Extrait Les chats de Lamu - Éditions ulmer

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Julie Delfour

LES CHATS DE LAMU

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12 décemb 2013. D s l’aviо Me voici partie à l’aventure, en direction d’une île minuscule perdue au milieu de l’océan Indien, pour un safari où il n’est point question de lions, de buffles ou d’éléphants mais… de chats ! Je suis loin d’avoir décidé de m’envoler pour Lamu par hasard. Je n’ai d’ailleurs jamais cru aux hasards. Je suis de ceux qui pensent que les choses arrivent parce qu’elles doivent arriver, et qu’elles choisissent souvent de le faire en s’inspirant d’un détail, apparemment anodin, qui renferme les plus belles promesses. Le dictionnaire que j’ai consulté avant de partir (un vieux Robert qui craque aux jointures, sent le papier jauni et la littérature) est formel : « Aventure : Événement fortuit, de caractère singulier ou surprenant ; histoire, péripétie. » Cette fameuse

péripétie, celle qui m’a poussée à partir, a surgi quelques années plus tôt sous la forme d’un objet sacré : un livre. Voici son histoire. En 2009, invitée par une amie expatriée à venir découvrir Nairobi, je me suis fait déposer en taxi devant la porte d’un lieu mythique : la maison de Karen Blixen. J’avais décidé de me rendre seule, comme on se rend en pèlerinage, sur le territoire d’une femme d’exception que je vénérais, tant pour sa personnalité indépendante que pour ses talents d’écrivain. Je me souviens d’une belle journée, d’un soleil radieux et d’un splendide bougainvillier dont les branches couraient partout au-dessus de pelouses impeccables. Dehors, des tables couvertes de nappes blanches et des gens en costume qui mangeaient et riaient – un mariage ! Je me suis réfugiée à l’intérieur. Il y faisait frais et sombre, cela sentait le cuir et le renfermé. Partout, disposés pêle-mêle sur les tables et sur les murs, de vieilles photos, des bibelots et des ustensiles évoquaient la vie quotidienne de la propriétaire. Silence recueilli. Je guettais le passage d’une âme — celle de la grande dame qui, un jour, avait hanté ces lieux. C’est ici que le hasard est venu bousculer la donne en ajoutant dans le jeu une nouvelle carte. Absorbée dans mes réflexions, je suis entrée dans la boutique de souvenirs, survolant d’un œil distrait ces

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objets que l’on trouve dans toutes les boutiques du Kenya : animaux en bois sculptĂŠs, masques d’Êbène, foulards aux coloris bariolĂŠs, cartes postales. Mais mon regard s’est arrĂŞtĂŠ tout en haut d’une ĂŠtagère. Il y avait lĂ un livre en piteux ĂŠtat, jaquette dĂŠcolorĂŠe et dĂŠchirĂŠe, et deux yeux braquĂŠs sur moi, l’un dorĂŠ, l’autre bleu‌ Les yeux d’un chat. Regard vairon intense, figĂŠ pour l’ÊternitĂŠ, qui contemplait sans ciller ceux qui passaient Ă sa portĂŠe. Je me rappelle avoir eu beaucoup de mal Ă m’en dĂŠtacher. Et d’être revenue deux fois me planter dans son faisceau d’influence, fascinĂŠe. La troisième fois, au prix de quelques contorsions dĂŠlicates, j’ai fini par dĂŠloger l’ouvrage : Jack Couffer, The Cats of Lamu‌ GagnĂŠe par cette excitation que ressentent ceux qui ont exhumĂŠ un trĂŠsor, je me suis approchĂŠe de la caisse et l’ai

tendu à la vendeuse. Me considÊrant d’un œil aussi amusÊ qu’incrÊdule, elle a passÊ un doigt sur la tranche poussiÊreuse. Sans doute n’imaginaitelle pas qu’il puisse un jour disparaÎtre du dÊcor, lui qui en faisait partie depuis des annÊes, au point que tout le monde avait fini par l’oublier. Une joie fÊroce m’a envahie lorsque je l’ai glissÊ dans mon sac. Voilà du plomb à changer en or ! Je me suis fait une promesse : me rendre un jour dans ce lieu dont j’ignorais jusqu’au nom, et croiser l’œil bleu de ce chat.

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Traits d’union entre terre et mer, les bateaux sillonnent la côte et, entre chaque marée, ponctuent les respirations de la mer.

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13 dĂŠcemb . Nair i Atterrissage au beau milieu de la nuit, sur la ville endormie. Je monte dans un taxi qui file Ă toute allure vers l’hĂ´tel oĂš je vais passer une courte nuit. Ă€ peine deux ou trois heures de sommeil et dĂŠjĂ , le rĂŠveil sonne. Tout le monde dort encore lorsque je pĂŠnètre dans la salle commune, attendant le taxi Ă qui j’ai donnĂŠ rendez-vous la veille. J’allume la tĂŠlĂŠvision qui diffuse un vieux documentaire, Lord of the lions, dĂŠdiĂŠ Ă George Adamson.

