si tu ne finis pas ministre, après tout ça, tu vas m’entendre.

Cela dit, t’es tellement pas doué, que je te vois mal.

Qui a payé les cafés au lait et les croissants ?


Pas moi, j’étais en train de parier aux courses.

Combien on doit ?

C’est Josep qui a payé.


Ils sont arrivĂŠs, monsieur GonzĂĄlez.


Voici les contrats préparés par Ledesma.

Faites-les entrer, je vous prie.

Merci, mademoiselle Armonía.

Monsieur González …


Asseyez-vous, Messieurs. Ravi de vous revoir chez Bruguera.

… et une fois que les planches ont été approuvées par Monsieur González, tout revient ici.

C’est ici qu’on fait la mise en page des bandes dessinées enfants et jeunesse, hein ?

Voilà.

Les magazines sont mis en page plusieurs semaines en avance. En ce moment on travaille sur ceux de janvier.


Chaque rédacteur prépare le contenu du magazine qu’il a en charge et moi, en tant que rédacteur en chef, je dois tout superviser.

Je t’ai dit d’éviter le terme “ bédé ”. Bédé, c’est la concurrence. Ici, nous faisons des magazines de bande dessinée pour enfants et jeunesse, mais tu peux dire magazines tout court.

Oui, Monsieur Mora.

de bande dessinée enfants et jeunesse.

Et quand les bandes dessinées enfants et jeunesse sont mises en page, je dois en faire une copie et ensuite les porter à la Direction de la presse pour qu’ils visent les publications de bande dessinée…

Arrête avec tes “ publications de bandes dessinées ”…

Mais vous m’avez dit d’appeler ça comme ça.

Bon, continuons. Tu ramènes les planches visées par le censeur. Je les ramène pour les archiver, prêtes à être imprimées.

Les magazines…

Alors, cette première journée, monsieur le promu rédacteur en chef ? épuisante.


Rappelle-toi que c’est notre anniversaire, ce soir. Tu auras bientôt fini, non ?

J’espère, mais on a du retard sur le “ Pulgarcito ” de janvier.

L’Almanach de Noël est un tel bazar que tout est décalé. Et j’ai encore dix cases de “ Capitán Trueno ” à écrire.

Ils sont revenus, Víctor. Ils sont dans le bureau de M. González.

Tu sais quoi ?

ils vont nous donner une prime, cette année ?

Tous sauf Giner.

Tous les cinq ?

Ça m’énerve que M. González ait eu raison.


Quoi ?

ça me semble bizarre.

… je ne peux pas y aller, pas en semaine.

Tu auras beau t’y efforcer, tu n’es pas fait pour ça, petit rêveur.

Tu feras un piètre rédacteur en chef, à toujours prendre le parti des dessinateurs.

Il n’y a pas un chat. Pourtant, le mardi est le meilleur jour pour aller au cinéma.


C’est bien l’avantage de ce métier. Hier, en rentrant du cinéma, j’ai travaillé.

Aujourd’hui je me suis levé à… Bientôt on aura tous un de ces téléviseurs à la maison et on n’aura plus besoin d’aller au cinéma.

Bonjour

Les fêtes de Noël s’annoncent bien ? Tout dépendra des étrennes de Monsieur Bruguera.

Voyons !

Monsieur Vázquez, je vous prie.

Est-ce qu’il a déjà fait sa petite tournée annuelle pour saluer tous les employés ?


Pas encore, il la fera le jour du réveillon.

Ça, c’est pour tes planches, Nadal.

Tout d’abord, la paie de la semaine dernière.

De l’argent frais pour nous tenir chaud à Noël.

Et voici les corrections de Monsieur González.

Et voici pour toi, Ibáñez. Il faut que vous me signiez les reçus.

Pff ! Y en a beaucoup ?

… vous ne savez pas où je pourrais le joindre ?

Il fait un froid de canard. Il se prépare une grosse tempête.

Bonjour, Marta.

Inutile de t’approcher du radiateur.


Ne me dis pas qu’il est toujours en panne.

Vous voulez que les dessinateurs meurent de froid ou quoi ?

C’est vrai qu’ils sont revenus, dis ? Ils sont chez Monsieur González

Pour le peu de temps que vous passez le mercredi.

De qui parlezvous ?

Des gars de “ Tío Vivo ”*.

