Javier de Isusi, Voir des baleines

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Ce livre n’aurait pas vu le jour sans le soutien et la contribution de Leticia, Diego, José et Josu Zabaleta. Je le leur dédie avec ma profonde gratitude. Je souhaite aussi exprimer ma reconnaissance à tous ceux qui m’ont accompagné, chacun à leur manière, dans ce processus créatif. Tout particulièrement à Patxi Zubizarreta, Juan Pedro Selinger, Carmen Torres et Verónica Portell.

Titre original : He visto ballenas Textes et dessins : Javier de Isusi Traduit de l’espagnol par Alejandra Carrasco Rahal Lettrage : Matthieu Rougé Relecture : Sarah Détré ISBN : 978-2-87827-180-5 Dépôt légal : quatrième trimestre 2014 © 2014, Javier de Isusi © 2014, Leticia Ruifernández pour les aquarelles de La Guerre des statues Published by agreement with Astiberri ediciones © 2014 Rackham, pour l’édition française contact@editions-rackham.com www.editions-rackham.com Achevé d’imprimer en septembre 2014 sur les presses de Grafiche Milani à Segrate (Italie)


javier de isusi

voir des baleines Traduit de l’espagnol par Alejandra Carrasco Rahal



Denborak bidea ahorturik etxera itzuli ninduzunean berria zizun ateko zura eta sarraila ere* Joseba Sarrionandia

* De retour Ă la maison le temps ayant consumĂŠ le chemin le bois de la porte ĂŠtait neuf et neuve aussi la serrure




Hh... Hhh...

hhh !

Hhh...



Pourquoi je fais ce rêve ? Comme si je n’avais pas eu ma dose.

Demain, ça fera vingt-cinq ans qu’ETA a assassiné aita.* * en euskera : papa

Alors pourquoi je fais ce rêve ?

Vingt-cinq ans n’ont pas suffi à combler le creux laissé dans ma poitrine.


Je les pardonne...

“ Je les pardonne “, dis-je alors, et tous les médias se firent l’écho des propos du jeune séminariste orphelin.

Je les pardonne...

J’ai dit, sans mesurer vraiment la portée de ces trois mots.

Je... Les pardonne...

disais-je tandis que j’apercevais Josu au loin.

Et je ne comprenais pas pourquoi, à l’enterrement de mon père, Josu, mon meilleur ami, se tenait loin de moi.

Je... Les...

J’ai dû sentir quelque chose à ce moment-là, quelque chose qui m’a incité à l’appeler. Mais en vain. Il n’a pas répondu.

Josu !


Je revois souvent cette scène. Même si je ne sais pas bien pourquoi, je la revois comme si j’étais à l’extérieur de moi-même.

Dans mon souvenir, je me vois au loin, seul, et j’ai le visage de Josu devant moi, renfrogné, tête basse sous la pluie.

Je n’ai jamais revu Josu, et pendant des années j’ai été tourmenté par la pensée qu’il avait peut-être quelque chose à voir avec l’attentat. Cela aurait fait de moi un complice involontaire.

Andrés Biskarret fut tué des années plus tard par les hommes du GAL, du camp adverse.

Cela en a fait un martyr et j’ai dû supporter l’épreuve de voir son visage tapisser les rues tel un saint.

Pourtant, non. Apparemment, Josu, qui était déjà membre d’ETA, n’avait rien à voir avec l’attentat. Il ne connaissait même pas son auteur, un certain Biskarret.

Enfin, je ne comprends toujours pas pourquoi je fais ces rêves. Pourquoi maintenant, vingt-cinq ans après...


Un café crème, je vous prie.

Bonjour, Antón, désolée pour le retard.

T’inquiète pas, je viens d’arriver.

Je voudrais un déca, s’il te plaît.

Désolé, Icíar, mais les nouvelles ne sont pas bonnes.


T ’as rencontré l’évêque ?

Oui, j’ai parlé hier avec Jesús Mari, mais il ne veut rien savoir, il dit qu’étant donné les circonstances...

Je ne peux plus garder ce poste.

Comprends-le, une prof de religion* célibataire et enceinte d’un homme marié...

Je ne sais pas, Icíar, si au moins tu te mariais avec lui... Ne serait-ce qu’au civil... Je...

Ha ! J’espère que ça !

Mais Gonzalo ne quittera pas sa femme, il me l’a dit. Il veut que j’avorte.

Que tu avortes ? Et toi, tu... ?

Je l’ai envoyé chier. Je vais avorter de notre relation, ça oui !

Arrête, Antón. Je vais être jugée de tous les côtés, alors je t’en prie, pas toi. J’ai besoin de ton soutien.

Ben dis donc... Attendre près de quarante ans pour t’acoquiner avec un...

Oui, oui... Pardon.

* Les établissements scolaires espagnols ont l’obligation de proposer des cours de religion facultatifs. L’Église dirige les programmes et les enseignants, même si c’est l’État qui les paie.