Cet Anglais excentrique et charismatique, sorte de Diane Fossey local, n’a pas dĂŠdiĂŠ sa vie Ă des gorilles mais Ă des lions. On le voit en compagnie de son ĂŠpouse et d’une belle lionne qui le suit comme son ombre et se frotte, tel un gros chat, contre ses jambes. Les deux naturalistes racontent comment ils ont recueilli et ĂŠlevĂŠ trois lionceaux orphelins. Deux d’entre eux ont ĂŠtĂŠ envoyĂŠs dans des zoos, mais le troisième, une femelle baptisĂŠe Elsa, est restĂŠ auprès d’eux. Patiemment, ils lui ont appris Ă devenir autonome afin de pouvoir lui rendre sa libertĂŠ. C’est pleine de la vision de cette lionne embrassant son protecteur, lequel disparaĂŽt presque entre ses ĂŠnormes pattes, que j’entends mon taxi se garer devant l’hĂ´tel. Mes petits lions cachĂŠs dans des corps de chats m’attendent‌ Après de longues heures Ă patienter dans un aĂŠroport surchauffĂŠ, j’embarque avec une poignĂŠe de passagers Ă bord d’un petit avion, destination l’Île de Manda. Ă€ l’arrivĂŠe, je dois encore monter dans une barque Ă moteur qui va me conduire sur l’Île de Lamu, situĂŠe juste en face. Au ras de l’eau, première vision de la ville, ĂŠcrasĂŠe sous un ciel blanc saturĂŠ de lumière. Sur la ligne d’horizon, un entrelacs de maisons semblant fusionner et trembler sur leurs fondations, comme un mirage, une apparition.

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14 décemb . P mi ma n du mоde Je suis réveillée par les premiers rayons du soleil qui filtrent derrière les rideaux de ma chambre. Une légère brise venue de la mer les fait mollement danser et jouer avec la lumière. Je m’étire comme un chat. Sensation de premier matin du monde. J’ai dormi profondément malgré la chaleur étouffante. Mais je me souviens d’avoir entendu juste avant de m’endormir, alors que tout était calme et plongé dans la torpeur nocturne, un langoureux miaulement. C’était le premier que j’entendais sur l’île, sur fond de bruit de vagues et de vent. L’annonce, dans la langue des chats, brute et intraduisible, de cette vie parallèle que j’étais venue rencontrer. La chambre possède une petite terrasse donnant sur le front de mer. Il est encore tôt, le soleil se lève à peine, mais la vie s’impose déjà, grouillante et joyeuse. Des hommes se croisent, se saluent, s’interpellent, juchés à dos d’ânes ou traînant des pieds dans la poussière. Des caravanes d’ânes, chargés de paniers remplis de grosses pierres, défilent. J’observe cette vie ordinaire un peu en retrait, à l’abri des regards. Il va me falloir trouver mes marques, saisir ce rythme différent du mien, ouvrir les bras, lâcher prise… Une douche à l’eau tiède (une rareté sur l’île), un thé épicé à la terrasse de l’hôtel, les pieds nus caressant la pierre, et me voici lancée, pour la première fois, dans les rues de Lamu. Quelques pas le long de la côte, puis je m’engouffre dans le Lamu Museum. Ce grand bâtiment d’époque coloniale, dont la fraîcheur contraste avec la chaleur écrasante du dehors, retrace l’histoire de l’archipel et de ses habitants. Je déambule lentement dans les couloirs aux murs défraîchis. Parfum suranné des vieilles maisons qui craquent aux entournures. Pour rien au monde je ne voudrais troubler cette singulière atmosphère. Tandis que je me laisse engourdir par la pénombre délicate et somnolente, mes yeux s’attardent sur de grands panneaux de bois racontant l’histoire des lieux.

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Sur les traces des premiers chats

Sur le front de mer se croisent en permanence promeneurs et travailleurs guidant des convois d’ânes chargés de matériaux de construction.

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Sur les traces des premiers chats

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Les enfants de l’île ne manquent pas d’imagination pour confectionner, à l’aide de bouteilles et de sacs plastiques glanés sur les plages, toutes sortes de jouets.

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L’ar ipÂ? de LÂ?u L’archipel de Lamu regroupe une cinquantaine d’Îles dissĂŠminĂŠes sur près de 600 km² d’ocĂŠan. Les trois plus grandes sont Pate, Manda et Lamu. L’Île de Lamu s’Êtend sur 45 km² et abrite quatre villes : Lamu town, Matondoni, Kipungani, Shela. Inscrite au patrimoine mondial de l’humanitĂŠ, Lamu est la plus grande, la plus ancienne et la mieux prĂŠservĂŠe des villes swahilies de l’est africain. Au XIIIe siècle, elle est devenue une riche citĂŠ de commerce, exportant de l’ivoire, du bois, de l’ambre et des cĂŠrĂŠales vers l’Arabie, la Perse, l’Inde, la Chine et l’IndonĂŠsie. La domination du sultan d’Oman, qui ne faisait que croĂŽtre aux XVIIe et XVIIIe siècles, a renforcĂŠ sa prospĂŠritĂŠ. Et les ĂŠchanges avec les navigateurs ont façonnĂŠ une sociĂŠtĂŠ très mĂŠtissĂŠe, constamment enrichie par ces multiples influences. Les salles du musĂŠe sont remplies d’objets sans âge, fragments de coques, voiles de bateaux, bois gravĂŠs, photos jaunies punaisĂŠes au-dessus de lĂŠgendes tapĂŠes Ă la machine, tĂŠmoins d’une ĂŠpoque rĂŠvolue. Je me croyais l’unique visiteur jusqu’à ce que je croise un autre ĂŞtre humain : une jeune musulmane couverte d’une robe et d’un voile noir. Devant elle, son petit garçon serpente entre les allĂŠes, tout heureux de les faire rĂŠsonner de ses cris ĂŠtouffĂŠs. Je m’Êchappe sur la terrasse, pour retrouver le silence et le fil perdu de mes pensĂŠes. BouffĂŠe de vent chaud, odeur de la mer et vue sur les toits de la ville. En bas, des enfants se poursuivent, traĂŽnant des bouteilles en plastique transformĂŠes en voitures de course. Juste en face, un grand arbre bruisse de milliers de moineaux qui y ont trouvĂŠ refuge, apprĂŠciant son ombre et sa fraĂŽcheur. J’aime contempler ces vies parallèles que la plupart des gens frĂ´lent sans les regarder.

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