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La Mère Machine
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L’auteur tient à remercier Alicia Carmagnani, Lætitia Bianchi, Raphaël Meltz, Nicolas Sochos, Joëlle Serve, Rodrigo Lema, Pauline Peretz et Guillaume Fauvel. 4
Sergio Aquindo
La Mère Machine L’Histoire des Ateliers Tosco Traduit et adapté de l’espagnol par A inoh a Bordona ba
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L
e siècle avait à peine trente ans quand les yeux incrédules des habitants d’une lointaine ville sud-américaine virent pour la première fois une Mère Machine. Riche en inventions improbables, ce début de siècle ne les avait pourtant pas préparés à chose aussi étrange. L’histoire des Ateliers Tosco mériterait aujourd’hui une véritable monographie, plus riche, plus détaillée, que celle que ce modeste ouvrage peut proposer. Les nombreuses variantes de chaque modèle, ainsi que leurs préfigurations dans les « Mères Mobiles » et autres « Fabuleuses Mères Automatiques », n’apparaissent ici qu’en filigrane. Ce n’est pas sans regrets : il y a dans cette constellation de machines des perles rares, de subtiles variations qui rendaient la Mère Machine plus attachante, plus performante ou simplement plus belle. Mais il nous fallait choisir, et nous avons préféré aller à l’essence même de l’invention. Les critiques sociales et politiques dont Tosco a pu être la cible n’avaient pas non plus leur place dans ce livre. L’Anti-Machine de Greta Ferreyra en a déjà tout dit. Nous ne cherchons pas à vanter les mérites sociaux des Mères Machines ; on ne trouvera ici que des considérations techniques et esthétiques. Nous souhaitons simplement contribuer à tirer d’une ombre injuste la figure de Tulio Tosco qui, sans moyens financiers, sans diplômes ni relations, mena, à la périphérie du monde, une aventure industrielle pleine de passion créative et d’une originalité hors du commun. 7
Ce livre n’aurait pas été possible sans l’aide chaleureuse et la patience infinie de Hilario et Esther Tosco, qui ont accepté de nous ouvrir leurs archives et de nous accompagner dans leur exploration. Nous voudrions enfin remercier tout spécialement Aniceto Pardo, dont le rôle au sein des Ateliers Tosco n’a jamais été suffisamment reconnu. Il nous a guidé dans nos longues recherches, nous a raconté mille anecdotes et n’a jamais hésité à reprendre cent fois s’il le fallait l’explication d’un procédé technique ou d’un plan. Dans les moments de découragement, son enthousiasme et son incomparable énergie ont su nous donner la force de continuer. Notre seul regret est de ne pas avoir pu ou su terminer ce livre à temps pour qu’il puisse le tenir entre ses mains. Paris, octobre 2008.
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I. Mère M achine
Rustica
FabriquĂŠe par les Ateliers Tosco entre 1931 et 1935.
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hacun instillait dans l’histoire sa propre dose de fantaisie. La Machine avait renversé don Anguita ; elle était apparue à doña Lucía dans la grange ; elle avait été vue de nuit, rôdant parmi les saules, nimbée d’une étrange musique ; elle parlait toute seule dans la maison des Espila… Les vieux se perdaient eux-mêmes dans leurs souvenirs et les interminables digressions généalogiques de leurs récits. La Rustica n’avait jamais demandé à faire sa vie à côté d’un poulailler, à rouler à travers champs à la poursuite d’un troupeau de vaches, rebondissant contre des souches jusqu’à ce qu’elle se retrouve prise dans le fil de fer d’une clôture, les roues mordues par des chiens au son de sa musique qui mourait peu à peu dans le vide du paysage. La pluie, la grêle, la terre 14