J’ai une grossesse difficile, avec beaucoup de nausées, et je préfère même pas penser à ce que sera ma vie après la naissance du bébé.

Oui, je suis le vicaire général, c’est précisément pour ça que je ne peux rien faire. Quand on t’a donné ce poste, on a déjà crié au népotisme. Alors imagine ce qu’ils diraient maintenant...

J’ai fait vœu d’obéissance et l’Église a ses règles... Je ne peux pas les ignorer, encore moins en occupant la fonction que j’occupe.

Ça m’est égal de l’élever seule, je ne demanderai même pas à Gonzalo de le reconnaître... Mais j’ai besoin de garder ce travail. Aide-moi, Antón, je t’en prie. Tu peux ! T ’es quand même le vicaire général !

C’est ça, ton problème ? Le qu’en-dirat-on ?

Mon Dieu, Antón... Si toi tu ne peux pas m’aider, alors qui...

Non... Y a pas que ça...

Je ne sais pas... Prends un avocat... Essaie de te défendre par la voie judiciaire...

En l’occurrence, tu ne peux trouver le salut que hors l’Église.


Tu l’as raconté à maman ?

Pas encore.

J’avais prévu de le lui dire demain... Profitant de l’anniversaire de la mort d’aita...

À moins que ça lui file un tel coup qu’elle en meure.

Elle a toujours dit que le seul point sur lequel on l’a déçue, c’était celui des petitsenfants.

Pour lui remonter le moral.

Si c’est un garçon, je pensais l’appeler Ignacio, comme aita.

Ça, ça va lui faire plaisir, c’est sûr.


josu


Josu ! Oui ?

T ’as l’air absorbé, depuis quelque temps,

ondo hago ?*

* Ça va ?

Oui, ben... Comme d’hab.

Comme d’hab ? Mal, donc !

Hi hi... Je me... Je repensais à un ami de lycée... Ça fait vingt-cinq ans que je l’ai pas vu.


Putain ! Vingt-cinq ans... Tu te rends compte qu’on est déjà à un âge où y a plein trucs qui se sont passés il y a vingt-cinq piges ?

Parce que notre vie s’est arrêtée il y a huit ans, surtout...

Hep, hep ! Commence pas avec ça, tu vas déprimer. Tu devrais surtout sortir plus souvent, voir des filles. T’amuser, quoi !

Apparemment sa femme est la mère maquerelle d’un bordel, à Marseille, et quand elle ne peut pas venir elle-même, elle s’arrange pour envoyer une de ses protégées !

Des filles, oui. Toi, au moins, tu sais remonter les moral aux copains, Txarli. Mais bien sûr ! Tu sais ce qu’on m’a raconté sur Dominic, le Breton ?

Qu’est-ce t’en dis ? On pourrait passer un accord avec lui pour qu’il nous en envoie une de temps en temps...

Écoute, Txarli, je suis marié et toi t’es mûr pour être enfermé.


Ha ! Mûr pour être enfermé ! Très drôle !

C’est pas vrai.

“ Parce que notre vie s’est arrêtée il y a huit ans, surtout... ”

La vie ne s’est pas arrêtée, mon corps ne s’est pas arrêté. En huit ans, il a changé.

Mes cheveux, par exemple, ils deviennent tout blancs.

Pfff...

D’autres choses aussi ont changé. Les certitudes ont disparu, ce qui était autrefois un sol ferme s’est changé en sable mouvant qui menace de m’engloutir.

Non, ces vies-là s’étaient arrêtées bien avant, au moment de mon entrée dans “ l’entreprise “.

Qu’est-ce qui s’est arrêté il y a huit ans ? Ma vie sociale ? Ma vie familiale ?


Que s’est-il donc arrêté il y a huit ans ?


Tok, tok... Sartu leike ? *

* Je peux ?

Zelan hitzaldia ? **

“ Comment faire face aux défis sociaux et personnels de manière affirmative et prosociale ”.****

Ondo.*** C’était sur quoi ? Mmmm... Attends que je lise.

Purée ! Et ça veut dire quoi, ça ? ** Alors, cette conférence ? *** Bien.

Aaaah ! Fallait y aller !

**** En français dans le texte

Fais gaffe, Josu, ils profitent de la moindre occasion pour te laver le cerveau... “ de manière affirmative et prosociale ”.

Ha.

Ha, ha

Ha.

Hi, hi


Parfois y a des gens vraiment bien. Celui de la semaine dernière, il en connaissait un rayon sur le conflit israélopalestinien, vous l’avez raté. Ah oui, j’aurais bien aimé assister à cette conférence-là.

Pour quoi faire ? Ils ont dit quelque chose de nouveau ? Comme l’historien qui a parlé de l’IRA... Que du blabla !

Ils sont tous très compréhensifs quand il s’agit des conflits étrangers.

Oui, c’était à la Santé, elle allait parler de ces trucs dont elle s’occupe maintenant, les corridas, les baleines... Je m’en foutais, j’y allais juste pour la voir elle.

Hein ? Mais c’est elle qui ressemble à une baleine, maintenant.

