1. Jardins de l’Agdal À GAUCHE L’étendue de ce vaste jardin d’agrément est difficilement concevable. Les vergers clos de murs plantés d'agrumes gourmands en eau, tels que l’orangeraie présentée sur cette photographie, ont été placés à proximité du bassin d’irrigation. Les oliviers, moins gourmands, forment une bande argentée au loin, et une rangée de cyprès borde l’horizon.
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Les jardins de l’Agdal sont les plus grands de Marrakech. Très étendus et âgés de plus de 800 ans, on les qualifie parfois de « Versailles marocain ». Une petite partie est ouverte au public deux fois par semaine, le vendredi et le dimanche. Les visiteurs viennent alors nourrir les énormes carpes qui s’ébattent dans l’ancien bassin, pique-niquer sous les oliviers, et l’hiver, par temps clair, admirer la vue spectaculaire sur les sommets enneigés du massif de l’Atlas se détachant sur le ciel d’azur. Les Marrakchis semblent naturellement épris de ce site emblématique, propriété de leur roi, mais le visiteur étranger peu familier de ce type de jardin doit faire un peu plus d’efforts. L’Agdal était un vaste jardin d’agrément productif conçu par le calife Abd al-Mumin (r. 1130-63) en même temps que la Ménara, vers 1156/7. Al-Mumin avait arraché la cité à ses fondateurs, les Almoravides, en 1147, et était le premier représentant d’une dynastie entreprenante, les Almohades, qui ont fait de Marrakech leur capitale, et ont laissé en héritage leur superbe architecture et leur goût prononcé pour les arts. Il était également important pour le nouveau roi de faire la démonstration de son pouvoir en assurant un approvisionnement abondant en eau et en nourriture fraîche. Son impressionnant projet d’aménagement paysagé, couvrant quelque 500 hectares au sud de la médina et du palais royal, combinait ces deux impératifs d’une manière inédite, servant de modèle à un nouveau type de jardin fondamental : l’agdal. L’eau, les fruits, les fleurs parfumées et le confort y revêtent une importance capitale. Toutefois, contrairement au jardin d’Islam typique, tourné vers l’intérieur, les jardins de l’Agdal sont ouverts sur l’extérieur, s’appropriant des caractéristiques naturelles et créant des perspectives des siècles avant que les jardins européens n’en fassent de même. Cette esthétique est née des conditions arides de la région, des pratiques agricoles visant à lutter contre ces conditions et de l’oasis fraîche, bien arrosée et féconde rêvée par les nomades. À l’origine, le jardin était nommé El Buhayra, littéralement « petite mer » en arabe, avant de prendre le nom d’Agdal au xviie siècle, d’après un mot berbère désignant un pré situé au bord d’une rivière et ceint d’un mur de pierre. Le site est entouré de neuf kilomètres de murs en pisé, ponctués de borj, des tours fortifiées, et contigus à la ville elle-même. À l’intérieur de cette enceinte, le terrain est divisé en vastes parcelles par de larges allées bordées d’une rangée d’oliviers. Ces parcelles sont elles-mêmes divisées en parcelles plus petites, à la manière d’un damier, chaque case étant plantée d’une seule espèce d’arbres productifs, tels que des orangers, des citronniers et autres agrumes, des noyers, des oliviers, des amandiers, des figuiers et des grenadiers. De vastes zones sont réservées à la Jardins de l’Agdal
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EN BAS À GAUCHE Les jardins sont toujours irrigués à l’aide du système hydraulique d’origine qui utilise la gravité pour alimenter un réseau de canaux avec l’eau du réservoir surélevé. EN BAS À DROITE Les énormes carpes qui peuplent le réservoir offrent un spectacle peu ragoûtant en échange de quelques morceaux de pain rassis. Des petits malins s’amusent à les attirer en leur offrant des cailloux attachés à une ficelle.
vigne, ainsi qu’aux dattiers et à des légumes de saisons de toutes sortes. On a tenté plusieurs fois de cultiver de nouvelles variétés, faisant de ce jardin un lieu ouvert à l’innovation et donc une composante importante de la vie économique de la ville. Ces sections communiquent entre elles mais sont séparées les unes des autres par des arbustes odorants tels que du myrte, du chèvrefeuille, du jasmin et du sureau, ou par des treillis couverts de rosiers palissés.
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Selon les documents d’époque, les milliers d’arbres recouvrant les 500 hectares de verger ont été plantés en un seul jour par une véritable « marée humaine ». Toutes ces plantations incroyables auraient été vaines sans un approvisionnement considérable en eau. La dynastie précédente acheminait l’eau depuis le pied des montagnes de l’Atlas, distantes d’une trentaine de kilomètres, à l’aide d’un ancien réseau de canaux
CI-DESSOUS Le réservoir de la santé est l’un des deux bassins d’irrigation conçus pour joindre l’utile à l’agréable. Malheureusement, il porte mal son nom. En effet, le sultan Mohammed IV s’y est noyé en 1873, alors qu’il faisait du bateau avec son fils. Son épitaphe est pragmatique : « il a quitté ce monde dans un réservoir d’eau, dans l’espoir d’une vie meilleure ».
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souterrains nommé khettara. Le brillant architecte et hydraulicien Al-Haj Yaish serait l’ingénieux concepteur des jardins de l’Agdal, et notamment des deux immenses réservoirs surélevés qui dominent la partie centrale du site. À l’est, le Sahrij el-Gharsyya est connu pour son îlot central qui crée une illusion d’optique, les arbres semblant sortir directement de l’eau. Le plus grand des deux réservoirs, qui mesure 205 m x 180 m, est situé à l’est et porte le nom de Sahrij el-Hana (réservoir de la santé). C’est ce bassin qui est actuellement ouvert au public, et bien que ses eaux boueuses ne semblent pas si salubres de nos jours, il demeure impressionnant. Il a certainement intimidé les soldats qui y apprenaient à nager au xiie siècle avant d’être envoyés en Andalousie. Ces réservoirs étaient censés être beaux et agréables, une source d’amusement et de divertissement, mais leur fonction principale était tout de même d’irriguer le jardin. Les végétaux étaient disposés en fonction de leurs besoins respectifs ; ainsi, les agrumes gourmands en eau étaient plantés dans des enclos situés à proximité des réservoirs, suivis des oliviers puis de la vigne, qui nécessite très peu d’eau. La différence de niveau entre la surface 18
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de l’eau et les jardins en contrebas est assez importante, et on observe partout des traces du système d’irrigation complexe utilisant la gravité qui quadrille le site. Les bassins alimentaient également de nombreuses fontaines ornementales et des bassins plus petits, qui étaient souvent placés à proximité de petits pavillons et de kiosques dans tout le jardin. La conception des jardins de l’Agdal ou Buhayra est un véritable exploit qui a été reproduit dans tout le pays et jusqu’à Gibraltar ou Séville. Ces jardins étaient admirés pour leur formidable productivité, leur beauté et leurs grandes étendues d’eau – d’autant qu’ils se situent dans un environnement aride où plane la menace de la sécheresse. Les documents d’époque montrent qu’en 1170, les jardins de l’Agdal ont produit suffisamment de rob, une liqueur sucrée coupée avec de l’eau, pour étancher la soif de 45 000 invités lors d’une réunion tribale. Un projet de cette ampleur était un symbole de prestige qui nécessitait une volonté et une puissance politiques considérables, et à cet égard, il peut être comparé à la création du château de Versailles par Louis XIV. Autre point commun frappant, l’importance de la perspective dans leur conception. Toutefois, ces
À GAUCHE Les jardins de l’Agdal sont entourés de neuf kilomètres de murs en pisé. Ici, une partie du mur est réparée à l’aide de briques en pisé séchées au soleil, fabriquées avec de la terre ocre locale mélangée à de la paille. CI-DESSUS Des rangées de vieux oliviers apportent de l’ombre et créent une atmosphère bucolique, très appréciée des familles locales qui viennent ici pour pique-niquer, se relaxer et échapper à la frénésie de la vie citadine.
