Jardins secrets du Japon

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JARDINS SECRETS DU JAPON

Photographies de Guy Vandersande
Francis Peeters

La manipulation visuelle est multiple au Yuushien (voir p. 142). S’agit-il vraiment d’un paysage créé que l’on savoure depuis la baie vitrée ou alors une peinture classique qui remue nos sens ?

AVANT-PROPOS

Dire du Japon qu’il est secret n’est-il pas un pléonasme ? C’est un peu comme sortir dehors ou descendre en bas. Il est évident que le Japon est secret. Car rien ne vous prépare à comprendre ce monde intrigant. Ni la lecture d’un roman de Kawabata ni les sushis à emporter du supermarché voisin. Pour comprendre un peu le Japon, il faut tout remettre en question, partir d’une page blanche et s’imprégner par touches successives d’une histoire inconnue, d’un comportement insulaire déroutant, de codes invisibles où même la routine nous dépasse parce que tout y est aux antipodes de nos acquis. Notre esprit glisse sans pouvoir se raccrocher. Les jardins ne font pas exception et l’on a du mal à en cerner les règles qui intègrent une foule de notions inconnues de l’esprit occidental. Le jardin japonais n’est pas un bout de nature, il s’agit bel et bien d’une création humaine qui suit au fil du temps l’évolution de pensées qui nous sont « secrètes » en ce qu’elles ne font pas partie de notre bagage acquis et qu’il nous faut saisir pour, non seulement en intégrer les notions essentielles, mais aussi pour entrevoir ce qui se passe au-delà du pont embrumé dont on ne distingue pas bien l’extrémité.

Le secret du jardin japonais tient en la combinaison de trois facteurs : le construit palpable et clair, le poétique plus subtil et l’abstrait carrément ésotérique. Voilà peut-être la plus grande difficulté pour le novice : au-delà des arrangements de pierres et de végétaux, la métaphore est omniprésente qui par essence semble indomptable.

Dans ce livre, je vous donnerai les éléments qui sous-tendent la démarche artistique et spirituelle de ces lieux, ceux qui donnent à ce que l’on regarde une « valeur ajoutée » essentielle, à savoir l’essence même de la culture japonaise. Je ne laisserai personne au bord du chemin. Ni le débutant qui découvre pour la première fois cet univers fascinant et qui trouvera ici des lieux replacés dans leur contexte, ni le confirmé, « tatamisé » par des nombreuses lectures et voyages, qui rencontrera des jardins peu connus et pourtant emblématiques.

Car voilà bien la raison d’être du mot « secret » du titre de ce livre mais qui s’insère également au fil des pages. Il s’agit de vous donner les clés de compréhension qui ouvrent la porte sur un monde hors du temps, qu’il s’agisse de paysages intacts, de musées ou de jardins anciens et modernes. Au travers de thèmes choisis et variés, vous comprendrez pourquoi la croyance particulière en les esprits constitue le fondement de la société japonaise et forcément de ses jardins, comment le paysage naturel fait partie intégrante de l’espace créé, pour quelle raison le zen y apporte une abstraction dépouillée, comment le thé y a forgé un idéal de rusticité et la manière dont la société hédoniste de la fin du Moyen Âge savoure le culte de la beauté apparente. Pour rendre les choses simples et compréhensibles, ces thèmes sont abordés selon un canevas

historique de la Préhistoire à nos jours, ce qui vous aidera à replacer les lieux dans leur contexte historique.

Les amateurs de modernité ne risqueront pas d’être frustrés car un chapitre entier est consacré au jardin actuel multi-facettes qui puise son inspiration dans un passé servant ainsi de tremplin vers de nouvelles aventures. Enfin les fleurs et les plantes ne sont pas oubliées par une analyse rare des jardins de Hokkaido, cette île septentrionale oubliée qui n’est plus tout à fait le Japon traditionnel et qui recèle bien des lieux aussi secrets que fascinants.

Vous m’objecterez certainement que dans un jardin japonais, il n’est pas nécessaire de tout comprendre. L’instinctif y trouve également son bonheur quand il s’assied et qu’il contemple, pour le simple plaisir d’être là, de lâcher prise et sentir ce qui l’entoure. Il est vrai que chacun vient aux choses selon son propre vécu et ses aspirations. Il n’est pas besoin de tout comprendre pour être ému. De plus, si l’on considère le jardin comme un art à part entière, la création échappe à son inventeur dès son achèvement, du moins quand elle a une portée universelle comme le jardin japonais. L’observateur se l’approprie à son tour et la réinvente à sa manière. Mais ce serait là ne pas tenir compte de l’esprit japonais particulier et secret en ce qu’il déroute autant qu’il fascine. La culture japonaise, quelle qu’en soit la forme, et le jardin en fait partie, se base toujours sur le même principe. Il s’agit de créer un équilibre entre la perfection rationnelle de règles strictes acquises et sans relâche perfectionnées d’une part, et la beauté née du hasard de l’autre. C’est ainsi que le cadre orthogonal et rationnel de la porte sublime le paysage intact qui s’étend au loin.

