Partez !
LE VÉLO AUTREMENT
Garder la ligne
L’Aubrac n’est pas qu’un merveilleux plateau. C’est un train, qui le tangente plus qu’il ne le traverse, et relie une fois par jour Clermont-Ferrand à Béziers. Un train de service, ténu et besogneux, régulièrement menacé de fermeture, qui grimpe à 1 000 m et se tortille pour traverser le Massif central, et l’irriguer. Nous l’avons suivi sur 300 km, à un train d’amoureux, et de cyclistes reconnaissants.
TEXTE :
ALAIN SERVAN - PUISEUX
PHOTOS : MATTHIEU LIFSCHITZ
Tangente
La voie a tracé son propre sillon à travers le Massif central — parfois, il vient embrasser la route.
Grand saut
Le viaduc de Garabit enjambe la Truyère depuis 150 ans.
C’est un déraillement doux, un changement de voie muet. Pas de crissements d’acier chauffé à blanc, pas d’étincelles, surtout pas le fracas de la ferraille concassée. Juste le bruit du vent sur les chaumes, mais qui vous envoie ailleurs. Un aiguillage. La D909 file droit à travers la Margeride, vers SaintChély-d’Apcher. Elle file aussi dans le vague, on la verrait presque plisser les yeux. Elle traverse un ailleurs très familier, puisqu’il est un avant. Et puis l’on reconnaît les années 1960.
« Suivez ce train ! »
Là-haut, c’est Loubaresse, ses quelques centaines d’habitants éparpillés le long de la départementale et le modeste et seul club libertin de la région, précision revendiquée par son site Internet. Il y a une heure, nous étions sur le parking de la gare de Saint-Flour. Nous sommes passés sous l’arche rose framboise du viaduc de Garabit, ce brouillon de Tour
Eiffel imaginé par un ingénieur lozérien, Louis Boyer, et calculé par le bureau d’études Eiffel. Boyer avait bien étudié le viaduc de Porto, lui aussi fait d’acier triangulé, comme un vélo. Dans les années 1880, pile au moment où le viaduc commençait d’enjamber la Truyère s’érigeait la Tour, sur le Champ-de-Mars. Gustave est venu sur place inspecter les travaux. Le viaduc s’élance comme un champion de saut en longueur : trois piles pour l’élan, puis 185 m en suspension, et la marque sur la rive sud, côté Marvejols.
Total : 565 mètres. Essayez de vous aligner. Dans les lacets de la descente, une première alerte chromatique aux Trente Glorieuses : le gris sale des
rideaux fermés des fenêtres fermées de l’hôtel Panoramic, avec vue sur la Truyère, ses pontons, et les pédalos du lac de barrage. L’hôtel est à marée basse, jusqu’à nouvel investisseur. Cette couleur de rideaux poussiéreux, cette couleur d’abandon des hôtels trop grands et des comices disparus, on la retrouve dans presque tous les bourgs du Massif central.
Matthieu a fait cliqueter son Sony. Nous avons traversé la Truyère en enroulant les piles du viaduc, deux lacets nous ont amenés sur le plateau. Deux autres hôtels, bien vivants ceux-là, survivants têtus d’un tourisme de sites comme on n’en fait plus, qui culmina dans les années 1960.
En haut de la grimpette, nous avons retrouvé la voie ferrée et ses caténaires en forme d’arc.
Étrangement, c’est pour elle que nous étions venus.
« Suivez ce taxi ! » dit Cary Grant à un chauffeur de taxi dans Charade, et dans les rues de Paris.
Nous avons joué à « suivez ce train », de Saint-Flour à Béziers ; 330 km d’une somptueuse balade avec vue sur les rails, un baril de dénivelé offert pour trois causses traversés. Une question de gratitude, aussi.
52 km/h le matin
Parfois, on s’attache à une patache.
L’Aubrac, le Clermont-Béziers, est le train régulier de nos retours de reportage, lorsqu’ils nous emmènent vers le sud du Massif central. Parfois, nous descendons en route dans le Cantal ou les Cévennes. À force de le prendre, nous avons appris à aimer ses sièges violines à motifs années Chirac, ses crocs de boucher où se balancent mollement les vélos, son tarif subventionné, son ambiance de diligence et sa moyenne de cycliste pro : 52 km/h pour 330 km de trajet en 6 h 30.