deux sites demeurent tout de même très différents. À Versailles, c’est la magnificence de l’architecture qui est au cœur de la conception, le jardin étant une extension du pouvoir de Louis xiv sur toutes les choses vivantes. Alors que les jardins de l’Agdal étaient indubitablement un symbole de la puissance et du prestige royaux, ils ne cherchaient pas à dominer la nature à coups de faux ou à diviser prosaïquement ses bienfaits en végétaux comestibles et fleurs rares. Le jardin est un lieu de plénitude où tout est conçu pour être à la fois utile et agréable, sans chercher à opposer les différentes branches de l’horticulture. La nature est présentée dans ce qu’elle a de plus chaleureux, comme une oasis de réconfort accueillant le voyageur du désert fourbu. Aujourd’hui, ce jardin, classé en 1985 au patrimoine mondial de l’UNESCO, est soigneusement étudié par un groupe d’experts, dont certains travaillent également sur les jardins historiques du sud de l’Espagne. Ils souhaitent mettre sur pied un projet de restauration ambitieux au cours des années à venir, qui révèlera la véritable nature de ce jardin étonnant, l’un des plus anciens du monde arabe islamique. Jardins de l’Agdal
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2. La Ménara Tous les Marrakchis adorent la Ménara. Ils aiment venir prendre le frais autour de son vaste bassin d’irrigation, courir ou pique-niquer à l’ombre des oliviers. Devant le portail, des dromadaires attendent patiemment d’emmener en promenade des novices nerveux, tandis que des marchands tentent de rendre la visite plus agréable en proposant des boissons, des chapeaux, et parfois, des ombrelles. Certains, toutefois, sont en chasse. Munis de leur attirail photographique, ils traquent patiemment le Saint-Graal du photographe : un pavillon romantique se reflétant dans l’eau, un cyprès majestueux et une montagne au sommet enneigé, le tout baigné dans la lumière magique de la fin d’après-midi. La Ménara est la petite sœur de l’Agdal. Elle est conçue selon le même plan mais est plus petite, 98 hectares contre 500, et ses plantations sont moins variées. Les deux jardins ont été conçus vers 1156-57 dans le cadre d’un ambitieux programme d’amélioration mis en œuvre par le calife Abd al-Mumin. Non content de simplement reprendre les conventions du passé, al-Mumin a créé un nouveau type de jardin innovant, l’agdal, mettant l’accent sur l’échelle et la perspective. Le plan de base est celui d’un jardin d’agrément productif, intégrant un vaste plant d’eau, entouré de parcelles plantées d’arbres fruitiers et de plantes comestibles. Toutefois, ce modèle apparemment imposé a immédiatement donné naissance à deux jardins possédant leur propre caractère, et a inspiré un grand nombre d’autres versions à travers le pays et au-delà, en Andalousie. La Ménara est située au sud-ouest, à deux kilomètres de l’enceinte de la vieille ville, et exploite le panorama naturel du massif de l’Atlas, au sud, et des collines arides des Djebilet, au nord. À l’origine, une route conduisait directement du palais royal, situé dans la médina, à l’entrée de la Ménara, à travers une porte connue sous le nom de Bab el-Mahzan, percée dans l’enceinte de la cité. La route, la porte et le palais ont été détruits au xiiie siècle, lors de la chute de la dynastie des Almohades. Toutefois, le jardin a été préservé, la foi islamique interdisant de saccager la nature. On s’est ainsi éloigné de l’habitude pré-islamique qui voulait que les terrains productifs soient détruits en temps de guerre. L’actuelle avenue de la Ménara restaure quelque peu l’intention originale.
À GAUCHE Cette superbe vue de la Ménara, avec l’Atlas en toile de fond, est la preuve éclatante que les paysagistes du XIIe siècle maîtrisaient parfaitement leur art. L’appropriation du paysage au-delà du jardin montre que les aménagements islamiques pouvaient parfaitement être grandioses et tournés vers l’extérieur.
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La Ménara
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À GAUCHE La Ménara est appréciée des Marrakchis. C’est un site idéal pour les vendeurs de glaces, de chapeaux, de tee-shirts, de boissons fraîches et de promenades à dos de dromadaire. Loin de gâcher le paysage, leurs étals colorés apportent une touche festive à l’entrée du jardin. EN BAS À GAUCHE La plupart des visiteurs choisissent de s’installer à proximité du bassin et du pavillon, mais la Ménara a bien plus à offrir. Une courte marche hors des sentiers battus, notamment au moment de la récolte, permet de découvrir de larges allées, des oliveraies ponctuées de palmiers et de plantes indigènes, et un réseau d’anciens canaux d’irrigation. À DROITE Le charmant pavillon construit par le sultan Sidi Mohammed en 1866 vaut largement le détour, moyennant une petite contribution.