Je pense donc pouvoir dire qu’après avoir lu ce livre, votre sensibilité au jardin japonais se sera enrichie d’éléments jusque-là restés cachés et « secrets » dont la compréhension vous ouvre les portes sur un nouveau monde, celui que l’on devine au-delà du pont embrumé et qui mène à de nouvelles aventures qu’il vous appartient de vivre — que vous soyez paysagiste, esthète ou tout simplement curieux des choses qui vous entourent. Car il ne faut jamais oublier que l’imagination et l’esprit libre que l’invisible génère en nous permettent de voir ce qui ne se voit pas. En cela le jardin n’est pas un lieu de conquête mais de partage et d’empathie.

Et qui sait, peut-être y trouverez-vous de nouvelles voies à explorer pour créer votre propre espace inspiré par les modèles extrême-orientaux. Qu’il tienne dans un mouchoir de poche en site urbain ou perdu au fond d’une campagne, ces lieux sont inspirants et nous reconnectent à une nature où chaque acteur, animé ou non, joue un rôle d’égal à égal, peut-être la plus grande inspiration à retenir.

SHAKKEI, LE PAYSAGE EMPRUNTÉ

Ne voyez-vous pas que tout conspire ici à faire de ce paysage une retraite paradisiaque ?

philip sydney (1554-1586)

Àla fin du viiie siècle la capitale du Japon est transférée à Kyôto où s’ouvre la grande période Heian, emblématique de la culture japonaise, qui durera quatre siècles sous la houlette d’une aristocratie de cour repliée sur elle-même. Aussi brillant soit son développement artistique, qu’il s’agisse de la peinture, de l’architecture ou encore des jardins, elle ne concerne qu’une dizaine de milliers de personnes qui vivent en vase clos dans la capitale sans véritables échanges avec l’extérieur, si ce n’est pour administrer les campagnes.

Cette période est cruciale car si elle se tourne encore dans un premier temps vers la Chine dont elle copie les standards sociaux et culturels, le ixe siècle marque la fin des ambassades officielles en Chine où la dynastie des Tang se meurt, doublée là-bas d’une persécution du bouddhisme qui n’invite pas les moines à s’y rendre. Pourtant, ces liens qui existent depuis le viie siècle, et l’on ne compte pas moins de dix-neuf missions officielles en deux siècles, ont durablement imprégné la civilisation japonaise jusqu’à nos jours.

Cet âge d’or se caractérise donc par un repli sur soi qui favorise l’éclosion d’une culture purement japonaise dans tous les domaines. En littérature, l’extraordinaire roman Dit du Genji en est le meilleur exemple. Ce fabuleux roman-fleuve écrit par une dame de la cour au xie siècle dépeint les amours tumultueuses de son héros le prince Genji en installant le cadre et les états d’âme typiquement japonais sans référence explicite à la Chine. Les allusions aux jardins y sont fréquentes et la nature bien souvent sublimée de manière poétique pour révéler les humeurs que la retenue toute japonaise interdit d’exprimer en public.

De même, la création des kanas, les caractères de l’alphabet japonais rassemblés en deux syllabaires, permet d’écrire la langue japonaise en un nombre limité de signes, même si les caractères chinois continuent d’être utilisés dans une large mesure.

L’évolution au jardin

L’arrêt soudain des ambassades avec la Chine ne doit surtout pas faire penser que les échanges disparaissent du jour au lendemain. On parle d’une coupure « officielle » qui applique un regard critique et sélectif sur le modèle continental jusque-là incontesté mais les produits commerciaux et culturels continuent d’abreuver l’archipel friand de karamono, ces « choses étrangères ».

Au jardin, le principe du shakkei, qui consiste à rendre visuellement le jardin plus grand qu’il ne l’est en réalité, illustre parfaitement ce phénomène (une notion plus amplement expliquée en page 32). Son principe est emprunté à la Chine qui l’utilise souvent dans ses jardins et en peinture. Mais son adoption par le Japon cadre parfaitement avec la sensibilité autochtone qui se détourne maintenant de la copie servile des paysages chinois, jusque-là considérés comme le modèle à suivre, pour exalter son propre patrimoine naturel. C’est ce que l’on observe également en peinture sous le nom de yamato-e, un genre qui s’inspire du quotidien et de l’environnement purement nippons. Il s’agit de peindre plus volontiers des paysages célèbres, des fêtes qui ponctuent les saisons, des légendes et des personnages sortis de l’imaginaire local.

