JEAN MUS
JARDINS MÉDITERRANÉENS CONTEMPORAINS PHOTOGRAPHIES PHILIPPE PERDEREAU TEXTE DANE MCDOWELL
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JEAN MUS
JARDINS MÉDITERRANÉENS CONTEMPORAINS PHOTOGRAPHIES PHILIPPE PERDEREAU TEXTE DANE MCDOWELL
INTRODUCTION Cabris. Sept heures du matin. Au creux d’une colline protégée du mistral, un jardin s’éveille. Peu de bruit sauf les chants d’oiseaux et, si vous prêtez bien l’oreille, les éclaboussements joyeux d’un tuyau d’arrosage qui peint un arc-en-ciel dans le premier rayon du soleil. Aussi attentif et recueilli qu’un enfant de chœur avec un encensoir, un homme tient d’une main un long tuyau de plastique vert. C’est l’architecte paysagiste Jean Mus, le personnage de légende, celui qui crée des jardins à travers le monde, de la Californie à la Hollande, en passant par le Qatar et Israël avec quelques pauses en Grèce, au Maroc, en Russie et au Portugal. La liste est longue et l’imagination doit être au rendezvous, quel que soit le lieu d’intervention. N’allez pas déranger l’arroseur. Le matin, avant de sauter dans un avion ou de partir en voiture à Monaco ou à Saint-Tropez, Jean Mus se ressource dans son jardin. « Les plantes ont besoin de moi, vous dira-t-il, comme moi j’ai besoin d’elles ». Elles l’attendent ; elles devinent qu’il est arrivé dans la nuit, de retour d’un pays étranger et, sous la pluie bienfaisante, retrouvent vitalité et brillance. Au lieu d’être une corvée, l’arrosage est une cérémonie, un rituel, et une communion secrète avec la nature. En arrosant son jardin, Jean Mus retrouve les gestes de son père, André Mus, chef jardinier de la Villa Croisset et ceux de ses ancêtres. D’un regard, il sait que le grand olivier qui veille sur sa maison aura besoin d’être taillé. Il faudra attendre la pleine lune. Et ce cyprès qui fait de l’ombre au jasmin ? Ah non, chez lui, on ne taille pas les cyprès ! Mais on n’oublie jamais de respirer le parfum des roses…
UN HOMME, UNE SIGNATURE, MILLE JARDINS Parce qu’il a grandi dans un jardin, celui de la Villa Croisset, dessiné par Ferdinand Bac, et que depuis sa plus tendre enfance, Jean Mus a suivi son père au hasard des allées, un râteau ou un arrosoir à la main, il a tout appris – ou presque – de l’art du jardinage. Les exigences du climat, de l’ensoleillement, du sol, les caprices des arbres et des plantes, il les connaît par cœur, c’est une question d’ADN. Deux maîtres ont profondément influencé son style : Ferdinand Bac (1859-1952) et Russell Page (19061985), l’un pour la théâtralité du jardin, l’autre pour son tracé. Du premier, il retient la succession de plans et d’ambiances avec des effets de surprises, de jeux de lumières, de mises en perspectives, selon une scénographie parfaitement maîtrisée qui s’appuie sur les courbes naturelles du terrain. Tout en cadrant la vue, ce touche-à-tout de génie conçoit un ensemble de petits endroits différents les uns des autres, chacun ayant sa propre personnalité et son histoire. À ce détail près : parce qu’il défend avec passion les différentes cultures méditerranéennes, Bac impose au jardin une ambiance et un décor d’abord helléniques, puis crétois, romains, vénitiens et ibériques, faisant triompher ainsi illusions et… nostalgies. Jean Mus ne va pas jusque-là, mais admire le « Magicien », comme il l’appelle, pour le rôle primordial qu’il donne aux arbres, qui sont les éléments structurants du jardin, et à l’eau, tantôt miroir, tantôt musique. C’est avec délices qu’il revisite la Villa Fiorentina au Cap Ferrat, des créations riches d’enseignement. 4
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INTRODUCTION « Grâce à Ferdinand Bac, souligne Mus, j’ai appris la nécessité de faire confiance à son instinct, et de mettre en valeur le côté sauvage, poétique et naturel du lieu. » L’influence de Russell Page se situe précisément à l’opposé. Ce grand architecte paysagiste britannique ne possède ni la fantaisie ni la présomption de Ferdinand Bac, qui imposait non seulement un style, mais un art de vivre à ses clients. Mais c’est un esthète dans l’âme au style très personnel. En effet, il allie les formes linéaires à la française à une combinaison de formes et de couleurs que l’on associe plus avec les jardins anglais. Avec une palette basée sur des couleurs tendres, raffinement et délicatesse caractérisent ses réalisations. L’harmonie reste l’objectif de Page qui travaille à la manière d’un peintre et calcule méticuleusement les relations entre les différents éléments de sa composition : les volumes s’équilibrent parfaitement, à en juger par la juxtaposition de plans verticaux, murs fleuris ou arches végétales, et de surfaces planes, parterres de gazon ou damiers de buis. Quelles leçons Jean Mus retient-il du paysagiste anglais ? D’abord, le tracé impeccable du jardin qui s’oppose à la spontanéité débridée du style de Bac. Ce tracé qui allie l’artifice à la nature repose sur un travail de réflexion. Il répond aussi aux exigences d’une