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Tout comme dans les jardins de l’Agdal, l’eau est un élément crucial de la conception de la Ménara, à la fois utile et agréable. La pièce maîtresse du jardin est un réservoir de 195 m x 160 m, construit audessus du niveau du sol afin d’alimenter le système d’irrigation uniquement par l’action de la gravité. Quelques marches conduisent au bord de l’eau. Le réservoir est entouré une généreuse terrasse sur laquelle les jeunes et les moins jeunes déambulent sans fin en discutant et en cassant la croûte, et d’un tapis géométrique d’oliviers gris-vert disposés dans un ordre strict, chaque parcelle étant divisée par des allées de dix mètres de large et des canaux où circule l’eau. Contrairement aux jardins de l’Agdal, la Ménara est quasiment une monuculture, malgré la présence de quelques dattiers et de cyprès. Quarante variétés d’oliviers sont cultivées ici à des fins commerciales, et vers le mois d’octobre, des ouvriers coiffés d’un chapeau de paille déplacent méthodiquement leur échelle à travers les oliveraies pour récolter les fruits mûrissants. C’est un spectacle pittoresque, si l’on fait abstraction des caisses en plastique blanc empilées qui ont replacé les beaux paniers tressés à la main. À l’extrémité sud du grand bassin se trouve un adorable pavillon, ou menzeh, construit par le sultan Sidi Mohammed en 1866 pour remplacer un ancien bâtiment datant probablement du xvie siècle. Entouré de son propre jardin luxuriant enclos de mur, ce pavillon, qui mesure tout juste 12 m x 12 m, était utilisé par les sultans et certains courtisans pour échapper à la vie publique. Moyennant un tarif d’entrée très raisonnable, on peut admirer le site depuis les pièces et la loggia situées dans les étages. Il serait dommage de s’en priver ! Le plan apparaît très nettement. Observé depuis la terrasse du premier étage, qui domine le bassin, le jardin ressemble à une sorte de diagramme géométrique tracé sur un tableau géant. Le réservoir rectangulaire est situé dans un rectangle plus vaste rempli de petites oliveraies quadrilatérales, et l’ensemble est coupé en deux longitudinalement par une longue avenue qui semble se prolonger vers le paysage au-delà. En se tournant à droite en direction de la ville, on voit apparaître un autre axe, qui relie cette fois le jardin au minaret de la mosquée Koutoubia, qui domine Marrakech. On pense que cette connexion a donné son nom au jardin, puisqu’en arabe menara peut avoir le sens de minaret. Lorsque l’on regarde par une fenêtre côté sud, l’avenue centrale, bordée de cyprès majestueux, pointe vers le massif de l’Atlas. La Ménara va l’encontre de la tradition islamique qui préfère les plans qui se déploient progressivement. Contrairement aux jardins de l’Agdal, elle est suffisamment petite pour être embrassée quasiment d’un seul coup d’œil, et sa connexion avec le paysage au-delà est évidente. La Ménara
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Le sultan Moulay Ismaïl (r. 1672-1727) souhaitait ardemment étendre cette connexion jusqu’à la cour de France, métaphoriquement parlant. En 1689, il tombe fou amoureux de Marie-Anne, princesse de Conti, fille aînée (et préférée) de Louis XIV, simplement en voyant son portrait. Certain de la séduire, il envoie le fameux corsaire Ben Aïcha en France pour arranger leur mariage, mais reçoit une réponse négative de la dame en retour. Elle lui explique poliment qu’elle est une fleur rare et précieuse, trop habituée aux jardins de son père, et qu’elle mourrait très probablement si elle était déracinée et plantée dans un sol étranger. N’ayant pas compris le message, Moulay Ismail, depuis sa capitale Meknès, part en quête du plus beau jardin du royaume pour accueillir sa fleur délicate. Jetant son dévolu sur la Ménara, il ordonne qu’il soit magnifié afin d’accueillir sa belle. Puis il supplie de nouveau la princesse, qui lui fait une réponse moins fleurie. On dit que le sultan, le cœur brisé, a planté deux cyprès en hommage à la passion qu’il aurait souhaité voir s’épanouir ici. Heureusement, il a rapidement repris ses esprits – on dit qu’au moment de sa mort, il avait engendré pas moins de 800 enfants.
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CI-DESSOUS L’architecture du bassin est très simple et quelque peu austère, mis à part des détails comme cette chute d’eau en forme de coquillage. À DROITE La terrasse du pavillon offre un superbe point de vue sur le plan géométrique du jardin et sur le panorama qui s’étend jusqu’au minaret de la mosquée Koutoubia.
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3. Jardins de la Koutoubia À GAUCHE Le minaret de la mosquée Koutoubia domine les jardins adjacents, de style français, où les rosiers viennent effleurer les branches des bigaradiers taillés en forme de disque épais. CI-DESSOUS Un petit sahrij ou bassin d’irrigation est installé sur un monticule dominant une fantastique haie topiaire de Duranta repens en forme de zigzag. À DROITE Le jardin comporte de nombreuses caractéristiques empruntées au style européen, comme cette avenue de bigaradier 'Apepu’, une variété très appréciée de bigaradier (Citrus aurantium) introduite en France au retour des Croisades.
Une loi d’urbanisme en vigueur dans la médina dispose que les bâtiments ne doivent pas dépasser la taille d’un palmier. C’est un principe qui offre une certaine souplesse tout en laissant clairement entendre que la vieille ville doit rester une ville basse — exception faite des hauts minarets coiffant les mosquées. Le roi de ces minarets est indubitablement la belle tour carrée du xiie siècle qui orne la mosquée Koutoubia ; c’est à juste titre le monument le plus célèbre de la ville. Chaque vendredi, entre les prières, les habitants se réunissent dans les jardins tout autour, soit pour un moment de contemplation spirituelle, soit simplement pour discuter. La mosquée Koutoubia a été construite deux fois. On dit que la première version, érigée en 1147, était mal orientée par rapport à La Mecque. Le très prolixe Abd al-Mumin, qui était occupé à créer les jardins de l’Agdal et la Ménara à la même époque, aurait donc entrepris de la reconstruire en 1154. Toutefois, puisque les deux mosquées ont coexisté pendant au moins 30 ans (l’orientation de la seconde mosquée est d’ailleurs également incorrecte), il est possible qu’elle ait été simplement trop petite. Koutoubia signifie « mosquée des libraires », en hommage aux marchands de manuscrits, ou koutoubeen, qui vendaient leur marchandise à proximité.
