L’Île de jamais jamais
Titre : L’île de jamais jamais. Titre original : La Isla de Nunca Jamás. Textes et Dessins : Javier de Isusi. Traduction : Alejandra Carrasco. Maquette : Gurvan Friderich. ISBN : 978-2-87827-109-6 Dépôt légal : premier trimestre 2008. © 2006 Javier de Isusi et Astiberri Ediciones. Tous droits réservés. © 2006 Luciano Saracino pour la postface et le scénario de Fleurs sur le ventre. © 2008 Rackham pour l’édition française. info@editions-rackham.com www.editions-rackham.com Achevé d’imprimer en février 2008 sur les presses de Vasti-Dumas à Saint-Etienne.
L’ÎLE DE JAMAIS JAMAIS
javier de isusi
Les Voyages de Jean Sans Terre II
Traduit de l’espagnol par Alejandra Carrasco
RACKHAM
Ă€ Leticia, la plus jolie fleur de mon amour.
De toutes les îles merveilleuses, celle du Jamais-Jamais est la plus accueillante et la plus compressée : ce n’est nullement un grand espace qui s’étale sur de pénibles distances entre une aventure et une autre, et tout y est agréablement entassé. J.M. Barrie (Peter Pan) Au centre du très beau lac de Nicaragua s’élèvent deux magnifiques pyramides revêtues du vert le plus doux et concentré, toutes deux saupoudrées d’ombre et de lumière, couronnées de sommets qui percent les nuages spongieux. Elles semblent si éloignées du monde et du bruit de celui-ci ; si sereines, si rêveuses, si plongées dans le sommeil et le repos éternels. Quelle belle maison l’on pourrait bâtir dans leurs bois ombragés, sur leurs flancs ensoleillés, au milieu de leurs clairières où souffle la brise, après avoir été éreinté par tout le travail, l’angoisse et l’agitation de ce monde frénétique et agressif !
Mark Twain
… de la conquête espagnole aux occupations nordaméricaines ; cependant, personne ne fit autant de ravages que le pirate Walker…
… Je veux dire, ici, à Granada
Eh oui !… William Walker…
Le flibustier nordaméricain qui a envahi le Nicaragua s’est proclamé président, a instauré l’esclavage et incendié Granada. Un charmant homme, quoi !
Et il a même organisé un cortège funèbre pour représenter la mort de la ville
Le petit ange a eu la délicatesse de poser une pancarte qui disait : Here was Granada
Mmh… Un cortège funèbre moins élégant que celui-ci, je suppose
Elle s’appelait Adela
Pardon ?
La morte…
… Ce sont les funérailles de mademoiselle Adela
Ah bon… Vous êtes de sa famille ?
Non, pas du tout Je suis venu par pure curiosité malsaine
On se croirait pas dans un roman de Poe ?
Mmh… «Les obsèques de Mlle Adela»… Oui, ça sonne assez bien…
Je me demandais qui était cette Adela et qui l’aimait autant pour lui faire des adieux pareils…
Non, mais vise un peu l’enterrement
Adela…
Je parie qu’elle était jeune et belle
La plus belle femme de Granada, voilà qui était Adela. Elle avait hérité la distinction et la douceur de sa mère, ainsi que son destin tragique.
…
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… la mère d’
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u’au jour où…
… Adela alla se baigner au lac, enfreignant l’interdiction de son père. Un tourbillon sournois l’envoya par le fond.
Son c hi hurl en l an ’a t tt et pen endit s c’e dan ur la ri ve, st ain t des nui ts entières, si qu qu e l’on c omprit ’Ad ela ét ait morte.
Pendant des semaines, voire des mois, on chercha son cadavre. Le père d’Adela engloutit une fortune à tenter de retrouver le corps de sa fille…
En vain…
… En réalité, le cercu eil était vide. On ne retrou va jamais la dépouille d’Adela.
orté par le vent, emp é t it é ava
re a mè De même que le corps de s aux. celui de la ar les e p i t u lo ng e t fille fu Depuis, le père pense qu’à sa propre mort, son corps reposera dans la terre…
Il ign
ore qu e cette m ême nuit, il s’en dormira en fumant dans son lit et que...
… son corps sera consommé par les flammes.
D’où tu sors cette histoire ?
Je viens de l’inventer. Tiens, je vais peut-être l’écrire… elle est bien.
Ah, t’es écrivain ?
Euh… oui.
Enfin, non…
Je suis à court d’histoires.
… je l’étais
Qu’est-ce qu’un écrivain qui n’a pas d’histoires ?
J’ai dû partir pour en chercher
Hé hé ! Alors tu suis tous les cortèges funèbres que tu croises…
Tu écris quoi ? Des romans d’épouvante ?
Presque toujours. J’ai un faible pour ça
J’essaie de retourner aux endroits où il a été pour débusquer une quelconque trace de son passage
Mais c’était un sacré phénomène
Il a voyagé dans le monde entier, il a cherché des trésors perdus, participé à des révolutions…
Mais là, je suis censé être en train d’écrire la biographie d’un aventurier du début du XXe siècle
Ah… Et qu’estce qu’il a fait au Nicaragua, ton gars ?
Pas grand-chose, à vrai dire…
Mais ici, je sais juste qu’il a trempé dans une sombre affaire de sociétés bananières. Je ne sais même pas s’il s’est battu aux côtés de Sandino
Enfin, j’ai perdu sa piste.