époque. À la stimulation culturelle que suscitent les jardins de Bac, ceux de Page offrent repos, fraîcheur et respiration. Ce sont des lieux propices à la contemplation où chaque élément a trouvé sa vérité. « Enfin, conclut Jean Mus, j’admire la cohérence de sa composition. C’est un exercice intellectuel et artistique qui, contrairement au style de Bac, n’a pas pris une ride ! » C’est souvent du passé que l’on tire des éléments novateurs. Parfois le paysagiste s’inspire de l’originalité d’un style, parfois il analyse les raisons pour lesquelles un jardin a mal vécu. Le coût de l’entretien et la réduction de la main d’œuvre ont été déterminants, mais aussi le souci grandissant de l’environnement et la nécessité d’économiser l’eau et toutes les sources d’énergies. L’esthétique a également changé : les artifices coûteux sont abandonnés alors que d’autres modes contribuent à modifier la conception du jardin. Si l’on préfère à présent la piscine à l’écart de la maison, on aime voir l’eau s’écouler d’une fontaine, d’un canal, d’un mur ou d’une cascade artificielle. Le jardin reste un espace privé et social où famille et amis se retrouvent dans un lieu qui reflète leur personnalité et leurs goûts. Sculptures, installations et diverses interprétations de la fabrique, qu’elle soit pavillon, gloriette ou pergola, font partie d’une mise en scène épurée. Quant aux styles, exotisme, japonisme, minimalisme, pourquoi pas ? Jean Mus refuse le pittoresque et n’est jamais l’esclave des tendances : il est à l’écoute de ses clients mais reste intransigeant sur l’identité du lieu et les exigences de celui-ci en matière de végétaux.
LE STYLE MUS « Je caresse la nature », affirme Jean Mus quand on lui demande pourquoi ses jardins sont si beaux. Mais si l’on suit le maître paysagiste au fil des jours et de ses chantiers, on s’aperçoit que les caresses prennent souvent des tournures aussi vigoureuses que surprenantes. Avant de se lancer dans un projet, Jean Mus occupe le terrain et se glisse dans le paysage. Le climat, l’orientation, la nature du sol, l’exposition au vent, les contraintes environnementales, rien de tout cela ne lui est étranger. Faisant confiance à son intuition, il arpente les lieux, revient sur ses pas, mesure l’espace à grandes enjambées et souvent décide des meilleurs arguments du projet. Sortant un carnet de sa poche, il griffonne quelques mots et esquisse un dessin : un enchevêtrement de lignes et de cercles qui deviendront la rencontre de deux axes, un bosquet, une chambre 6
Quand la mise en scène se rapproche du théâtre, l’on obtient des effets de profondeur extraordinaire, même sur des espaces limités.
L’intimité, la découverte, les secrets sont des arguments répétés des scènes de jardins et en particulier pour la mise en valeur d’objets ou sculptures.
L’art de la perspective est largement mis en œuvre sur les bords de la Méditerranée ou fonds dominants et dominés côtoient tous les jours.
de verdure. « C’est le lieu avec ses qualités et ses faiblesses qui dicte mon travail. Bien sûr, en zone rurale, le grand paysage impose un tracé : un moutonnement de pittosporum épousera l’ondulation des collines, une ouverture bien dégagée dévoilera l’horizon, des haies de cyprès protègeront des vents du nord ou du regard des voisins… » Les jardins historiques lui ont beaucoup appris. La Renaissance italienne en particulier : la succession des terrasses, l’utilisation judicieuse de l’eau et surtout l’atmosphère de ces espaces de beauté et de savoir où l’homme n’est jamais exclu. Les jardins à la française angoissent ce diplômé de l’École de Versailles car, affirme-t-il, les grandes perspectives repoussent la présence humaine qui vient perturber la géométrie impeccable et implacable. C’est pourquoi Jean Mus a tout de suite adhéré au parti pris de ‘Capability’ Brown qui compose un tableau à partir du paysage et réinvente une nature esthétisante et accueillante. Contemporains, les jardins de Jean Mus le sont parce qu’ils apportent, aujourd’hui et encore plus qu’hier, bonheur et satisfaction à leurs propriétaires, et que le temps leur donne raison. Leur composition, architecturée en fonction de la topographie et du climat, se base sur des concepts toujours d’actualité : la clarté des lignes, la sélection rigoureuse des arbres et des plantes et le choix de matériaux nobles, de préférence provenant de la même région que le jardin. L’utilisation de la technologie est également un atout majeur dans le travail du paysagiste. Irrigation, éclairage bénéficient à la mise en valeur du site Autre principe : l’unité ou la coordination entre les divers espaces qui sont distribués de façon rationnelle et ergonomique. S’ajoute également la recherche d’un équilibre des pleins et des vides, des proportions entre la hauteur, la longueur, la hauteur et la profondeur des éléments minéraux et végétaux. L’écriture d’un jardin est un enchaînement de détails qui fabrique le tout. S’il fait référence aux anciens, Jean