Kanô Motonobu (1476-1559)

Rouleau enluminé

du « Dit du Genji »

L’écriture japonaise permet en calligraphie une fluidité toute nouvelle. Le manque de diversité des signes est compensé par l’alternance des épaisseurs

Ce paravent exprime parfaitement la japonisation des peintures à l’encre héritées de la Chine au Moyen Âge. On doit sa réalisation à l’un des plus grands peintres de l’école Kanô qui nous montre ici l’inventaire parfait de ce qu’un pinceau peut faire : un tracé aux contours précis qui donne la force au dessin, embelli par des traits hachés, des inflexions

et des lavis qui ajoutent une note de mystère dans ce « paysage emprunté ». Il est clair que ce type de peinture a largement influencé les créateurs de jardins à l’époque par l’imbrication de l’avantplan, du plan moyen et du paysage sauvage au loin. Remarquez, comme au jardin, la complémentarité verticale (la cascade) et horizontale (l’avant-plan), le vide brumeux du plan moyen qui unit les pleins.

de l’encre et son intensité à mesure que le pinceau se décharge. Ici encore, la brume mystérieuse du fond doré et brillant assure une profondeur qui donne au texte sa substance.

La notion de shakkei, le paysage emprunté

Au Japon, ce qui étonne souvent, c’est l’aptitude du jardin urbain à vous transporter à des lieues du brouhaha pourtant si proche dès que vous en franchissez le seuil. Car le jardin japonais contient dans un mouchoir de poche l’essentiel qui vous émeut de la même manière que le ferait un paysage immense. Mais il est une autre particularité typiquement japonaise qu’il nous faut aborder. Dès l’Antiquité, les Japonais ne se sont jamais protégés de l’espace sauvage car c’est là que réside leur force spirituelle. L’espace de vie s’ouvre sur l’extérieur dès que le store de bambou se lève sur un jardinet restreint végétalisé ou s’éclaire par des puits de lumière en relation directe avec le ciel. Même la ville ne connaît pas les enceintes défensives et si le Japon s’est nettement urbanisé avec le temps, sa substance faite de montagnes, qui oblige les hommes à se concentrer en des lieux définis parfois densément peuplés, laisse une place immense au paysage intact. Il n’est donc pas étonnant que le créateur de jardin sollicite cet espace lointain pour l’intégrer dans ses aménagements quand l’occasion se présente.

Il existe diverses techniques pour amener le spectateur à apprécier divers points de vue et compositions. Ce peut être une haie taillée basse et rectiligne qui cadre ou souligne la vue, un élément opaque qui empêche de comprendre la scène d’un seul regard et nous invite à se déplacer pour en discerner tous les aspects. L’une des méthodes les plus spectaculaires, et les moins faciles à réaliser car elle implique de disposer d’un environnement d’exception, est le shakkei, le paysage emprunté. Il s’agit de capturer le paysage pour l’inclure visuellement dans l’espace créé, ce qui le rend immense et captivant. Nombreux sont les jardins en périphérie de villes comme Kyôto qui profitent pleinement et naturellement de ces avantages.

Le shakkei emprunte non seulement le paysage lointain, mais il intègre également le ciel dans la composition. Or le caractère japonais pour « ciel » est identique à celui du mot « vide ». Nous ne sommes pas loin de la page blanche de la peinture ou de la mer de gravier dans le jardin zen.

Le shakkei a aussi pour but de ne pas provoquer de décalage abrupt entre l’avant-plan et les montagnes au loin qui deviennent partie intégrante de la composition. Chacun est alors libre d’interpréter les

proportions des différentes parties, privé de repères et sans cheminement linéaire. La valeur onirique et « impossible » est encore bien présente chez les Japonais toutes époques confondues qui décidément détestent la réalité des choses. La combinaison de quelques rochers évoque une cascade dans un paysage immense pourtant physiquement miniaturisé comme dans une peinture à l’encre, tandis que les montagnes réellement lointaines semblent à portée de main. Et pour couronner le tout, l’espace miniaturisé emprunte ses codes au paysage chinois alors que le fond sauvage est on ne peut plus japonais.

Les plans se chevauchent ici de manière abrupte et, sans transition, l’œil glisse du gravier au rocher, puis au végétal, tandis que le changement d’axe constant rend la lecture discontinue. On retrouve le même principe dans la calligraphie, où la longueur des lignes et l’écart entre elles varient constamment, dans la peinture qui n’hésite pas à juxtaposer plusieurs points de vue sur une même œuvre, ou dans le théâtre nô où le cri soudain brise la linéarité du silence.