Ça, alors !
Moi aussi, je cherche un voyageur qui a également participé à des révolutions…
et je crois qu’à sa manière, il cherche aussi des trésors perdus
Un grand type, alors ! Et il s’appelle ?
Juan. Juan Sans Terre
Juan Sans Terre ! Il a même un nom de personnage de roman !
Et il est ici, à Granada ?
J’en sais rien. Une amie m’a dit qu’il était venu dans cette ville pour travailler comme artisan…
… mais j’ai demandé de ses nouvelles à tous les artisans de Granada, aucun ne le connaît
Alors tu vois, moi aussi j’ai perdu sa piste
Mmmh… Artisan, dis-tu… T’es allé sur la grande île ?
Non… Quelle île ?
Ometepe, la grande île du lac. J’y ai passé quelques jours et j’y ai rencontré des artisans qui vivent là…
… Juan Sans Terre est peut-être avec eux
Ah, d’accord… L’île d’Ometepe…
Je n’étais pas ici, au Guatemala, au moment du génocide des années 80, mais ç’a été terrible.
… Par exemple, on tuait les femmes enceintes et on leur arrachait leur fœtus après.
Des communautés d’indigènes entières ont été exterminées avec des méthodes à peine croyables…
… On les décapitait et on leur fourrait la tête dans le ventre…
Des armes comme cette balle explosive…
L’armée a dépassé toutes les limites de la cruauté, et aujourd’hui les généraux sont toujours en liberté, ils se présentent aux élections et tout…
… normal, ils étaient soutenus par la CIA, qui leur fournissait même des armes interdites
… Je l’ai trouvée au bord du lac
Malgré ça, ces gens n’ont pas perdu le sourire. Et tu sais pourquoi ?
Non.
Parce qu’ils savent se raconter leur propre histoire
Voilà, j’ai fini. Il te plaît ?
Nous sommes ce que nous nous racontons que nous sommes
T’es donc devenue artisane
Ah, oui… J’ai trouvé ma place dans le monde, ici, au bord du lac Atitlán
L’artisanat me rapporte assez pour vivre, ça me suffit
Mmh… Ça m’a l’air bien
Oui, Juan aussi trouvait ça bien D’ailleurs il est resté un temps avec moi
Si, et alors ?
Ne me dis pas qu’il est devenu artisan !
Mmh… Les gens changent, Vasco…
Ben… Je l’imagine pas
La vie n’est après tout qu’un récit dont nous sommes les narrateurs
Quand je l’ai rencontré, à Zipolite, il était complètement perdu, dans une espèce de communauté de paumés
Juan en a eu marre de ce qu’il s’était raconté jusque-là et il a décidé de changer, c’est tout.
Dit comme ça, ça paraît simple
Qu’on aime ou pas, ce qu’on se raconte ne dépend que de notre talent
C’est simple…
Juan en est la preuve. Quand il en a eu marre de fumer des joints sous les cocotiers, il est venu se lancer dans l’artisanat
Il est resté ici, puis un beau jour il est parti…
… il a dit qu’il ne supportait pas de voir Atitlán envahi de touristes
Ah… C’est qu’à son arrivée, il l’était…
Hi… Il voulait être l’unique étranger
Le monde est rempli de touristes
Tu sais, Vasco ? Il y a de moins en moins d’endroits pour des voyageurs comme Juan… ou comme nous
Ce paradis est en train de changer à la vitesse grand V…
Il y a de moins en moins d’endroits tout court, Paola
Le monde est bourré à craquer
Si tu veux
Toi, au moins, tu n’as pas changé
Quoi qu’il en soit, je vais t’offrir un billet pour un voyage exclusif…
il n’est pas un peu dangereux ?
C’est une amulette qui donne des forces. Garde-le si tu veux
Alors, tu ne m’as pas dit si le collier te plaisait … un voyage où tu seras le seul à pouvoir aller
Oh… Il est… Enfin, avec cette balle au milieu…
Et voilà ! Voici ton billet C’est un champignon magique
Il est sec et écrasé pour être mélangé à la nourriture…
? Il te conduira au plus secret de toi-même
… c’est très puissant, tu verras
Ah, oui… Dis donc… Faut faire attention, alors…
Me ne sono andata a Roma…
… a quando avevo dieci anni
Tu en as déjà pris ?
T’es donc retournée à ton enfance… Ç’a dû être un beau voyage, enfin j’espère
Mmh… Non. Mais c’était intéressant.
L’enfance peut être à la fois la période la plus heureuse et la plus triste, Vasco
Les enfants sont innocents, mais cruels…
Tu ne savais pas ?
Non, pas du tout
… c’est pour ça qu’ils savent voler
Hi… Peut-être… T’as eu d’autres nouvelles de lui ?
Moi, je n’ai jamais volé
Ha ha ! Sûrement parce que tu n’étais ni innocent ni cruel…
Pas des masses, tu le connais. Il ne se sert même pas d’Internet
Je parie que Juan, il volait, lui. Pas vrai ?
Il est parti avec deux autres artisans tenter l’aventure à des endroits touristiques «qui ne leur fassent pas mal»
Granada…
Aux dernières nouvelles, ils ont passé quelque temps à Granada, au Nicaragua. Peut-être qu’ils y sont encore.
Merci beaucoup, Paola.