levée par le vent l’éloignaient chaque jour davantage de sa destination originelle. La Rustica, Tulio Tosco l’avait imaginée trônant dans le salon d’une vieille maison, sous des portraits de famille, entre un fauteuil et un buffet en chêne. Après un déjeuner copieux, elle aurait ravi d’une douce valse les convives qui sirotent de la liqueur de mandarine et rient en somnolant au souvenir de vieilles anecdotes ; elle aurait endormi d’une berceuse italienne les enfants qui s’enfoncent peu à peu dans les épaisses couvertures d’un hiver à la campagne. Tosco avait néanmoins eu assez rapidement l’intuition qu’un destin moins brillant attendait son invention. Une année durant, il parcourut d’innombrables villages perdus dans l’immensité argentine, croisant sur son chemin
les mêmes contingents d’immigrants qui voyageaient au gré des récoltes. Il transporta sa Machine dans des trains, des voitures, des charrettes, sur des routes bordées d’arbres ou de vaches. Il traversa des déserts nocturnes enveloppé d’un perpétuel nuage de terre. Dans le froid de lointaines pensions de campagne où il essayait de dormir alors qu’un Chilien ivre chantait dans la chambre d’à côté, il se demandait si sa Machine rencontrerait jamais un public. Peut-être pas le public distingué dont il avait rêvé, bruissant d’admiration dans les salons de marbre d’une ville abstraite et fascinante, mais un public, quel qu’il soit, qui simplement achèterait cette machine et permettrait de couvrir les frais engagés. Buenos Aires, San Miguel de Tucumán, Pergamino, Reconquista, Venado Tuerto,
Santa Fe, Bahía Blanca ou Carmen de Patagones : Tosco ne négligea aucune occasion de présenter sa « Soirée de gala avec une Mère Machine » sur les marchés, dans les salles des fêtes, chez les épiciers ou juges de paix qui ne s’y opposaient pas. Chaque nouvel endroit recelait un petit univers de possibilités, comme un salon aux miroirs qui reflétait la Machine et son 15
inventeur de mille manières impensées. Impossible de prédire, s’efforçait-il de croire, d’où pourrait surgir une commande, un financement, un mécène éclairé qui ferait sienne cette entreprise délirante. Il écouta les maires et leurs discours sans fin, les odes exaltées des poètes locaux qui enchantaient un public essentiellement composé de leurs parents et voisins, parfois d’un étranger en quête d’alcool ou de nourriture. Il regardait les murs de torchis passés à la chaux, les chaises en paille et l’assistance clairsemée, et il sentait son projet se décomposer. Il essaya d’oublier les premières réactions du public, son sursaut habituel à l’entrée de la Machine qui parcourait la scène en jacassant. Les expressions se figeaient, un bébé se mettait à pleurer, les adultes se 16
cramponnaient au dossier d’une chaise et hésitaient à sortir. C’est qu’ils ne la comprennent pas, pensait-il. En effet, après quelques minutes, ils se rasseyaient tous, riaient, se tordaient de rire en entendant les phrases qui sortaient de la Machine, applaudissaient à tout rompre et se regardaient entre eux les yeux exorbités. Oui, après chaque représentation, ils le saluaient chaleureusement. Ils l’embrassaient, l’invitaient à dîner à la maison, lui racontaient des histoires d’oncles ou de lointains cousins qui étaient, eux aussi, « inventeurs ». Mais personne ne lui achetait jamais sa Machine. Personne n’avait assez d’argent pour se l’offrir. Et acheter la Mère Machine ? Pour quoi faire ? À quoi diable pouvait-elle bien servir ?
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II. Mère M achine
Discreta
FabriquĂŠe par les Ateliers Tosco entre 1934 et 1956.