Le shakkei parfait

Le Japon est parsemé de montagnes et de sites naturels grandioses. Il ne fut donc pas très difficile aux jardiniers de les incorporer dans leur création. Même dans les sites urbains comme l’ancienne capitale Kyôto, les hauts sommets ne sont jamais très loin et s’invitent de facto dans le champ de vision. À cette caractéristique topographique s’ajoute aussi l’absence de remparts qui cernent les villes et la géomancie qui dicte les choix urbanistiques en fonction des montagnes protectrices des esprits malfaisants. C’est d’ailleurs à Kyôto que se situent les deux premiers jardins du chapitre.

Je ne me suis pas arrêté ici à une région ou à une époque déterminée. Il s’agit avant tout d’illustrer ce principe de shakkei né au ixe siècle au travers de jardins qui s’étirent du Moyen Âge à nos jours. Ils sont particulièrement « secrets » car leur situation en dehors de la ville et leur accès moins aisé en transports en commun rendent leur visite souvent optionnelle alors qu’ils n’ont rien à envier aux grosses pointures soulignées dans la plupart des ouvrages de référence, à l’exception d’un seul d’entre eux situé en plein cœur de Tôkyô mais dont on ne soupçonne absolument pas l’existence.

Le shakkei est à la fois rassurant et déroutant.

Il permet de créer un lien visuel sans heurt entre le proche et le lointain en introduisant dans la

composition un élément transitoire. Enlevez par exemple la pagode de la première photo (ou le mur bas de la troisième) et le jardin de l’avant-plan

disparaît dans l’anonymat. Toutefois ce même shakkei nous surprend par sa manipulation spatiale : sur la seconde photo l’arbre de l’avant-plan nous empêche

d’embrasser le paysage d’un seul regard, ce qui rend toutefois l’histoire « captivante et séquentielle » à la manière d’un roman à suspense.

ENTSÛ-JI

Un cadrage exceptionnel

Très peu fréquenté, ce jardin se targue pourtant d’emprunter dans sa composition la silhouette du très sacré mont Hiei où se trouve le temple-mère de l’école bouddhique Tendai fondée à la fin du viiie siècle. Il nous rappelle par ailleurs l’apparente contradiction qui existe entre les préceptes de non-violence prônés par le bouddhisme et l’existence autrefois des moines-soldats qui s’impliquèrent au Moyen Âge dans de fréquentes rixes entre factions religieuses ou, plus généralement, dans la politique intérieure à l’issue souvent désastreuse. Les conflits se terminaient ainsi par la destruction de temples rivaux pour de simples raisons politiques ; pire encore, durant les guerres civiles, ces groupes armés étaient fréquemment sollicités par les clans pour leur venir en aide. Là encore plusieurs temples furent incendiés pour leur allégeance à l’ennemi.

Les guerriers du Mont Hiei ne disparurent définitivement qu’après l’accession au pouvoir des Tokugawa à l’époque d’Edo (1603-1868) qui mit fit à plusieurs siècles de tensions internes.

L’Entsû-ji tel que nous le connaissons à l’heure actuelle a été reconstruit au xviie siècle par l’empereur Go Mizunoo qui en fit une retraite temporaire pendant la construction de sa nouvelle Villa impériale Shungaku-in. Ce n’est que vers 1678 que le jardin prend forme et fait alors partie d’un temple zen. Le site est aujourd’hui désigné beauté nationale, ce qui empêche définitivement de construire aux alentours pour en préserver la vue.

Benkei (1155-1189)

Cette estampe dessinée par Tsukioka Yoshitoshi (1839-1892) représente le combat qui oppose Minamoto Yoshitsune à l’indomptable Benkei qui deviendra plus tard son bras droit. Benkei fait partie des sôhei, ces moines-guerriers qui constituaient de redoutables factions armées au sein des monastères comme celui du Mont Hiei. On raconte que sa force colossale lui permit de dérober leur sabre à 999 hommes sur un pont jusqu’à ce que se présente le millième, qui, sur l’image traverse le pont en se propulsant dans les airs à la manière d’un pantin à ressort.

Le jardin proprement dit est on ne peut plus minimaliste, entièrement couvert de mousse sur laquelle sont disposés quelques rochers principalement bas et allongés. Le fond est souligné par une haie rectiligne de camélias d’un peu plus d’un mètre de haut. Juste à l’arrière surgissent à intervalle régulier de hauts cryptomérias au tronc dégagé. À l’arrière, on distingue une longue ceinture d’arbres persistants et de hauts bambous dont le moutonnement annonce dans le lointain la célèbre montagne au sommet souvent entouré de brumes.