La dynastie al-Mumin adhérait à une version ascétique de l’Islam, qui fut à l’origine d’une architecture beaucoup plus sobre, mettant l’accent sur la simplicité. La littérature et l’érudition étaient également appréciées ; ainsi, le fait que le sultan dédie sa mosquée à ces hommes montre qu’il était un dirigeant éduqué et pieux. Malheureusement, seuls les musulmans sont autorisés à pénétrer dans ce bâtiment, qui comporte une cour dont l’architecture simple associe l’esthétique du riad tourné vers l’extérieur à celle du verger ornemental. À l’instar des riads, la cour est complètement fermée et pavée, et comporte un bassin central et une fontaine. Toutefois, le plan typique en quatre parties est subdivisé ici en 24 sections formant un quadrillage, chacune plantée d’un oranger dans un puits encaissé. Le résultat, très moderne, pourrait faire office de nouvelle place urbaine, mais c’est un bon exemple du style simple et minimaliste qui, associé à des matériaux et une main-d’œuvre de qualité, caractérise le style arabo-andalou de cette période. Les Almohades mettaient un point d’honneur à détruire tous les vestiges de la dynastie précédente. Il n’est donc pas surprenant qu’Abd al-Mumin ait construit sa mosquée sur le site d’une forteresse almoravide, Ksar el Hujar, construite vers 1106-42. En 1952,
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GAUCHE ET EXTRÊME GAUCHE Un jardin essentiellement pavé, agrémenté de puits encaissés où sont plantés des agrumes, des palmiers et des arbustes à fleur, est aménagé du côté sud de la mosquée Koutoubia. L’entretien semble quelque peu problématique, mais lorsque le soir tombe et que les lumières du minaret brillent d’une lueur romantique, le jardin apparaît dans toute sa splendeur. CI-DESSOUS La fontaine Art Déco et le canal des jardins de la Koutoubia sont le fruit du mariage fascinant entre le style européen et le style islamique local. Il serait formidable de pouvoir admirer le jeu complexe des jets d’eau tel qu’il avait été conçu, mais la technique est actuellement très coûteuse.
des fouilles archéologiques ont mis au jour un jardin divisé en quatre parties selon un plan en croix, qui appartenait à la forteresse almoravide. Il s’agit d’un des plus anciens jardins de ce type au Maroc, et d’un des plus anciens du monde arabe. La cour rectangulaire simple, de 45 x 24 m, était traversée par des canaux, probablement alimentés par deux citernes installées dans la cour de la mosquée actuelle. Les quatre sections ainsi tracées étaient probablement plantées de végétaux, bien que l’on ne sache pas exactement lesquels. Aujourd’hui, ce témoignage de l’histoire du jardin est de nouveau sous terre ; toutefois, des puits recouverts d’un toit de verre près de l’entrée présentent les vestiges de la forteresse almoravide d’origine, et les fondations de la première mosquée Koutoubia sont visibles près du mur nord. L’avant-cour contient également la tombe de Lalla Zohra, une ancienne esclave ayant vécu au xviie siècle, dont on dit qu’elle se transformait en colombe la nuit pour réaliser des miracles. Aujourd’hui encore, elle a de nombreux adeptes, sur-
tout des femmes, et tout enfant dont la naissance lui est dédiée se voit interdire de manger du pigeon en échange de sa bénédiction. En raison de la très forte fréquentation de l’entrée est, des fouilles archéologiques et des allées et venues autour de la tombe de la sainte, la zone a été restaurée très simplement en 2002, et est principalement recouverte de pavés. En revanche, le jardin d’Islam situé du côté sud est un endroit intéressant, avec ses hauts palmiers, son bassin central, ses orangers et ses arbustes odorants. Malheureusement, il souffre d’une surfréquentation et de la pollution. Les arbres sont endommagés, les fontaines manquent d’eau et les détritus posent problème. Espérons que ces questions seront réglées rapidement, que le jardin remplisse son office de lieu frais et ombragé où les fidèles se rassemblent et se reposent. À l’inverse, les jardins d’agrément adjacents de style européen, connus sous le nom de jardins de la Koutoubia, sont verts, odorants et bien entretenus, attirant un public varié.
Les jardins de la Koutoubia ont été rebaptisés Parc Princesse Lalla Hasna en juin 2002, en hommage à la sœur du roi, qui consacre sa vie professionnelle aux questions environnementales. Toutefois, la mosquée s’impose tellement par sa présence que peu de personnes ont tenu compte du changement, les guides les plus récents désignant les jardins encore sous leur ancien nom. Ce sont des jardins à la française typiques de style ancien, où se promènent des couples, des familles et des personnes âgées. Les allées larges et agréables sont bordées de bancs confortables, les plates-bandes de rosiers colorés sont délimitées par des topiaires strictes et les arbres de l’avenue d’orangers ont été taillés en disques épais ornés de boules d’or. L’un des aménagements principaux rend clairement hommage à la culture araboandalouse : un long canal orné de mosaïque colorée et de jets d’eau compose l’axe principal du plan au centre duquel se trouve le minaret de la Koutoubia. Un bassin rond à l’aspect emprunté se 28
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situe également sur cet axe, complété par quelques autres d’un côté. Ils sont pris entre deux cultures, ce qui leur donne une allure quelque peu indéterminée. Ce faux pas pourrait être plus facile à pardonner si ces aménagements étaient remplis d’eau, mais il semble que ce soit un problème récurrent dans la médina. Dans l’ensemble, ce parc possède un charme suranné, des installations publiques très honorables, et offre les plus belles vues sur la Koutoubia. Les jardins autour de la Koutoubia nécessitent beaucoup de travail et ne sont pas toujours aussi agréables qu’ils pourraient l’être. Toutefois, à un certain moment de la soirée, on peut enfin oublier la dure réalité. Alors que le soleil couchant teinte le ciel d’orange, et que les lumières du minaret s’allument, les silhouettes en étoile des palmiers se découpant sur le bâtiment ancien ont quelque chose de magique, et l’on a une meilleure idée de la merveilleuse oasis qu’a dû être Marrakech. Jardins de la Koutoubia
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4. Palais El Badi À GAUCHE Le magnifique riad du palais El Badi a été construit en 1579 par le sultan Ahmed el Mansour. Aujourd’hui, les ruines ne révèlent que l’ossature de ce qui était autrefois une cour d’une incroyable opulence, recouverte d’or, de marbre et de zelliges, des carreaux de terre cuite émaillée formant des motifs géométriques complexes et offrant des combinaisons de couleurs variées.