Gorges
La descente des gorges de la Crueize, ou l’une des plus belles départementales de France. Ne pas trop le répéter, merci.
L’Aubrac roule à prix subventionné : 20 euros forfaitaires, moins si réduction, voire un euro pour la partie occitane, à partir de Saint-Chély. Il traverse à toute lenteur des paysages magnifiques, concurrencé dans l’exercice par cet autre survivant qu’est le Cévenol, qui ahane une centaine de kilomètres plus à l’est, dans la vallée de l’Allier.
Sur le papier, l’Aubrac est un Intercités. Depuis une convention de mars 2022 il est, comme douze autres lignes, labellisé TET, train d’équilibre du territoire. Son exploitation est en principe garantie jusqu’en 2031. Les élus locaux qui portaient le train à bout de bras et de subventions depuis des années ont poussé un ouf de soulagement. L’annonce faite par Élisabeth Borne n’a pas attendu un an pour être remise en cause.
La petite blague
Dans le monde réel, l’Aubrac est un TER, un Z27500 bicourant « trois caisses » de 110 tonnes à vide qui, au moins, embarque gratuitement les vélos. Oubliez le Wi-Fi et le wagon-bar. Il est un survivant. Dans les années 1980, l’Aubrac fut un Paris-Béziers, qui offrit même une version couchettes. Aujourd’hui, à peine un Clermont-Ferrand - Béziers. Son nom même est incertain. La région Occitanie, qui le maintient largement à flot, l’appelle Train des causses, sans tirer la couverture.
Sauf l’autoroute A75, surtout, il est la seule voie qui irrigue un désert français. Il traverse le sud du Puyde-Dôme, tangente la Haute-Loire, transperce le Cantal, la Lozère, l’Aveyron, et termine dans l’Hérault. De Clermont à Béziers, un aller par jour dans chaque sens, avec changement de monture à Neussargues, puisque la voie Clermont-Neussargues n’est pas électrifiée.
Nous avons appris à le connaître, puis à l’aimer. Aimer, c’est souvent attendre, comme on dit dans La Vie du Rail. Le plus souvent, l’Aubrac est à l’heure, mais on n’y réglerait pas non plus sa montre. Le jour du départ, il nous a fait une blague. 40 minutes de retard. Et alors ? Ce train ne le sait pas, mais il est presque cycliste. Il vit dans une autre temporalité. Elle est d’une douceur évanescente, comme les jaunes de beurre et de paille de la Margeride en fin d’été.
Teslaland
Nous suivons la D909, qui a le charme des nationales déclassées. Elle trace vers le sud. En contrebas, sur notre gauche, la voie de chemin de fer, qui se tortille un peu. Sur notre droite, le ressac de l’A75. Nous sommes le 29 juillet, c’est jour de retour de vacances et de collision temporelle. L’A75 est gratuite, ses stations-service sont accessibles aux cyclistes. À l’entrée de Saint-Chély, un peloton de Tesla tète le 480 volts continu des bornes électriques. On hésite entre le début d’un nouveau monde et la fin de l’ancien.
Les premiers tronçons de la ligne de chemin de fer datent de 1855. Le viaduc de Garabit a été ouvert à la circulation des trains en 1888. La ligne a été électrifiée en 1932. Elle survit aujourd’hui par miracle, et par l’acharnement des élus locaux. L’autoroute, elle, est restée en pointillé jusque dans les années 1990. L’intruse, c’est elle.
Avant Saint-Chély, nous traversons les voies. Les caténaires ressemblent aux cerceaux des chariots du Far-West. L’autoroute nous fatigue. Elle n’est qu’une coïncidence géographique, obligée à cet endroit du parcours.
Nous traversons Saint-Chély. On dit que les autoroutes
Après Aumont-Aubrac Déclencher l’alerte émerveillement…
drainent mais n’irriguent pas. La ligne de l’Aubrac y fait un arrêt obligé pour desservir l’usine d’aluminium. C’est un échange de bons procédés. Sans l’usine, la ligne aurait fermé. Les élus locaux la tiennent à bout de bras. Les usagers aussi, dirait-on, qui souvent s’y serrent les coudes, et ne rechignent pas au coup de main pour empiler des valises ou ranger des vélos. En prime, les contrôleurs les plus pragmatiques et positifs de la SNCF, militants de leur propre boulot — on en connaît qui en font des tonnes pour vous faire détester le train.