Escobar, Cifré, Peñarroya et Conti.

Ils sont revenus chez Bruguera.

* Voir annexes en fin de volume.


Fin de l’été 1957


T’as commandé des trucs à grignoter ? Leurs calamars sont délicieux…


Tu préférerais continuer à travailler à la banque ?

Avec ce qu’ils nous paient au magazine, on n’a même pas de quoi se payer une bière.

Ils ne s’en remettent pas, chez moi. Mon père dit que j’ai un petit pois dans la tête.

Ça, au moins, c’était un travail sérieux.

Moi, je ne regrette rien.Je ne supportais plus le bureau, ni mon imbécile de chef.

quand J’ai dit que je quittais la banque pour devenir dessinateur, c’est comme si j’avais annoncé que je me lançais dans le strip-tease.

Moi, ils insistent encore. En travaillant au bureau, tu pourras toujours faire bouillir la marmite… c’est la sécurité de l’emploi…

Ils ne comprennent pas qu’on puisse vouloir gagner sa vie autrement. Qu’on aspire à devenir des stars de la bande dessinée comme Harold Foster.


Et se régaler d’ortolans au lieu de faire bouillir la marmite.

écoute, Francisco.

Avoir une Rolls noire comme Franco.

En fait, il faudrait qu’on change d’éditeur.

Il faudrait qu’on aille chez Bruguera. Ils publient un tas de magazines et ils paient très bien. Ça, c’est compliqué, Joan. On n’est pas de taille.

T’as vu le nombre de bons dessinateurs qu’ils ont Chez eux? c’est impossible, vieux, impossible.

C’est quoi, ça ?


Un nouveau magazine.

C’est le magazine monté par Escobar, Peñarroya, Cifré, Conti et Giner.

C’est excellent.

Il reste qui, chez Bruguera ?

Alors…

Garçon ! Encore deux bières et des calamars.



allons-nous nous servir de cette traduction des “ Hauts de Hurlevent ” ? Oui, Monsieur González.

Changez certains mots, hein. Qu’on ne voie pas que nous avons pompé la traduction.

Que pensez-vous de l’amour, Mlle Armonía ?

Quoi ?

À votre avis, celui qui se sacrifie pour la personne aimée sera-til payé en retour ? Moi… Je suis une romantique… alors, je veux penser que c’est possible.


Qu’est-ce qui lui prend ?

Je crois que c’était une excuse pour reluquer ton décolleté.

Il devient gaga, le pauvre.

Je vais préparer du café. Quelqu’un veut un petit café ?

Je t’en prie, Vidal !

Monsieur Mora…

Moi, un café au lait, Conchi.

Marchez pas en dehors des journaux, j’ai passé la serpillière.

Oh, pardon.

Je prends mon tabac.

Explique-moi comment tu peux mettre un imper avec la chaleur qu’il fait.


C’est que je suis un homme chic, comme Clifton Webb.

Armonía, Monsieur Segura est arrivé aussi

En fait, il se prend pour “ Le Spirit ”. Il ne lui manque que le masque, ha, ha !

Merci, Marta. J’arrive.

cet imperméable lui va très bien.

Et sachez que…

Regarde, regarde… il est devenu encore plus rouge que le crayon de Monsieur González.

C’est dans la poche, avec elle, Le Spirit.


… Il est tellement doué pour inventer des blagues.

Il pourrait remplir le magazine à lui tout seul.

Et t’as vu ce qu’a fait Escobar ?

Si ceux-là reviennent, on se retrouve à la rue.

Ha, ha ! Regarde ce type qui boit du café.

Ce Conti est génial.

Dommage qu’ils aient quitté Bruguera.

Ce serait fabuleux de travailler avec eux.

Qu’est-ce que tu racontes ! Y a du boulot pour tout le monde, ici. On a déjà du mal à remplir toutes les publications. Mais s’ils devaient faire une réduction de personnel, qui vireraient-ils, à ton avis ?

Nous, les derniers arrivés.


Pourquoi tu travailles au forfait ? T’as peur qu’on te vire ? Combien de planches t’as pondues, cette semaine ?

Arrête, tu vas nous porter la poisse.

J’ai livré mes cinq planches de justesse.

Chaque fois qu’on arrive à Barcelone, ma femme me traîne faire des courses aux Galerías Preciados.

J’ai dû me dépêcher de finir mes planches avant notre rendez-vous.