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La place des Ferblantiers est une petite place très animée du sudest de la médina, dominée par un immense eucalyptus. Une fois passée la porte Bab Berrima, l’atmosphère change radicalement. Devant, dissimulées par des murs monumentaux et plongées dans un silence déférent, se dressent les ruines du palais El Badi au luxe autrefois légendaire, demeure du sultan Ahmed el Mansour, surnommé Ad-Dhahbi (« Le doré », r. 1578-1603). Souvent, les visiteurs d’aujourd’hui ne sont pas préparés à l’atmosphère de ce site, monument dédié à l’accomplissement humain et à sa fragilité, qui inspire un respect mêlé de crainte et de malaise. L’histoire de Marrakech a été marquée par le flux et le reflux de pouvoir entre les dynasties qui l’ont choisie comme capitale ou délaissée au profit d’une autre ville. Les dynasties les plus prospères étaient en mesure d’embellir la ville car elles étaient stables politiquement, et possédaient de grandes richesses. Parmi elles, les Saadiens (1517-1659) sont des maîtres bâtisseurs. On compte parmi leurs réalisations le mellah, ou quartier juif, ainsi que de nombreux mosquées et monuments. S’ils cultivaient une certaine sensibilité, ils n’en étaient pas moins ambitieux, les membres de la famille s’affrontant pour le pouvoir. Le 4 août 1578, le très chanceux Ahmed el Mansour conquit le pouvoir à l’issue de la bataille des Trois rois, pendant laquelle le sultan, son neveu insurgé et le roi du Portugal, allié de ce dernier, furent tués. El Mansour était un dirigeant intelligent et érudit qui connaissait le pouvoir des mythes. Cinq mois après son accession au trône, il lança la construction d’un vaste palais qui devait être le centre de sa cour, un lieu enchanteur et un monument à l’aune de sa grandeur. La pièce maîtresse de ce prodige architectural devait être un immense jardin intérieur qui émerveillerait les ambassadeurs et confirmerait la position de force du sultan sur la scène internationale. Les premiers financements provenaient des énormes rançons versées par les Portugais, mais plus tard, les victoires remportées par el Mansour lors de batailles menées au Soudan lui permirent de prendre le contrôle de routes commerciales extrêmement lucratives à travers le Sahara, où s’échangeaient de l’or, des esclaves et du sucre. L’argent n’était pas un problème, et il le dépensait sans compter. El Badi signifie « l’incomparable ». Il s’agit d’un des 99 noms donnés à Allah. En s’associant lui-même à la grandeur de Dieu, El Mansour a réalisé une sorte de coup de publicité façon xvie siècle. Toutefois, le palais était si vaste et si richement décoré qu’il était véritablement digne de son nom. Le choix du site était également ambitieux puisque le palais fut édifié à l’emplacement d’un jardin almohade à l’abandon, qui était rattaché au palais de Yacoub el Mansour (r. 1184-99) et son imposant agdal. On ne connaît pas Palais El Badi
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le nom de l’architecte, mais l’influence andalouse est incontestable et laisse à penser que le palais a probablement été conçu par un architecte de Grenade. Au cœur du site se trouve une vaste cour de cérémonie à la symétrie quasi parfaite, décorée de bassins, de pavillons et de jardins encaissés. Cet espace rectangulaire mesure 153 x 110 m et est pourvu d’un large bassin central de 90 x 20 m. Au nord et au sud du bassin central se trouvent deux parterres cultivés encaissés à 2,5 m sous le niveau du sol. Deux pavillons saillants se font face de part et d’autre du bassin : le Pavillon de cristal et le Pavillon des audiences, un bassin plus petit étant disposé de chaque côté de ces deux pavillons. Il s’agit de reproductions quasi parfaites de ceux de la Cour des Lions de l’Alhambra. Quant à la forme rectangulaire du bassin, elle a été empruntée à la Cour des Myrtes. Bien que la plupart des érudits admettent que ce plan correspond à la version la plus aboutie du riad (c’est-à-dire un bâtiment ordonné autour d’une cour intérieure rectangulaire divisée en quatre parties, avec des fontaines, des arbres fruitiers et des plantes aromatiques), ce jardin a quelque chose de grandiose qui rappelle les jardins de l’Agdal, tout proches. El Mansour a fait venir des artisans de tout le pays et de toute l’Europe, conférant un caractère international à son projet. D’après les témoignages de l’époque, il les rémunérait grassement et se préoccupait même du bien-être de leurs enfants, afin qu’ils puissent se consacrer entièrement à leur travail et ne soient distraits par aucune préoccupation. Les ingénieurs ont conçu des dispositifs complexes afin de maîtriser l’eau, notamment une sorte de système de chauffage central utilisant des tuyaux de cuivre où circulaient de l’eau chaude et de l’eau froide. La cour a été édifiée sur des voûtes de brique. Ainsi, les bassins pouvaient être remplis à ras-bord sous l’action de la gravité, tout en se trouvant au même niveau que les allées principales. Au milieu du bassin central s’élevait une fontaine monumentale surmontée de deux vasques et d’un jet d’eau, placée sur un petit îlot central carré, auquel on accédait au moyen de dalles étroites portées par des colonnes. Tous les locaux de service étaient hors de vue en sous-sol, mais des monte-plats mécaniques permettaient de monter les repas depuis les cuisines jusqu’aux appartements de la famille royale. Les matériaux utilisés pour la construction du palais provenaient du monde entier. Montaigne raconte qu’il a vu des artisans près de Pise tailler
À DROITE Cet espace royal était conçu pour paraître majestueux quel que soit l’angle depuis lequel on l’observait. Vues d’en haut, les cinq bassins bleus, les quatre jardins verts, la fontaine centrale à double vasque et les allées recouvertes de dalles étincelantes devaient ressembler à un tapis aux motifs complexes.
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Palais El Badi
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CI-DESSOUS Le palais El Badi a été érigé sur des voûtes de brique abritant un système complexe permettant de chauffer le sous-sol, de discrètes cuisines souterraines avec des monte-charge hydrauliques, et un système d’irrigation des jardins fonctionnant à l’aide de la gravité. Les parterres encaissés sont plantés d'agrumes, d’herbes et de fleurs odorants disposés en quinconce, qui profitent du microclimat créé par la canopée des arbres persistants. À DROITE L’entrée actuelle, coincée entre les murs massifs en pisé du palais El Badi, à gauche, et les murs de l’enceinte de la médina, à droite, est la fois impressionnante et perturbante : des qualités qu’El Mansour n’aurait pas reniées.
