Filer les fibres naturelles
Chanvre, laine, ortie…
Le travail des fibres, une porte vers l’autonomie
À en croire Platon, tout a commencé par un simple fil enroulé sur le fuseau du cosmos, que fait tourner une femme occupée à filer le destin du monde.
Le Livre des Symboles, réflexions sur des images archétypales
UNE HISTOIRE HUMAINE
Le principe du fil est présent partout , il fait partie des arrangements les plus élémentaires que la vie a mis en place pour se déployer. Qu’on l’observe dans le délicat ouvrage de l’araignée, dans les pelages et les chevelures, que l’on s’intéresse à nos propres veines, tendons ou encore aux filaments du mycélium, l’élongation continue d’un élément qui semble pouvoir se prolonger à l’infini avec souplesse est omniprésente.
C’est donc tout naturellement que l’on retrouve le fil et ses variations dans l’histoire du développement des techniques humaines. Cela peut paraître évident, mais les choses les plus importantes sont aussi souvent les plus simples, ce qui tend à les faire passer inaperçues. Or, saurions-nous concevoir
les travaux les plus basiques en l’absence de cet élément long et malléable ?
Répondant à d’innombrables usages, qu’ils soient agricoles, ménagers, artisanaux ou industriels, le fil est en effet indispensable aux tâches liées à la survie de notre espèce, aussi bien qu’aux activités moins essentielles.
Un fil, un cordon, une corde sera noué, serré, tendu ou relâché, afin de relier, de maintenir, de suspendre, de tracter, de contraindre, de soutenir ou de guider. Outil en lui-même, un fil peut aussi bien s’agencer pour devenir une matière, une surface puis un volume, ce qui lui confère une double identité remarquable.
Le fil, élément si sobre qu’il peut paraître insignifiant, a traversé les
âges, est indispensable, omniprésent et continue de se décliner à l’infini. Des premières coutures en tendon animal aux technologies actuelles, il tisse un vaste de réseau de techniques humaines qui évoluent et se complètent.
Le principe du filage est pourtant d’une simplicité à l’image de ce qui en résulte : il s’agit de lier des fibres entre elles par torsion. Aux quatre coins du monde, on retrouve des fuseaux et rouets avec de subtiles variations : la forme, le poids, le geste, la posture de travail et la qualité du fil peuvent différer. Mais du fuseau de berger corse au rouet indien, l’idée de souder les fibres en leur impulsant un mouvement de rotation demeure le même.
Même produits industriellement, la majorité des fils manufacturés aujourd’hui repose sur ce principe de confection. Le fil de couture le plus fin n’est rien de plus qu’une accumulation de fibres textiles torsadées dans la longueur ; le toron de l’imposante corde de gréement, traditionnellement faite en chanvre, part d’un fil fin, qui, associé à d’autres, aura l’épaisseur désirée ; la fibre de carbone est filée pour fabriquer des matériaux de pointe dans l’industrie du transport, et même les câbles électriques en métal sont soumis au principe de filaments torsadés. Le fil est également très présent de manière théorique ,
symbolique, l’inconscient collectif y faisant volontiers appel pour des métaphores et concepts. Il est d’Ariane, des pensées ou du temps, incarnant l’idée de continuité et de liaison, et se manifeste jusqu’aux théories scientifiques les plus ardues. Sans vouloir trop nous aventurer dans l’explication de la théorie des cordes, l’usage de cette image dans le cadre de l’explication du fonctionnement de l’univers est une observation amusante, qui révèle son efficacité allégorique.
De nombreux mythes à travers le monde font appel au fil ou à la toile tissée pour décrire la création dans son infini déroulement. Ainsi l’on peut citer les Moires grecques qui filent inlassablement les destinées humaines, mesurant leur durée et les interrompant d’un coup de ciseaux ; ou encore la déesse égyptienne Neith, qui a tissé les sept tissus du monde physique constituant notre réalité.
Mais en revenant à sa dimension pratique, le travail textile demeure le meilleur témoin de l’infinie créativité qu’offre le fil. Certes, nous nous exprimons en tant que créatrices textiles, tisserandes et fileuses nous ne sommes peut-être pas impartiales.
Cependant, ne serait-ce qu’à observer la diversité des étoffes
Créations en fil de laine et corde de lin, filés et tissés à la main.
artisanales traditionnelles trouvées à travers le monde, reflétant chacune des spécificités propres aux peuples dont elles sont issues, on obtient déjà un aperçu des vastes possibilités techniques et stylistiques offertes par le travail du fil.
Philippe Fatin, dans ses explorations textiles au sud-ouest de la Chine, parle du chant du fil. Un fil porteur d’histoires, infusé « aux recettes des teinturières, aux coups de main de tisserandes, aux secrets de brodeuses que les femmes se transmettent de génération en génération. Un fil qui éternellement se déroule pour fonder l’unité du clan. » Textiles tribaux du Sud-Ouest de la Chine, texte
Catherine Bourzat, collection Philippe Fatin.
Et même sans s’inscrire dans une tradition particulière, nous serions curieuses de savoir si une personne au monde peut prétendre avoir fait le tour de la création textile ! Est-il possible d’imaginer que nous aurons un jour fait tous les tricots, crochets ou tissages possibles ?
Comme toujours, quand l’artisanat est une source d’inventivité merveilleuse, l’industrie rivalise. L’industrie textile est intarissable, elle ne cesse d’innover en termes de machinerie et de techniques, et offre ainsi des propositions stylistiques sans fin.