J’en sais rien, comme vous, j’imagine.

Si un jour tu gagnes au loto, tu pourras payer quelqu’un pour accompagner ta femme faire des courses.

Ou pour qu’on m’en débarrasse. Tu dois être bien, en célibataire, toi.

Ne crois pas ça. À trente ans, je dois encore sortir boire des coups en cachette à cause de ma mère.

Bonjour tout le monde.

On étouffe, ici ! Vous pourriez mettre un ventilo.

Voyons les paiements.

Nous non plus, on n’en a pas.


Je parie que González a un ventilateur dans son bureau.

Sûrement que…

Ibáñez, voici pour tes douze planches.

Armonía, dis à Joan qu’on l’attend au Rueda.

Le truc avec lequel tu t’éventes est un numéro de “ Tío Vivo ” ?

Si Monsieur Bruguera te voit, ça va chauffer.

Douze ? T’en as fait douze ?

Maintenant on sait qui paie la tournée aujourd’hui.

Fernando, un demi pour Joan qui arrive.


Pourquoi cette tête ? González a encore frappé ?

Je préfère un vermoutH.

Je ne comprends pas cet homme.

Regardez toutes les corrections en rouge.

Maintenant il les trouve mous, mes dessins.

Le mois dernier il m’a dit que mes dessins étaient trop durs.

Qu’est-ce qu’il entend par durs et par mous ?

Écoute pas ce grincheux.

Moi, ils me plaisent beaucoup.

On commande aussi des tapas ?

Des gambas ?

Fais tout pareil, tout pareil. Tu verras que la semaine prochaine il mouftera pas.

On voit que t’as pas une femme qui gaspille ton salaire dans les magasins.


Je les trouve très bien. Nené a raison, la semaine prochaine il aura oublié.

Que t’a-t-il dit du personnage qu’il t’a commandé ?

Un vermouth ici.

Alors quoi ? Des olives ?

Apporte-nous aussi des boulettes

Non, pas des olives. Des boulettes, plutôt.

Une petite portion, hein.

Il a aimé.

Il m’a dit d’y aller. Ça sortira en janvier. Mais il n’a pas aimé “ Lentejo y Fideíno, detectives finos ”.

Moi je préférais “ Mr. Cloro et Mr. Yesca, agencia detestivesca ”.

Il n’a pas aimé non plus. Finalement, c’est lui qui a trouvé le titre.

Ça me coupe la faim et je me fais engueuler par ma femme.

Il s’obstine à vouloir que tu imites Vázquez ?


Bien sûr…

Ben oui.

Il a encore disparu ?

Vous connaissez la dernière de Vázquez ?

Voici les boulettes.

l’autre jour Vázquez rentre chez lui et il se trouve nez à nez avec l’encaisseur du marchand de frigos venu réclamer la traite du mois.

Quel goulu ! Tu vois pas qu’elles brûlent ?

Bon…

Je reprends, elle est excellente.

AH, AH...

Me huis bûhé ha hangue.

Vázquez rentre tranquillement chez lui, il prend une chaise et s’assoit à côté de l’encaisseur.


il est gonflé !

L’encaisseur le regarde d’un air étonné. Ils restent assis en silence et, au bout d’un moment, Vázquez lui dit…

" Vous êtes venu réclamer votre dû à ce vaurien ? ” Et l’autre lui répond : “ Vous aussi ? Pas possible ! ” Vázquez lui dit qu’il vient là tous les jours et qu’il n’arrive pas à le coincer. “ Mais aujourd’hui, je l’aurai. ”

Et ensuite ?

Ah, ah… Ça brûle.

Au bout de deux heures, l’encaisseur perd patience et dit qu’il s’en va, Vázquez lui dit que lui, il ne part pas avant d’avoir vu cette fripouille. Ha, ha ! Excellent !


Dis…

Il n’est pas encore arrêté, mais ce sera à peu près ça.

Montre-moi le personnage.

Vous prendrez du café ?

T’en as déjà mangé combien ?

J’avais le ventre vide.

González veut qu’il s’appelle “ Mortadela y Filemón, agencia de información ”.

Il offre plein de possibilités.

Moi, un seul.

Il s’appellera comment ?

Ton premier personnage ! T’auras ta propre série chez Bruguera.

T’es content ?

Et une part de sèches.

Petite.



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