Mus reconnaît sa dette envers les architectes avec qui il collabore depuis des années. Jean-Michel Wilmotte, Luc Svetchine, Francine et Pascal Goujon… ont enrichi sa vision du jardin qui devient une – ou plusieurs – pièces à vivre. Leur art d’organiser l’espace a forcé son admiration et sa réflexion et il fait sienne la formule de Mies van der Rohe : « Toute transcendance de la matière, toute approche de l’esprit du lieu ne peut exister que dans la preuve de la justesse du rapport de la plus petite partie à l’ensemble. Ce travail en profondeur sur les différentes échelles est la clé des plaisirs, des mystères, des séductions architecturales. » Le style de Jean Mus, c’est une architecture naturelle, née dans le réel, à travers l’émotion et les sensations. C’est un dialogue renouvelé chaque fois, entre le site et son contexte, entre les travaux engagés et la permanence, entre la sensation et le souvenir. C’est une esthétique qui repose sur l’éthique. Entrent en jeu une part d’observation, un soupçon de mystère, une petite dose d’humour et quarante ans de savoir-faire. Un jardin, c’est un lieu à vivre, à découvrir et à aimer chaque jour de l’année. C’est un lieu de réception mais c’est surtout un lieu intime où les propriétaires trouvent leur marque. Toujours à l’écoute de ses clients dont la plupart sont devenus des amis, Jean Mus raconte comment tel homme d’affaire choisit comme coin de prédilection, non pas le bord de sa piscine, mais une tonnelle d’où il aperçoit le bleu de la mer. Un autre s’installe avec ses téléphones pas trop loin de la cuisine dans un jardin d’herbes où les senteurs de basilic, de thym et de menthe rivalisent avec le parfum des jasmins et des roses. Une cliente emporte un roman tout en haut de son jardin et savoure sa lecture dans un hamac tendu entre deux oliviers. « Que voulez-vous ? Je suis un sentimental, doublé d’un hédoniste, explique Jean Mus avec un certain pragmatisme. Je transmets un certain art de vivre avec mes qualités et mes défauts à travers mes jardins. Où est-on sûr, absolument sûr, de trouver quelques moments de bonheur au quotidien ? Vous connaissez la réponse ! C’est au jardin. » 7
SOMMAIRE
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4
UN EXERCICE DE VIRTUOSITÉ.. . . . . . . . . . . 10
QUAND LA PROVENCE EST MISE EN SCÈNE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20
LIGNES DE FORCE EN MÉDITERRANÉE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
LE JARDIN DU MOULIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
VOYAGES ET MÉTISSAGES . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74
UN JARDIN AU BORD DU VIDE.. . . . . . . . . 84
GÉOMÉTRIE DANS L’ESPACE . . . . . . . . . . . . 90
IMPRESSIONS D’ORIENT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130
LA THÉBAÏDE D’UN ARTISTE . . . . . . . . . . . . 136
FÉÉRIES MARINES.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 142
LA GRANDE ILLUSION.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 148
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UNE RETRAITE ÉCLECTIQUE . . . . . . . . . . . . . . 34
UNE ÉCRITURE EN BELLES RONDES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42
DÉFI, DESIGN & DÉLICES AU JARDIN.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48
COURBES CONTEMPORAINES . . . . . . . . . . 58
LA VIE EN ROSE.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96
UN COIN DE PARADIS SOUS LES PALMIERS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 104
UN MÉDITERRANÉEN QUI NE PERD PAS LE NORD . . . . . . . . . . . . . . 110
DU BON ESPRIT DE L’ESCALIER.. . . . 122
MES PLANTES COMPLICES . . . . . . . . . . . . . . . . . 181 LE PLAISIR DES RENCONTRES.. . . . . . . . 190 PETITES MUSIQUES DU SUD. . . . . . . . . . . . 156
UN COIN D’OMBRE ET DE DOUCEUR SUR LA PLAGE.. . . 164
SCULPTURES ET TEXTURES DANS UN JARDIN-ÉCRIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 172
REMERCIEMENTS ET CRÉDITS.. . . . . . . . . 192
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UN EXERCICE DE
VIRTUOSITÉ En poussant les portes de la propriété accrochée à la falaise de calcaire de Saint-Jean Cap Ferrat, le regard se dirige vers le haut : la maison, une boîte de verre suspendue comme par miracle au-dessus d’une rangée d’arbres, attire d’abord votre attention. Insérée dans la roche, la demeure ultra-contemporaine de l’architecte allemand Klaus Dreissigacker semble occuper une bonne partie du terrain, laissant peu de place à un jardin. D’ailleurs, dans ce terrain s’agit-il vraiment d’un jardin ? Pourtant, il se passe quelque chose : le vent chargé de senteurs d’écorces chauffées au soleil, d’odeurs de maquis et de brumes marines vous pousse à contourner l’habitation et à aller voir plus loin. La surprise vous attend en chemin !
Des massifs de pistachiers lentisques encadrent la villa. Ces arbustes que l’on appelle aussi arbres au mastic, qui poussent dans les garrigues, évitent les effets de ravinement et fixent les terres. 10