C’est moins l’ambiance d’un TGV que celle d’une navette insulaire. Sur l’élan de la départementale, nous avons filé à Aumont-Aubrac, le temps d’une terrasse à platanes. Une poignée de kilomètres plus loin, l’alerte émerveillement.
Bel enfer
La ligne de l’Aubrac vire plus souvent qu’elle ne file droit. On ne le dit plus, mais le mot tortillard a été inventé ici. La ligne a sa logique. Pour la regarder depuis une route, comme on change de trottoir pour regarder la femme que l’on aime, il faut faire preuve d’ingéniosité et bien déplier la Michelin.
Après Aumont, sans le train, nous aurions filé droit. Pour lui, nous avons quitté la départementale. La route de Saint-Amans, c’est son nom, nous a fait glisser jusqu’à la « vallée de l’Enfer ». Les gorges de la Crueize sont si belles qu’on leur pardonne leur nom touristique. Elles sont creusées dans la rocaille blanche du Gévaudan, semées de pins mordorés qu’on dirait volés à l’Esterel.
À l’étage, la route, à peine large d’un camping-car. Ils y sont interdits, ne se croiseraient pas sur cette corniche. En dessous, le train, et ses caténaires en forme de sourcils. Le viaduc de l’Enfer, a été construit, en briques, par le même Léon Boyer qui a dessiné celui de Garabit. Le tout dans une lumière d’or — il faut savoir synchroniser ses émerveillements et la couleur de l’air. Du roc de Peyre, à 1 100 mètres tout de même, à Marvejols, dix kilomètres de l’une des plus belles descentes de France, presque secrète. Un cadeau de l’érosion, épargné des voitures, réservé aux grimpeurs qui déposent leur van dans l’entrée des chemins, et aux cyclistes chanceux. Nous.
Trois Navajos
Nous nous sommes laissé glisser en roue libre jusqu’à l’hôtel de Marvejols. J’ai freiné plusieurs fois dans la descente. J’aurais bien repris un tour de manège. Il y avait de l’aligot dans les assiettes et une fête en ville. Marvejols, à 650 m d’altitude, est une frontière. Elle a des rues noires et serrées, dans le centre-ville ancien, les rues d’une ville de montagne qui semble toujours s’égoutter des dernières neiges. Pour qui vient du nord, elle est la dernière main serrée sur le froid, et qui ne veut pas le lâcher ; dès que le soleil monte, elle a une lumière de sud.
Le Massif central, la maison mère de l’Auvergne, des Causses et des Cévennes, est plein de micro-pays. C’est le jour de marché de la géologie, tous les massifs s’y croisent — à condition qu’ils soient rudes l’hiver, doux l’été et déserts toute l’année. En filant dans
Partez !
Des plus hauts cols des Alpes aux forêts du Jura, des paysages de Corse aux sentiers de Provence en passant par les plateaux perchés du Massif central, partez à vélo à la découverte des plus belles routes choisies par le magazine 200. Vous remonterez un fleuve, croiserez le peintre Gustave Courbet sur le bord de la route, suivrez un oiseau jusqu’en Espagne, ou rejouerez la scène finale du film le plus célèbre de Sergio Leone. Des aventures magiques, et autant d’histoires originales et singulières pour lever le nez de son guidon et voir plus large.
Partez ! est une invitation à sauter en selle, qui parle aux cyclosportifs comme aux cyclotouristes, aux aventuriers comme aux voyageurs tranquilles parce que 200 se moque des catégories. Un livre inspirant, qui donne envie de pédaler, nez en l’air ou tête baissée, les mains en haut ou en bas du guidon.
200 - Le vélo autrement
Né au printemps 2014, le magazine 200, qui fête ses 10 ans, trace un sillon original et reconnu dans l’univers de la presse cycliste. Au guidon, Alain Servan-Puiseux, François Paoletti et Matthieu Lifschitz, ses deux journalistes et son directeur artistique. Entourés d’autres contributeurs, ils roulent, écrivent, mettent en mots et en images les beautés du monde, saisies à hauteur de vélo. Chaque numéro de 200 fait la part belle aux récits, roule plus loin, voit plus large, célèbre le voyage, la culture, les rencontres. Une ode à l’aventure, dans toutes ses dimensions, et responsable : 200 est, en effet, le premier magazine de vélo qui ne prend plus l’avion.