50 immenses colonnes de marbre pour le roi de Barbarie, troquées « poids pour poids » contre du sucre. Les surfaces aujourd’hui nues étaient toutes ornées, des simples dalles de marbre de toutes les couleurs possibles et imaginables aux allées recouvertes de zelliges aux motifs complexes et aux pavillons habillés d’or, d’onyx, d’ivoire, de lapis-lazuli et autres matières précieuses. Il est difficile d’imaginer le glorieux passé de cette merveille d’architecture en observant simplement ses ruines. Heureusement, il existe plusieurs descriptions contemporaines et deux esquisses détaillées qui permettent d’avoir une idée de l’aspect original du site. L’une d’elles est un plan isométrique qui montre que contrairement à aujourd’hui, les visiteurs pénétraient dans le palais par le sud-est, traversant une série de jardins avant de parvenir au plus magnifique d’entre eux. Le jardin était clairement conçu comme un symbole du luxe ultime, avec des plans d’eau immobile reflétant le ciel et des fontaines rafraîchissant l’atmosphère. Les quatre parterres encaissés étaient des jardins à part entière, auxquels on accédait par des escaliers ornementés. L’encaissement des jardins a été un trait caractéristique des aménagements andalous pendant des siècles. Certains descendaient jusqu’à 4,7 m de profondeur. Les jardins étaient donc protégés des intempéries, notamment des vents secs et puissants, et créaient leur propre microclimat lorsqu’ils étaient plantés de agrumes à feuilles persistantes, dont la canopée provoquait une sorte d’effet de serre. Ils pouvaient également être facilement arrosés à l’aide d’un mécanisme d’inondation utilisant la gravité, et offraient des refuges qui permettaient d’échapper à l’effervescence du foyer. D’après les documents d’époque, ces jardins étaient remplis d’orangers de Séville, de citronniers et autres agrumes plantés en quinconce avec du myrte, du jasmin et divers arbustes et fleurs odorants, ainsi que des herbes aromatiques. Le sommet des arbres arrivait au même niveau que les bassins, créant une sorte de tapis vivant. Les salons principaux des deux pavillons étaient surmontés d’une salle panoramique, d’où les visiteurs pouvaient admirer la perfection des jardins artificiels et la grandeur naturelle des monts Atlas enneigés à l’horizon. En 1593-94, El Mansour donna une fête magnifique pour inaugurer son palais. On raconte que lorsqu’il demanda à son voyant ce qu’il pensait de son palais, ce dernier répondit : « Sire, lorsque tout ceci sera en ruine, cela fera beaucoup de cailloux ». Dans la numérologie islamique, le nom de « Badi » correspond au nombre 117, de mauvais augure. C’est exactement le nombre d’années lunaires pendant lequel le palais a été préservé avant qu’un sultan d’une autre dynastie ne le démantèle pour réutiliser ses trésors à Meknès, la capitale qu’il s’était choisie. 34
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5. Palais de la Bahia Le complexe de bâtiments et de jardins qui compose le palais de la Bahia a été décrit par l’érudit Mohammed El Faïz comme « la dernière vitrine construite à la gloire de l’architecture et de l’art du jardin à Marrakech ». Toutefois, ce bel endroit sophistiqué a aussi été considéré par certains comme une piètre imitation du passé, vulgaire et mal conçue, construite par une famille de nouveaux riches du xixe siècle cherchant à épater la galerie. Cette différence de perception provenait d’une fracture culturelle qui laissait la plupart des Occidentaux perplexes, sans aucune référence à laquelle se raccrocher. Dans une certaine mesure, c’est toujours le cas. Les visiteurs de culture européenne sont habitués à des palais à l’architecture grandiose, avec beaucoup de dorures et de faste, et des jardins immenses et magistraux. La Bahia offre une vision différente de la richesse et du pouvoir, dans laquelle la relation entre l’architecture, les jardins et une vie de famille harmonieuse dans un contexte désertique occupe une place primordiale. Le palais de la Bahia est situé au sud de la ville, à deux pas du palais El Badi. Toutefois, ces palais, qui glorifient tous deux une grande réussite personnelle, présentent au monde des visages très différents. Les murs immenses du palais El Badi sont criants d’omnipotence, et, un peu comme dans les grands jardins almohades de la Ménara et de l’Agdal, le visiteur reçoit le message de plein fouet. À l’inverse, la Bahia est vécue comme une aventure visuelle et émotionnelle, avec tout juste une allusion glorieuse à l’entrée. Il y a une raison très pragmatique à cela. En 1894, lorsqu’Ahmed ben Moussa, connu sous le nom de Bahmad, décida de créer un palais pour rivaliser avec celui d’El Badi, il choisit une propriété héritée de son père, le Riad Si Moussa, comme point de départ. Bahmad venait d’une famille dont les membres s’étaient fait un nom en travaillant comme hauts fonctionnaires à la cour des sultans alaouites. À la mort de son père, en 1878, Bahmad hérita d’une fortune considérable qui lui permit d’agrandir le site en achetant rapidement et à prix d’or 60 bâtiments et 16 jardins privés. Il dut ensuite organiser les différentes parcelles en un palais de plus de 3 hectares doté d’un agdal de 19,5 hectares, le tout en un délai record de 5 à 6 ans. Il confia cette tâche à un architecte local de grande renommée, Si EXTRÊME GAUCHE On raconte que la vue de la cour de marbre, dite « Cour d’honneur », était tellement somptueuse que les visiteurs admiratifs s’écriaient « bahiya ! bahiya ! » (beau, magnifique), ce qui a donné son nom au palais. On espère qu’ils auront la même réaction lorsque le programme de restauration en cours, qui porte sur les boiseries, le dallage, les fontaines et les panneaux peints, sera achevé en 2014. À GAUCHE Ce patio simple, blanchi à la chaux, a été restauré récemment, retrouvant son aspect d’origine.
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Mohammed El Mekki El Mesfioui. Ce dernier avait été formé à l’École d’architecture marocaine, qui enseignait à ses étudiants l’intérêt de travailler à partir de structures existantes et l’importance d’intégrer la nature à leurs projets. Son génie résidait dans sa capacité à concevoir un plan magistral à partir d’un patchwork d’éléments disparates. Aujourd’hui, le palais de la Bahia est utilisé occasionnellement par la famille royale pour héberger ses hôtes, et abrite le ministère marocain des Affaires culturelles. C’est également une attraction touristique majeure, les visiteurs ayant accès à ce que le palais a de plus beau, notamment trois importants jardins intérieurs. Le premier de ces jardins, qui est aussi le plus récent, est celui du Petit Riad (Riad es-Sghir), achevé en 1898, tout juste deux ans avant la mort de Bahmad. Comme c’est souvent le cas avec les riads, on arrive dans ce jardin par surprise après un dédale d’escaliers, de murs nus et de couloirs zigzagants. Ce délicieux petit jardin fait d’autant plus d’effet qu’il est précédé d’un bâtiment à la décoration simple qui débouche sur un jardin quadripartite orné de carreaux brillants et multicolores, de plâtre ciselé et de panneaux en cèdre gravés incroyablement travaillés. Les quatre parterres sont entourés d’une balustrade typique de cette période et sont principalement plantés d’orangers de Séville, de bananiers et d’un tapis végétal vert sombre et moussu. La lumière filtre au travers des branches des grands arbres chargés d’oranges, et l’ombre des oiseaux en vol crée des effets saisissants. Cet espace raffiné et sophistiqué, avec son bassin central en marbre, ses niches et ses portiques, était utilisé comme salle de réception. On y récitait également les versets du Coran. En quittant le Petit Riad, on passe au cœur du palais à proprement parler. Après avoir traversé plusieurs salons richement décorés, des cours dallées et des couloirs sombres, on se retrouve soudain en plein soleil dans la célèbre cour de marbre, dite « Cour d’honneur ». On raconte que le palais tire son nom des réactions des visiteurs, qui, en voyant cet endroit, s’exclamaient « bahiya ! bahiya ! » (beau, magnifique). Construite en 1896-97, cette cour dénuée de végétaux mesure 30 m x 50 m et est divisée en quatre par des allées de zelliges multicolores. Chaque quart est dallé de marbre blanc (provenant probablement du palais El Badi), chaque dalle étant bordée de zelliges. Le marbre se réchauffe pendant la journée et irradie une douce chaleur le soir. Il est alors très agréable de le parcourir pieds nus. Le clapotis de l’eau dans la grande fontaine centrale rectangulaire et ses deux bassins ronds attenants anime un peu le lieu, et les galeries ouvertes, soutenues par de délicats piliers en bois cannelé, protègent du soleil de midi. L’équilibre parfait de l’ensemble suggère que l’intention n’était pas seulement Palais de la Bahia
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À GAUCHE Le Petit Riad du palais de la Bahia est un modèle de proportion et d’équilibre. Les quatre parterres sont plantés d’orangers, avec en sous-étage un tapis de Ruscus hypoglossum, une plante vivace résistante à la sécheresse et aimant l’ombre, qui aurait été utilisée pour composer les couronnes de laurier de César. CI-DESSUS Il n’est pas toujours possible ou pratique d’installer de vraies plantes dans les espaces intérieurs du palais. En revanche, des plantes et des fleurs peintes apparaissent partout : sur les portes, les volets et les plafonds.