J’ai assisté à une conférence un jour, mais c’était pour voir B. B.

B. B. ? Brigitte Bardot ? En prison ?

Dis pas ça, Oskar, elle a juste vieilli et très dignement en plus. J’adore cette femme, elle est indomptable. C’est pas une facho ?

Une facho indomptable, oui ! Hi, hi. Et alors ?


Arrête, elle est même pas venue, elle a délégué un représentant de sa fondation.

Quelle déception. Imaginez une salle bondée pour voir un barbu... Ça nous a tellement énervés que le type est resté tout seul.

Comment expliquer à Txarli, Mikel et Oskar... Comment leur expliquer que j’étouffe.

ha, ha

Que j’ai besoin d’air. Que je vais à ces conférences car j’ai besoin d’entendre parler des gens qui...

Hi, Josu ! entzun al duk ?  *

J’ai besoin d’ouvrir la fenêtre pour faire entrer de l’air frais...

* Eh, Josu, t’as entendu ?

... Des gens qui ne sont pas enfermés ici.


Hein ?

Txarli prétend avoir un argument infaillible pour convaincre le gouvernement espagnol qu’il est dans son intérêt d’accorder l’indépendance aux Basques, aux Catalans et aux Galiciens.

Au cas où vous ne le sauriez pas, les pays frontaliers votent toujours le uns pour les autres. Pourquoi l’Espagne ne gagne jamais ? Parce qu’elle ne partage de frontière qu’avec deux pays participants.

L’Eurovision !

Ah, je vois, et tu crois qu’après avoir obtenu l’indépendance, les Basques, les Catalans et les Galiciens voteraient pour l’Espagne à ce concours... Pourquoi pas ? Moi, je le ferais volontiers. Spain

twelve points, l’Espagne douze points.

Hi, hi, c’est vrai, c’est un argument imparable ! Dommage qu’il ne marche pas pour la France, qui a déjà neuf voisins...

Il m’arrive aussi de tricher.

Je m’évade.


Je me détache de mon corps...

... Et je m’évade.

Alors je ne suis plus moi, je n’ai plus de nom

Personne ne peut me montrer du doigt, me juger

Je suis tout et je ne suis rien, alors personne ne me voit Pas besoin de simuler ni de dissimuler

Je peux aller n’importe où Aussi vite que je veux Si je veux, je peux retourner chez moi


J’arrive à respirer l’odeur du port et à entendre les sirènes des bateaux qui s’engagent dans l’embouchure

Je peux voir Karmele et Aritz, leur dire comme ils me manquent

Je peux voir vivre les gens

Généralement, Aritz est encore un enfant, mais aujourd’hui il m’a regardé du haut de ses quatorze ans et je me suis vu à son âge

Ils se contentent de me regarder, se laissent embrasser Parfois Karmele me fixe un moment du regard

Et sans me rendre compte, je me suis trouvé nez à nez avec Antón, quand on s’est rencontrés, le premier jour de lycée

Seulement, cette fois Antón se tait... Ses yeux n’expriment rien...


Comme la dernière fois où je l’ai vu... Il y a vingt-cinq ans, à l’enterrement de son père

Je m’approche de lui et je sens mon cœur battre au rythme du sien

Les mots émergent peu à peu Ils sont enfouis depuis vingt-cinq ans Vingt-cinq ans à vouloir sortir

Rien que trois mots

Si faibles et en même tant si redoutables

Je suis désolé ...


... Vous devez être nombreux ici à me connaître : je suis écrivain, chanteur, présentateur radio et j’ai voyagé à travers le monde...

Si bien que je ne me suis jamais senti limité par le fait d’être aveugle.

Mais un médecin m’a assuré qu’une opération pourrait me rendre partiellement la vue.

J’ai pensé que je n’avais rien à perdre, ce qui m’est arrivé après fut donc doublement surprenant.

La première surprise fut le résultat de l’opération : j’ai d’abord distingué la lumière de l’obscurité, puis quelques contours. Vous devez imaginer que j’étais fou de joie...

Eh bien ce fut la seconde surprise. Car non, je n’étais pas du tout content.


Quand j’ouvrais les yeux, j’avais des nausées atroces, à tel point qu’au début je ne pouvais même pas marcher. En revanche j’ai complètement perdu la confiance que j’avais dans mes autres sens...

... Le peu de vue que j’avais retrouvé ne m’aidait pas beaucoup sur un plan pratique. Dans mon livre je raconte comment j’ai dû apprendre à vivre dans un monde et un corps qui n’étaient plus ceux que j’avais toujours connus. Parce que quoi qu’il arrive...

il n’y a pas de retour en arrière. Une fois qu’on a vu... On ne peut pas ne plus voir. On ne peut pas faire comme si on ne voyait pas.

Je ne sais pas si je me fais comprendre...

Vous allez devoir lire le livre, ha, ha !

Non, mon vieux, tu es très clair. C’est pas si difficile à comprendre. Moi, il m’est arrivé un peu la même chose.


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