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lle sortait peu à peu de l’ombre d’un hall profond et s’arrêtait à la hauteur d’une grande porte aux vitres peintes. Postée sur le trottoir (on apercevait alors la rue d’un quartier banal), elle lançait son appel : Robertiiiito… Robertito apparaissait ensuite, maillot de football, culottes courtes, houppe et ballon. Il saluait la Mère Machine qui l’escortait à l’intérieur de la maison, où le reste de la famille l’attendait pour le repas. Dans la rue plantée d’arbres, des Discretas se montraient peu à peu, les unes après les autres, à la porte de chaque maison. Une grosse voiture passait et saluait les Discretas d’un coup de klaxon. Elles répondaient en klaxonnant à l’unisson. La musique envahissait la scène à mesure que le slogan en surimpression grandis-
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sait jusqu’à occuper tout l’écran, dans un nuage de petites étoiles filantes, de roues dentées et de ressorts : Avec la Discreta, chaque jour est un nouveau succès ! Il s’agit peut-être de la seule publicité filmée pour la Mère Machine, même si en réalité elle ressemble davantage à une bande d’actualités. Elle était en général projetée avec un court-métrage dans lequel un technicien – le fidèle Aniceto Pardo [Cf. Annexes, p. 97], soigneusement coiffé pour l’occasion –, crayon à la main, montrait le fonctionnement interne de la machine grande ouverte. Une dame et le petit Robertito hochaient la tête à chacune de ses explications. Pour la Discreta, Tosco avait imaginé mille astuces publicitaires avec les moyens du bord : il rédigea des prospectus, dessina
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des publicités pour les journaux, composa le fameux jingle radiophonique et produisit ce film, Discreta en famille, dont la réalisation fut confiée à Amadeo Lento, photographe de quartier, qui fit ainsi ses premiers pas dans le cinéma. Tosco se chargea lui-même de la distribution des bobines dans les salles de quartier. Ce film promotionnel témoigne de l’ampleur du succès de la Discreta. Succès soudain, qui prit au dépourvu Tosco comme son atelier, qui dut travailler d’arrache-pied pour satisfaire la demande. Succès encore modeste, certes, mais dont Tosco se méfiait : il était venu sans crier gare. Et il se demandait pourquoi. La Discreta était plus rapide, bien sûr, plus élancée, moins encombrante que la Rustica. Elle freinait sans bruit strident,
elle émettait des sons moins assourdissants. Elle s’adaptait sans nul doute mieux au cadre familial. Et elle parlait surtout un espagnol moins académique. Mais toutes ces raisons ne suffisent pas à expliquer l’engouement qu’elle suscita dans la société argentine des années 1930, les poèmes en son honneur, ou le célèbre tango « Maquinita » : 23
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Maquinita (Petite Machine)
Q Aujourd’hui que la neige recouvre mes cheveux, le mégot de la vie au coin des lèvres, ivre de souvenirs, je reviens dans le quartier d’autrefois. Je retrouve la maison qui a vu mes cabrioles de gosse, ballon au pied, ma toupie rouge et son vertige, l’odeur de jasmin, le chant des canaris. La cour est abandonnée, mon petit arbre est vieux, les oiseaux ont disparu et tu n’es pas là non plus, petite Machine d’antan... Petite Machine ! Mais dites-moi, qui est donc l’horloger fou qui ajusta les vis et les boulons de cette machine d’amour ? 24
Petite Machine ! Tu étais la jolie reine dont la mécanique syncopée lubrifiait les rouages de mon cœur. À l’automne de ma vie, comme j’aurais voulu, petite Machine d’antan ! remonter ton mécanisme, remonter dans le temps, te voir et t’entendre de nouveau dans la cour ensoleillée de mon enfance. Allez, roule encore une fois, petite Machine en bois, chante-moi encore tes sages refrains, toi qui es faite d’une seule pièce, toi qui enseignais le travail et la décence, loin de la traîtresse, dont le parfum et les promesses ont grisé mon tendre cœur.
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Petite Machine ! Mais dites-moi, qui est donc l’horloger fou qui ajusta les vis et les boulons de cette machine d’amour ? Petite Machine ! Tu étais la jolie reine dont la mécanique syncopée lubrifiait les rouages de mon cœur. L’été de ma vie m’a entraîné, petite Machine d’antan ! dans le courant des rues fangeuses du vice et de la folie. Les journées fumées au plumard, les courses, les cabarets et le champagne ! Et aujourd’hui que ma vie s’éteint comme un phare au petit matin, comme je souffre de me souvenir de toi, machine à l’âme blanche et à la robe noire 26
qui t’éloignes en soufflant tout bas, le chant métallique de ton chagrin. Petite Machine ! Mais dites-moi, qui est donc l’horloger fou qui ajusta les vis et les boulons de cette machine d’amour ? Petite Machine ! Tu étais la jolie reine dont la mécanique syncopée aujourd’hui enraye mon cœur.
Paroles de Francisco Gorrindo et Tito Loducca sur une musique de Rodolfo Biagi interprété par Teófilo Ibañez LP Patio de Ayer, 1940 © Florida Discos.