Pourtant, là aussi, nous comptons toujours sur le fil et nous le travaillons selon les mêmes principes généraux. Quand on y pense, peu d’entre nous seraient tentés de porter des robes en pièces de métal ou plastique ou de dormir dans des draps en latex tous les jours. Chacun son truc, mais à priori le fil tissé ou tricoté reste une valeur sûre, largement utilisé tant pour l’habillement que pour l’ameublement. Seules les matières techniques développées surtout pour le sport ou la santé recourent réellement à d’autres procédés.
Et avec ces méthodes de tissage et de maille sans fin, dans le vertige d’une surproduction textile, nous ne trouvons pas deux jeans coupés dans la même toile d’une marque à l’autre, pas deux paires de rideaux faits du même tissu d’une saison à l’autre. Outre ce que cela représente en termes de moyens mobilisés et d’impact écologique, ce constat illustre l’infinité du champ créatif que le fil textile offre.
Le textile est par ailleurs un moyen très puissant et très humain de délivrer un message , comme une écriture que l’on porte sur soi ou une identité que l’on donne à son habitat. Une broderie racontera une histoire, une maille épaisse donnera une impression de douceur différente d’un voile de soie, quand une toile rustique évoquera robustesse et durabilité.
Un modeste fil peut alors sembler comparable à un autre à l’état primaire, mais devenir bien différents dès qu’ils sont travaillés.
Aussi présent que soit le fil autour de nous et dans nos esprits, cela ne doit pas nous faire oublier toutes les ressources et le façonnage qui se cachent derrière un simple bout de ficelle.
SE RÉAPPROPRIER UN BESOIN PRIMAIRE
Notre espèce, créative et encline au développement d’artefacts, a su communier avec son espace et ses différentes formes de vie afin de faire usage des ressources environnantes. Pour nouer un filet de pêche ou développer les premières pièces de vêtement tissés, l’humain a fait usage de fibres animales et végétales filées dès le Paléolithique. Les plus anciennes aiguilles à chas retrouvées dateraient de 45 000 ans, signifiant que la pratique de la couture ne date pas d’hier. Ainsi, on peut imaginer que le fil pour d’autres usages est encore plus ancien.
En perpétuant sa fabrication de nos propres mains, nous nous relions ainsi à de très lointains ancêtres. Alors qu’il est commun de se faire une image réductrice de ces aïeux de la Préhistoire, nos vies modernes en paraissant si loin, nous poursuivons leurs gestes. C’est là une dimension qui nous
touche particulièrement, car le fil incarne ici de manière vivante, concrète, toute sa dimension symbolique en tant que liant dans le temps et dans l’espace.
Tant que l’humain ne vit pas dans la surabondance du modèle que nous connaissons dans les pays dits développés, les outils et matières utilisés font partie intégrante de l’écosystème naturel auquel nous appartenons. Ainsi peu de matière, issue notamment des activités liées à l’alimentation, est laissée comme un déchet sans valeur, et s’il demeure des résidus inutilisables, ils retournent à la terre et continuent de participer au cycle biologique d’échanges perpétuels entre les différentes formes de vie.
En effet, jusqu’à l’essor industriel faramineux des deux derniers siècles entraînant la globalisation des marchés, nous n’avions pas vraiment le choix que d’œuvrer principalement avec des ressources accessibles ou cultivables dans un périmètre restreint, de façon pragmatique.
Encouragés par les échanges culturels et commerciaux, puis par l’industrie et le modèle capitaliste largement répandu, nous n’avons cessé d’affiner notre maîtrise de la matière au fil des innovations, pour aboutir depuis le milieu du xxe siècle au travail des fibres pétrochimiques. Entre les premières peaux de bêtes dont l’homme s’est
drapé et le justaucorps en nylon, nous avons fait un sacré pas de côté en termes de logique écosystémique. Les textiles en fibres naturelles autres que le coton sont ainsi devenus des produits de valeur, plus que les textiles synthétiques, malgré les ressources que ceux-ci mobilisent pour être produits.
Pourtant, jusqu’au xx e siècle, la France était dotée d’une belle production de textiles de lin, chanvre, soie et laines diverses, qui représentait des circuits économiques importants. Cette industrie s’est étiolée au profit du coton, des textiles synthétiques et de la maind’œuvre à moindre coût de l’étranger, jusqu’à quasiment disparaître. Sur la seule chaîne des Pyrénées d’où nous écrivons, ce sont 300 filatures qui ont presque toutes fermé les unes après les autres au cours du dernier siècle.
C’est désormais notoire : l’industrie textile est l’une des plus terrifiantes à ce jour en termes de pollution de l’air, de l’eau, de pompage des nappes phréatiques, de surproduction de déchets difficilement recyclables (dont les textiles euxmêmes), de transports mais aussi d’exploitation humaine.
Pour autant, répondre à des besoins primaires tels que l’habillement semble être un acquis qui n’est pas digne de questionnements pour grand monde. La fast fashion nous a tellement habitués
Convaincues de l’importance de raviver les traditions ancestrales et de valoriser les ressources locales, Camille Brabant & Naomi Rossignol transmettent le plaisir de faire du fil à partir de matières premières naturelles végétales (lin, chanvre ou ortie), et animales (laine, crin). Elles expliquent toutes les techniques de base (bains et fermentations, peignage et cardage, filage au rouet et fuseau…) pour filer les fibres naturelles. De quoi donner un nouvel attrait aux orties ou à la laine des moutons, bien loin de la fast-fashion !
Camille BRABANT & Naomi ROSSIGNOL, designeusesartisanes, ont cofondé Atelier Satvia, un projet de valorisation du chanvre textile, niché dans un village des HautesPyrénées. Naomi a depuis lancé Padmakshi, son propre projet alliant travail textile et soin des femmes.
Vivre avec une seule planète
ISBN : 978-237922-303-7
15,90