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de créer un effet grandiose. Y avait-il une volonté d’encadrer le ciel, ou d’offrir un miroir au cosmos au-dessus de nos têtes ? Ou peutêtre cherchait-on seulement à contrebalancer le jardin adjacent. Un passage situé d’un côté de la Cour d’honneur conduit à un riad traditionnel aux senteurs sucrées, orné de végétaux luxuriants et de fontaines dansantes. Le Grand Riad, ou Riad Si Moussa, était au cœur de l’ancien complexe construit par Sidi Moussa, père de Bahmad. Créé en l’honneur de l’épouse favorite de ce dernier, ce jardin possède un charme pastoral unique, bien qu’il suive à la lettre le schéma traditionnel du riad. Sans surprise, il est de forme rectangulaire, entièrement clos, pourvu de charmants pavillons à chaque extrémité, et suit un plan quadripartite avec une fontaine centrale. Toutefois, chaque partie est elle-même subdivisée en quatre parties par des sentiers surélevés, invitant à une promenade enchanteresse parmi des myriades de plantes et d’arbres, d’herbes et de lianes parfumées, d’agrumes et de pêches. Les fontaines de marbre alignées sur l’axe central servaient à rafraîchir l’atmosphère, et des oiseaux en cage attiraient les oiseaux sauvages et animaient les lieux. Ce jardin parfait satisfait tous les désirs, sauf peut-être le besoin d’espace et de perspective. Au-delà de la Cour d’honneur, on peut apercevoir les cimes de grands cyprès et palmiers. Ils font partie d’un autre jardin rectangulaire doté d’un superbe bassin central et d’un système hydraulique complexe, aujourd’hui livrés à la nature. Bahmad vouait une véritable passion aux jardins, et connaissait parfaitement l’histoire des grands jardins de la région. Il souhaitait orner son palais de vastes espaces verts (et asseoir ainsi sa réputation d’homme puissant et civilisé), en s’éloignant des jardins conçus comme des pièces extérieures. Cet espace « perdu » semble avoir été conçu comme un agdal miniature, précurseur du véritable agdal que l’on pouvait rejoindre par une passerelle fermée enjambant la route qui le séparait du palais. Là, Bahmad a fait d’un immense site trapézoïdal de 19,5 hectares une véritable merveille de son époque, reprenant les caractéristiques de l’agdal royal, avec une vue fabuleuse sur le massif de l’Atlas, mais à une échelle réduite. Il ne subsiste aujourd’hui qu’une toute petite partie de l’agdal Bahmad, mais le grand bassin d’irrigation est en cours de restauration, et certains luttent pour conserver cette partie de l’héritage de la Bahia. Le rusé Bahmad avait compris l’intérêt d’aménager un jardin productif à proximité des marchés de la médina, et il est intéressant de noter qu’il y a cultivé des produits agricoles à forte valeur ajoutée qu’il pouvait vendre à prix d’or, tirant parti de l’attractivité des produits locaux. Le Guide bleu de 1952 évoque les marchés qui se tenaient trois fois par semaine, de décembre à février, et où l’on pouvait acheter les oranges et les 40
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mandarines de Bahmad « fraîchement cueillies ». Ce concept est très proche de l’idéal moderne de la ferme urbaine, et le jardin de Bahmad serait encore très certainement capable d’approvisionner la ville en produits frais. Bahmad et son palais ont été très critiqués par le passé. Les écrivains coloniaux ont mal compris son intention, comparant le site à un labyrinthe construit par un méchant vizir pour échapper aux nombreuses tentatives d’assassinat dont il faisait l’objet. Même l’élégance du riad de plain-pied a été interprétée comme une solution à ses problèmes de genou. Heureusement, le blason de Bahmad et de la Bahia a été redoré et les jardins du Grand Riad et de la Cour d’honneur, actuellement fermés, devraient rouvrir leurs portes à la fin de l’année 2013.
À GAUCHE Le Riad Si Moussa du palais de la Bahia a été créé entre 1859 et 1873 par le père de Bahmad pour son épouse favorite. Un assortiment extravagant de plantes telles que pélargoniums, bougainvilliers, abutilon, palmiers et papyrus s’exprime librement dans un cadre formel, comme un bouquet de fleurs sauvages dans un vase. CI-DESSUS Sur l’axe central, une fontaine en marbre. Les tiges jaunes et vertes de Bambusa vulgaris ‘Vittata’ créent un effet spectaculaire à gauche de l’image.
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6. Dar Si Saïd
CI-DESSOUS Une cour centrale pavée, non plantée, porte le nom de ouest ed-dar, ou patio. Les surfaces sont décorées de zelliges multicolores qui imitent souvent de vraies fleurs. Les zelliges brillent et reflètent la lumière. Une fontaine murale, ou seqqaya, très ornementée, et une khossa centrale en marbre — une fontaine en forme de vasque, animent l’espace avec le son de l’eau et rafraîchissent l’atmosphère.