Comme dans la peinture japonaise classique, il n’y a pas de point de fuite à l’occidentale, mais au contraire une superposition de plans horizontaux dont seules les textures diverses apportent un effet de profondeur. Quoique… un œil averti aura remarqué que la haie s’interrompt un court moment pour révéler la base d’un seul cryptomeria qui semble ainsi « avancer » dans la composition.

Beaucoup de visiteurs non avertis se précipitent à l’avant de la terrasse pour admirer le paysage. Quelle erreur ! Un jardin de temple est toujours organisé de manière à le contempler depuis l’intérieur de la salle et à l’Entsû-ji, ce principe est encore plus flagrant. Si l’on s’assied sur la plateforme, le jardin et l’espace naturel vivent indépendamment. Or le jardin japonais se base sur la relation entre l’homme et la nature. Il est donc logique d’intégrer le cadre orthogonal de l’architecture construite pour que l’histoire soit complète. C’est ainsi qu’en s’asseyant au centre du hôjô (la salle principale du temple), le paysage est encadré horizontalement par les lignes de la plateforme et de la corniche, et verticalement par les piliers qui soutiennent le toit. Non seulement ce procédé apporte de la profondeur, mais l’encadrement de bois accompagne la forme des arbres et les superpositions horizontales des plans.

Tout semble si simple dans un jardin japonais. On s’assied et on regarde. Pourtant quand le rêveur devient esthète, il ne peut qu’admirer le développement constant de procédés

appliqués en peinture dont ici l’effet de cadrage est saisissant depuis l’intérieur du temple. Surtout n’enlevez aucun élément apparemment anodin sous peine d’engendrer la discordance.

YOSHIMINE-DERA

Le temple au pin vénérable

Quand on parle de temple accroché à la montagne, on fait souvent référence au Kiyomizu-dera qui figure parmi les grandes attractions de Kyôto à ne pas manquer, notamment pour sa plateforme qui repose en équilibre au bord d’un précipice grâce au nombre impressionnant de piliers qui la soutient. Peu de gens savent toutefois qu’il existe un autre lieu similaire à l’opposé de la ville mais cette fois en dehors du temps, tout aussi impressionnant quelle que soit la saison car on y trouve un nombre incalculable de cerisiers et d’azalées au printemps, d’hydrangéas en été et, peut-être plus extraordinaire encore, de flamboyants érables qui embrasent le paysage en automne, sans oublier bien sûr l’imprenable shakkei sur la ville de Kyôto. Toutefois cette perle rare se mérite car son accès par une route étroite au sommet d’une colline n’est pas aisé.

Le Yoshimine-dera est un temple de l’école Tendai fondé au début du xie siècle dont la doctrine se base sur le célèbre Sûtra du Lotus, affirmant que nous pouvons tous sans distinction atteindre l’Éveil. En visitant successivement le Kiyomizu-dera et le Yoshimine-dera, vous n’aurez aucune peine à comprendre les deux aspects d’une même réalité, par le nombre incalculable de visiteurs qui se rendent au premier et la relative solitude au second.

Le temple constitue la vingtième étape sur le chemin du pèlerinage à Kannon dont une superbe image à mille bras trône dans l’édifice principal juste après l’entrée. Le site s’articule sur la forte déclivité de la montagne et comprend un nombre impressionnant d’édifices dédiés à de belles images bouddhiques que l’on admire tour à tour au fil d’un circuit jusqu’au sommet, où s’étend le dernier jardin et d’où l’on jouit d’une vue imprenable sur Kyôto.

La magie des temples et des jardins au Japon opère en un clin d’œil. Il suffit de quitter la foule urbaine pour qu’au bout d’un arrêt de bus perdu dans la montagne se révèle à moins d’une heure de la ville un paysage exaltant.

Le secret du jardin japonais tient au mélange du construit, palpable et clair, du poétique, subtil, et de l’abstrait, presque ésotérique. Hors des sentiers battus, Francis Peeters, spécialiste de l’art asiatique, nous ouvre les portes de quarante jardins et nous invite à le suivre dans ces mondes hors du temps, peu connus. Entre tradition et modernité, qu’ils soient jardins de thé comme Jo-an, jardin zen, comme Komyo-in ou qu’ils revisitent la tradition et se cachent dans la cour d’un musée, tous reflètent l’essence de l’art paysager japonais. À travers eux, c’est tout un art de vivre artistique et spirituel au plus près de la nature qui se dévoile. Un autre Japon.

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