Il faut marcher dix minutes pour rejoindre le musée Dar Si Saïd depuis le palais de la Bahia, qui abrite le musée des arts marocains ; alors que le second est généralement envahi de touristes, le premier est souvent négligé ; donc, si vous avez un peu de chance, il sera peut-être vide. La collection du musée n’est pas extraordinaire, mais au-delà de ses couloirs voûtés blanchis à la chaux et de ses appartements austères en rez-de-chaussée se cache un secret bien gardé : un admirable jardin. Le Dar Si Saïd est à de nombreux égards une version « concentrée » du palais de la Bahia, construit simultanément par le frère de Bahmad, Si Saïd ben Moussa, avec le concours des mêmes artisans. Les liens familiaux sont puissants au Maroc, mais avant la seconde moitié du xixe siècle, le système politique de l’État était conçu de manière à empêcher une même famille d’amasser une fortune personnelle trop importante. L’affaiblissement de l’État central après 1850 a permis à certains de faire fortune grâce au commerce, à la fiscalité et à l’immobilier. Comme nous le verrons, la plupart de ceux qui ont fait fortune durant cette période ont dépensé leur argent dans des palais et des jardins, et ont ainsi contribué au renouveau des arts à Marrakech. En 1894, Bahmad exerçait la régence en tant que Grand Vizir, les pouvoirs plénipotentiaires étant détenus par le sultan Moulay Abd al-Aziz (r. 1894-1908), encore mineur. Il nomma son frère, Si Saïd, ministre de la Guerre. Il était donc pratique pour eux de vivre à proximité l’un de l’autre, et il était logique que Si Saïd puisse lui aussi jouir d’une nouvelle demeure prestigieuse. Un dar est pour l’essentiel une très grande maison à plusieurs niveaux dotée de cours intérieures, certaines finement décorées, d’autres plus utilitaires. La demeure de Si Saïd possède un caractère urbain, puisqu’elle s’intègre sans problème à l’architecture dense des derbs tortueux, ne dévoilant que sa lourde porte d’entrée aux passants. L’intérieur se divise en trois espaces extérieurs principaux : une toiture en terrasse offrant une vue magnifique sur la ville et sur le massif de l’Atlas, une belle cour dallée, et un charmant riad. Malheureusement, la toiture en terrasse n’est pas accessible au public, et au moment où j’écris ces lignes, l’accès à la cour dallée est également restreint, bien qu’il soit possible de l’admirer depuis une chambre à l’étage offrant une vue idéale sur le motif central en étoile constitué de zelliges. Ces cours dallées sont caractéristiques de l’architecture des dars, où l’espace est limité, et dont les hauts murs sont plus faciles à décorer à l’aide de zelliges colorés que de végétaux. Les dalles présentent également l’avantage de rester fraîches malgré la chaleur de l’été ; aussi pratique et belle soit-elle, la cour n'est qu’une pièce à ciel ouvert, qui ne procure aucun des plaisirs qu’apporte un jardin vivant. 42
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Si Saïd avait beau être moins avantagé que son frère sur le plan intellectuel, il avait plus de temps à consacrer à l’aménagement de sa maison, et bien meilleur goût. Lorsque l’on découvre l’élégance de son riad luxuriant et odorant rempli d'agrumes, d’arbustes à fleur et d’herbes aromatiques, on comprend mieux d’où lui vient sa réputation. Bien que la demeure soit un dar, cette partie spécifique se présente sous la forme d’un riad. Elle ne comporte qu’un seul niveau, le jardin prenant la forme d’un rectangle parfaitement proportionné pourvu de magnifiques loggias à triples arcades à chaque extrémité. Les allées qui divisent le jardin en quatre sont revêtues de carreaux rectangulaires émaillés de couleur verte et crème, disposés en zigzag. Ils reflètent une douce lumière qui évoque le scintillement de la surface de l’eau (les allées symbolisent les quatre rivières du Paradis décrites dans le Coran). La fontaine centrale est située au cœur d’un bassin octogonal et protégée par un gracieux kiosque en bois soutenu par 8 colonnes. Le plafond de cette structure est peint de délicats motifs floraux qui devaient être magnifiques du temps de leur splendeur, mais dont la couleur a passé avec le temps. Le toit était probablement recouvert de quermoud, ces tuiles émaillées de couleur verte qui bordent la cour. Ces tuiles en argile, émaillées avec du dioxyde de cuivre, sont très coûteuses, et étaient utilisées uniquement dans les mosquées et les bâtiments prestigieux. Les allées, les loggias et le kiosque magnifiquement décorés utilisent quatre couleurs principales, le rouge, le jaune, le vert et le bleu, mises en valeur par les murs blanchis à la chaux. Pour les non-initiés, ces couleurs sont magnifiques, mais pour le musulman érudit, elles ont une signification et enrichissent l’expérience du jardin. La couleur dans l’Islam est considérée d’un point de vue métaphysique, à l’instar des mathématiques. Les systèmes intellectuels élaborés autour d’une combinaison peuvent être étonnamment complexes, mais le chiffre 7 domine la palette traditionnelle, sous la forme de « 3 plus 4 ». Les 3 sont le blanc, qui symbolise la lumière du soleil et est une manifestation du pouvoir de Dieu ; le noir, dans lequel les couleurs se protègent de leur propre clarté alors que Dieu dissimule son propre rayonnement ; et le santal, un brun clair qui évoque la « terre incolore », le sol neutre sur lequel agissent la nature et les propriétés polaires du blanc et du noir. Les 4 sont le rouge = le feu ; le jaune = l’air ; le vert = l’eau et le bleu = la terre. Le vert est également la couleur de l’Islam. La porte est donc grande ouverte aux malentendus culturels ; on pourrait facilement penser qu’un chemin dallé de vert représente la végétation, mais Si Saïd l’aurait interprété comme une référence à l’eau, don céleste du créateur. En des temps troublés, le ministre de la Guerre a dû trouver un repos bienvenu dans ce jardin dont l’eau et les fruits, la fraîcheur Dar Si Said
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de l’ombre, les plantes odorantes et la géométrie apaisante avaient probablement une action tranquillisante sur son esprit. Toutefois, il n’a pu contempler que pendant quelques années les cyprès qu’il avait plantés pour symboliser la mort. En 1900, Si Saïd et son frère Bahmad meurent empoisonnés à quelques heures d’intervalle, vraisemblablement victimes d’un complot politique. Leurs demeures furent immédiatement vidées de tous les objets précieux qu’elles contenaient, et leurs familles dispersées. Le magnifique riad a survécu, héritage de Si Saïd.
À GAUCHE ET EN HAUT Contrastant avec le monde extérieur trépidant, le riad du musée Dar Si Saïd est un havre de paix et d’harmonie, véritable ode aux sens. Les superbes carreaux émaillés verts et blancs imitent les ondulations à la surface de l’eau et sont frais et doux sous les pieds. La fontaine centrale est protégée par un kiosque, décoré de fleurs aux couleurs vives peintes à la main. De petits oiseaux chanteurs s’ébattent dans les arbres, et aucun bruit extérieur ne vient perturber la tranquillité de l’atmosphère. L’élément le plus frappant est le parfum de Brugmansia arborea, dont les fleurs blanches dégagent une senteur divine, d’où son surnom doublement justifié de « trompette des anges ».
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